(1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « M. MIGNET. » pp. 225-256
/ 2841
(1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « M. MIGNET. » pp. 225-256

M. MIGNET.

Ce n’est certes pas de nos jours que Voltaire aurait droit de dire : « La France fourmille d’historiens et manque d’écrivains72. » Car, si la France n’a jamais été plus fertile en historiens dignes de ce nom par la science et par la pensée, plusieurs se trouvent être à la fois des écrivains éminents. Mais aucun, peut-être, ne marque davantage en lui cette qualité, qui met le cachet à toutes les autres, que l’homme de mérite et de haut talent duquel notre série73 ne saurait plus longtemps se passer. A des études vastes, continues, profondes, à la possession directe des sources supérieures, M ignet n’a cessé de joindre le soin accompli (cultus) de composer et d’écrire ; chaque œuvre de lui se recommande par l’ensemble, par la gravité et l’ordre, comme aussi par l’éclat de l’expression ou par l’empreinte. C’est bien en le lisant qu’on peut sentir ce que dit quelque part Pline le Jeune dans une belle parole : « Quanta potestas, quanta dignitas, quanta majestas, quantum denique numen sit historiæ74… » Le caractère élevé, auguste et, pour ainsi dire, sacré de l’histoire est gravé dans tout ce qu’il écrit. Malgré les difficultés, que nous connaissons trop bien, de juger du fond en des matières si complexes et d’oser apprécier la forme en des hommes si honorés de nous, cette fois nous nous sentons presque à l’aise vraiment ; nous avons affaire à une destinée droite et simple qui, en se développant de plus en plus et en élargissant ses voies, n’a cessé d’offrir la fidélité et la constance dans la vocation, la fixité dans le but ; il est peu d’exemples d’une pareille unité en notre temps et d’une rectitude si féconde.

M. Mignet est né à Aix en Provence, le 8 mai 1796. Élevé d’abord au collége de sa ville natale, il y terminait sa quatrième, lorsque passèrent des inspecteurs ; le résultat de leur examen fut de faire nommer le jeune élève demi-boursier au lycée d’Avignon, où il alla achever ses études. Revenu à Aix en 1815 pour y suivre les cours de droit, il rencontra, dès le premier jour, sur les bancs de l’école, M hiers, arrivant de Marseille, et ils se lièrent dès lors de cette amitié étroite, inaltérable, que rien depuis n’a traversée. Reçus tous deux au barreau en la même année (1818), ils débutent ensemble, ils font pendant un an et demi environ leur métier d’avocat, vers la fin un peu mollement, car déjà des études plus chères les détournaient. M hiers, indépendamment de son Éloge de Vauvenargues, dont nous avons raconté les vicissitudes piquantes et le succès75, remportait à Aix un autre prix sur l’Éloquence judiciaire, et M ignet était couronné à Nîmes pour l’Éloge de Charles VII ; mais son vrai début allait le porter sur un théâtre plus apparent. L’Académie des Inscriptions avait proposé d’examiner quel était, à l’avénement de saint Louis, l’état du gouvernement et de la législation en France, et de montrer, à la fin du même règne, ce qu’il y avait d’effets obtenus et de changements opérés par les institutions de ce prince. Le jeune avocat d’Aix apprit tard le sujet de ce concours ; il ne put s’y mettre que peu avant le terme expiré, et ce fut de janvier à mars 1821, en trois mois à peine, qu’il écrivit l’excellent travail par où il marqua son entrée dans la carrière. Cet ouvrage, qui, avec celui de M rthur Beugnot, partagea le prix de l’Académie, et qui parut l’année suivante (1822) dans une forme plus développée et sous ce titre : De la Féodalité, des Institutions de saint Louis et de l’Influence de la Législation de ce prince, indiquait déjà tout l’avenir qu’on pouvait attendre de M ignet comme historien philosophe et comme écrivain.

M. Daunou, qui en rendit compte dans le Journal des Savants (mai 1822), reconnaissait que les vues par lesquelles l’auteur avait étendu son sujet et en avait éclairci les préliminaires « supposaient une étude profonde de l’histoire de France ; » il trouvait que l’ouvrage « se recommandait moins par l’exactitude rigoureuse des détails que par l’importance et la justesse des considérations générales ; » mais il insistait sur cette importance des résultats généraux, et notait « la profondeur et quelquefois la hardiesse des pensées, la précision et souvent l’énergie du style. » Nous aimons à reproduire les propres paroles du plus scrupuleux des critiques, de celui qui, en rédigeant ses jugements, en pesait le plus chaque mot. Dom Brial aussi, le dernier des bénédictins, s’était montré, au sein de l’Institut, l’un des plus favorables à un travail où la nouveauté du talent rehaussait, sans la compromettre, la solidité.

M. Mignet, par ce premier et remarquable essai, déclarait hautement sa vocation naturelle et en même temps le procédé le plus habituel de son esprit. L’étude particulière sur saint Louis et ses Institutions n’était pour lui qu’une occasion de traverser et de repasser dans toute son étendue l’histoire de France, de la ranger et de la coordonner par rapport à ce grand règne. D’autres auraient pu croire qu’il suffisait, en commençant, d’exposer la situation du royaume, l’état de l’administration, le système des lois politiques, civiles et pénales, au moment où saint Louis arriva au trône ; l’Académie n’en demandait pas davantage ; mais l’esprit du jeune écrivain était plus exigeant : de bonne heure attentif à remonter aux causes, à suivre les conséquences, à ne jamais perdre de vue l’enchaînement, il se dit que l’influence et la gloire de saint Louis consistaient surtout dans l’abaissement et la subordination du régime féodal, et il rechercha dès lors quel était ce gouvernement féodal dans ses origines et ses principes, comment il s’était établi, accru, et par quels degrés, ayant atteint son plus grand développement, il approchait du terme marqué pour sa décadence. Au point de vue élevé où il se plaçait, et dans le regard sommaire sous lequel il embrassait et resserrait une longue suite d’événements, il arrivait à y saisir les points fixes, les nœuds essentiels, les lois, et déjà il laissait échapper de ces mots, de ces maximes, chez lui familières et fondamentales, qui exprimaient ce qu’on a pu appeler son système. A propos des similitudes frappantes et presque des symétries d’accidents qui sautent aux yeux entre l’avénement de la seconde race et celui de la troisième, il disait : « Cette analogie de causes et d’effets est remarquable, et prouve combien les choses agissent avec suite, s’accomplissent de nécessité, et se servent des hommes comme moyens, et des événements comme occasions. » Après avoir montré dans saint Louis le principal fondateur du système monarchique, il suivait les progrès de l’œuvre sous les plus habiles successeurs, et faisait voir avec le temps la royauté de plus en plus puissante et sans contrôle, roulant à la fin sur un terrain uni où elle n’éprouva pas d’obstacle, mais où elle manqua de soutien ; si bien qu’un jour « elle se trouva seule en face de la Révolution, c’est-à-dire d’un grand peuple qui n’était pas à sa place et qui voulait s’y mettre, et elle ne résista pas.

« Ainsi, ajoutait-il en se résumant, depuis l’origine de la monarchie, ce sont moins les hommes qui ont mené les choses que les choses qui ont mené les hom mes. Trois tendances générales se sont tour à tour déclarées et accomplies : sous les deux premières races, tendance générale vers l’indépendance, qui finit par l’anarchie féodale ; sous la troisième, tendance générale vers l’ordre, qui finit par le pouvoir absolu ; et après le retour de l’ordre, tendance générale vers la liberté, qui finit par la révolution. »

C’est de cette idée que M ignet partira bientôt pour entamer son Histoire de la Révolution ; l’Introduction qu’il mit en tête de celle-ci ne fait que développer la visée première ; même lorsqu’il aborda le sujet tout moderne, il ne le prenait pas de revers ni à court, comme on voit, il s’y poussait de tout le prolongement et comme de tout le poids de ses études antérieures.

Si M ignet se produisait déjà si nettement dans son premier ouvrage par l’expression formelle de la pensée philosophique qu’il apportait dans l’histoire, il ne s’y donnait pas moins à connaître par le sentiment moral qui respire d’une manière bien vive et tout à fait éloquente dans les éloges donnés à saint Louis, à ce plus parfait des rois, du si petit nombre des politiques habiles qui surent unir le respect et l’amour des hommes à l’art de les conduire. J’insiste sur ce point parce que beaucoup de gens qui s’élèvent contre le système de la fatalité historique ont cru y voir la ruine de tout sentiment moral. Le pas en effet est glissant, de la confusion se peut faire sans trop d’effort, si l’on n’y prend garde : M ignet du moins ne l’a jamais entendu ainsi, et quel qu’ait été, selon lui, le rôle assigné aux individus par le destin ou la Providence dans l’ordre successif des choses, il a toujours mis à part l’intention morale.

L’auteur n’a jamais fait réimprimer son premier écrit, auquel il ne rend peut-être pas toute la justice qui lui est due ; il en a repris depuis et rectifié plusieurs des idées principales dans le mémoire sur la Formation territoriale et politique de la France, lu à l’Académie des Sciences morales en 1838. Dans ce dernier travail mis en regard du premier, saint Louis reste grand sans paraître aussi isolé ni aussi inventeur ; il ne rejoint Charlemagne que moyennant des intermédiaires et en donnant la main à Philippe-Auguste, Les successeurs de saint Louis sont appréciés selon leur importance monarchique avec une mesure mieux graduée : Charles V conduit à Charles VII, qui reste très-important, mais Louis XI y est relevé du jugement rigoureux qui, en s’appliquant à l’homme, méconnaissait le roi. De même Richelieu, amoindri d’abord, demandait à être replacé à son vrai rang, et bien moins en tête des ambitieux ministres que dans la série même des rois. J’ai noté les inexpériences inévitables au début, même de la part d’une pensée si ferme et si nourrie : ce qui n’empêche pas ce petit écrit d’être supérieur et de rester à beaucoup d’égards excellent.

Son succès académique amena naturellement M ignet à Paris en juillet 1821, et M hiers l’y suivit deux mois après. Les deux amis visaient à la capitale, et ils s’étaient dit que le premier qui y mettrait le pied tirerait à lui l’autre. Je ne reviendrai pas sur ces commencements déjà exposés. Pendant que M hiers entrait au Constitutionnel par M tienne, M ignet arrivait par Châtelain au Courrier, et y prenait rang d’abord dans des articles sur la politique extérieure qui eurent l’honneur d’être remarqués de M e Talleyrand. Celui-ci y trouva même sujet d’écrire à celui qui pouvait devenir un juge l’un de ces rares petits billets qui semblèrent de tout temps la suprême faveur. Ce fut l’origine d’une liaison bien flatteuse et qui, en ayant ses charges, rendait beaucoup. Dès 1821, on offrait au jeune écrivain de faire une Histoire de la Révolution française ; on lui proposait aussi de donner un cours à l’Athénée de Paris, et il y professa une année sur la Réformation et le xvie  siècle, une autre année sur la Révolution et la Restauration d’Angleterre.

Parallélisme de la révolution anglaise avec la nôtre dans ses différentes phases et dans son mode de conclusion, c’est là précisément la thèse que M ignet soutiendra plus tard dans la polémique du National ; il y préluda dès le premier jour, aussi bien qu’à cette histoire de la Réformation qu’il devait développer et mûrir à travers tant d’autres études diverses, et qui promet d’être son œuvre définitive. On voit que de bonne heure tous les cadres dans lesquels avait à s’exercer une pensée si pleine d’avenir étaient trouvés.

Cette fixité dans les points de départ et dans les buts assignés, cette détermination prompte et précise dès les premiers pas dans la carrière, caractérisent, ce semble, une nature d’esprit et contrastent fortement avec la mobilité de la jeunesse. M ignet en eut surtout la vigueur, qu’il appliqua aussitôt dans toute son intégrité ; il ne laisse apercevoir aucun tâtonnement, aucune dispersion : c’est là un des traits qui lui appartiennent le plus en propre. Lui et M hiers, d’ailleurs, ils arrivaient à Paris avec une pensée arrêtée en politique, avec une opinion déjà faite, qui aidait beaucoup à la résolution de leur marche et qui simplifiait leur conduite. Ils étaient très-convaincus à l’avance de l’impossibilité radicale qu’il y aurait pour les Bourbons à accepter les conditions du gouvernement représentatif, du moment que ces conditions s’offriraient à eux dans toute leur rigueur, c’est-à-dire le jour où une majorité parlementaire véritable voudrait former un cabinet et porter une pensée dirigeante aux affaires. Ces deux jeunes esprits entraient dans la lutte bien persuadés que la dynastie (par suite de toutes sortes de raisons et de circonstances générales ou individuelles dont ils n’étaient pas embarrassés de rendre compte) ne se résignerait jamais à subir le gouvernement représentatif ainsi entendu, et dès lors ils tenaient pour certaine l’analogie essentielle qui se reproduirait jusqu’à la fin entre la révolution française et la révolution d’Angleterre, et qui amènerait pour nous au dernier acte un changement de dynastie. Cette opinion chez eux, non pas de pur instinct et de passion comme chez plusieurs, mais très-raisonnée, très-suivie76 et beaucoup plus arrêtée que chez leurs jeunes amis libéraux du monde, donna du premier jour à leur attaque toute sa portée et imprima à l’ensemble de leur direction intellectuelle une singulière précision.

J’ai encore présentes à l’esprit ces premières leçons de l’Athénée dans lesquelles M ignet aborda le xvie  siècle et la Réforme. Il n’avait pas publié à cette époque son tableau de la Révolution française ; il n’était connu que par son prix récent à l’Institut et par les témoignages enthousiastes de quelques amis. Je le vois s’asseoir dans cette chaire, qui n’était pas sans quelque illustration alors, que décoraient les souvenirs de La Harpe, de Garat, de Chénier, et qu’entouraient à certains soirs plus d’un représentant debout du xviiie  siècle, Tracy, Lacretelle aîné, Daunou. Le jeune historien de vingt-six ans y parlait de la journée de la Saint-Barthélemy et des causes qui l’avaient préparée. Dès les premiers mots de la lecture, l’auditoire tout entier était conquis ; chacun se sentait saisi d’un intérêt sérieux et sous l’impression de cette parole qui grave, de cet accent qui creuse. La prononciation quelque peu puritaine et ce débit empreint d’autorité redoublaient encore leur effet en sortant du sein d’une jeunesse si pleine d’éclat et presque souriante de grâce. Ce jeune homme à la physionomie aimable et à l’élégante chevelure offrait à la fois quelque chose d’austère et de cultivé, un mélange de réflexion et de candeur. Chaque trait de talent et de pensée était vivement saisi au passage, et je me souviens qu’on applaudit fort celui-ci, par exemple (je ne le cite que comme m’étant resté dans la mémoire), lorsque, arrivant à parler de l’ordre des jésuites, l’historien décrivait cette société habile, active, infatigable, qui, pour arriver à ses fins, osait otut, même le bien. Cette leçon sur la Saint-Barthélemy fut si goûtée des assistants, que les absents supplièrent M ignet de la répéter en leur faveur, et il la recommença la semaine suivante devant une assemblée deux fois plus nombreuse. Je n’ai pas craint de fixer ce souvenir qui, toutes les fois que les succès de M ignet se renouvellent, m’apparaît de loin tout au début de sa carrière. Il est juste et doux de reconnaître que, depuis ce moment-là, il n’a fait autre chose que marcher en avant, poursuivre, étendre les mêmes études en les approfondissant, se perfectionner sans jamais dévier, cueillir le fruit (même amer) des années, sans laisser altérer en rien la pureté de ses sentiments ni sa sincérité première. Cette destinée grave et sereine, toute studieuse, sans écart, me fait l’effet d’une belle et droite avenue dont les arbres sont peut-être plus hauts et mieux fournis en avançant : tout à l’extrémité, j’aime à y revoir ces premières stations plus riantes, sous le soleil.

Au printemps de 1824 parut l’Histoire de la Révolution française : ce fut un immense succès et un événement. On n’avait pas eu jusque-là dans un livre la révolution tout entière résumée à l’usage de la génération qui ne l’avait ni vue ni faite, mais qui en était fille, qui l’aimait, qui en profitait et qui l’aurait elle-même recommencée, si elle eût été à refaire. On avait des histoires écrites par de véritables contemporains, acteurs ou témoins, juges et parties, des mémoires. M ignet fut le premier qui fit une histoire complète abrégée, un tableau d’ensemble vivant et rapide, un résumé frappant, théorique, commode. Autrefois on faisait des éditions ad usum Delphini : cette édition-ci fut à l’usage des fils des hommes du tiers-état, c’est-à-dire de tout le monde. Ce prodigieux succès que l’histoire plus développée de M hiers obtint après être terminée, et qui ne fut dans son plein que six ans plus tard, vers 1830, le résumé de M ignet l’enleva dès sa naissance. Le livre fut à l’instant traduit dans toutes les langues, en espagnol, portugais, italien, danois ; il y eut jusqu’à six traductions différentes en allemand. On se l’explique à merveille : l’auteur portait, pour la première fois, l’ordre et la loi dans des récits qui jusque-là, sous d’autres plumes, n’avaient offert qu’anarchie et confusion comme leurs objets mêmes. M ignet, au contraire, se plaçant derrière la Révolution, tandis qu’elle tonnait comme le plus terrible des Gracques, faisait en quelque sorte l’office du joueur de flûte de l’antiquité : il la remettait au ton, il remettait au pas ce qui s’était fait tumultueusement, il en marquait la mesure au nom de la force supérieure et de l’idée philosophique. Par lui les mouvements du monstre reprenaient majesté et presque harmonie ; les dissonances criantes s’éteignaient, les irrégularités de détail disparaissaient dans l’effet de la note fondamentale. Ce grand orage humain semblait marcher et rouler comme les hautes sphères.

Ainsi déjà l’avait conçu De Maistre, lorsqu’au début de ses Considérations il disait : « Ce qu’il y a de plus frappant dans la Révolution française, c’est cette force entraînante qui courbe tous les obstacles. Son tourbillon emporte comme une paille légère tout ce que la force humaine a su lui opposer ; personne n’a contrarié sa marche impunément. La pureté des motifs a pu illustrer l’obstacle, mais c’est tout ; et cette force jalouse, marchant invariablement à son but, rejette également Charette, Dumouriez et Drouet. » Nous aimerions mieux citer d’autres noms ; mais peu importe, l’idée est la même. Je ne la discuterai pas ici, je l’ai fait ailleurs77 ; et puis l’on a bien assez de ces débats où il est entré depuis lors tant de déclamations et de lieux-communs. Bossuet, jugeant les révolutions des empires, pensait comme De Maistre ; lui aussi, il n’envisage des factions, des nations entières, que comme un seul homme sous le souffle d’en haut ; il les fait marcher et chanceler devant lui comme une femme ivre. Montesquieu, sans aller jusqu’au sens mystique, croyait également à des lois dans l’histoire ; tous les esprits supérieurs les aiment au point de les créer plutôt que de s’en passer. Bolingbroke, parlant d’un écrit de Pope (son Essai sur l’Homme, je crois) et du bien qui pouvait en résulter pour le genre humain, écrivait à Swift (6 mai 1730) : « J’ai pensé quelquefois que si les prédicateurs, les bourreaux et les auteurs qui écrivent sur la morale, arrêtent ou même retardent un peu les progrès du vice, ils font tout ce dont la nature humaine est capable ; une réformation réelle ne saurait être produite par des moyens ordinaires : elle en exige qui puissent servir à la fois de châtiments et de leçons ; c’est par des calamités nationales qu’une corruption nationale doit se guérir. » Voilà encore une de ces paroles qui serviraient bien d’épigraphe et de devise à une histoire de la Révolution française.

Ce qu’il y avait d’extrêmement neuf et de singulièrement hardi dans l’œuvre de M ignet, c’était l’application qu’il faisait de ces lois, telles qu’elles lui apparaissaient, à un sujet si récent et à la représentation d’une époque dont tant d’acteurs, de témoins ou de victimes, existaient encore. Cette application à bout portant était absolue de sa part, elle était inflexible. Selon lui, les intentions quelconques, même des principaux personnages, les passions et intérêts individuels, ont leurs limites d’influence et ne sauraient contrarier ni affecter puissamment le système général de l’histoire. Nous dirons tout à l’heure comment il conçoit ce système dans son universalité ; mais, à cette époque et en cette crise de notre révolution, cela lui devenait plus évident encore. Il y régla donc son récit et ses jugements ; il fit saillir la force principale et en dégagea fermement les résultats. S’attachant à un ordre unique de causes, il négligea toutes celles qui n’avaient agi que pour une part indéterminée et confusément appréciable, comme s’il en avait trop coûté à son esprit rigoureux d’admettre de la réalité autre part que là où il découvrait de l’ordre et des lois. C’est ainsi qu’il atteignit son but et put livrer aux enfants du lendemain de la révolution une histoire claire, significative, avouable dans ses points décisifs et honorable, grandiose jusqu’en ses excès, peut-être inévitable, hélas ! en ses quelques pages les plus sanglantes, et dont les divers temps se gravèrent ineffaçablement du premier jour dans toutes les mémoires encore vierges. S’il y eut des traces trop manifestes de système et comme des plis forcés à certains endroits, je répondrai : Que voulez-vous ? c’est ainsi qu’il convient plus ou moins que l’histoire s’arrange pour être portative et pouvoir entrer commodément dans le sac de voyage de l’humanité.

L’homme, il faut bien se le dire, n’atteint en rien la réalité, le fond même des choses, pas plus en histoire que dans le reste ; il n’arrive à concevoir et à reproduire que moyennant des méthodes et des points de vue qu’il se donne. L’histoire est donc un art ; il y met du sien, de son esprit, il y imprime son cachet, et c’est même à ce prix seul qu’elle est possible. Reportez en idée la méthode de M ignet à un événement déjà ancien et reculé dans les siècles, rien ne paraîtra plus simple, plus légitimement lumineux ; il n’y aura lieu à aucune réclamation. La hardiesse ici et l’extrême nouveauté étaient, encore une fois, dans l’application qu’il faisait à une catastrophe d’hier : c’était d’oser introduire un système de lois fixes au sein de souvenirs épars et tout palpitants. Ces chaînes de l’histoire, en tombant sur des plaies vives, les firent crier. On eût accordé au seul prêtre parlant du haut de la chaire au nom de la Providence ce droit qu’un historien, procédant dans la froideur et la rectitude philosophique, parut usurper.

Mais cette usurpation ne parut telle qu’aux intéressés et aux blessés encore saignants du combat. Quant à ces neveux si vite consolés dont parle De Maistre, et que l’inexorable écrivain n’a pas craint de montrer dansant sur les tombes ; quant à ceux dont Béranger avec plus de sensibilité disait :

Chers enfants, dansez, dansez,
Votre âge
Échappe à l’orage !…

tous ceux-là acceptèrent de confiance l’histoire de la révolution, telle que la leur rendait la plume ou le burin de M ignet. Les résultats essentiels qui se tirent de ce mâle et simple récit sont passés dans le fond de leurs opinions et presque de leurs dogmes : cela fait partie de cet héritage commun sur lequel on vit et qu’on ne discute plus, et je doute fort qu’à mesure qu’on ira plus avant dans les voies modernes, et que par conséquent on trouvera plus simple et plus nécessaire ce qui s’est accompli, on en vienne jamais à remettre en cause les articles, même rigides, de ce jugement historique et à les casser. Je vois d’ici venir plus d’un historien futur : on commencera avec le projet de contredire ; puis, chemin faisant, on se trouvera converti, entraîné par le cours des choses, et l’on conclura peu différemment.

A ne voir le livre qu’en lui-même et indépendamment de toute discussion extérieure, en le lisant tout d’un trait (et je viens de le relire), on est pris et attaché par cette forme sévère de talent, par ce développement continu, pressé, d’un récit grave et généreux, où ressortent par endroits de hautes figures. On marche, on suit, on est porté. A chaque nœud du récit, quelques principes fortement posés reviennent frapper les temps et comme sonner les heures. Au passage des grandes infortunes, de justes accents d’humanité (ce que j’appelle lacrymæ volvuntur inanes) y ont leur écho, sans rien troubler. C’est en soi, si l’on peut ainsi parler, un beau livre d’histoire.

Au sortir de l’Histoire de la Révolution, ou dans le temps même où il s’en occupait, M.Mignet pensait déjà à celle de la Réforme. Il avait poussé assez avant ce grand travail, lorsque les événements politiques de 1829-1830 le vinrent distraire et appliquer tout entier avec ses amis à l’entreprise du National. Je n’ai rien à redire ici de ce qui a été déjà exposé dans l’article sur M.Thiers ; M.Mignet prit avec lui la part la plus active à cette expédition vigoureuse. Le lendemain du triomphe, au lieu d’entrer, par un mouvement qui eût semblé naturel, dans la pratique et le maniement politique, il distingua sa propre originalité et se maintint dans une ligne plus d’accord avec ses goûts véritables. M.d’Hauterive, archiviste des Affaires étrangères, était mort pendant les journées mêmes de Juillet ; M.Molé, en arrivant au ministère, nomma aussitôt M.Mignet au poste vacant. Cette position centrale de haute administration et d’études est celle que l’historien a gardée depuis, et qu’il a même su défendre au besoin contre les tentations politiques dont plus d’une l’est venue chercher. Il aurait pu être ministre à son jour : il préféra demeurer le plus établi des historiens. Une seule fois, en 1833, il fut chargé d’une mission de confiance pour l’Espagne, à la mort de Ferdinand VII, et il alla porter à notre ambassadeur, M.de Rayneval, le mot du changement de politique dans les circonstances nouvelles que créait le rétablissement de la succession féminine. Cette excursion exceptée, les principaux événements de sa vie sont tout littéraires : nommé de l’Académie des Sciences morales lors de la fondation en 1832, élu de l’Académie française comme successeur de M.Raynouard en 1836, il fut de plus choisi pour secrétaire perpétuel de la première de ces académies, à la mort de M.Comte, en 1837. Cette existence considérable, qui s’étendait et s’affermissait dans tous les sens, procurait bien des occasions à son talent et lui imposait des obligations aussi dont il n’a laissé tomber aucune. De là une diversité d’écrits qui pourtant sont encore moins des épisodes que des branches collatérales et des accompagnements d’une même voie. M.Mignet excelle à introduire de la relation et de la suite là où d’autres n’auraient pas su éviter la dispersion. Comme archiviste, il a été conduit à publier les pièces relatives à la Succession d’Espagne sous Louis XIV, et aussi le volume récent sur Antonio Perez ; comme membre et secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences morales et politiques, il a prononcé des éloges d’hommes d’État ou de philosophes, et lu des mémoires approfondis sur certaines questions de l’histoire civile ou religieuse. Ces nombreux travaux ne l’ont pas empêché de poursuivre comme son œuvre essentielle l’Histoire de la Réformation, qui s’est encore plus enrichie que ralentie, nous assure-t-on, de tant de stations préliminaires, et qui, tout permet de l’espérer, couronnera dignement une carrière déjà si remplie.

Nous avons à dire quelques mots des principaux écrits que nous venons d’énumérer ; mais, avant tout, nous parlerons de la manière dont M.Mignet conçoit en général l’histoire elle-même. Il en eut de tout temps la vocation reconnaissable aux signes les plus manifestes : les faits lui disaient naturellement quelque chose, ils prenaient pour lui un sens, un enchaînement étroit et une teneur. Ce qui lui paraît en général le plus facile, c’est le récit. Il l’a hautement prouvé et par ce livre de la Révolution, et par l’admirable tableau qu’il a donné des événements de Hollande et de la mort des frères de Witt dans le Recueil sur Louis XIV. Esprit scientifique et régulateur, il s’attache d’abord à séparer la partie mobile de l’histoire d’avec ce qu’il appelle sa partie fixe ; il embrasse du premier coup d’œil celle-ci, les grands résultats, les faits généraux qui ne sont que les lois d’une époque et d’une civilisation : c’est là, selon lui, la charpente, l’ostéologie, le côté infaillible de l’histoire. La part individuelle des intentions trouve à se loger et à se limiter dans les intervalles. Ce détail infini des intentions et des motifs divers ne donne, selon lui, que le temps avec sa couleur particulière, avec ses mœurs, ses passions et quelquefois ses intérêts ; mais les circonstances déterminantes des grands événements sont ailleurs, et elles ne dépendent pas de si peu ; la marche de la civilisation et de l’humanité n’a pas été laissée à la merci des caprices de quelques-uns, même quand ces quelques-uns semblent les plus dirigeants.

J’expose et je m’efforce simplement de ne rien altérer dans une conception pleine de dignité et de vigueur. Quant à la partie si délicate et si ondoyante des intentions, M.Mignet pense que, pour les trois derniers siècles, on peut arriver à la presque certitude, même de ce côté ; car on a pour cet effet des instruments directs : ce sont les correspondances et les papiers d’État, pièces difficiles sans doute à posséder, à étudier et à extraire ; mais, lorsqu’on y parvient, on surprend là les intentions des acteurs principaux, dans les préparatifs ou dans le cours de l’action et lorsqu’ils sont le moins en veine de tromper, puisqu’ils s’adressent à leurs agents mêmes, ou ceux-ci à eux, et au sujet des faits ou des desseins qu’il leur importe le plus, à tous, de bien connaître. Quant aux époques antérieures, où la plupart de ces pièces manquent, on en est réduit à des conjectures. Appliquant à ses propres travaux les conditions qu’il exige, et s’aidant de toutes les ressources dont il dispose, M.Mignet est ainsi parvenu à réunir pour base de son Histoire de la Réformation jusqu’à 400 volumes de correspondances manuscrites de toutes sortes : il y a là de quoi fixer avec précision bien des ressorts secrets, et couper court à bien des controverses. Et, en général, on voit M.Mignet s’appliquer constamment à tirer l’histoire de la région des doutes et des accidents, de la sphère du hasard, et viser à l’élever jusqu’à la certitude d’une science.

L’exemple remarquable qu’il a donné en mettant au jour les Négociations relatives à la Succession d’Espagne sous Louis XIV 78 est une innovation des plus démonstratives et des plus heureuses. Sous air de publier un simple recueil de dépêches, il a trouvé moyen de dresser toute une histoire politique du grand règne. M.Mignet a plus fait pour Louis XIV que tous les panégyristes : il nous a ouvert l’intérieur de son cabinet et l’a montré au travail comme roi, judicieux, prudent dès la jeunesse, invariablement appliqué à ses desseins et ne s’en laissant pas distraire un seul instant, au cœur même des années les plus brillantes et du sein des pompes et des plaisirs. On a beaucoup disputé pour ou contre la valeur personnelle de Louis XIV ; dans ce curieux procès qui s’est débattu depuis l’abbé de Saint-Pierre jusqu’à Lemontey et au delà, chacun prenait parti selon ses préventions et tranchait à sa guise. Depuis la publication de M.Mignet, il n’y a plus lieu, ce me semble, qu’à un jugement unique. Il est surtout une époque bien mémorable de son règne, celle qui précède la paix de Nimègue (1672-1678), dans laquelle Louis XIV ne partage avec personne le mérite d’avoir conduit sa politique extérieure : il avait perdu son habile conseiller M.de Lionne, en 1671 ; M.de Pomponne, qui lui succédait, homme aimable, plume excellente, le charme des sociétés de mesdames de Sévigné et de Coulanges, n’était pas en tout, à beaucoup près, un remplaçant de M.de Lionne, ni du même ordre politique ; il manquait de fertilité et d’invention. Il y avait bien encore Louvois, l’organisateur de la guerre, l’administrateur essentiel et vigilant, mais avec tous les inconvénients de son caractère. Servi par eux, Louis XIV sut se guider lui-même, choisir et trouver ses voies, suffire à tout, réparer les fautes, diviser ses adversaires, ne rien relâcher qu’à la dernière heure, et à force de suite, d’artifice et de volonté, enlever à point nommé la paix la plus glorieuse.

Que pourtant cette habileté de Louis XIV, comme politique, fût de première portée et de la plus grande volée, je ne le croirai pas, même après ces solides témoignages : elle se bornait trop à l’objet de son ambition présente et n’envisageait pas assez le lendemain. Là est la distance qui sépare Louis XIV de Richelieu et des vrais génies. Ce rare bon sens de détail, cette habileté persévérante d’application, qui ressortent si visiblement des pièces produites par M.Mignet, diminuent bien de prix, lorsque, embrassant l’ensemble du règne, on les voit mener en définitive à de si déplorables résultats et à de si cuisants retours. Ainsi, dans cette première lutte avec la Hollande et pendant les années qui la préparent (1668-1672), on peut admirer l’art profond avec lequel le roi isole à l’avance ce petit peuple et le sépare successivement de tous ses alliés, pour l’écraser ensuite ; mais patience ! la Hollande aux abois et son héros le prince d’Orange tourneront à la longue toute l’Europe contre la France. Un homme de passion et de génie sortit de ces flots par lesquels il avait sauvé son pays, et c’est Guillaume III qui a suscité Marlborough et tous les succès de la reine Anne. La hauteur personnelle de Louis XIV et ses ténacités d’orgueil compliquèrent toujours et traversèrent plus ou moins la vue de ses vrais intérêts comme roi ; son rare bon sens, en se mettant au service de cette passion personnelle, ne la dominait pas assez. On en a vu, depuis, de plus grands que lui ne pas éviter pareil écueil et finalement s’y briser.

On jouit, grâce à M.Mignet, de lire dans ces intérieurs de conseils, de percer le secret des choses et d’en pouvoir raisonner. Cette publication met, en quelque sorte, la diplomatie79 à la portée de ceux qui ne bougent pas de leur fauteuil, et l’offre en spectacle et en sujet de méditation à l’homme d’étude et au moraliste ; elle leur permet de saisir le fin du jeu et d’en extraire la philosophie à leur usage. Tous ceux qui, sans mettre le doigt aux affaires du monde, aiment à tout en comprendre, doivent savoir un gré infini à M.Mignet. Si quelquefois, en d’autres écrits, il a paru faire trop étroite la part des intentions et des influences personnelles dans l’histoire, s’il les a souvent encadrées et un peu écrasées dans une formule absolue et inflexible, ici elles reprennent tout leur espace et tout leur champ ; on a la revanche au complet. Et qu’il est parfois amusant, ce tapis de jeu, qu’il est rempli de dessous de cartes et de revers ! M.de Lionne, dont la trace si considérable était restée à demi ensevelie dans les cartons officiels, reparaît ici avec toute sa vie et sa variété féconde. Politique avisé autant qu’homme aimable, plein d’expédients et de ressources, fertile, infatigable, possédant à fond les affaires et les portant avec légèreté et grâce, les égayant presque toujours dans le ton, il était le chef de cette école de diplomates dont Chaulieu avait connu de brillants élèves, et dont il a fait un groupe à part dans son Élysée :

Dans un bois d’orangers qu’arrose un clair ruisseau
Je revois Seignelai, je retrouve Béthune,
Esprits supérieurs en qui la volupté
Ne déroba jamais rien à l’habileté,
Dignes de plus de vie et de plus de fortune !

M.de Lionne est le maître de cette école solide et charmante dont M.de Pomponne, à la fois plus vertueux et moins appliqué, n’est déjà plus. Mais celui qui en est à fond et que M.Mignet a ressuscité tout entier, c’est le chevalier de Gremonville, cet ambassadeur à Vienne, le démon du genre, le plus hardi, le plus adroit, le plus effronté des négociateurs du monarque : Louis XIV lui a décerné en propres termes ce piquant éloge. C’est une comédie que toute sa conduite à Vienne, et une comédie qui aboutit à ses fins sérieuses. J’avoue (et j’en demande pardon à la philosophie de l’histoire) que tout cela fait bien rêver ; on arrive, après cette lecture, à croire sans trop de peine, et presque comme si l’on avait été ministre dans le bon temps, que tous les grands politiques ont été plus ou moins de grands dissimulateurs, pour ne pas dire un autre mot. Qu’ils le soient seulement dans l’intérêt général et en vue du bien de l’État, comme disait Richelieu, les voilà plus qu’absous, et ils font de grands hommes. On arrive, en continuant de rêver, à se dire que la société est une invention, que la civilisation est un art, que tout cela a été trouvé, mais aurait pu ne l’être pas ou du moins ne l’être qu’infiniment peu, et qu’enfin il y a nécessairement de l’artifice dans ces génies dirigeants. Cette morale politique peut paraître fort rapprochée, je le sais, de celle de Hobbes, de Hume, de Machiavel ; mais, s’il y a un machiavélisme qui est petit, le véritable ne l’est pas. Dans le discours qu’il adressait à Léon X sur la réforme du gouvernement de Florence, ce grand homme (Machiavel) disait : « Les hommes qui, par les lois et les institutions, ont formé les républiques et les royaumes, sont placés le plus haut, sont le plus loués après les dieux. »

En étudiant d’original cette variété de personnages qui viennent comme témoigner sur eux-mêmes dans le Recueil de M.Mignet, on en rencontre un pourtant, une seule figure à joindre à celles des grands politiques intègres et dignes d’entrer, à la suite des meilleurs et des plus illustres de l’antiquité, dans cette liste moderne si peu nombreuse des Charlemagne, des saint Louis, des Washington : c’est Jean de Witt, lequel à son tour a fini par être mis en pièces et dilacéré au profit de cet autre grand politique moins scrupuleux, Guillaume d’Orange ; car ce sont ces derniers habituellement qui ont le triomphe définitif dans l’histoire. Osons bien nous l’avouer, oui, c’est au prix de cette connaissance et aussi de cet emploi du mal que le monde est gouverné, qu’il l’a été jusqu’ici. Honneur et respect du moins, quand l’esprit supérieur et le grand caractère qui ne recule devant rien fait entrer dans ses inspirations un sentiment élevé, un dévouement profond à la puissance publique dont il est investi, quand il se propose un but d’accord avec l’utilité ou la grandeur de l’ensemble. Quoi qu’il ait fait alors, et fût-il Cromwell, il est absous comme en Égypte par le tribunal suprême, et il entre à son rang dans les pyramides des rois.

La lecture de cette histoire d’un nouveau genre, au moment où on l’achève, laisse une singulière impression. On ne peut se dissimuler que, malgré tous les soins et l’art ingénieux de l’historien-rédacteur, elle ne soit souvent pénible et lente à cause de la nature des pièces et instruments qu’elle porte avec elle et qu’elle charrie ; et pourtant, quand on en sort, non pas après l’avoir parcourue (je récuse ces gens qui parcourent), mais après l’avoir lue dans son entier, on se sent dégoûté des autres histoires comme étant superficielles, et il semble qu’on ne saurait dorénavant s’en contenter. Mais on ne saurait non plus, par le besoin de tout bien savoir, se réduire désormais à ce régime d’histoire purement diplomatique, dont l’objet est surtout d’enregistrer les textes et de faire passer avec continuité sous les yeux la teneur même des dépêches, actes et traités. Au reste, il n’est guère à craindre qu’un tel genre, excellent dans l’application présente, devienne bien contagieux. La matière trop souvent en manquera ; et, là même où elle se rencontrerait, le rédacteur ingénieux et méthodique, l’ordonnateur habile et supérieur, tel que M.Mignet, manquera encore plus souvent. On continuera donc probablement, comme par le passé, de publier des recueils de pièces, traités et correspondances, avec plus ou moins de liaisons et d’éclaircissements : à M.Mignet restera l’honneur d’avoir presque élevé un simple recueil de ce genre jusqu’à la forme et au mouvement de l’histoire80.

C’est un intérêt du même genre, mais plus concentré, que présente l’ouvrage intitulé Antonio Perez et Philippe II, composé d’après une méthode analogue, et dont le fond repose également sur des documents officiels inédits. M.Mignet en avait fait d’abord, dans le Journal des Savants, des articles qu’il a réunis ensuite en volume (1845). De nouveaux documents arrivés d’Espagne, et relatifs au rôle de Philippe II dans le meurtre d’Escovedo, permettent à l’auteur de préparer une prochaine édition plus complète, et dans laquelle ses premières conjectures se trouveront confirmées. Antonio Perez, secrétaire d’État, favori brillant, complice de son maître dans l’exécution des plus secrets et des plus redoutables desseins, devint à un certain moment son rival en amour, et se perdit par ses dérèglements et ses imprudences. Sa perte fut préparée avec une lenteur calculée par Philippe II, « qui traînait en longueur ses disgrâces comme toutes les autres choses. » Le caractère de ce sombre monarque, son indécision tortueuse, compliquée des rancunes mortelles de son humeur et comme des intermittences de sa bile, ne se révèle nulle part plus profondément que dans cette lugubre affaire et dans les suites opiniâtres qu’il y donna. Antonio Perez, jeté en prison, retenu captif durant onze années, traité avec des alternatives de ménagement et de rigueur, selon ce qu’on craignit ou qu’on espéra de ses aveux ; puis, quand on le crut dessaisi de tous papiers et de tous gages, livré à la justice secrète de Castille, poursuivi pour un acte dans lequel il n’avait été que l’exécuteur d’un ordre royal, mis à la torture, Perez parvint, à force d’adresse, et par le dévouement de sa femme 81, à s’échapper en Aragon ; et là, devant un libre tribunal, le duel s’engagea à la face du soleil, entre le sujet sacrifié et le monarque. Les Aragonais, qui prirent parti pour l’opprimé et qui le soutinrent, ainsi que leur droit de justice souveraine, par une révolte à main armée, y perdirent leurs institutions et les dernières garanties de leur indépendance. Ces chapitres, dans lesquels le drame romanesque de Perez rejoint et traverse les grands intérêts de l’histoire, et où les deux ressorts se confondent, sont d’un suprême intérêt ; et en tout, dans le cours de cette publication épisodique, M.Mignet a su combiner le genre de piquant qui tient à une destinée individuelle et aventurière, avec la gravité habituelle qu’il aime dans les conclusions.

Les deux volumes de Notices et Mémoires historiques (1843) qui contiennent le tribut payé par M.Mignet à titre de membre et d’organe de deux académies, et particulièrement de celle des Sciences morales et politiques, demanderaient plus d’espace pour l’examen que nous ne pouvons leur en donner ici. Le mémoire lu en 1839, sur la Conversion de la Germanie au Christianisme et à la Civilisation pendant les viiie et ixe  siècles, offre une des plus légitimes, des plus belles applications de la méthode scientifique, telle que l’esprit de l’auteur se plaît à la déployer et à la gouverner au sein des masses de l’histoire. Saint Boniface, jugé au point de vue civil, y représente avec héroïsme, avec sublimité, l’énergie sociale conquérante, le bienfait de l’idée nouvelle. Et en général, c’est quand un personnage s’identifie avec une idée, avec un système et une des faces de la pensée publique, que M.Mignet s’y arrête le plus heureusement et excelle à le peindre. Cette remarque se vérifie dans les éloges et notices académiques qu’il a eu l’occasion de prononcer. Nul plus que lui ne semble propre à ce genre d’éloquence académique, à la prendre dans sa meilleure et sa plus solide acception. Les corps littéraires sont heureux de rencontrer de telles natures de talent, auxquels se puisse conférer l’office de les représenter, aux jours de publicité, par leurs plus larges aspects, et de les faire valoir dans la personne de leurs plus illustres membres. Si la mort, qui frappe à coups pressés dans les rangs des mêmes générations, ne met pas toujours de la variété dans ses choix et apporte inévitablement quelque monotonie dans l’ordre des sujets qui se succèdent, elle fait passer aussi un à un devant l’historien-orateur les principaux représentants de toutes les grandes idées qui ont eu leur jour. C’est ainsi que M.Mignet a eu tour à tour à apprécier des philosophes, des hommes d’État, des jurisconsultes, des médecins, des économistes : il n’a failli à aucun de ces emplois, et on l’a vu porter dans tous la même conscience d’études, une vue équitable et supérieure, et une grande science d’expression ; mais il nous semble n’avoir jamais mieux rencontré que dans les portraits qui se détachent par la hauteur et l’unité de la physionomie, ou dans ceux qui se lient naturellement à de grands exposés de systèmes, par exemple dans ceux de Sieyès et de Broussais. Le portrait surtout du premier est un chef-d’œuvre. La figure intellectuelle de Sieyès paraît avoir eu de tout temps un attrait singulier pour la pensée de M.Mignet, et nul certainement plus que lui n’aura contribué à faire apprécier des générations héritières et de l’avenir les quelques idées immortelles de ce génie solitaire et taciturne.

Tant de hautes qualités, que nous avons eu à reconnaître dans la manière de l’historien et de l’écrivain, sont achetées au prix de quelques défauts, et notre profonde estime même nous autorisera à les indiquer. M.Mignet, on l’a vu, distingue dans l’histoire deux portions, l’une plus fixe et comme infaillible, qui tient aux lois des choses, et l’autre plus mobile, plus ondoyante, qui tient aux hommes : or on peut observer que souvent il exprime bien fortement la première et lui subordonne trop strictement la seconde ; et cette inégalité n’a pas lieu seulement (comme il serait naturel de l’admettre) dans la conception et l’ordonnance générale du tableau, mais elle se poursuit dans le détail, elle se traduit et se prononce dans la marche du style et jusque dans la forme de la phrase. Celle-ci, au milieu des rapports complexes qu’elle embrasse, affecte par moments une régularité savante et une ingénieuse symétrie de mécanisme que les choses en elles-mêmes, dans leur cours naturel, ne sauraient présenter à ce degré. C’est ainsi que des rapprochements qui sont judicieux au fond, mais que le relief de la forme accuse trop, cessent de paraître vraisemblables ; cela a l’air trop arrangé pour être vrai ; l’esprit du lecteur admet difficilement dans la suite, même providentielle, des événements humains une manœuvre si exacte et si concertée. On peut dire que l’écrivain, par endroits, marque trop les articulations de l’histoire. Toutes les critiques à faire pour le détail rentreraient dans celle-là et en découleraient. C’est surtout quand cette rigueur de manière s’applique à des faits et à des personnages récents qu’on est frappé du contraste. Si habilement et si artistement tissu que soit le filet, les hommes et leurs intentions, et les mille hasards de leur destinée passent de toutes parts au travers, et la présence même du réseau d’airain ne sert qu’à faire mieux apercevoir ce qu’il ne parvient pas à enserrer. La qualité littéraire du style en souffre à son tour ; on y regrette par places la fluidité, et l’on y est trop loin du libre procédé si courant de Voltaire ou de M.Thiers. Voilà les défauts qui disparaissent le plus habituellement dans la fermeté, l’énergie, l’éclat ou la propriété de l’expression, et qui ne se remarquent plus du tout dans les beaux récits de M.Mignet, tels que celui des événements de Hollande sous les frères de Witt ; nous osons lui proposer à lui-même ce parfait exemple pour son histoire future de la Réformation.

Et puisque nous sommes en train d’oser, il ne serait pas juste, en quittant l’un des écrivains les plus respectés et les plus considérables de notre temps, de ne pas toucher à l’homme, et de ne pas au moins nommer en lui quelques-uns de ces traits si rares et qui accompagnent si bien le talent, sa simplicité, un caractère aimable, resté fidèle à ses goûts et à ses affections, quelque chose de gracieux qui, ainsi que nous l’avons noté chez son ami M.Thiers, se rattache à la patrie du Midi et aux dons premiers de cette nature heureuse.