(1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre troisième. Les sensations — Chapitre II. Les sensations totales de la vue, de l’odorat, du goût, du toucher et leurs éléments » pp. 189-236
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(1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre troisième. Les sensations — Chapitre II. Les sensations totales de la vue, de l’odorat, du goût, du toucher et leurs éléments » pp. 189-236

Chapitre II.
Les sensations totales de la vue, de l’odorat, du goût, du toucher et leurs éléments

Sommaire.

I. Les sensations totales de la vue. — Le spectre. — Nombre infini des sensations totales de couleur. — Il y a au moins trois sensations élémentaires de couleur. — Il suffit d’en admettre trois. — Théorie de Young et d’Helmholtz. — Confirmation expérimentale de la théorie. — Paralysie partielle de l’aptitude à éprouver les sensations de couleur. — Expériences qui portent au maximum la sensation du violet et du rouge. — Les trois sensations élémentaires sont celles du rouge, du violet et probablement du vert.

II. Construction des diverses sensations de couleur spectrale par les combinaisons de ces sensations élémentaires. — Sensation du blanc. — Couleurs complémentaires. — Loi qui régit le mélange des couleurs spectrales. — Leur saturation et leur proximité du blanc. — Sensation du noir ou manque de la sensation rétinienne. — Elle fournit un nouvel élément pour composer les diverses sensations totales de couleur. — Divers exemples. — Résumé. — Nous ne pouvons démêler par la conscience les éléments des sensations élémentaires de couleur. — Pourquoi. — Analogie de ces sensations élémentaires et des sensations élémentaires du son. — Preuve qu’il y a des éléments dans les unes comme dans les autres. — Expérience de Wheatstone. — Nombre énorme des éléments successifs qui composent une sensation élémentaire de couleur. — Indices et conjectures sur les derniers de ces éléments. — La conscience n’aperçoit que des totaux.

III. Les sensations totales de l’odorat et du goût. — Difficultés plus grandes. — Raison de ces difficultés. — Distinctions préalables. — L’odorat. — Des sensations d’odeur proprement dites, il faut séparer celles du toucher nasal. — Exemples. — Et aussi celles des nerfs du canal alimentaire. — Exemples. — Et aussi celles des nerfs des voies respiratoires. — Exemples. — On isole ainsi les sensations de pure odeur. — Leurs types. — Le goût. — Des sensations de saveur proprement dites, il faut séparer les autres sensations adjointes. — Sensations adjointes d’odeur et de contact nasal. — Sensations adjointes de température et de contact dans la bouche. — Les sensations de saveur proprement dites sont diverses selon les diverses parties de la bouche. — Expériences de Guyot et Admyrault. — Complication extrême des sensations de saveur ordinaire et même des sensations de saveur pure. — Leurs types. — L’action des nerfs olfactifs et gustatifs a probablement pour antécédent immédiat une combinaison chimique, c’est-à-dire un système de déplacements moléculaires. — Analogie de cet antécédent et de, la vibration éthérée qui provoque l’action de la rétine. — Indices sur le mode d’action des nerfs olfactifs et gustatifs. — Très probablement il consiste en une succession d’actions semblables et très courtes qui excitent chacune une sensation élémentaire d’odeur ou de saveur. — Théorie des quatre sens spéciaux. — Chacun d’eux est un idiome spécial construit pour représenter un seul ordre de faits. — Théorie générale des sens. — Tous sont des idiomes. — Le sens du toucher est un idiome général.

IV. Sensations totales du toucher. — Difficultés croissantes. — Raison de ces difficultés. — Distinctions préalables. — Premier groupe des sensations du toucher, les sensations musculaires. — Paralysies où elles manquent. — Cas pathologiques. — Second groupe des sensations du toucher, les sensations de la peau. — Paralysies où elles manquent. — Observations de Landry, — Les deux groupes de nerfs sont distincts. — Les deux groupes de sensations sont semblables. — Trois espèces de sensations pour tous les nerfs du toucher. — Sensation de contact, sensation de température, sensation de plaisir et de douleur. — Chacune de ces espèces peut être conservée ou abolie isolément. — Observations sur les malades. — Conditions connues de chaque espèce. — Expériences et observations. — Opinion de Weber. — Ces conditions sont des types distincts d’action pour le même nerf. — Expériences de Fick. — Les caractères différents que nous trouvons dans les sensations totales de contact, de température, de plaisir et de douleur, s’expliquent par l’arrangement différent des mêmes sensations élémentaires.

V. Résumé. — Lacunes de la théorie. — Recherches qui pourront les combler. — L’action nerveuse qui provoque une sensation n’est jamais qu’un déplacement de molécules nerveuses. — À ce déplacement élémentaire correspond une sensation élémentaire. — Les différences des sensations totales ont toutes pour cause les diversités du groupement des mêmes sensations élémentaires. — Procédé général et voie économique que suit la nature dans la construction de l’esprit.

I

Une réduction semblable, mais un peu moins complète, peut être pratiquée sur les sensations de la vue76. Tout le monde sait qu’un rayon de lumière blanche est divisé par le prisme en plusieurs rayons de couleur différente. Il s’étale en un spectre où les couleurs font une gamme continue. Au commencement de la gamme est le rouge ; viennent ensuite l’orangé et les divers jaunes, puis le vert, les divers bleus, l’indigo, enfin le violet77, et chacun de ces tons passe par des intermédiaires dans le ton précédent et dans le ton suivant. — Voilà une infinité de sensations distinctes et reliées par des intermédiaires. Cherchons leurs conditions extérieures. L’optique nous montre que, s’il y a un spectre, c’est que les divers rayons contenus dans la lumière blanche se sont infléchis, les uns moins, les autres davantage, en passant par le prisme ; ils se sont d’autant plus infléchis que leurs ondes sont plus courtes et plus rapides ; partant, si l’on suit, du rouge au violet, la série des rayons qui font le spectre, on trouve que le raccourcissement et l’accélération des ondes vont croissant. Donc, du rouge au violet, chaque sensation correspond à des ondes plus rapides et plus courtes que celles de la sensation précédente, moins rapides et moins courtes que celles de la suivante. Un accroissement de vitesse et une diminution de longueur dans les ondes suffisent pour déterminer toutes les variations que notre sensation de couleur subit du rouge au violet.

Cela posé, considérons le rouge ; à mesure que l’on descend dans le spectre, la sensation du rouge diminue ; elle passe de son maximum à son minimum. Il y a donc une sensation élémentaire qui décroît à mesure que les ondes deviennent plus courtes et plus rapides. — Mais il y en a plus d’une ; car, s’il n’y en avait qu’une, à mesure qu’on avancerait vers le violet, elle faiblirait avec le raccourcissement et l’accélération croissante des ondes, et le spectre tout entier ne présenterait que les degrés d’intensité du rouge, tandis que, de fait, au minimum apparent du rouge nous voyons naître une seconde sensation distincte celle du jaune. Il y a donc au moins deux sensations élémentaires de couleur. — N’y en a-t-il que deux ? S’il n’y en avait que deux, celle du rouge et celle du jaune par exemple, celle du rouge ayant son maximum au sommet du spectre, et celle du jaune ayant son maximum au centre du jaune, la première décroissant par l’accélération et le raccourcissement des ondes, la seconde décroissant sitôt que la vitesse et la longueur des ondes sont au-dessous ou au-dessus du degré de vitesse et de longueur qui correspond au centre du jaune, on verrait, en descendant le spectre au-dessous de ce centre, le jaune s’affaiblir indéfiniment jusqu’au bout du spectre, sans subir aucun autre changement. Ce qui n’a pas lieu ; car au minimum inférieur du jaune on voit apparaître une nouvelle sensation distincte, celle du vert. — Il y a donc au moins trois sensations élémentaires, et, en étudiant la composition du spectre, on trouve qu’il suffit d’en admettre trois, l’une analogue à celle du rouge, l’autre analogue à celle du violet, la dernière analogue à celle du vert.

Toutes les trois sont éveillées par chaque rayon du spectre ; mais chacune des trois est éveillée différemment par le même rayon. — La première est à son maximum à peu près au centre du rouge ; à mesure que l’on descend vers le violet et que les ondes deviennent plus courtes et plus rapides, son intensité diminue et approche du minimum. — La seconde est à son maximum à peu près au centre du violet ; à mesure qu’on remonte vers le rouge et que les ondes deviennent plus longues et plus lentes, son intensité diminue et approche du minimum. — La troisième est à son maximum à peu près au centre du vert ; à mesure que l’on remonte vers le rouge ou que l’on descend vers le violet, c’est-à-dire à mesure que les ondes deviennent d’abord plus longues et plus lentes, ensuite plus courtes et plus rapides, son intensité diminue et approche du minimum. — Ainsi, à mesure que, du rouge au violet, on descend tous les degrés du spectre, les trois sensations composantes varient d’un degré à chaque degré, mais chacune en un sens particulier, la première passant insensiblement du maximum au minimum, la seconde du minimum au maximum, la troisième allant d’abord du minimum au maximum, puis du maximum au minimum, ce qui explique à la fois le passage insensible par lequel, dans le spectre, chaque sensation composée se relie à la suivante, et la diversité des dix ou douze principales sensations composées78.

On voit aisément le but de cette disposition de notre être. Si un rayon simple n’éveillait en nous qu’une seule sensation de couleur, elle aurait un maximum, un minimum et des degrés intermédiaires, rien de plus ; et, faute de pouvoir l’opposer à une autre, nous ne la remarquerions pas79 ; nous n’aurions pas l’idée de couleur ; les ondes lumineuses ne feraient, en croissant ou en décroissant de vitesse et de longueur, que rendre la sensation plus intense ou plus faible ; les objets ne différeraient que par leur teinte plus ou moins foncée ; ils ressembleraient aux diverses parties d’un dessin où toutes les différences sont celles du blanc, du gris et du noir. — D’autre part, si chaque rayon simple éveillait seulement deux sensations de couleur, nous aurions encore l’idée de couleur ; nous distinguerions encore deux couleurs principales, leurs maxima, leurs minima, leurs intermédiaires et leurs composés ; mais quantité de sensations de couleur nous manqueraient, et toute l’économie de nos sensations de couleur serait renversée. — C’est ce que l’on observe en étudiant divers cas de maladie ou d’infirmité congénitale, et la théorie qui réduit nos sensations élémentaires de couleur aux trois sensations du rouge, du violet et du vert, reçoit ici de l’expérience la plus frappante confirmation80. — Certaines personnes n’ont pas la sensation du rouge81 ; d’autres n’ont pas celle du vert82 ; en prenant de la santonine, on perd pour plusieurs heures la sensation du violet. Dans tous ces cas, non seulement une sensation principale manque, mais beaucoup d’autres sont altérées, et ces lacunes comme ces altérations sont justement celles que doit produire le manque de la sensation élémentaire. — Enfin une vérification plus délicate et définitive s’est rencontrée83. D’après la théorie, le rouge et le violet du spectre, même aux points où ils nous semblent le plus intenses, sont des sensations composées ; car, à la sensation élémentaire qui est alors au maximum, sont jointes les deux autres, qui sont alors au minimum ; la première est donc mélangée, affaiblie ; elle n’est pas absolument pure ni la plus forte possible. Elle le sera donc davantage si on lui ôte ces causes d’impureté et d’affaiblissement. Or, il est un cas où on peut les lui ôter : c’est lorsqu’on a émoussé la sensibilité de l’œil pour les deux autres. Dans cette occasion, on doit voir un rouge ou un violet plus intenses que ceux du spectre ; ce qui arrive. En ce cas, qui est unique, nous parvenons à isoler une de nos sensations élémentaires de couleur. Par un heureux coup de chimie psychologique, nous la retirons du composé ternaire où l’enfermait le cours ordinaire des choses et où la théorie seule la démêlait.

II

Avec les trois sensations élémentaires de couleur, on peut construire toutes les autres. D’abord, en figurant par une courbe la croissance et la décroissance que subit chacune d’elles à mesure que l’on descend le spectre, on voit les trois variations différentes de leurs intensités respectives produire les diverses couleurs du spectre84. — Les ondes les plus longues et les plus lentes, situées au sommet du spectre, excitent fortement la sensation élémentaire du rouge et faiblement les deux autres ; le produit est la sensation du rouge spectral. — Plus bas, au point désigné par le jaune, les ondes, déjà moins longues et moins lentes, excitent avec une force moyenne les sensations élémentaires du rouge et du vert, et faiblement celle du violet ; nous avons alors la sensation du jaune spectral. — Vers le milieu du spectre, les ondes qui ont là une vitesse et une longueur moyennes excitent fortement la sensation élémentaire du vert et beaucoup plus faiblement les deux autres ; notre sensation totale est celle du vert spectral. — Plus bas dans le spectre, quand les ondes s’accélèrent et se raccourcissent, les sensations élémentaires du violet et du vert sont excitées avec une force moyenne, et celle du rouge l’est faiblement ; nous voyons alors le bleu du spectre. — Vers le bas du spectre, lorsque l’accélération et le raccourcissement des ondes augmentent encore, la sensation élémentaire du violet est forte, celles du rouge et du vert sont très faibles ; alors naît la sensation composée que nous appelons le violet.

D’autre part, quand les trois sensations élémentaires sont à peu près d’égale force et qu’aucune ne prédomine sur les autres, nous avons la sensation du blanc ou des couleurs blanchâtres. Ce qui arrive en plusieurs cas ; d’abord lorsque tous les rayons du spectre, rassemblés de nouveau par un autre prisme, viennent frapper le même point de la rétine et excitent ainsi le maximum, le minimum et tous les degrés de chaque sensation élémentaire ; ensuite lorsque, deux rayons ayant été choisis dans le spectre, l’inégalité des trois sensations élémentaires excitées par le premier est compensée par l’inégalité en sens contraire des trois sensations élémentaires excitées par le second. En ce cas, les deux couleurs spectrales produites par les deux rayons sont dites complémentaires l’une de l’autre et forment un couple distinct. Parmi ces couples, on en compte quatre principaux, le rouge et le vert bleuâtre, l’orangé et le bleu cyanéen, le jaune et l’indigo, le jaune verdâtre et le violet ; réunies deux à deux, ces couleurs nous donnent la sensation du blanc, et l’on voit sur le spectre qu’elles sont séparées par une distance moyenne. — Au contraire, prenons sur le spectre les couleurs séparées par la plus grande distance possible, le rouge et le violet ; leur assemblage produit une sensation de couleur distincte, celle du pourpre. — Ces deux remarques donnent la loi qui régit tous les mélanges de couleurs spectrales. — Deux couleurs étant données pour être mélangées, leur distance sur le spectre, comparée à cette distance moyenne qui produit le blanc, en diffère d’une quantité plus ou moins grande. Donc, plus cette quantité sera petite, plus la couleur formée par leur mélange sera voisine du blanc ou blanchâtre ; et, au contraire, plus cette quantité sera grande, plus la couleur formée par leur mélange sera exempte de blanc ou « saturée ». — D’autre part, cette quantité pourra surpasser la distance moyenne ou rester en dessous. Plus elle surpassera la distance moyenne et approchera de l’écartement extrême, plus la couleur produite par le mélange sera voisine du pourpre qui est produit par l’écartement extrême ; au contraire, plus elle restera au-dessous de la distance moyenne et approchera de l’écartement nul, plus la couleur produite par le mélange sera voisine de la couleur intermédiaire, dans laquelle l’écartement de deux couleurs spectrales composantes est nul85. Toutes conclusions que l’expérience vient confirmer.

Reste une dernière couleur, le noir, qui n’est pas une sensation, mais le manque ou le minimum de toute sensation de lumière en un point donné et à un moment donné quand on compare ce point et ce moment à d’autres où la sensation de lumière est présente. Mais la conscience connaît si mal nos événements intérieurs, qu’elle range sur la même ligne, à titre de couleurs, nos sensations et nos manques de sensation ; ce qui la frappe, ce sont des différences entre nos états, et, à cause de cela, elle met ensemble, comme des faits semblables, le passage du repos à l’action et le passage de l’action au repos, en les notant comme contraires, sans démêler que l’un est négatif et l’autre positif. Les différents degrés du noir ou du manque de sensation viennent donc compliquer les couleurs déjà construites. « On constate par l’analyse prismatique que le gris est identique au blanc, le brun au jaune, le rouge brun au rouge, le vert olive au vert, quand le blanc, le jaune, le rouge, le vert sont faiblement lumineux. »

Cela établi, on a tous les éléments nécessaires pour expliquer toutes les sensations de couleur, et l’on voit les éléments de la sensation former des composés qui, s’unissant entre eux, forment des composés plus complexes et ceux-ci de même, comme on voit les atomes physiques former les molécules chimiques, celles-ci les composés chimiques et ceux-ci enfin les minéraux ordinaires de la nature. — Au plus profond de l’analyse, on atteint trois sensations élémentaires qui toutes ensemble, mais chacune différemment, sont excitées par un rayon simple du prisme. Leur assemblage fait une couleur spectrale. — Plusieurs couleurs spectrales réunies forment le blanc, le pourpre, et une infinité de composés d’après une loi fixe ; et l’addition du noir, c’est-à-dire l’affaiblissement de la sensation totale, introduit encore une infinité de nuances dans tous ces produits. — Ces produits eux-mêmes, en se combinant, forment les couleurs ordinaires que nous observons dans le monde environnant.

Ici s’arrête la science positive ; nous ne pouvons remonter par l’expérience au-delà des trois sensations élémentaires de couleur. Nous avons affaire à un instrument bien plus compliqué que l’ouïe. En effet, nous avons pour chaque ondulation trois sensations au lieu d’en avoir une. En outre, dans le son, les vibrations se succèdent assez lentement pour qu’en certains cas nous puissions distinguer la sensation élémentaire qui correspond à chacune d’elles ; il n’y en a que seize et demie par seconde dans l’ut du tuyau d’orgue de trente-deux pieds ; nous remarquons alors que notre sensation totale est composée de petites sensations successives ayant toutes un maximum et un minimum ; nous démêlons presque nettement ces sensations composantes. Pour la vue, au contraire, à l’extrême rouge, à l’endroit du spectre où les vibrations se succèdent le plus lentement86, il y en a 451 billions par seconde ; il est clair que, lors même que nous pourrions isoler la sensation du rouge des deux autres sensations élémentaires, nous ne pourrions jamais distinguer les unes des autres, dans la sensation du rouge, des sensations composantes si prodigieusement nombreuses et qui durent chacune un temps si prodigieusement court. Tout ce que nous pouvons admettre avec assurance, c’est que la sensation élémentaire du rouge, comme la sensation de l’ut le plus bas, est formée de sensations successives. Car nous savons par les expériences de Wheatstone qu’une lumière comme celle de l’étincelle électrique suffit pour produire une sensation sur la rétine ; que cette lumière est, pour ainsi dire, instantanée ; qu’elle dure moins d’un millionième de seconde ; qu’ainsi une sensation de lumière qui dure une seconde est composée au moins d’un million de sensations successives. Le nombre n’a pu en être fixé ; il est probablement beaucoup plus grand ; peut-être, pour l’ondulation éthérée comme pour l’ondulation aérienne, il suffit de deux vibrations successives pour produire une sensation perceptible encore à la conscience ; en ce cas, la plus courte sensation de lumière perceptible à la conscience serait composée, comme la plus courte sensation de son perceptible à la conscience, de deux sensations élémentaires imperceptibles à la conscience et douées chacune d’un maximum, d’un minimum et d’intermédiaires. — Sans pousser l’induction si loin, le cas de l’étincelle électrique montre que la sensation de lumière, comme la sensation d’un son très aigu, est composée d’une suite continue de sensations très nombreuses, successives et semblables qui, pour nous, forment un bloc indécomposable et simple. Nouvelle preuve du travail sourd qui se passe au plus profond de notre être, hors des prises de notre conscience, et nouvel exemple des combinaisons latentes, compliquées, innombrables dont nous n’apercevons que les totaux ou les effets.

III

On ne doit point s’attendre à trouver pour l’odorat et le goût des réductions aussi avancées. Nous connaissons le mode d’action de l’air ou de l’éther ; c’est une ondulation dont nous calculons la longueur et la vitesse ; nous pouvons donc en tirer des inductions sur les sensations correspondantes. D’ailleurs, ce mode d’action est uniforme, et de plus le nerf est construit spécialement pour le recevoir ; la preuve en est dans la structure savante de tout l’organe dont le nerf fait partie et dans la similitude des sensations qu’un coup, un flux électrique sur l’œil ou sur l’oreille excitent à travers le nerf. Le nerf est donc lui-même capable d’actions uniformes ; c’est pourquoi il est naturel que les sensations excitées par son action se laissent elles-mêmes ramener à un type simple, comme il arrive pour celles de son, ou à des types peu nombreux, comme il arrive pour celles de couleur. — Tout au rebours pour les autres groupes de sensations. Nous ignorons le mode d’action des substances volatilisées qui agissent sur les nerfs olfactifs et des substances liquéfiées qui agissent sur les nerfs gustatifs ; nous admettons qu’il est chimique, mais à cela se réduit notre connaissance ; nous ne savons pas s’il est une ondulation ou tout autre mouvement ; nous n’avons pas la plus petite idée de ses éléments ; nous ne pouvons nous servir de cette idée pour former aucune induction sur les sensations correspondantes. — Et cependant, de cette seule donnée qu’il est chimique, nous pouvons conclure quelque chose sur la composition des sensations que, par l’entremise du nerf, il éveille en nous.

Avant d’entrer dans cette recherche, il faut distinguer les sensations d’odeur et de saveur proprement dites, des sensations adjointes. Car, d’ordinaire, ce que nous appelons une odeur ou une saveur est une sensation fort compliquée ; les nerfs olfactifs ou gustatifs n’y contribuent que pour une part ; une autre part fort considérable appartient à des nerfs du toucher, semblables à ceux qui sont répandus dans tout le reste du corps et nous donnent les sensations de contact, de contraction musculaire, de chaleur, de froid, de douleur locale, et toutes leurs espèces. — Considérons d’abord l’odorat87. Un grand nombre de sensations dites d’odeur en renferment d’autres. Et d’abord on doit diviser en deux toute sensation d’odeur piquante ; elle renferme une sensation de tact et peut-être n’est-elle rien d’autre : telle est l’odeur d’ammoniaque qui est surtout un picotement, comme en transmettent les nerfs non spéciaux ; l’ammoniaque en vapeur en produit un pareil sur la conjonctive. Ce picotement pourrait subsister quand même la sensation d’odeur proprement dite serait abolie ; certaines personnes, après avoir beaucoup prisé, deviennent insensibles aux parfums et à la fétidité, et cependant prisent toujours, parce qu’elles sentent encore le picotement du tabac. — On doit encore diviser en deux les odeurs appétissantes ou nauséabondes. La sensation d’odeur proprement dite y est compliquée d’une autre qui cesse, s’accroît ou se renverse selon l’état de l’estomac ; la même odeur, celle d’un plat de viande fumante, est agréable pendant la faim et désagréable pendant une indigestion ; probablement, dans ce cas, il y a d’autres nerfs profonds du canal alimentaire qui entrent aussi en action ; la sensation totale est composée d’une sensation du nerf olfactif et de plusieurs sensations adjointes. — On peut enfin diviser en deux les odeurs fraîches ou suffocantes, c’est-à-dire, d’un côté, celles des sels volatils, de l’eau de Cologne, du goudron, du tan, et, de l’autre côté, celles du renfermé, celle d’une pâtisserie, d’une manufacture de coton, d’un magasin de laine ; visiblement ici, à la sensation d’odeur proprement dite s’ajoute une sensation de bien-être et de malaise qui vient des voies respiratoires et qui a pour canaux des nerfs de contact et de douleur. — Je pense aussi que dans plusieurs cas, par exemple lorsqu’on respire de l’alcool, une faible sensation de chaleur vient compliquer la sensation d’odeur proprement dite. — Restent les pures sensations d’odeur, agréables ou désagréables par elles-mêmes, celles de la violette et de l’assa fœtida par exemple ; il y en a un nombre infini desquelles on ne peut rien dire, sinon qu’elles sont agréables ou désagréables ; par elles-mêmes, elles résistent à l’analyse, et pour les désigner nous sommes obligés, de nommer le corps qui les produit.

Quant au goût, ce que nous appelons ordinairement une saveur renferme, outre la sensation de saveur proprement dite, une quantité de sensations d’une autre espèce. — D’abord, en beaucoup de cas, comme l’arrière-bouche communique avec le nez, le nerf olfactif fonctionne en même temps que les nerfs gustatifs88. « Vos yeux et vos narines étant fermés, faites déposer successivement sur votre langue diverses espèces de confitures par exemple, puis des crèmes aromatisées, l’une avec de la vanille, l’autre avec du café, etc. ; vous ne percevrez dans tous les cas qu’une saveur douce et sucrée, sans pouvoir jamais discerner les diverses substances employées. » Par le même procédé on constate que « la saveur urineuse que nous attribuons aux bases alcalines fixes n’appartient pas à ces substances, mais bien à l’ammoniaque qui est mise en liberté par la réaction des bases alcalines fixes sur les sels ammoniacaux contenus dans la salive. » Ici encore, une sensation d’odeur ou plutôt de tact nasal est incluse parmi les sensations de saveur. — En second lieu, les sensations de saveur proprement dites se compliquent en beaucoup de cas d’une sensation différente, tantôt agréable et attrayante, tantôt désagréable et répugnante, qui appartient à d’autres nerfs du canal alimentaire. Cette sensation adjointe varie sans que les autres varient ; le même bon plat de viande est agréable ou désagréable selon que l’estomac est vide ou surchargé. De plus, elle naît autrement ; elle n’a pas besoin, comme l’autre, d’une action chimique pour se produire ; un simple contact l’excite ; une barbe de plume, les doigts enfoncés dans le gosier donnent la sensation du dégoût. — En troisième lieu89, « beaucoup d’impressions réputées sapides sont uniquement tactiles » : telles sont les saveurs âcres, irritantes, astringentes ; elles sont des sensations du tact, et non du goût. — En quatrième lieu, certaines saveurs sont mélangées d’une sensation de chaud ou de froid ; on connaît la sensation de chaleur qui entre comme élément dans la saveur des liqueurs fortes, et la sensation de fraîcheur qui entre comme élément dans la saveur de plusieurs bonbons. — Enfin les divers points de la bouche, soumis à l’action du même corps, éveillent des sensations différentes, non seulement différentes sensations adjointes, mais différentes sensations de saveur proprement dite90. « Un très grand nombre de corps, et particulièrement les sels, présentent ce fait très remarquable, que la sensation produite par eux sur les parties antérieures de la langue est entièrement différente de celle qu’ils donnent, à la partie postérieure. Ainsi l’acétate de potasse solide, d’une acidité brûlante la partie antérieure de la bouche, est fade, amer et nauséeux à la partie postérieure, où il n’est plus du tout acide ni piquant. L’hydrochlorate de potasse, simplement frais et salé en avant, devient douceâtre en arrière. Le nitrate de potasse, frais et piquant en avant, est en arrière légèrement amer et fade. L’alun est frais, acide et surtout styptique lorsqu’il est broyé en avant de la bouche, tandis qu’il donne en arrière une saveur douceâtre sans la moindre acidité. Le sulfate de soude est franchement salé en avant, et franchement amer en arrière. » L’acétate de plomb, frais, piquant, styptique en avant, devient sucré en arrière. — Il suit de là qu’une sensation ordinaire de saveur, outre les quatre éléments qui peuvent lui être fournis par les sensations adjointes, peut posséder par elle-même plusieurs éléments distincts. Car, outre les nerfs non gustatifs, des nerfs gustatifs différents interviennent pour la faire naître. La bouche est donc, non pas un organe simple, mais une succession d’organes, et une saveur, même proprement dite, peut être une succession de saveurs.

Simplifions le fait ; ajournons tout ce qui dans cette sensation appartient au tact, âcreté, astringence, irritation, chaleur, fraîcheur, sensation musculaire spontanée et irradiée vers le canal alimentaire ; considérons seulement les sensations des nerfs gustatifs eux-mêmes, et mettons-les sur la même ligne, soit qu’elles naissent à l’avant, soit qu’elles naissent à l’arrière de la bouche ; leurs principaux types sont les sensations de l’amer et du sucré avec leurs variétés innombrables ; quand nous les avons nommées, nous sommes au bout de notre science, comme tout à l’heure quand nous avons nommé les sensations d’odeur fétide ou parfumée. — Voyons cependant ce que nous pouvons apprendre sur les unes et sur les autres en nous aidant des réductions précédentes, et en étudiant les circonstances où elles naissent. Comme toutes les autres, elles ont pour stimulant direct une action du nerf transmise aux centres nerveux ; or, conformément à tous les faits connus, on admet que deux sensations différentes indiquent deux états différents des centres nerveux, et, si le nerf est le même, deux actions différentes du nerf. — Il reste donc à savoir de quelle façon agit le nerf olfactif ou gustatif, et, pour y parvenir, il faut déterminer l’événement extérieur à la suite immédiate duquel il entre en action.

Rien de plus facile que de savoir les précédents de cet événement ; mais l’événement lui-même est difficile à préciser. Nous voyons, du premier coup et par l’expérience ordinaire, que tel corps excite en nous telle sensation d’odeur ou de saveur, que tel corps excite en nous la sensation de bleu ou de rouge ; mais l’un et l’autre n’éveillent la sensation que par des intermédiaires ; il a fallu faire l’optique pour trouver que le second a comme intermédiaire des ondulations éthérées de telle vitesse et de telle longueur ; il faudrait aussi avoir recours à une science toute faite pour trouver l’intermédiaire par lequel agit le premier. — Cherchons pourtant cet événement dernier et immédiat à la suite directe duquel le nerf olfactif ou les nerfs gustatifs entrent en action. Un corps n’a de saveur que s’il est en dissolution ; il a plus de saveur91 s’il est remué et pressé sur la membrane gustative ; il faut de plus que cette membrane ne soit pas sèche, ni glacée par l’air froid. Enfin les nerfs gustatifs sont probablement protégés par une membrane colloïde, perméable, comme tous les colloïdes, aux substances non colloïdes, presque imperméable aux colloïdes, d’où il arrive que les substances colloïdes n’ont pas de saveur, et que les substances non colloïdes en ont une. Tous ces faits conduisent à cette conclusion que les molécules dissoutes du corps sapide pénètrent dans le tissu de la langue jusqu’au contact de ses papilles nerveuses, et que là, sous l’influence de la chaleur animale, elles forment avec nos liquides sécrétés une combinaison chimique, variable avec la variation de ces liquides92. — Pareillement un corps n’a d’odeur que s’il est à l’état gazeux ; il faut en outre que la membrane pituitaire ne soit pas sèche ; de plus, on a constaté que, pour être odorant, un gaz doit se combiner sur la membrane pituitaire avec l’oxygène. Tous ces faits conduisent à une même conclusion : c’est que les molécules du gaz se dissolvent dans l’humidité de la membrane pituitaire au contact des filets olfactifs, et là forment une combinaison chimique avec l’oxygène de l’air. — En sorte que l’action du nerf olfactif, comme celle des nerfs gustatifs, semble avoir une combinaison chimique pour antécédent immédiat.

Or qu’est-ce qu’une combinaison chimique ? Les chimistes répondent qu’un corps homogène est composé de molécules toutes semblables et extraordinairement petites ; que chacune d’elles, si le corps n’est pas simple, est elle-même composée de plusieurs atomes différents, beaucoup plus petits encore, et situés les uns par rapport aux autres de façon à demeurer en équilibre ; qu’une combinaison chimique s’opère lorsque la molécule, recevant un atome d’une autre espèce, passe à un autre état d’équilibre ; qu’en ce cas les atomes quittent leurs positions respectives pour en prendre de nouvelles ; que ces déplacements d’atomes, s’opérant à des distances extrêmement petites, sont extrêmement petits ; que, ces atomes étant prodigieusement petits, on est obligé, pour expliquer leur force active, de leur attribuer, quand ils se déplacent, des vitesses prodigieusement grandes, et que partant chaque combinaison chimique distincte est constituée par un système distinct de déplacements prodigieusement petits et rapides dont nous ne pouvons aujourd’hui indiquer les éléments ni préciser le type93. Voilà l’antécédent immédiat de l’action de chaque filet olfactif ou gustatif ; et il est impossible de ne pas remarquer combien il ressemble à l’antécédent immédiat de l’action du nerf optique, sauf cette différence que, dans le second cas, le type et les éléments de l’antécédent sont connus. En effet, dans une vibration de l’éther, les particules agissantes sont aussi d’une petitesse extraordinaire ; leurs déplacements sont aussi prodigieusement rapides et petits ; ils forment aussi une quantité de systèmes distincts. Seulement nous savons que ces systèmes sont tous des ondes, et nous mesurons la vitesse de chaque onde et sa longueur ; à cause de cela, nous pouvons définir exactement le déplacement élémentaire dont la répétition forme chaque système, montrer que, d’un système à l’autre, les déplacements élémentaires ne diffèrent que par la quantité, les ramener tous à un type unique, désigner l’action élémentaire correspondante du nerf optique et du cerveau, conclure à l’existence d’une sensation optique élémentaire dont les répétitions prodigieusement rapides et multipliées constituent les sensations totales de couleur que nous remarquons en nous. — Par malheur, la chimie n’est pas aussi avancée que l’optique ; elle ne fait que constater ses systèmes de déplacements, tandis que l’autre définit et mesure les siens ; il faut attendre qu’elle puisse, comme sa rivale, figurer les événements prodigieusement petits dont elle ne sait que l’effet final. — Mais, visiblement, dans les deux cas le problème et la solution sont semblables. Dans l’un et dans l’autre, il s’agit de mouvements dont la petitesse, la vitesse et le nombre sont tout à fait disproportionnés aux grandeurs ordinaires que nous pouvons apprécier dans le temps et dans l’espace. On peut donc comparer une onde éthérée à un système de mouvements atomiques, et une succession d’ondes éthérées semblables à une succession de systèmes semblables de mouvements atomiques. Par suite, grâce au premier cas, nous pouvons, jusqu’à un certain point, nous représenter le second.

Une molécule arrive au contact d’une fibrille olfactive ou d’une papille gustative ; là se produit dans la molécule un système de mouvements atomiques, et dans la fibrille une action correspondante suit ; une seconde molécule semblable arrive au même point ; un second système semblable de mouvements atomiques se produit, et dans la même fibrille une seconde action correspondante toute semblable suit. Les deux actions nerveuses semblables ont éveillé deux actions cérébrales semblables et deux sensations élémentaires semblables. Mais le nombre de ces sensations, de ces actions et de ces systèmes de mouvements qui se succèdent en une seconde est énorme, et la sensation totale d’odeur ou de saveur, comme la sensation totale de Couleur, n’est que la somme de toutes les sensations élémentaires successives dont la suite occupe un certain temps94.

Nous pouvons maintenant nous faire une idée des quatre sens spéciaux. Le trait distinctif de leurs sensations, c’est que chacune d’elles, même la plus simple, lorsqu’elle arrive à la conscience, est constituée par une succession de sensations élémentaires très nombreuses et de très petite durée, dont le rhythme correspond au rhythme spécial d’un événement extérieur, à une ondulation aérienne ou éthérée, à un système de mouvements atomiques, qui est l’antécédent extérieur et naturel en vue duquel le sens a été construit, et par la présence duquel ordinairement il fonctionne. — Ce qui constitue un nerf spécial, c’est la capacité d’éveiller de telles sensations élémentaires. Celles que suscite le nerf acoustique correspondent à des ondulations aériennes comprises entre deux limites. Celles que provoque le nerf optique correspondent à des ondulations éthérées comprises aussi entre deux limites. Celles que font naître les nerfs olfactifs et gustatifs correspondent à des mouvements moléculaires dont la forme est déterminée.

Comparez par exemple les deux sensations qu’éveillent les mêmes ondulations aériennes par les nerfs du toucher et par les nerfs de l’ouïe, c’est-à-dire, d’une part, le tremblement et le chatouillement plus ou moins forts, et, d’autre part, le son plus ou moins intense et aigu. Dans les deux cas, l’antécédent extérieur est le même ; mais les sensations élémentaires excitées par l’entremise du nerf acoustique correspondent aux éléments de l’ondulation aérienne, ce qui n’a pas lieu pour les sensations élémentaires excitées par l’entremise des nerfs tactiles. Car, en fait, tous les détails et toutes les variations de l’ondulation aérienne sont représentés dans la sensation totale de l’ouïe et ne sont pas représentés dans la sensation totale du toucher. Dans la sensation de l’ouïe, la vitesse plus ou moins grande des ondes est traduite par l’acuité plus ou moins grande du son ; le timbre, par un groupe supplémentaire de sensations plus faibles ; chaque onde, par une sensation élémentaire ; l’épaisseur des ondes, par l’intensité du son ; les degrés de condensation de chaque onde, par les degrés d’intensité du son. Au contraire, dans la sensation du toucher, la traduction est imparfaite ; nous éprouvons seulement que le tremblement devient plus fort et dégénère en chatouillement, quand l’ondulation aérienne devient plus rapide et que ses ondes subissent des condensations plus fortes. — Pareillement un même événement extérieur, l’ondulation éthérée, est traduit de deux façons, par la sensation tactile de chaleur ou de froid, et par la sensation visuelle de couleur et de lumière. Dans la seconde traduction, tous les degrés de vitesse et de longueur que peut prendre l’onde éthérée sont représentés exactement, mais seulement quand leur vitesse et leur longueur atteignent la limite du rouge et ne dépassent pas la limite du violet. Au contraire, la première traduction représente non seulement les ondes comprises entre le rouge et le violet, mais beaucoup d’autres ondes situées au-dessus ou au-dessous ; seulement aucune onde n’y est représentée spécialement, et la sensation de froid ou de chaud ne fait que traduire en gros la différence d’intensité qui sépare deux systèmes d’ondulations successives.

Ainsi les quatre sens spéciaux sont quatre langues spéciales, chacune appropriée à un sujet différent, chacune admirable pour exprimer un ordre de faits et un seul ordre de faits. Au contraire, le toucher est une langue générale appropriée à tous les sujets, mais médiocre pour exprimer les nuances de chaque sujet. En général, un sens est un système d’écriture spontanée et de notation automatique, semblable à ces instruments de mesure dont on se sert en physique et en chimie. Tantôt ils sont délicats et spéciaux, comme le thermo-multiplicateur, ou la machine qui enregistre elle-même les mouvements du cœur ; tantôt ils sont moins délicats et d’usage universel, comme la balance qui note seulement dans une expérience l’augmentation ou la diminution finale de la pesanteur. Tantôt la sensation élémentaire correspond, trait pour trait, à l’élément dont la répétition constitue tel événement extérieur ; en ce cas, la sensation élémentaire transcrit, une à une, avec leur ordre et leur grandeur, toutes les variations de cet élément ; mais, si on la met en rapport avec des éléments d’une autre espèce, elle est nulle, ou confuse, ou extrême, et impropre à les bien représenter. Tantôt la sensation élémentaire ne correspond point, trait pour trait, à l’élément dont la répétition constitue tel ou tel événement extérieur, et ne transcrit point, une à une, les variations de cet élément ; mais, quel que soit l’événement extérieur, il éveille une somme de sensations élémentaires, dont le total traduit son total sans finesse ni précision.

IV

Tel est le caractère du toucher, et l’on voit que, au rebours des autres sens, ses sensations élémentaires ne correspondent à aucun événement élémentaire extérieur et partant ne peuvent être rapportées à aucun type connu. Nous voici donc en face d’une difficulté nouvelle. Nous n’avons pas ici d’événement spécial qui, comme auparavant, nous serve de guide pour démêler les sensations élémentaires. Nous sommes obligés de chercher une nouvelle voie ; avant d’y entrer, voyons, parmi les sensations du toucher, celles qui peuvent se ramener à d’autres ; il faut déblayer un terrain avant de le labourer.

En étudiant les paralysies partielles, les physiologistes ont trouvé d’abord deux groupes de sensations primitives, l’un qui comprend les sensations des muscles et l’autre qui comprend les sensations de la peau, les premières ayant pour point de départ l’excitation des extrémités nerveuses qui se trouvent dans les muscles, les secondes ayant pour point de départ l’excitation des papilles nerveuses qui se trouvent dans le derme. Chacun de ces deux groupes peut manquer, l’autre étant conservé.

Si c’est le premier qui manque, on voit manquer toutes les sensations de contraction et de détente musculaires, avec tous leurs degrés jusqu’à l’effort douloureux, la fatigue et la crampe, en outre les diverses sensations de froid, de chaud, de contact, de douleur, de secousse électrique qu’un excitant appliqué aux muscles excite à l’état normal95. « Dès que ces malades cessent de voir leurs membres, ils n’ont plus conscience de leur position ni même de leur existence. Au lit, ils les perdent pour ainsi dire et sont obligés d’aller à leur recherche, ne sachant plus où ils sont. Ils font parfois effort pour étendre ou fléchir un membre déjà étendu ou fléchi. Ont-ils fait un mouvement, ils en ignorent l’étendue et souvent ne savent pas s’il a eu lieu. Si, lorsqu’ils ont l’intention d’en exécuter un, on les en empêche, c’est tout à fait à leur insu, et ils croient l’avoir exécuté, parce qu’ils en ont eu la volonté. On leur communique des mouvements passifs à l’aide d’un appareil électrique, sans qu’ils le soupçonnent. Leurs membres leur semblent privés de pesanteur. Qu’on leur plonge la main dans l’eau, ils savent que c’est un liquide à cause de l’impression cutanée, mais en agitant la main ils n’éprouvent pas cette molle résistance qui fournit la notion de fluidité aqueuse, et ils ne savent s’ils se remuent dans l’air ou dans l’eau. La pression, le pincement, le massage des muscles ne donnent lieu chez eux à aucune sensation distincte. Ils ne perçoivent plus le passage d’un courant électrique intense. On peut impunément leur enfoncer un instrument piquant dans les chairs, à condition, bien entendu, qu’ils n’en soient pas avertis par la sensibilité persistante de la peau. » Partant, quoiqu’ils aient gardé toute leur vigueur musculaire et que même ils ne puissent plus connaître la fatigué, ils marchent très difficilement, quand ils sont dans l’obscurité, ou quand, avec les yeux, ils cessent de surveiller leurs mouvements ; il faut que chez eux les sensations de la vue soient toujours là pour suppléer aux sensations musculaires absentes. Si ce second régulateur manque comme la premier, « ils ne peuvent se tenir debout sans chanceler ou risquer de tomber ; leurs mouvements ont trop ou trop peu d’ampleur ; ils laissent facilement échapper les objets qu’ils ont entre les doigts, ou d’autres fois les brisent par une contraction trop énergique ». Aucune autre sensation ne leur manque ; ils peuvent encore éprouver toutes les sensations cutanées de chatouillement, de contact, de pression passive, de température et de douleur superficielles. En d’autres termes, ces malades ne peuvent plus apprécier l’état de leurs muscles ; mais ils peuvent encore très bien apprécier l’état de leur peau.

Réciproquement, d’autres malades ne peuvent plus apprécier l’état de leur peau, mais peuvent encore apprécier très bien l’état de leurs muscles96. — Un ouvrier cité par Landry avait les doigts et les mains insensibles à toute impression de contact, de douleur et de température ; mais chez lui les sensations musculaires étaient intactes. Si, après lui avoir fermé les yeux, on lui plaçait un objet assez volumineux dans la main, il s’étonnait de ne pouvoir la fermer ; il avait la sensation d’une résistance, mais rien de plus ; il ne pouvait rien dire de l’objet, quelles étaient sa forme, sa grandeur, son espèce, s’il était froid ou chaud, piquant ou émoussé, ni même s’il y en avait un. On lui attacha avec un lacet, et sans le prévenir, un poids d’un kilogramme au poignet ; il supposa qu’on lui tirait le bras.

Voilà donc deux groupes de sensations et deux groupes de nerfs, aussi distincts que ceux de la jambe et du bras97, et, l’on peut ajouter, aussi semblables. Car les nerfs des muscles comme ceux de la peau peuvent donner naissance aux sensations de contact, de froid et de chaud, de plaisir et de douleur98. « Outre la douleur que détermine un coup d’épée ou de bistouri, les blessés perçoivent aussi fort souvent le froid de la lame et sa présence dans l’épaisseur des tissus, et, chez beaucoup de paralytiques, quoique la peau soit complètement insensible à toute espèce d’excitation, une pression, un choc, la piqûre d’une épingle enfoncée dans les parties molles, sont perçus comme sensations profondes de contact, de choc et de douleur. » En outre, traversés par l’électricité ou excités par une contraction musculaire très forte, ces mêmes nerfs provoquent une souffrance ; excités par la détente qui suit la fatigue et le massage, ils provoquent une jouissance. À tous ces égards, leur action est la même que celle des nerfs de la peau ; ils n’en diffèrent donc que parce que, se terminant dans les muscles, ils sont excités par l’allongement ou le raccourcissement des muscles. Mais ce n’est point là une différence d’action, c’est une différence d’excitant ; il n’y a dans la sensation musculaire proprement dite qu’une espèce de tiraillement semblable aux autres, et capable comme les autres de devenir douleur s’il est poussé loin.

On arrive ainsi à démêler, pour les nerfs des muscles comme pour les nerfs de la peau, trois espèces, et seulement trois espèces de sensations, celles de contact, celles de froid et de chaud, celles de plaisir et de douleur. — De plus, on les retrouve toutes les trois, plus ou moins vagues, partout où il y a des nerfs tactiles. « La face interne des parois abdominales sent très bien les mouvements de l’intestin… On éprouve, après l’administration d’un lavement froid, une sensation de froid très manifeste qui semble marcher dans la direction du côlon ascendant et transverse99. » Le pharynx, l’œsophage et même l’estomac sentent, avec un certain degré d’exactitude, le passage, la chaleur et la présence des aliments. Et, en général, considérez tour à tour les innombrables sensations internes, agréables, pénibles ou indifférentes de la vie organique, celles qui constituent la faim, la soif et la plénitude, celles qui accompagnent la digestion, la respiration, la circulation, l’accouplement ou l’émission de la voix, celles que développent le vin, les médicaments, les diverses substances introduites dans la circulation, outre cela toutes les sensations spontanées, picotements, démangeaisons, frissons, toutes les douleurs variées et difficiles à définir qui servent de symptômes dans les maladies, toutes les sensations de tact spécial et plus délicat, comme celles qu’on rencontre à la conjonctive, sur la langue et dans l’intérieur des narines, toutes les sensations de tact général et émoussé, comme on en trouve à la surface d’une plaie d’amputation récente. Vous y verrez des sensations de contact, de froid ou de chaud, de plaisir ou de douleur, plus ou moins obscures, plus ou moins mal délimitées, plus ou moins irradiées, les mêmes en somme, mais diversifiées par leur emplacement, l’ordre de leurs phases et le degré de leur intensité100. Nous n’y découvrons point d’autres éléments, et, par cette première réduction, nous ramenons les sensations tactiles à trois types et seulement à trois.

Non seulement ceux-ci sont distincts, mais ils sont séparables : chacun d’eux, du moins dans les sensations de la peau, peut être aboli isolément, les deux autres étant conservés101. — En certains cas, la sensation de douleur est seule abolie. Les malades peuvent éprouver encore les autres sensations cutanées, celles de chaleur, de contact, de chatouillement, reconnaître l’attouchement d’un doigt, le frottement d’une barbe de plume, le contact d’une épingle ; mais, si au même endroit on enfonce l’épingle, la douleur ne se produit pas. « Je sens bien, dit l’un d’eux, que vous me piquez, que vous me pincez, mais vous ne me faites pas de mal. » Cela va si loin que parfois l’application d’un cautère rougi à blanc ne provoque aucune douleur. À l’hôpital Saint-Antoine, une jeune fille hystérique, ayant pris dans sa main une boule d’eau bouillante, ne s’aperçut de son imprudence qu’en voyant plus tard de grosses cloches lever sur sa main. — Chez d’autres malades, la sensation de chaleur ou de froid est la seule qui manque. « Je sens, dit alors le malade, la forme et la consistance du corps qui me touche, mais je ne saurais dire s’il est chaud ou froid. » — Chez d’autres enfin, la sensation de contact disparaît seule. Par exemple, le malade ne sent pas les petits corps qu’on lui met entre les extrémités de deux doigts ; « cependant, dans les mêmes points, les piqûres, même les plus superficielles, sont très bien senties ». — D’autre part, chaque type de sensation peut subsister seul, les deux autres étant abolis. Certains malades, qui n’éprouvent plus les sensations de douleur ni de température, éprouvent encore sur les mêmes points celles de contact. D’autres, plus nombreux, n’éprouvent plus les sensations de douleur et de contact, mais seulement celles de température. D’autres enfin, qui éprouvent encore celles de douleur, n’éprouvent plus celles de température et de contact. Il est clair que chacun des trois types de sensation a des conditions propres qui, étant abolies ou conservées isolément, entraînent son abolition isolée ou sa conservation isolée.

Parmi ces conditions, l’expérience en a dévoilé quelques-unes. Si l’on refroidit un membre jusqu’à un certain degré déterminé, il conserve la sensation de contact, mais n’éprouve plus celle de douleur ; par exemple, « appliquez autour d’un genou, pendant trois minutes, un mélange composé de deux parties de glace pilée et d’une partie de sel marin, la peau devient exsangue, et vous pouvez y faire des cautérisations transcurrentes sans que le malade perçoive d’autre sensation que la pression du fer ». Ainsi, la sensation de douleur est sujette à une condition particulière ; pour qu’elle se produise, il faut que la circulation du sang, et partant les désassimilations et les assimilations moléculaires du nerf, se fassent avec un certain degré de vitesse. À un degré moindre, le nerf n’est plus capable de ce type spécial d’action qui éveille la sensation de douleur, quoique à ce degré il soit encore capable de ce type spécial d’action qui éveille la sensation de pression et de contact. — On voit que la sensation de douleur exige pour se produire une condition de plus que la sensation de contact ; d’où il suit qu’elle peut être abolie aisément sans entraîner l’abolition de la sensation du contact, et que le contraire n’est pas vrai ; ce qui est conforme à l’expérience. Très souvent, les malades qui ont perdu les sensations de douleur conservent les sensations de contact. Très rarement, les malades, qui ont perdu les sensations de contact gardent encore celles de douleur102.

Cet exemple nous met sur la voie de l’explication qui nous manquait. En effet, nous n’avons pas besoin de supposer, avec plusieurs physiologistes qu’il y a trois sortes de nerfs chargés de nous transmettre, les uns l’impression du contact, les autres l’impression du froid et du chaud, les autres l’impression de la douleur, chacune de ces trois classes de nerfs pouvant être paralysée isolément et nous retrancher ainsi une sorte de sensation, sans que pour cela les deux autres soient abolies. La seule chose que les faits attestent, c’est que les trois sortes de sensations ont des conditions spéciales, et que ces conditions peuvent être détruites isolément. — Quelles sont ces conditions ? On peut en concevoir de plusieurs sortes. — Elles peuvent être anatomiques : telle est la réponse des physiologistes précédents, de Landry, de Brown-Séquard, de Lhuys. En effet, il suffit, pour expliquer ces abolitions isolées, qu’il y ait trois sortes de nerfs ; cette solution parle aux yeux ; on est tenté de l’adopter. Mais il y en a d’autres ; car, de ce qu’il y a une condition spéciale, il ne suit pas forcément que cette condition soit la présence d’un nerf spécial. — Deux autres explications sont possibles. En premier lieu, la condition peut être un état spécial du même nerf, ce qui semble le cas dans l’expérience où le genou refroidi devient exsangue. En second lieu, la condition peut être un état spécial des parties qui environnent le nerf et à travers lesquelles l’excitant extérieur agit sur le nerf ; en ce cas, le même nerf, soumis au même excitant extérieur, transmettrait des sensations différentes, selon que les parties intermédiaires entre lui et son excitant seraient en des états différents. Ce sont là des solutions plus abstraites, mais elles s’accordent mieux avec les faits.

À cet égard, des expériences de Weber me paraissent concluantes103. — Trempez dans l’eau froide un gros tronc nerveux, le nerf cubital, par exemple, à l’endroit où il fait saillie entre les deux os du coude ; selon une loi bien connue, vous reportez dans l’avant-bras et dans les deux derniers doigts de la main la sensation que l’action nerveuse située aux environs du coude vous fait éprouver ; or, cette sensation n’est point celle du froid ; vous n’éprouvez que de la douleur. Par conséquent, lorsque vous avez une sensation du froid, ce n’est point l’action immédiate du froid sur le nerf qui vous la donne ; car tout à l’heure vous ne l’avez point eue, lorsque le froid agissait immédiatement sur le nerf cubital. Pour que vous l’ayez, il faut que le froid agisse indirectement, c’est-à-dire à travers certains alentours du nerf, certains organes disposés pour cela ; ce sont eux qui agissent directement sur le nerf ; le froid les modifie, et leur modification imprime au nerf un type spécial d’action qui éveille en nous la sensation spéciale de froid. — Au contraire, détruisez isolément dans ces alentours, et sans paralyser le nerf, la propriété qu’ils ont d’imprimer au nerf ce rhythme d’action ; nous n’aurons plus la sensation spéciale de froid ; quand alors le froid viendra agir sur le nerf, il n’éveillera plus en nous la sensation spéciale de froid, mais seulement, comme tout à l’heure lorsqu’il agissait sur le nerf cubital, la sensation de douleur. C’est le cas pour certains malades. À ce sujet M. Axenfeld m’écrit : « Chez les ataxiques, qui sont parmi les moins sensibles anesthésiques, j’ai souvent constaté que le froid était désagréable sans être apprécié comme froid. “Cela fait mal !” Voilà tout ce qu’ils disent quand on les interroge sur le caractère de leur perception. » — On arrive à la même conclusion en considérant les sensations des personnes dont le corps, à la suite d’une arrestation ou de quelque autre plaie, présente une large cicatrice. « Les parties de la peau, dit Weber, où les organes tactiles ont été détruits et ne se sont pas complètement reproduits, ne peuvent pas distinguer la chaleur et le froid. » — Des expériences semblables indiquent pour la sensation de pression des intermédiaires semblables. Pressez avec le doigt le nerf cubital entre les deux os du coude ; vous n’éprouverez pas dans les doigts et l’avant-bras une sensation de pression, mais seulement une sensation de douleur sourde. « Partant, dit encore Weber, la sensation de pression et le discernement de ses degrés si nombreux et si différents ne sont possibles que lorsque la pression agit sur les organes du tact, et à travers eux, sur les extrémités des nerfs tactiles ; cette sensation ne naît point quand les nerfs tactiles sont directement comprimés. » — Par conséquent la sensation de pression a pour condition spéciale, non pas la pression du nerf, mais une certaine modification de certains organes ou alentours du nerf. Détruisez isolément ces organes ou supprimez isolément la capacité qu’ils ont de subir cette modification ; la sensation de pression sera abolie isolément.

Ainsi dans tous les cas, ce qui s’éveille en nous, c’est un type spécial d’action pour le nerf, et ce qui éveille dans le nerf ce type spécial d’action, c’est une modification spéciale de ses appendices et de ses dépendances. — Par conséquent, pour expliquer les trois sortes de sensations tactiles, et pour comprendre qu’elles peuvent être abolies isolément, nous n’avons pas besoin de supposer qu’elles sont excitées en nous par des nerfs distincts et de trois espèces différentes ; c’est là une hypothèse gratuite que nulle vivisection, nulle observation micrographique n’a confirmée. Il suffit d’admettre que le même nerf ou le même groupe de nerfs est capable de plusieurs types ou rhythmes d’action différents, et que chacun de ces rhythmes est provoqué directement par la modification spéciale que les agents extérieurs impriment aux alentours du nerf, soit aux tubes qui le contiennent, soit au sang qui le baigne, soit à tout autre de ses accompagnements intérieurs.

Quant aux différences de ces rhythmes, il n’est pas impossible de s’en faire une idée. « Chaque filet nerveux du toucher ne peut, dit Fick, transmettre qu’une seule et même sensation, laquelle n’est capable que de degrés… Mais les excitants extérieurs ordinaires n’atteignent point des filets élémentaires isolés ; ils atteignent un groupe de filets pris ensemble. On peut supposer que la chaleur atteint les éléments nerveux dans un autre ordre que la pression. » — « De fait, plus on s’approche d’une sensation vraiment élémentaire, plus la différence entre la sensation de température et celle d’un excitant mécanique semble s’évanouir. Par exemple, on distingue à peine la piqûre d’une fine aiguille et l’attouchement d’une étincelle de feu. » — Autre analogie : on sait que, portées à un certain degré, les sensations de chaleur et de froid, comme celles de pression, se changent en douleur pure. — « Enfin posez sur la peau un corps mauvais conducteur, par exemple un papier percé d’un trou de deux à cinq millimètres de diamètre ; à travers ce trou touchez la peau, tantôt avec un excitant mécanique, comme une pointe de bois, un pinceau ou un flocon de laine, tantôt avec un excitant calorifique, comme le rayonnement d’un morceau de métal échauffé » ; les deux sensations, ainsi limitées à ce minimum d’éléments nerveux, sont si semblables que très souvent le patient juge que celle du contact est une sensation de chaleur et que celle de chaleur est une sensation de contact. — Au contraire, lorsque les éléments nerveux sont en grand nombre, c’est-à-dire lorsqu’un large morceau de peau subit les mêmes épreuves, la même confusion n’a pas lieu. — Évidemment, ici comme ailleurs, la sensation ordinaire est un total ; et, ici comme ailleurs, deux sensations totales peuvent être en apparence irréductibles l’une à l’autre, quoique leurs éléments soient les mêmes ; il suffit pour cela que les petites sensations composantes diffèrent par le nombre, la grandeur, l’ordre ou la durée ; leurs totaux forment alors des blocs indivisibles pour la conscience, et semblent des données simples, différentes d’essence et opposées de qualité.

Très probablement, la sensation de douleur n’est qu’un maximum ; car toutes les autres, celles de pression, de chatouillement, de chaud, de froid se transforment en elle quand on les accroît au-delà d’une certaine limite. — Très probablement la sensation de pression ne diffère de la sensation de contact que parce que dans la pression « les corpuscules terminaux du système profond sont, en outre, intéressés, et que dans le contact ils ne le sont pas104 ». — Très probablement, la sensation de chatouillement n’est qu’un excès de la sensation de contact ; car, m’écrit M. Axenfeld, « je l’ai toujours trouvée abolie en même temps que le tact ». Et, de fait, quoique produite par un contact en apparence faible, elle est produite par un contact effectivement excessif ; la barbe de plume ou le bout de fil qui, promené lentement sur la joue ou le nez, effleure imperceptiblement l’extrémité d’une papille nerveuse, provoque visiblement un ébranlement considérable dans la molécule terminale de la papille ; car la sensation est très vive et survit plusieurs secondes à l’attouchement. Le changement d’équilibre qu’elle indique dans le nerf est donc bien plus grand et bien plus lent à disparaître que lorsqu’une pression refoule uniformément un groupe entier de papilles ; si alors le déplacement total des chairs est beaucoup plus grand, le déplacement relatif des molécules nerveuses est beaucoup moindre. C’est pourquoi, si la sensation finale a bien moins d’étendue, elle a bien plus de vivacité.

En somme, tout ce que l’observation nous montre dans les nerfs du toucher, ce sont des systèmes différents de déplacements moléculaires transmissibles. Composés d’éléments semblables, ils constituent des types ou rhythmes dissemblables ; indéfinissables pour nous dans l’état présent de la science, ils sont, comme tout déplacement, définissables en eux-mêmes par la vitesse, la grandeur et l’ordre de leurs éléments ; et nous pouvons admettre que, selon l’ordre de leurs éléments, ils éveillent en nous tantôt la sensation de température, tantôt la sensation de contact ou de pression ; qu’au minimum de vitesse et de grandeur, ils éveillent en nous les sensations faibles de pression, de contact et de température ; qu’au maximum de vitesse et de grandeur, ils éveillent en nous la sensation de douleur.

V

Tâchons de jeter sur tous ces faits une vue d’ensemble. Une sensation dont nous avons conscience est un composé de sensations plus simples, qui sont elles-mêmes composées de sensations plus simples, et ainsi de suite. Ainsi la sensation d’un accord de tierce, ut mi, est composée de deux sensations simultanées de son, ut et mi. De son côté, la sensation d’ut comme celle de mi, est composée d’une sensation plus forte, celle d’ut ou de mi, et, en outre, d’autres sensations simultanées plus faibles, celles des harmoniques supérieures. Quant à cette sensation plus forte et à ces sensations plus faibles, elles sont composées chacune de sensations successives plus courtes, lesquelles, isolées, peuvent encore être aperçues par la conscience, et dont le nombre est égal à celui des ébranlements aériens divisé par deux. À son tour, chacune de ces petites sensations est composée de deux sensations élémentaires successives, lesquelles isolées ne sont pas aperçues par la conscience. Enfin, chacune de ces sensations élémentaires est elle-même une série infinie de sensations successives, également imperceptibles à la conscience, infiniment courtes, et croissantes d’un minimum à un maximum à travers une infinité de degrés intermédiaires. Le total est la sensation de l’accord ut mi, un composé du cinquième degré, comme tel produit en chimie organique. — Pareillement, la sensation du blanc est d’abord composée d’autant de sensations de blanc partielles et simultanées qu’il y a de filets nerveux mis en action ; sur la rétine. En second lieu, chaque sensation partielle de blanc est constituée par les sensations simultanées de deux ou plus de deux couleurs complémentaires, par exemple le jaune et l’indigo. En troisième lieu, la sensation du jaune, comme celle de l’indigo, est composée des trois sensations élémentaires et simultanées de couleur, le rouge, le violet et le vert, chacune avec un degré particulier d’intensité. En quatrième lieu, chacune de ces trois sensations élémentaires est composée de sensations successives et continues de la même couleur, sensations encore perceptibles à la conscience et si nombreuses qu’il y en a au moins un million en une seconde. En cinquième lieu, chacune de ces sensations successives si prodigieusement courtes est, selon toutes les analogies, composée, comme celles du son, de sensations plus courtes encore et successives, comme les sensations primitives du son imperceptibles à la conscience. Enfin, si l’on suit jusqu’au bout les analogies, on arrive à concevoir la sensation excitée par chaque onde élémentaire éthérée sur le modèle de la sensation excitée par chaque onde élémentaire aérienne, c’est-à-dire comme une série infinie de sensations successives infiniment courtes et croissantes d’un minimum à un maximum à travers une infinité de degrés. Telle est la sensation du blanc, un composé du cinquième ou du sixième degré.

Cette analyse dégage trois principes importants. — Le premier est que deux sensations successives qui, séparées, sont nulles pour la conscience, peuvent, en se rapprochant, former une sensation totale que la conscience aperçoit. — Le second est qu’une sensation indécomposable pour la conscience, et en apparence simple, est un composé de sensations successives et simultanées, elles-mêmes fort composées. — Le troisième est que deux sensations de même nature et qui diffèrent seulement par la grandeur, l’ordre et le nombre de leurs éléments, apparaissent à la conscience comme irréductibles entre elles et douées de qualités spéciales absolument différentes. — Armés de ces trois principes, nous concevons la nature et la diversité des sensations des autres sens. D’après le second et le troisième, les odeurs qui, comme le blanc, paraissent des sensations simples, sont, comme le blanc, des sensations composées, et les diverses odeurs qui, comme les divers timbres, semblent irréductibles entre elles, sont, comme les divers timbres, des totaux qui, composés des mêmes éléments, ne diffèrent que par la grandeur, l’ordre et le nombre de leurs éléments. Nous concluons de même à l’endroit des saveurs et des sensations tactiles. — Mais ici une différence se présente. Nous pouvons faire à propos des saveurs et des odeurs un pas que nous ne pouvons faire à propos des sensations tactiles. Nous pouvons nous former une idée des sensations élémentaires qui constituent les odeurs et les saveurs, mais non des sensations élémentaires qui constituent les sensations tactiles. Nous constatons que l’antécédent spécial et immédiat qui met en action les nerfs olfactifs et gustatifs est un système de déplacements moléculaires ; nous concevons que ce système de déplacements se traduit en eux par un système correspondant d’actions nerveuses, et se traduit en nous par un système correspondant de sensations élémentaires de saveur et d’odeur ; nous définissons jusqu’à un certain point ces sensations élémentaires inconnues en disant qu’elles correspondent aux mouvements moléculaires du travail chimique, comme les sensations élémentaires connues de l’ouïe ou de la vue correspondent aux ondes de l’ondulation aérienne et éthérée. — Rien de pareil pour le toucher ; nous n’avons aucun moyen de déterminer ou de conjecturer le rhythme d’action que les nerfs tactiles reçoivent et transmettent aux centres nerveux. L’action élémentaire nerveuse et, partant, la sensation élémentaire tactile, restent hors de nos prises. Tout ce que nous savons, c’est qu’il y a une telle action et, partant, une telle sensation ; car, quel que soit l’excitant, le nerf tactile et les centres auxquels il aboutit fonctionnent toujours de même et d’une façon qui leur est propre ; leur rhythme d’action est spécial et ne change pas ; la preuve en est que ce rhythme provoque toujours en nous la même sorte de sensations, et que cette sorte de sensations n’est provoquée que par lui.

Voilà de grandes lacunes ; elles ne seront comblées que du jour où la physiologie sera assez avancée pour déterminer la forme et la vitesse du mouvement moléculaire dont la répétition constitue l’action nerveuse. En attendant, la théorie des sensations est comme un édifice dont une partie est achevée et une partie indiquée. — Mais cette construction incomplète suffit pour nous donner une idée de l’ensemble. Nous voyons que les innombrables sensations que nous rapportons à un même sens peuvent se ramener, pour chaque sens, à une sensation élémentaire dont les différents totaux constituent les différentes sensations de ce sens. Nous concevons, d’après les trois principes posés, que les sensations élémentaires des cinq sens peuvent être elles-mêmes des totaux composés des mêmes éléments, sans autre différence que celle du nombre, de l’ordre et de la grandeur de ces éléments, et que, partant, comme les diverses sensations de l’ouïe ou de la vue, elles peuvent se réduire à un type unique. En ce cas, il n’y aurait qu’une sensation élémentaire capable de divers rhythmes, comme il n’y a qu’une texture nerveuse capable de divers types105. — Et de fait, quelle que soit la structure des nerfs et des centres nerveux dont l’action provoque une sensation, si diverse que vous supposiez cette structure, ce qui se transmet d’un bout à l’autre du nerf, jusqu’au dernier centre nerveux, n’est jamais qu’un déplacement moléculaire, plus ou moins rapide, plus ou moins grand, plus ou moins compliqué. Une particule avait telle situation par rapport aux autres ; cette situation change, rien de plus ; au bout des toutes les sciences qui traitent des corps, on n’aperçoit jamais que la mécanique ; en sorte que les diverses actions nerveuses qui provoquent les diverses sensations ne peuvent être conçues que comme des systèmes de mouvements : ainsi toutes ces actions, diverses en quantité, sont les mêmes en qualité. — Donc, d’après la correspondance connue entre la sensation et l’action nerveuse, les sensations diverses en quantité sont les mêmes en qualité ; nous arrivons par la déduction au but que nous indiquait l’analogie. — Au fond de tous les événements corporels, on découvre un événement infinitésimal, imperceptible aux sens, le mouvement, dont les degrés et les complications constituent le reste, phénomènes physiques, chimiques et physiologiques. Au fond de tous les événements moraux, on devine un événement infinitésimal, imperceptible à la conscience, dont les degrés et les complications constituent le reste, sensations, images et idées. Quel est ce second événement, et l’un de ces événements est-il réductible à l’autre ?

En attendant, nous touchons les fondements de notre connaissance, et nous pouvons évaluer leur solidité. — On a vu que nos sens sont des idiomes, dont quatre sont spéciaux et le dernier général. Une sensation est un représentant mental, signe intérieur du fait extérieur qui la provoque. Les sensations spéciales de la vue, de l’ouïe, de l’odorat et du goût, sont des représentants délicats et limités qui, par leurs caractères, traduisent rigoureusement et uniquement un ordre spécial de faits extérieurs. Les sensations générales du toucher sont des représentants grossiers et universels, qui, par leurs caractères, traduisent à peu près tous les ordres de faits extérieurs. Ainsi toute sensation normale correspond à quelque fait extérieur qu’elle transcrit avec une approximation plus ou moins grande, et dont elle est le substitut intérieur. Par cette correspondance, les événements du dedans cadrent avec ceux du dehors, et les sensations, qui sont les éléments de nos idées, se trouvent naturellement et d’avance ajustées aux choses, ce qui permettra plus tard à nos idées d’être conformes aux choses et partant vraies. — D’autre part, on a vu que les images sont des substituts de sensations passées, futures, possibles, que les noms individuels sont des substituts d’images et de sensations momentanément absentes, que les noms généraux les plus simples sont des substituts d’images et de sensations impossibles, que les noms généraux plus composés sont des substituts d’autres noms, et ainsi de suite. — Il semble donc que la nature se soit donné à tâche d’instituer en nous des représentants de ses événements, et qu’elle y soit parvenue par les voies les plus économiques. Elle a d’abord institué la sensation qui traduit le fait avec une justesse et une finesse plus ou moins grande ; puis la sensation survivante et capable de résurrection indéfinie, c’est-à-dire l’image, qui répète la sensation et qui par suite traduit le fait lui-même ; puis le nom, sensation ou image d’une espèce particulière, qui, en vertu de propriétés acquises, représente le caractère général de plusieurs faits semblables, et remplace les sensations et images impossibles qui traduiraient ce caractère isolé. Au moyen de cette correspondance, de cette répétition et de ce remplacement, les faits du dehors, présents, passés, futurs, particuliers, généraux, simples, complexes, ont leurs représentants internes, et ce représentant mental est toujours le même événement interne plus ou moins composé, répété et déguisé.