(1920) La mêlée symboliste. II. 1890-1900 « Conclusions » pp. 169-178
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(1920) La mêlée symboliste. II. 1890-1900 « Conclusions » pp. 169-178

Conclusions

Nous voici parvenu au second relai de notre randonnée à travers le mouvement symboliste. La décade (1890-1900) s’est ouverte sur son triomphe, mais la roche tarpéienne est près du Capitole, Au banquet Moréas, le toast de Maurice du Plessys avait singulièrement détoné sur les autres. Sa Dédicace à Apollodore sonnait déjà comme un défi roman. C’est que Maurice du Plessys savait Moréas vacillant et sur le point de rompre avec l’École. Moréas s’était rendu compte que le Symbolisme, utile à son heure, n’offrait que les caractères d’un Art transitoire, et qu’à le suivre inconsidérément, au lieu de s’acheminer à la Terre promise, on risquait de choir dans un cul-de-sac. Ainsi, le jour même où le Symbolisme se croyait assuré de sa pleine cohésion et de la victoire définitive, un léger craquement lui présageait une scission prochaine. Le désaveu de Moréas lui sera d’autant plus pénible qu’il venait de le couronner pour chef. Peu de temps après le banquet, ce désaveu parut sous la forme du manifeste de l’École romane 34. Ce manifeste correspondait tellement à une nécessité, qu’il fut le signal d’une réaction générale contre l’École symboliste. Les actes d’hostilité se succèdent d’heure en heure, de toutes parts. L’École romane avait revendiqué les droits de la Tradition, Charles Morice revendique les droits de l’Esprit français, puis c’est Fernand Gregh qui revendique les droits de l’Humanisme. Le Symbolisme connaîtra même un retour offensif du Naturalisme, décoré pour la circonstance du nom de Naturisme par Saint-Georges de Bouhélier. Les Parnassiens, qui n’acceptent pas leur défaite, relèvent la tête en 1900 et lui notifient par la voix de Mendès que « sa poétique est déjà surannée et vieillissante35 » Mais le coup le plus droit porté à son influence sera le triomphe de Cyrano de Bergerac où Rostand se gausse des petits esthètes du « Mercure françois ». Si sensible que je sois aux qualités d’Edmond Rostand, je ne m’illusionne guère sur la portée du succès de Cyrano. Les Symbolistes avaient peut-être le droit de s’en prétendre peu affectés. N’empêche que le gros du public en demeura impressionné et que nombre de lecteurs qui commençaient à se résigner à leur formule, en prirent prétexte pour s’en écarter définitivement.

Les Symbolistes n’avaient pas besoin de ce coup de grâce. Le vif mouvement de curiosité qu’ils avaient éveillé, à leurs débuts, n’avait été qu’un feu de paille. Le bruit s’était calmé. La jeunesse évoluait. Une génération nouvelle se levait, éprise de sports et de vie agissante, qui n’avait guère le goût des spéculations métaphysiques ni des subtilités prosodiques. La foi se perd. L’enthousiasme faiblit.

On voit s’introduire, dans les Cénacles chevelus, de jeunes esthètes gourmés dont les prétentions d’arrivistes et les pratiques de faiseurs montrent assez qu’ils n’ont pas retenu la leçon de leurs aînés. C’est, au lieu du désintéressement absolu et de la probité artistique, la course à la réclame et aux récompenses monnayées.

Pourtant cette décade fut pour le Symbolisme une belle période d’activité. D’excellents poètes s’y révèlent : Albert Samain, Francis Jammes, Charles Guérin, Paul Fort. Mais elle fut attristée par des deuils cruels (Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé). Elle ne s’est pas terminée que Samain nous quitte, suivi dans la tombe, à quelques jours d’intervalle, par Emmanuel Signoret. Elle se clôt sur la mort de Léon Deschamps qui avait rassemblé leurs efforts dans la Plume.

D’une façon générale, l’heure est néfaste aux Poètes. L’Avenir, pour eux, s’assombrit. Il n’y a pas que les Symbolistes qui soient victimes de l’indifférence publique et des préventions officielles. Moréas offre ses Stances à la Revue des Deux Mondes qui les repousse comme indignes d’elle et l’Académie française lui refusé le prix Archon-Despérouse que ses admirateurs avaient, à son insu, sollicité pour lui. Mais les vrais poètes se consolent aisément de l’aveuglement de leurs contemporains. Ils savent que leur royaume n’est pas de ce monde et que la gloire ne fleurit guère que sur les tombeaux.

Qu’on ne m’objecte pas, à l’encontre de cette indifférence, l’exemple d’Edmond Rostand, Son admirable Cyrano n’ouvrait pas plus une renaissance poétique qu’il ne prouvait un retour du public à la Poésie. Cyrano réussit quoique et non parce que en vers. Ce succès fut un coup de surprise qui ne devait pas se renouveler. Cyrano prouve si peu une disposition du public à mordre au lyrisme, que les autres drames de Rostand qui sont loin de lui être inférieurs n’ont obtenu que des succès contestés. La critique fit la grimace à Chantecler, qui pourrait bien être son chef-d’œuvre. La Comédie Française, elle-même, avait écarté Rostand à ses débuts pour la même raison qui la faisait délaisser de plus en plus nos vieux tragiques qui ont le tort, à ses yeux, de ne pas « faire recette ». Je ne sais si c’est pour la punir de son avarice et de cette irrévérence à l’endroit des Muses que les dieux la dévouèrent aux flammes. La Comédie Française brûle le 8 mars 1900.

D’ailleurs Rostand est malade. Son dernier effort de l’Aiglon semble l’avoir épuisé. Il nous quitte pour Cambo et ses amis craignent qu’il n’en revienne plus. Déjà le boulevard impitoyable l’enterre avec un mot féroce : il l’a surnommé Edmond À bout. Et le théâtre retombe à la prose, à ses vieux errements d’autant plus désuets en regard des initiatives audacieuses d’Antoine, de Paul Fort et de Lugné-Poë. Antoine est devenu directeur de théâtre. Il a pignon sur rue, mais il semble assagi et comme gêné par ses fonctions nouvelles. Il nous donne, cette année, la Clairière de Donnay et de Descaves, Poil de carotte de Jules Renard et du Courteline. Ce n’est pas mal, évidemment, mais cela n’a rien à voir avec la lyre et la prose même de Courteline paraît encore trop sérieuse à la foule qui s’en détourne pour les outrances du café-concert et les déshabillés galants du music-hall. Le cinéma fait son apparition et puis il y a le cirque, le cirque avec ses clowns, ses gymnasiarques, ses animaux savants et ses jongleurs ; le cirque, toujours sûr de retrouver son prestige accru aux époques de décadence. Et partout s’ouvrant des tournois de boxe et de lutte où la foule s’empresse. Elle s’y passionne pour les concurrents et y engage des paris comme elle fait pour les chevaux, sur les champs de courses. En 1900, s’organisent les grandes épreuves de la Ceinture d’or qui échoit au lutteur turc Karah-Ahmed. Il n’est pas encore question d’élever une statue au vainqueur, mais son image reluit à toutes les devantures entre celles du nouveau président de la République et du dernier académicien élu. La lutte n’a pas seulement ses temples, elle a ses journaux et sa littérature. Un photographe célèbre édite et met en circulation un album que l’on s’arrache et où figurent in naturalibus nos lutteurs en renom, soufflés de graisse, véritables mastodontes, chaos de chairs informes, aux mamelles de nourrice et gratifiés pour la plupart de faces bestiales, dont le seul intérêt est de nous démontrer que la culture physique ne suffit point pour donner à ses adeptes le profil d’un Apollon. Il y a aussi les réunions de vélodrome, les courses de bicyclettes, celle de Bordeaux-Paris, la course internationale d’automobiles Paris-Lyon, etc…

Où, dans ce tohu-bohu, trouver le temps d’ouvrir les livres ? Les journaux, eux-mêmes, n’ont pas assez de place pour rendre compte de toutes ces manifestations sportives ; comment en trouveraient-ils pour les manifestations intellectuelles ? Ils savent d’ailleurs que la foule s’en désintéresse. Si quelques feuilles conservent encore une rubrique des livres, c’est pour y insérer les communications payées des éditeurs. Imprudents éditeurs qui ne voient pas qu’ils tuent la poule aux œufs d’or et qu’en voulant domestiquer la critique, ils lui enlèvent tout crédit !

En 1900, le bruit des flonflons couvre la voix des poètes. Le vent souffle aux réjouissances. Le siècle se meurt. On lui fait de joyeuses funérailles. On l’enterre au fracas des pétarades et des musiques de cette foire mondiale qu’est l’Exposition universelle. Apothéose de la prostitution cosmopolite, dit M. Gabriel Séailles. Et il est vrai que ce fut une bacchanale monstre, une orgie effrénée où, pour l’illustration des mœurs baptisées « fin de siècle », on voit des princesses enlever des tziganes et des têtes couronnées folâtrer avec des danseuses impubères. La France n’est pas responsable de ces mœurs. Certes, son peuple est léger et étourdi. À la section allemande de l’Exposition, il passe vite indifférent devant l’artillerie Krupp pour s’extasier plus longtemps devant le faux marbre et le carton-pâte colossal du pavillon impérial. Le snobisme achalandé avec une emphase affectée les débits et la camelote boches. Il fait de cette section allemande le clou de la fête. Rien n’y manque que le Kaiser et nos journaux se mettent à entonner ses louanges comme pour le décider à entreprendre le voyage. Que ne suit-il l’exemple de la reine de Saxe que nous avons accablée d’hommages ? Nous tiendrait-il rigueur de l’affaire Dreyfus ? Il sait pourtant que nous avons passé là-dessus l’éponge et que l’année a débuté par le bannissement de Paul Déroulède. Ah ! oui, que notre peuple est léger, mais il n’est pas si corrompu qu’il le laisse entendre. N’en croyez pas ce fanfaron de vice. La France reste saine dans sa masse. Elle a ses immenses réserves d’hommes des champs et de travailleurs des villes. Ces mœurs « fin de siècle » ne sont pas à proprement les siennes. Ce sont les mœurs du Paris des boulevards, du Paris cosmopolite, mais quand même le Paris du travail s’en mêlerait provisoirement, il aurait, pour excuse de fêter la croix de la Légion d’honneur qu’il vient de recevoir36. N’est-il pas permis, en pareille circonstance, aux plus honnêtes de se laisser aller un peu à la débauche ? En somme, la France entière a d’excellents motifs de vouloir se détendre des convulsions de l’affaire Dreyfus. Elle entend prendre ses vacances. À l’imitation de l’héroïne de Sardou, cette Madame Sans-Gêne qui fait fureur depuis plusieurs saisons et que Réjane fait applaudir à Paris pour la millième fois, après l’avoir promenée de ville en ville, sur tous les points du territoire, la France, excédée de la mégalomanie de Félix Faure et de son souci de restaurer le cérémonial des cours, aspire au sans-façon et à la bonne franquette. La France met les coudes sur la table. Elle ne veut plus, autour d’elle, que des visages paternels et débonnaires, des figures, si j’ose dire, de francs-lurons. À l’Élysée, elle a placé M. Loubet dont les yeux rieurs et la barbe fleurie reflètent, à qui le contemple avec complaisance, la bonhomie de Henri IV, le populaire instituteur de la « poule au pot ». À la présidence du Sénat, elle a placé le bon papa Fallières, au visage réjoui de maître vigneron. Il n’est pas jusqu’à l’Académie qui, pour se mettre à la page, n’accueille le vieil étudiant Faguet, si peu soucieux du décorum qu’on le rencontre faisant les courses dans son quartier, en manches de chemise avec une bottelée de légumes sous le bras. La préfecture de police était aussi invitée à « s’humaniser ». Certes, M. Lépine ne s’embarrassait guère des restrictions protocolaires. Ennemi de l’étiquette, on le voyait prendre la tête des cortèges en jaquette et en chapeau melon, ce qui clouait de stupeur indignée son prédécesseur M. Lozé, et M. Lépine avait aussi, quand il voulait, le sourire, mais il lui arrivait trop souvent de prendre une grosse voix d’ogre et sa barbiche impériale, dans le feu des manifestations, était susceptible d’évoquer aux Parisiens de fâcheux souvenirs. On l’a donc exilé en Algérie pour mettre à sa place un préfet de police de tout repos, M. Blanc. Et M. Blanc a choisi pour chef de cabinet M. Pujalet, le plus affable et le plus cordial des hommes, instruit de la vulnérabilité des cœurs et qui sait y compatir.

À ces messieurs, il ne déplaît pas que le peuple s’amuse, et le peuple en profite. Et pourquoi non ? Il ne reçoit que de bonnes nouvelles. Il regorge de bien-être à bon marché. M. Lucien March, chef de la statistique générale de France, a constaté que le coût de la vie, qu’il avait étudié depuis 1875, suivait une courbe descendante et qu’en l’an de grâce 1900, il n’en suffit plus, à une famille de quatre personnes, que de la misérable somme de 1 029 francs — chiffre rond sans centime — pour boucler son budget annuel. Nous roulons donc à l’Âge d’or37. Encore quelques années et nous pourrons vivre, comme des coqs en pâte, sans bourse délier.

Acceptons-en l’augure et cessons de bouder à l’allégresse générale. Fi des moralistes et des poètes trouble-fête ! Laissons pour aujourd’hui chômer les Muses. Nous en reparlerons demain, Elles ont le temps d’attendre, étant immortelles. Cette foire de l’Exposition universelle n’est pas si déplaisante après tout. Avec ses palais et sa population hétéroclites, ses noubas, ses aimées, ses danses nègres, ses derviches tourneurs et ses cortèges javanais, elle nous rend l’image du monde en raccourci. Les civilisations disparues y revivent mêlées à la nôtre et nous offrent leur plus gracieux sourire, leurs richesses et toutes leurs tentations. Venise y joint Pékin. On y passe d’une ruelle de l’ancien Bagdad à celles du vieux Paris. Si l’excès du moderne style munichois nous importune le jour, le soir c’est un enchantement, un conte des mille et une nuits. La Loïe Fuller a fait école. Elle nous a remis Schéhérazade en tête. Ce n’est partout qu’illuminations féeriques, jeux de lumières transparentes et cascades lumineuses. La Terre semble flotter dans l’espace, baignée des nuances tendres de l’Arc-en-ciel.

L’Exposition n’a pas fermé ses portes qu’on songe déjà à la prochaine. Une discussion s’ouvre dans la presse sur la date à fixer. La tradition veut que ces sortes de solennités se succèdent de dix ans en dix ans, mais on s’est rendu compte que leur développement progressif exige, désormais, une plus longue gestation. « Si nous remettions cela à vingt ans ? » propose l’un. À quoi l’autre : « Coupons la poire en deux ! » et sans doute parce qu’il est instruit de la vertu du nombre sept et de ses multiples, il opine pour l’année 1914. Va pour 1914 ! C’est la date qui paraît la plus congruente et que l’on retient. D’ici là nous aurons le temps de préparer des merveilles. Ah ! que ce journaliste se montrait bon prophète et qu’il avait raison de nous assurer que la prochaine rencontre des nations en champ clos aurait plus de retentissement encore, Tudieu ! quelle rutilante flambée en perspective ! quelle magnifique pluie d’étincelles ! quel formidable bouquet d’artifice et quel gigantesque embrasement final ! Soyons sûrs que la lueur s’en verra de loin et que les effets s’en feront sentir jusqu’au bout du monde. Oui, le tournoi de 1914 restera inscrit dans les fastes de l’Histoire !