Corneille, et le cardinal de Richelieu.
Quels hommes ! quels génies ! quelles ames ! Corneille nous peint ainsi la sienne :
Pour me faire admirer, je ne fais point de ligue.J’ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue.Et mon ambition, pour faire plus de bruit,Ne les va point quêter de réduit en réduit.Mon travail, sans appui, monte sur le théâtre.Chacun, en liberté, l’y blâme ou l’idolâtre.Là, sans que mes amis prêchent leurs sentimens,J’arrache quelquefois leurs applaudissemens ;Là, content du succès que le mérite donne,Par d’illustres avis je n’éblouis personne.Je satisfais ensemble & peuple & courtisans ;Et mes vers, en tous lieux sont mes seuls partisans.Par leur seule beauté ma plume est estimée ;Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée.
Richelieu, dans ses vastes idées d’ambition, dans son projet de faire triompher la France, & par la gloire des armes & par celle des lettres, étoit trop heureux de voir s’élever un homme du mérite de Corneille. Il suffisoit au ministre, pour exciter les talens, d’encourager ce grand poëte & de faire tomber sur lui les graces. Mais Richelieu ambitionnoit d’écrire. La gloire d’écrivain & d’artiste le flattoit. Le rival des Olivarès, des Buckingham, étoit bassement jaloux de tout mérite littéraire supérieur au sien. Quels auteurs protégea-t-il ? Un Colletet* ; un Boisrobert, son bouffon & surnommé le premier chansonnier de France, titre que pourroit lui disputer aujourd’hui M. l’abbé de Lattaignant ; un Chapelain ; un Scudéri, & tant d’autres écrivains pitoyables, admirateurs gagés de ses mauvais vers. Pendant que le cardinal protégeoit ces prétendus beaux-esprits, il faisoit à Corneille une guerre ouverte.
Le Cid fut la principale cause de cette persécution. Jusques-là Corneille avoit beaucoup fait pour sa gloire particulière, mais rien encore pour la perfection du théâtre. Quelque succès qu’eussent eu Mélite, Clitandre, la Veuve, la Galerie du palais, la Suivante, la Place royale, Médée, s’il en fût resté là, jamais la scène Françoise n’eût égalé la scène Grecque. Le Cid est l’époque du plus haut point d’élévation de notre théâtre. C’est alors que l’auteur parut réellement grand. La pièce fut donnée en 1637. La cour & la ville ne se lassoient point de la voir représenter. On admiroit ces coups de maître où le fils le plus amoureux sacrifie son amante à son père ; où ce même fils entre chez sa maîtresse qui vient de promettre sa main au vainqueur de son amant. Il étoit passé en proverbe de dire, cela est beau comme le Cid. On en sçavoit par cœur des scènes entières. Corneille avoit, dans son cabinet, la pièce traduite en toutes les langues de l’Europe, hors l’Esclavone & la Turque.
Un succès si prodigieux ne faisoit qu’augmenter le dépit secret du cardinal. Il voyoit tomber, soit au théâtre, soit à la lecture, presque toutes ses productions ou celles de ses bas protégés. Sa jalousie étoit au comble. Il voulut passer pour être l’auteur du Cid. Mais l’auteur préféra la gloire à toutes les richesses qui lui furent offertes, & brava celui qui l’avoit cru capable de penser autrement.
Le cardinal s’en vengea ; mais de quelle manière ? En se liguant contre la pièce nouvelle, en excitant sourdement la plus odieuse cabale. Elle le servit au-delà de ses espérances. Il s’éleva mille voix pour étouffer celle du public. Les foyers de la comédie, les promenades, les sociétés particulières, retentissoient des cris de cette foule de frondeurs mercénaires. Il n’y avoit point encore de caffés. Ils eussent été pour le Cid, ainsi que le parterre. Dans ce déchaînement universel des poëtes contre Corneille, Rotrou, le sublime Rotrou, fut le seul qui refusa de se prêter à l’indigne manœuvre d’un ministre despotique & jaloux de règner sur les écrivains comme sur les rois. Ce courage dans Rotrou lui fait d’autant plus d’honneur, qu’étant pauvre & grand joueur, il avoit besoin des graces de la cour. Aussi s’attacha-t-il pour jamais Corneille. L’auteur du Cid appelloit celui de Venceslas son père, le consultoit avec docilité, & faisoit usage de ses conseils. Rotrou & moi, disoit quelquefois Corneille, ferions sauter des saltinbanques : expression basse, mais qui signifioit que leurs pièces auroient réussi bien ou mal joués.
Le cardinal cachoit de son mieux ses mauvaises intentions. Il faisoit en public l’éloge de celui dont il étoit l’ennemi secret. Il le récompensoit en ministre équitable & libéral, & le déchiroit en auteur jaloux & caustique. Il eut la politique de mettre ce poëte au nombre des cinq qu’il faisoit travailler à des drames sur ses idées & sur ses plans, distribuant à chacun un acte, & finissant, par ce moyen, une pièce en moins d’un mois. La tragi-comédie de Mirame, mise sous le nom de saint-Sorlin, est de son éminence, de même que trois autres comédies, les Thuilleries, l’Aveugle de Smyrne, & la grande Pastorale. Dans cette dernière pièce, il y avoit jusqu’à cinq cent vers de sa façon ; mais elle n’est point imprimée.
Personne ne fut la dupe de l’apparence d’impartialité du cardinal. On sçavoit
que le plus sûr moyen de lui plaire étoit de médire du Cid. Bientôt toutes
les chenilles du théâtre, les ames vendues au ministre, lui firent offre de
leur plume. Il accepta celle de Scudéri, de cet écrivain le fléau de la
raison, du goût & de ses lecteurs, de cet odieux & boursoufflé
chantre d’Alaric ou de Rome sauvée, de
ce poëte si fécond & si stérile, ridiculisé par Despréaux & tant
d’autres. Ses pièces de théâtre sont l’antipode du sens commun. Il croyoit
pourtant son Amour tyrannique un chef-d’œuvre. Il se
vantoit d’avoir eu quatre portiers tués à une de ses pièces, & disoit :
« Je ne le céderai à Corneille que lorsqu’on en aura tué cinq au Cid ou aux
Horaces. »
Ce même homme, hors d’état de faire, de sentir, un seul beau vers
de Corneille, eut la présomption de se porter pour son juge, & publia
des observations sur le Cid.
Selon Scudéri, la pièce est détestable d’un bout à l’autre. Le sujet en est ridicule ; les premières loix du théâtre y sont violées. Point de jugement, point de conduite dans la contexture ; nulle ombre de vraisemblance dans les situations. Les vers y sont foibles ou ne disent rien. Le peu de beautés qui s’y trouvent sont un vol d’une pièce Espagnole. Qui doute que le Cid, à certains égards, ne fût susceptible de critique ? Mais quel homme alors en eût pu faire une bonne ? L’art étoit inconnu à tout le monde, excepté à Corneille. Les observations de son plat Zoïle furent chargées de personnalités & d’aucun bon raisonnement.
Tout Paris avoit lu cette brochure avant que Corneille sçût qu’on l’eût
faite. Il y répondit à la fin, mais très-succinctement & de ce ton de
maître que sa grande réputation l’autorisoit à prendre. Il releva les
expressions offensantes pour sa personne ou pour celle de tant de gens
respectables devant qui la pièce avoit été jouée, & se moqua de ce qui
ne tomboit que sur l’ouvrage. « Avez-vous oublié, disoit-il à son ridicule
contempteur, que le Cid a été représenté à l’hôtel de Richelieu & au
louvre ? Vous avez
traité la pauvre Chimène
d’impudique, de prostituée, de parricide, de monstre. La reine pourtant, les
princesses, & les plus vertueuses dames de la cour, l’ont reçue &
caressée en fille d’honneur. »
Je ne vous crains ni ne vous
aime
, disoit encore Corneille à Scudéri.
Cet observateur répliqua par une lettre adressée à l’académie Françoise. Le ton de la lettre est celui d’un rodomont & d’un vrai capitan de comédie. L’auteur s’y donne pour un homme de grande considération dans le monde, fêté dans les meilleures compagnies, tenant à la cour par sa naissance, & connu de l’univers entier par ses poësies. En un mot, dit-il, je m’appelle Scudéri. Sa réplique n’est qu’une répétition des remarques qu’il avoit faites. Il soutient que le jeu des acteurs fait tout le mérite du Cid, & prophétise que la pièce tombera nécessairement à la mort de Mondori, de La Villiers & de leur troupe. Il cite Corneille au tribunal de l’académie, le défie d’oser y comparoître & d’en être renvoyé sans qu’on le condamne sur tous les points relevés. C’est qu’il sçavoit bien que la plus grande partie de l’académie étoit gagnée par le cardinal, & que la décision que porteroit cette compagnie naissante, formée sous ses auspices, ne pouvoit manquer d’être favorable à son protecteur. Scudéri n’appelloit de son jugement au jugement des académiciens, ne leur soumettoit ses lumières, que de l’avis du ministre lui-même. Richelieu se flattoit que, si les dépositaires du bon goût venoient à prononcer, leur jugement deviendroit celui de la nation.
Les brochures de Scudéri furent applaudies par tous ceux de sa cabale. Son
ton avantageux, ses fanfaronnades, se terminèrent par un cartel de défi.
« Qu’il vienne, crioit-il à Corneille, qu’il voie & qu’il vainque, s’il
peut. Soit qu’il m’attaque en soldat, soit qu’il m’attaque en écrivain, il
verra que je me sçais défendre de bonne grace. »
On sera moins étonné de la
proposition, lorsqu’on se rappellera que cet auteur avoit porté les armes,
& qu’il avoit le gouvernement de Notre-Dame de la garde, en Provence.
Bachaumont & La Chapelle, dans leur Voyage,
plaisantent beaucoup de
ce gouvernement, dont
Scudéri ne parloit qu’avec emphase.
Mais il vous faut parler du fort,Qui sans doute est une merveille :C’est Notre-dame de la garde,Gouvernement commode & beau,A qui suffit, pour toute garde,Un Suisse avec sa hallebarde,Peint sur la porte du château.
Le duel n’eut point lieu. La bravoure n’est pas la vertu favorite des auteurs ; ou plutôt Corneille méprisa de pareils ennemis. Il prit le meilleur parti, celui de se taire & de leur laisser un champ libre. Ce fut alors qu’un tas d’écrivains obscurs, enhardis par l’impunité de la satyre, ou par l’idée d’avoir part aux bonnes graces du cardinal, s’acharna, comme à l’envi, contre le plus bel ornement de son siècle, contre le créateur de la scène Françoise. Corneille vit avec dédain ce peuple famélique d’habitans du parnasse s’entrebattre pour le déplacer du haut du mont. Ce qui le blessa le plus, ce fut de voir un petit auteur fripon, nommé Claveret, qu’il avoit sauvé de la faim & de la misère, devenir le plus ardent à lui nuire. Cette vipère, acharnée centre son bienfaiteur, étoit l’ame damnée de la cabale. Claveret faisoit, dans les ténèbres, des libelles affreux ; &, non content des siens, il ramassoit, vendoit, colportoit ceux des autres.
Cependant le cardinal ne perdoit pas de vue son projet d’obtenir de l’académie une décision favorable. Il sollicita vivement le corps pour donner son avis & prononcer entre Scudéri & Corneille. La compagnie sentit combien la chose étoit délicate. De peur d’encourir l’indignation du cardinal, ou de compromettre son infaillibilité supposée en matière de goût, elle tâcha d’abord d’éluder la commission. Elle s’excusa sur ce qu’avant d’analyser les ouvrages d’un membre de l’académie, il falloit que l’académicien intéressé consentît à cet examen ; sans quoi l’on alloit directement contre les statuts de la compagnie. Elle remontra qu’il n’y avoit pas apparence de rien obtenir sur cela de Corneille. Mais cet obstacle n’en parut pas un au cardinal : il se chargea & vint à bout de tout. Corneille, sollicité de se prêter à l’examen du Cid, c’est-à-dire à sa condamnation, ne fut jamais plus grand qu’alors. Ce poëte au-dessus de la critique, comme au-dessus de son siècle & de ses rivaux, donna son consentement. Il apprit son arrêt sans se plaindre.
On sçait que les Sentimens de l’académie Françoise sur le Cid sont-un chef-d’œuvre en ce genre. De toutes les critiques, c’est peut-être la seule bonne & qu’on puisse lire avec fruit. Des Fontaines dit que qui voudroit s’instruire compareroit cette critique avec l’examen qu’a fait Corneille lui-même de sa pièce.
Les académiciens manquèrent cependant quelquefois de jugement. Ils appuyèrent
trop sur les vers, & n’examinèrent pas assez les situations. Ils eurent
surtout très-grand tort de condamner l’amour de Chimène. Selon M. de
Voltaire, « aimer le meurtrier de son père & poursuivre la vengeance de
ce meurtre, étoit une chose admirable. Vaincre son amour eût été un défaut
capital dans l’art tragique, qui consiste principalement dans les combats du
cœur »
. Et d’où vient en effet cet intérêt si
vif
& si tendre qu’on prend à Zaïre ? de son indétermination au
christianisme, du partage de son cœur entre le dieu des chrétiens & le
sultan. A l’égard du reproche de plagiat, la critique étoit mieux fondée. Le
Cid, après tout, est fait sur Guillain de Castro, & se
trouve, en bien des endroits, une traduction simple, ainsi que dans d’autres
une imitation embellie, originale.
Corneille a tant de beautés, qu’elles demandent grace pour ses défauts, qui sont un stile bas, des intrigues froides, des amours déplacés & fades, des raisonnemens alambiqués. Il faut oublier ses premières & ses dernières pièces en faveur de ses chefs-d’œuvre. Qu’on ne songe point à Corneille si souvent déclamateur, mais à Corneille unique pour les grands caractères & le sublime de l’héroïsme ; à Corneille élevant le génie de la nation, & s’ouvrant une carrière dans laquelle ses rivaux voulurent l’arrêter, mais dont les efforts réunis ne servirent qu’à lui faire doubler ses pas de géant.
Les Horaces, Cinna, Polieucte, furent le fruit de la persécution. A la
première représentation des Horaces,
le bruit
courut que le cardinal & deux autres personnes accréditées de la cour
sollicitoient une critique plus sanglante que-celle du Cid. Mais Corneille
ne s’en inquiéta point.
Horace
, dit-il,
fut
condamné par les duumvirs, mais il fut absous par le peuple :
Le
peuple, qui ne raisonne point, mais qui sent, fut en effet presque toujours
pour Corneille, contre tous les traits de la satyre & de la malignité.
Le public, qui revient à la longue des jugemens où la précipitation
l’entraîne quelquefois, vengea celui qui tiroit notre théâtre du chaos. Tôt
ou tard, les cabales sont confondues, & l’écrivain supérieur
triomphe.
A la mort du cardinal, Corneille, qui n’en avoit jamais reçu de bienfait sans mêlange de quelque injustice, fit ces vers :
Qu’on parle mal ou bien du fameux cardinal,Ma prose ni mes vers n’en diront jamais rien.Il m’a fait trop de bien pour en dite du mal ;Il m’a fait trop de mal pour en dite du bien.
Piganiol de la Force remarque, d’après un autre écrivain aussi spirituel que
lui, que le corps de ce ministre
ambitieux est
placé dans le même endroit où étoient auparavant les latrines du collège de
Calvi : « Soit, dit-il, que la providence, qui gouverne tout, ait voulu
humilier, après sa mort, un homme qui avoit joué un si grand rôle dans le
monde ; soit qu’elle ait voulu confondre l’orgueil des hommes, en leur
faisant voir où se terminent les honneurs qu’ils estiment le plus. »
Corneille étoit de Rouen, fils d’un maître des eaux & forêts. Il suivit d’abord le barreau. L’amour développa ses talens pour le genre dramatique, & le dégoûta de sa première profession, qu’il avoit exercée sans succès. Ce grand homme est mort en 1684, dénué de fortune & même dans la misère, si le trait suivant est vrai. Louis XIV donnoit, une fois le mois, une espèce d’audience à Despréaux & à Racine. Un jour le roi demanda au premier ce qu’il y avoit de nouveau dans la littérature à Paris. Despréaux répondit qu’il ne sçavoit rien qui méritât d’être rapporté à sa majesté. Racine prit alors la parole, & dit qu’il avoit vu, la veille, un spectacle touchant chez Corneille, qu’il avoit trouvé mourant & n’ayant pas de bouillon. Le roi garda le silence, &, dès le même jour, il fit donner au moribond une somme d’argent. Nous avons de Corneille l’Imitation de Jésus-Christ mise en vers ; traduction trop peu lue. On a dit qu’il avoit sa place marquée toutes les fois qu’il alloit au spectacle, qu’on se levoit pour lui & qu’on battoit des mains. Quelque honorable que ce fait soit au talent, un auteur grave le contredit. Corneille aimoit la gloire ; mais il dédaignoit le faste. Rien en lui n’annonçoit l’homme de génie. Son extérieur étoit simple & négligé, sa prononciation embarrassée, son air distrait & timide, sa conversation sans agrément & sans vivacité. Aussi disoit-on que, pour retrouver le grand Corneille, il falloit aller l’entendre à l’hôtel de Bourgogne.