(1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre III. L’âge classique. — Chapitre V. Swift. » pp. 2-82
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(1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre III. L’âge classique. — Chapitre V. Swift. » pp. 2-82

Chapitre V.
Swift.

I. Les débuts de Swift. —  Son caractère. —  Son orgueil. —  Sa sensibilité. —  Sa vie chez sir W. Temple. —  Chez lord Berkeley. —  Son rôle politique. —  Son importance. —  Son insuccès. —  Sa vie privée. —  Ses amours. —  Son désespoir et sa folie.

II. Son esprit. —  Sa puissance et ses limites. —  L’esprit prosaïque et positiviste. —  Comment il est situé entre la vulgarité et le génie. —  Pourquoi il est destructif.

III. Le pamphlétaire. —  Comment en ce moment la littérature entre dans la politique. —  Différence des partis en France et en Angleterre. —  Différence des pamphlets en France et en Angleterre. —  Conditions du pamphlet littéraire. —  Conditions du pamphlet efficace. —  Ces pamphlets sont spéciaux et pratiques. —  L’Examiner. —  Les Lettres du Drapier. —  Le Portrait de lord Wharton. —  Argument contre l’abolition du christianisme. —  L’invective politique. —  La diffamation personnelle. —  Le bon sens incisif. —  L’ironie grave.

IV. Le poëte. —  Comparaison de Swift et de Voltaire. —  Sérieux et dureté de ses badinages. —  Bickerstaff. —  Rudesse de sa galanterie. —  Cadénus et Vanessa. —  Sa poésie prosaïque et réaliste. —  La grande question débattue. —  Énergie et tristesse de ses petits poëmes. —  Vers sur sa propre mort. —  À quels excès il aboutit.

V. Le conteur et le philosophe. —  Le Conte du Tonneau. —  Son jugement sur la religion, la science, la philosophie et la raison. —  Comment il diffame l’intelligence humaine. —  Les Voyages de Gulliver. —  Son jugement sur la société, le gouvernement, les conditions et les professions. —  Comment il diffame la nature humaine. —  Derniers pamphlets. —  Construction de son caractère et de son génie.

En 1685, dans la grande salle de l’université de Dublin, les professeurs occupés à conférer les grades de bachelier eurent un singulier spectacle : un pauvre écolier, bizarre, gauche, aux yeux bleus et durs, orphelin, sans amis, misérablement entretenu par la charité d’un oncle, déjà refusé pour son ignorance en logique, se présentait une seconde fois sans avoir daigné lire la logique. En vain son tutor lui apportait les in-folio les plus respectables : Smeglesius, Keckermannus, Burgersdicius. Il en feuilletait trois pages, et les refermait au plus vite. Quand vint l’argumentation, le proctor fut obligé de lui mettre ses arguments en forme. On lui demandait comment il pourrait bien raisonner sans les règles ; il répondit qu’il raisonnait fort bien sans les règles. Cet excès de sottise fit scandale ; on le reçut pourtant, mais à grand’peine, speciali gratia, dit le registre, et les professeurs s’en allèrent, sans doute avec des risées de pitié, plaignant le cerveau débile de Jonathan Swift.

I

Ce furent là sa première humiliation et sa première révolte. Toute sa vie fut semblable à ce moment, comblée et ravagée de douleurs et de haines. À quel excès elles montèrent, son portrait et son histoire peuvent seuls l’indiquer. Il eut l’orgueil outré et terrible, et fit plier sous son arrogance la superbe des tout-puissants ministres et des premiers seigneurs. Simple journaliste, ayant pour tout bien un petit bénéfice d’Irlande, il traita avec eux d’égal à égal. M. Harley, le premier ministre, lui ayant envoyé un billet de banque pour ses premiers articles, il se trouva offensé d’être pris pour un homme payé, renvoya l’argent, exigea des excuses ; il les eut, et écrivit sur son journal : « J’ai rendu mes bonnes grâces à M. Harley945. » Un autre jour, ayant trouvé que Saint-John, le secrétaire d’État, lui faisait froide mine, il l’en tança rudement. « Je l’avertis que je ne voulais pas être traité comme un écolier, que tous les grands ministres qui m’honoraient de leur familiarité devaient, s’ils entendaient ou voyaient quelque chose à mon désavantage, me le faire savoir en termes clairs, et ne point me donner la peine de le deviner par le changement ou la froideur de leur contenance ou de leurs manières ; que c’était là une chose que je supporterais à peine d’une tête couronnée, mais que je ne trouvais pas que la faveur d’un sujet valût ce prix ; que j’avais l’intention de faire la même déclaration à milord garde des sceaux et à M. Harley, pour qu’ils me traitassent en conséquence946. » Saint-John l’approuva, se justifia, dit qu’il avait passé plusieurs nuits à travailler, une nuit à boire, et que sa fatigue avait pu paraître de la mauvaise humeur. Dans le salon de réception, Swift allait causer avec quelque homme obscur et forçait les lords à venir le saluer et lui parler. « M. le secrétaire d’État me dit que le duc de Buckingham désirait faire ma connaissance ; je répondis que cela ne se pouvait, qu’il n’avait pas fait assez d’avances. Le duc de Shrewsbury dit alors qu’il croyait que le duc n’avait pas l’habitude de faire des avances. Je dis que je n’y pouvais rien, car j’attendais toujours des avances en proportion de la qualité des gens, et plus de la part d’un duc que de la part d’un autre homme947. » Il triomphait dans son arrogance, et disait avec une joie contenue et pleine de vengeance : « On passe là une demi-heure assez agréable948. » Il allait jusqu’à la brutalité et la tyrannie ; il écrivait à la duchesse de Queensbury : « Je suis bien aise que vous sachiez votre devoir ; car c’est une règle connue et établie depuis plus de vingt ans en Angleterre, que les premières avances m’ont constamment été faites par toutes les dames qui aspiraient à me connaître, et plus grande était leur qualité, plus grandes étaient leurs avances949. » Le glorieux général Webb, avec sa béquille et sa canne, montait en boitant ses deux étages pour le féliciter et l’inviter ; Swift acceptait, puis, une heure après, se désengageait, aimant mieux dîner ailleurs. Il semblait se regarder comme un être d’espèce supérieure, dispensé des égards, ayant droit aux hommages, ne tenant compte ni du sexe, ni du rang, ni de la gloire, occupé à protéger et à détruire, distribuant les faveurs, les blessures et les pardons. Addison, puis lady Giffard, une amie de vingt ans, lui ayant manqué, il refusa de les reprendre en grâce, s’ils ne lui demandaient pardon. Lord Lansdowne, ministre de la guerre, s’étant trouvé blessé d’un mot dans l’Examiner, « je fus hautement irrité, dit Swift, qu’il se fût plaint de moi avant de m’avoir parlé. Je ne lui dirai plus une parole avant qu’il ne m’ait demandé pardon950. » Il traita l’art comme les hommes, écrivant d’un trait, dédaignant « la dégoûtante besogne de se relire », ne signant aucun de ses livres, laissant chaque écrit faire son chemin seul, sans le secours des autres, sans le patronage de son nom, sans la recommandation de personne. Il avait l’âme d’un dictateur, altérée de pouvoir, et ouvertement, disant « que tous ses efforts pour se distinguer venaient du désir d’être traité comme un lord951. » — « Que j’aie tort ou raison, ce n’est pas l’affaire. La renommée d’esprit ou de grand savoir tient lieu d’un ruban bleu ou d’un carrosse à six bêtes. » Mais ce pouvoir et ce rang, il se les croyait dus ; il ne demandait pas, il attendait. « Je ne solliciterai jamais pour moi-même, quoique je le fasse souvent pour les autres. » Il voulait l’empire, et agissait comme s’il l’avait eu. La haine et le malheur trouvent leur sol natal dans ces esprits despotiques. Ils vivent en rois tombés, toujours insultants et blessés, ayant toutes les misères de l’orgueil, n’ayant aucune des consolations de l’orgueil, incapables de goûter ni la société ni la solitude, trop ambitieux pour se contenter du silence, trop hautains pour se servir du monde, nés pour la rébellion et la défaite, destinés par leur passion et leur impuissance au désespoir et au talent.

La sensibilité ici exaspérait les plaies de l’orgueil. Sous ce flegme du visage et du style bouillonnaient des passions furieuses. Il y avait en lui une tempête incessante de colères et de désirs. « Une personne de haut rang en Irlande (qui daignait s’abaisser jusqu’à regarder dans mon esprit) avait coutume de dire que cet esprit était comme un démon conjuré, qui ravagerait tout si je ne lui donnais de l’emploi952. » Le ressentiment s’enfonçait en lui plus avant et plus brûlant que dans les autres hommes. Il faut écouter le profond soupir de joie haineuse avec lequel il contemple ses ennemis sous ses pieds. « Tous les whigs étaient ravis de me voir ; ils se noient et voudraient s’accrocher à moi comme à une branche ; leurs grands me faisaient tous gauchement des apologies. Cela est bon de voir la lamentable confession qu’ils font de leur sottise953. » Et un peu après : « Qu’ils crèvent et pourrissent, les chiens d’ingrats ! Avant de partir d’ici, je les ferai repentir de leur conduite… J’ai gagné vingt ennemis pour deux amis, mais au moins j’ai eu ma vengeance. » Il est assouvi et comblé ; comme un loup et comme un lion, il ne se soucie plus de rien.

Cette fougue l’emportait à travers toutes les témérités et toutes les violences. Ses Lettres du Drapier avaient soulevé l’Irlande contre le gouvernement, et le gouvernement venait d’afficher une proclamation promettant récompense à qui dénoncerait le drapier. Swift entre brusquement dans la grande salle de réception, écarte les groupes, arrive devant le lord-lieutenant, le visage enflammé, et d’une voix tonnante : « Très-bien, milord-lieutenant ; c’est un glorieux exploit que votre proclamation d’hier contre un pauvre boutiquier dont tout le crime est d’avoir voulu sauver ce pays954. » Et il déborda en invectives au milieu du silence et de la stupeur. Le lord, homme d’esprit, lui répondit doucement. Devant ce torrent, on se détournait. Ce cœur bouleversé et dévoré ne comprenait rien au calme de ses amis ; il leur demandait « si les corruptions et les scélératesses des hommes au pouvoir ne mangeaient pas leur chair et ne séchaient pas leur sang. » La résignation le révoltait. Ses actions, brusques, bizarres, partaient du milieu de son silence comme des éclairs. Il était étrange et violent en tout, dans sa plaisanterie, dans ses affaires privées, avec ses amis, avec les inconnus ; souvent on le crut en démence. Addison et ses amis voyaient depuis plusieurs jours à leur café un ecclésiastique singulier qui mettait son chapeau sur la table, marchait à grands pas pendant une heure, payait et partait, n’ayant rien regardé et n’ayant pas dit un mot. Ils l’appelèrent le curé fou. Un soir ce curé aperçoit un gentilhomme nouveau débarqué, va droit à lui, et, sans saluer, lui demande : « Dites-moi, monsieur, vous rappelez-vous un jour de beau temps dans ce monde ? » L’autre, étonné, répond, après quelques instants, qu’il se rappelle beaucoup de pareils jours. « C’est plus que je ne puis dire : je ne me rappelle aucun temps qui n’ait été trop chaud ou trop froid, trop humide ou trop sec ; mais, avec tout cela, le seigneur Dieu s’arrange pour qu’à la fin de l’an tout soit très-bien. » Sur ce sarcasme, il tourne les talons et sort : c’était Swift. —  Un autre jour, chez le comte de Burlington, en quittant la table, il dit à la maîtresse de la maison : « Lady Burlington, j’apprends que vous chantez. Chantez-moi un air. » La dame irritée refuse. « Elle chantera, ou je l’y forcerai. Eh bien ! madame, je suppose que vous me prenez pour un de vos curés de carrefour. Chantez quand je vous le commande. » Le comte s’étant mis à rire, la dame pleura et se retira. Quand Swift la revit, il lui dit pour première parole : « Dites-moi, madame, êtes-vous aussi fière et d’aussi mauvais caractère aujourd’hui que la dernière fois ? » Les gens s’étonnaient ou s’amusaient de ces sorties ; j’y vois des sanglots et des cris, les explosions de longues méditations impérieuses ou amères : ce sont les soubresauts d’une âme indomptée qui frémit, se cabre, brise les barrières, se blesse, écrase ou froisse ceux qu’elle rencontre ou qui veulent l’arrêter. Il a fini par la folie ; il la sentait venir, il l’a décrite horriblement ; il en a goûté par avance la nausée et la lie ; il la portait sur son visage tragique, dans ses yeux terribles et hagards. Voilà le puissant et douloureux génie que la nature livrait en proie à la société et à la vie ; la société et la vie lui ont versé tous leurs poisons.

Il a subi la pauvreté et le mépris dès l’âge où l’esprit s’ouvre, à l’âge où le cœur est fier955, à peine soutenu par les maigres aumônes de sa famille, sombre et sans espérance, sentant sa force et les dangers de sa force956. À vingt et un ans, secrétaire chez sir William Temple, il eut par an vingt livres sterling de gages, mangea à la table des premiers domestiques, écrivit des odes pindariques en l’honneur de son maître, emboursa dix ans durant les humiliations de la servitude et la familiarité de la valetaille, obligé d’aduler un courtisan goutteux et flatté, de subir milady sa sœur, agité d’angoisses « dès qu’il voyait un peu de froideur957 » dans les yeux de sir William, leurré d’espérances vaines, contraint après un essai d’indépendance de reprendre la livrée qui l’étouffait. « Pauvres hères, cadets du ciel, indignes de son soin, nous sommes trop heureux d’attraper les restes et le rebut de la table958 ! » — « C’est pourquoi, quand vous trouvez que les années viennent sans espérance d’une place, je vous conseille d’aller sur la grande route, seul poste d’honneur qui vous soit laissé ; vous y rencontrerez beaucoup de vos vieux camarades, et vous y ferez une vie courte et bonne. » Suivent des avis sur la conduite qu’ils devront tenir lorsqu’on les mènera à la potence. Voilà ses instructions aux domestiques ; il racontait ainsi ce qu’il avait souffert. À trente et un ans, espérant une place du roi Guillaume III, il édita les œuvres de son patron, les dédia au souverain, lui remit un placet, n’eut rien, et retomba au poste de secrétaire chez lord Berkeley, cette fois chapelain de la famille, avec tous les dégoûts dont ce rôle de valet ecclésiastique rassasiait alors un homme de cœur. « J’honore la soutane, dit la servante Harris959, je veux être femme d’un curé. Que Vos Excellences me donnent une lettre avec un ordre pour le chapelain960 ! » Les excellences, lui ayant promis le doyenné de Derry ; le donnèrent à un autre. Rejeté vers la politique, il écrivit un pamphlet whig, les Dissensions d’Athènes et de Rome, reçut de lord Halifax et des chefs du parti vingt belles promesses, et fut planté là. Vingt ans d’insultes sans vengeance et d’humiliations sans relâche, le tumulte intérieur de tant d’espérances nourries, puis écrasées, des rêves violents et magnifiques subitement flétris par la contrainte d’un métier machinal, l’habitude de souffrir et de haïr, la nécessité de cacher sa haine et sa souffrance, la conscience d’une supériorité blessante, l’isolement du génie et de l’orgueil, l’aigreur de la colère amassée et du dédain engorgé, voilà les aiguillons qui l’ont lancé comme un taureau. Plus de mille pamphlets en quatre ans vinrent l’irriter encore, avec les noms de renégat, de traître et d’athée. Il les écrasa tous, mit le pied sur leur parti, s’abreuva du poignant plaisir de la victoire. Si jamais âme fut rassasiée de la joie de déchirer, d’outrager et de détruire, ce fut celle-là. Le débordement du mépris, l’ironie implacable, la logique accablante, le cruel sourire du combattant qui marque d’avance l’endroit mortel où il va frapper son ennemi, marche sur lui et le supplicie à loisir, avec acharnement et complaisance, ce sont les sentiments qui l’ont pénétré et qui ont éclaté hors de lui, avec tant d’âpreté qu’il se barra lui-même sa carrière961, et que de tant de hautes places vers lesquelles il étendait la main, il ne lui resta qu’un poste de doyen dans la misérable Irlande. L’avénement de George Ier l’y exila ; l’avénement de George II, sur lequel il comptait, l’y confina. Il s’y débattit d’abord contre la haine populaire, puis contre le ministère vainqueur, puis contre l’humanité tout entière, par des pamphlets sanglants, par des satires désespérées ; il y savoura encore une fois le plaisir de combattre et de blesser962 ; il y souffrit jusqu’au bout, assombri par le progrès de l’âge, par le spectacle de l’oppression et de la misère, par le sentiment de son impuissance, furieux « de vivre parmi des esclaves », enchaîné et vaincu. « Chaque année, dit-il, ou plutôt chaque mois je me sens plus entraîné à la haine et à la vengeance, et ma rage est si ignoble qu’elle descend jusqu’à s’en prendre à la folie et à la lâcheté du peuple esclave parmi lequel je vis963. » Ce cri est l’abrégé de sa vie publique ; ces sentiments sont les matériaux que la vie publique a fournis à son talent.

Il les retrouvait dans la vie privée, plus violents et plus intimes. Il avait élevé et aimé purement une jeune fille charmante, instruite, honnête, Esther Johnson, qui dès l’enfance l’avait chéri et vénéré uniquement. Elle habitait avec lui, il avait fait d’elle sa confidente. De Londres, pendant ses combats politiques, il lui envoyait le journal complet de ses moindres actions ; il écrivait pour elle deux fois par jour, avec une familiarité, un abandon extrêmes, avec tous les badinages, toutes les vivacités, tous les noms mignons et caressants de l’épanchement le plus tendre. Cependant une autre jeune fille belle et riche, miss Vanhomrigh, s’attachait à lui, lui déclarait son amour, recevait plusieurs marques du sien, le suivait en Irlande, tantôt jalouse, tantôt soumise, mais si passionnée, si malheureuse, que ses lettres auraient brisé le cœur le plus dur. « Si vous continuez à me traiter comme vous le faites, je n’aurai pas à vous gêner longtemps… Je crois que j’aurais supporté plus volontiers la torture que ces mortelles, mortelles paroles que vous m’avez dites… Oh ! s’il vous restait seulement assez d’intérêt pour moi pour que cette plainte pût toucher votre pitié964 ! » Elle languit et mourut. Esther Johnson, qui si longtemps avait eu tout le cœur de Swift, souffrait encore davantage. Tout était changé dans la maison de Swift. « À mon arrivée, dit-il, je crus que je mourrais de chagrin, et tout le temps qu’on mit à m’installer, je fus horriblement triste. » Des larmes, la défiance, le ressentiment, un silence glacé, voilà ce qu’il trouvait à la place de la familiarité et des tendresses. Il l’épousa par devoir, mais en secret, et à la condition qu’elle ne serait sa femme que de nom. Pendant douze ans, elle dépérit ; Swift s’en allait le plus souvent qu’il pouvait en Angleterre. Sa maison lui était un enfer ; on soupçonne qu’une infirmité physique s’était mêlée à ses amours et à son mariage. Un jour, Delany, son biographe, l’ayant trouvé qui causait avec l’archevêque King, vit l’archevêque en larmes, et Swift qui s’enfuyait le visage bouleversé. « Vous venez de voir, dit le prélat, le plus malheureux homme de la terre ; mais sur la cause de son malheur, vous ne devez jamais faire une question. » Esther Johnson mourut ; quelles furent les angoisses de Swift, de quels spectres il fut poursuivi, dans quelles horreurs le souvenir de deux femmes minées lentement et tuées par sa faute le plongea et l’enchaîna, rien que sa fin peut le dire. « Il est temps pour moi d’en finir avec le monde… ; mais je mourrai ici dans la rage comme un rat empoisonné dans son trou965… » L’excès du travail et des émotions l’avait rendu malade dès sa jeunesse : il avait des vertiges ; il n’entendait plus. Il sentait depuis longtemps que sa raison l’abandonnerait. Un jour on l’avait vu s’arrêter devant un orme découronné, le contempler longtemps, et dire : « Je serai comme cet arbre, je mourrai d’abord par la tête966. » Sa mémoire le quittait, il recevait les attentions des autres avec dégoût, parfois avec fureur. Il vivait seul, morne, ne pouvant plus lire. On dit qu’il passa une année sans prononcer une parole, ayant horreur de la figure humaine, marchant dix heures par jour, maniaque, puis idiot. Une tumeur lui vint sur l’œil, telle qu’il resta un mois sans dormir, et qu’il fallut cinq personnes pour l’empêcher de s’arracher l’œil avec les ongles. Un de ses derniers mots fut : « Je suis fou. » Son testament ouvert, on trouva qu’il léguait toute sa fortune pour bâtir un hôpital de fous.

II

Il a fallu ces passions et ces misères pour inspirer les Voyages de Gulliver et le Conte du Tonneau.

Il a fallu encore une forme d’esprit étrange et puissante, aussi anglaise que son orgueil et ses passions. Il a le style d’un chirurgien et d’un juge, froid, grave, solide, sans ornement, ni vivacité, ni passion, tout viril et pratique. Il ne veut ni plaire, ni divertir, ni entraîner, ni toucher ; il ne lui arrive jamais d’hésiter, de redoubler, de s’enflammer ou de faire effort. Il prononce sa pensée d’un ton uni, en termes exacts, précis, souvent crus, avec des comparaisons familières, abaissant tout à la portée de la main, même les choses les plus hautes, surtout les choses les plus hautes, avec un flegme brutal et toujours hautain. Il sait la vie comme un banquier sait ses comptes, et une fois son addition faite, il dédaigne ou assomme les bavards qui en disputent autour de lui.

Avec le total il sait les parties. Non-seulement il saisit familièrement et vigoureusement chaque objet, mais encore il le décompose et possède l’inventaire de ses détails. Il a l’imagination aussi minutieuse qu’énergique. Il peut vous donner sur chaque événement et sur chaque objet un procès-verbal de circonstances sèches, si bien lié et si vraisemblable qu’il vous fera illusion. Les voyages de son Gulliver sembleront un journal de bord. Les prédictions de son Bickerstaff seront prises à la lettre par l’inquisition de Portugal. Le récit de son M. du Baudrier paraîtra une traduction authentique. Il donnera au roman extravagant l’air d’une histoire certifiée. Par cette science détaillée et solide, il importe dans la littérature l’esprit positif des hommes de pratique et d’affaires. Il n’y en a pas de plus fort, ni de plus borné, ni de plus malheureux ; car il n’y en pas de plus destructeur. Nulle grandeur fausse ou vraie ne se soutient devant lui ; les choses sondées et maniées perdent à l’instant leur prestige et leur valeur. En les décomposant, il montre leur laideur réelle et leur ôte leur beauté fictive. En les mettant au niveau des objets vulgaires, il leur supprime leur beauté réelle et leur imprime une laideur fictive. Il présente tous leurs traits grossiers, et ne présente que leurs traits grossiers. Regardez comme lui les détails physiques de la science, de la religion, de l’État, et réduisez comme lui la science, la religion et l’État à la bassesse des événements journaliers ; comme lui, vous verrez, ici, un Bedlam de rêveurs ratatinés, de cerveaux étroits et chimériques, occupés à se contredire, à ramasser dans des bouquins moisis des phrases vides, à inventer des conjectures qu’ils crient comme des vérités ; là, une bande d’enthousiastes marmottant des phrases qu’ils n’entendent pas, adorant des figures de style en guise de mystères, attachant la sainteté ou l’impiété à des manches d’habit ou à des postures, dépensant en persécutions et en génuflexions le surcroît de folie moutonnière et féroce dont le hasard malfaisant a gorgé leurs cerveaux ; là-bas, des troupeaux d’idiots qui livrent leur sang et leurs biens aux caprices et aux calculs d’un monsieur en carrosse, par respect pour le carrosse qu’ils lui ont fourni. Quelle partie de la nature ou de la vie humaine peut subsister grande et belle devant un esprit qui, pénétrant tous les détails, aperçoit l’homme à table, au lit, à la garde-robe, dans toutes ses actions plates ou basses, et qui ravale toute chose au rang des événements vulgaires, des plus mesquines circonstances de friperie et de pot-au-feu ? Ce n’est pas assez pour l’esprit positif de voir les ressorts, les poulies, les quinquets et tout ce qu’il y a de laid dans l’opéra auquel il assiste ; par surcroît, il l’enlaidit, l’appelant parade. Ce n’est pas assez de n’y rien ignorer, il veut encore n’y rien admirer. Il traite les choses en outils domestiques ; après en avoir compté les matériaux, il leur impose un nom ignoble ; pour lui, la nature n’est qu’une marmite où cuisent des ingrédients dont il sait la proportion et le nombre. Dans cette force et dans cette faiblesse, vous voyez d’avance la misanthropie de Swift et son talent.

C’est qu’il n’y a que deux façons de s’accommoder au monde : la médiocrité d’esprit et la supériorité d’intelligence ; l’une à l’usage du public et des sots, l’autre à l’usage des artistes et des philosophes ; l’une qui consiste à ne rien voir, l’autre qui consiste à voir tout. Vous respecterez les choses respectées, si vous n’en regardez que la surface, si vous les prenez telles qu’elles se donnent, si vous vous laissez duper par la belle apparence qu’elles ne manquent jamais de revêtir. Vous saluerez dans vos maîtres l’habit doré dont ils s’affublent, et vous ne songerez jamais à sonder les souillures qui sont cachées par la broderie. Vous serez attendri par les grands mots qu’ils répètent d’un ton sublime, et vous n’apercevrez jamais dans leur poche le manuel héréditaire où ils les ont pris. Vous leur porterez pieusement votre argent et vos services ; la coutume, vous paraîtra justice, et vous accepterez cette doctrine d’oie, qu’une oie a pour devoir d’être un rôti. Mais d’autre part vous tolérerez et même vous aimerez le monde, si, pénétrant dans sa nature, vous vous occupez à expliquer ou à imiter son mécanisme. Vous vous intéresserez aux passions par la sympathie de l’artiste ou par la compréhension du philosophe ; vous les trouverez naturelles en ressentant leur force, ou vous les trouverez nécessaires en calculant leur liaison ; vous cesserez de vous indigner contre des puissances qui produisent de beaux spectacles, ou vous cesserez de vous emporter contre des contre-coups que la géométrie des causes avait prédits ; vous admirerez le monde comme un drame grandiose ou comme un développement invincible, et vous serez préservé par l’imagination ou par la logique du dénigrement où du dégoût. Vous démêlerez dans la religion les hautes vérités que les dogmes offusquent et les généreux instincts que la superstition recouvre. Vous apercevrez dans l’État les bienfaits infinis que nulle tyrannie n’abolit et les inclinations sociables que nulle méchanceté ne déracine. Vous distinguerez dans la science les doctrines solides que la discussion n’ébranle plus, les larges idées que le choc des systèmes purifie et déploie, les promesses magnifiques que les progrès présents ouvrent à l’ambition de l’avenir. On peut de la sorte échapper à la haine par la nullité de la perspective ou par la grandeur de la perspective, par l’impuissance de découvrir les contrastes ou par la puissance de découvrir l’accord des contrastes. Élevé au-dessus de l’une, abaissé au-dessous de l’autre, voyant le mal et le désordre, ignorant le bien et l’harmonie, exclu de l’amour et du calme, livré à l’indignation et à l’amertume, Swift ne rencontre ni une cause qu’il puisse chérir, ni une doctrine qu’il puisse établir967 ; il emploie toute la force de l’esprit le mieux armé et du caractère le mieux trempé à décrier et à détruire : toutes ses œuvres sont des pamphlets.

III

C’est à ce moment et entre ses mains que le journal atteignit en Angleterre son caractère propre et sa plus grande force. La littérature entrait dans la politique. Pour comprendre ce que devint l’une, il faut comprendre ce qu’était l’autre : l’art dépendit des affaires, et l’esprit des partis fit l’esprit des écrivains.

En France, une théorie paraît, éloquente, bien liée et généreuse ; les jeunes gens s’en éprennent, portent un chapeau et chantent des chansons en son honneur ; le soir, en digérant, les bourgeois la lisent et s’y complaisent ; plusieurs, ayant la tête chaude, l’acceptent et se prouvent à eux-mêmes leur force d’esprit en se moquant des rétrogrades. D’autre part, les gens établis, prudents et craintifs, se défient ; comme ils se trouvent bien, ils trouvent que tout est bien, et demandent que les choses restent comme elles sont. Voilà nos deux partis, fort anciens, comme chacun sait, fort peu graves, comme chacun voit. Nous avons besoin de causer, de nous enthousiasmer, de raisonner sur des opinions spéculatives, tout cela fort légèrement, environ une heure par jour, ne livrant à ce goût que la superficie de nous-mêmes, si bien nivelés, qu’au fond nous pensons tous de même, et qu’à voir justement les choses on ne trouvera dans notre pays que deux partis, celui des hommes de vingt ans et celui des hommes de quarante ans. Au contraire, les partis anglais furent toujours des corps compacts et vivants, liés par des intérêts d’argent, de rang et de conscience, ne prenant les théories que pour drapeau ou pour appoint, sortes d’États secondaires qui, comme jadis les deux ordres de Rome, essayaient légalement d’accaparer l’État. Pareillement, la constitution anglaise ne fut jamais qu’une transaction entre des puissances distinctes, contraintes de se tolérer les unes les autres, disposées à empiéter les unes sur les autres, occupées à traiter les unes avec les autres. La politique est pour eux un intérêt domestique, pour nous une occupation de l’esprit : ils en font une affaire, nous en faisons une discussion.

C’est pourquoi leurs pamphlets, et notamment ceux de Swift, ne nous paraissent qu’à demi littéraires. Pour qu’un raisonnement soit littéraire, il faut qu’il ne s’adresse point à tel intérêt ou à telle faction, mais à l’esprit pur, qu’il soit fondé sur des vérités universelles, qu’il s’appuie sur la justice absolue, qu’il puisse toucher toutes les raisons humaines ; autrement, étant local, il n’est qu’utile : il n’y a de beau que ce qui est général. Il faut encore qu’il se développe régulièrement par des analyses et avec des divisions exactes, que sa distribution donne une image de la pure raison, que l’ordre des idées y soit inviolable, que tout esprit puisse y puiser aisément une conviction entière, que la méthode, comme les principes, soit raisonnable en tous les lieux et dans tous les temps. Il faut enfin que la passion de bien prouver se joigne à l’art de bien prouver, que l’orateur annonce sa preuve, qu’il la rappelle, qu’il la présente sous toutes ses faces, qu’il veuille pénétrer dans les esprits, qu’il les poursuive avec insistance dans toutes leurs fuites, mais en même temps qu’il traite ses auditeurs en hommes dignes de comprendre et d’appliquer les vérités générales, et que son discours ait la vivacité, la noblesse, la politesse et l’ardeur qui conviennent à de tels sujets et à de tels esprits. C’est par là que la prose antique et la prose française sont éloquentes, et que des dissertations de politique ou des controverses de religion sont restées des modèles d’art.

Ce bon goût et cette philosophie manquent à l’esprit positif ; il veut atteindre non la beauté éternelle, mais le succès actuel. Swift ne s’adresse pas à l’homme en général, mais à certains hommes. Il ne parle pas à des raisonneurs, mais à un parti ; il ne s’agit pas pour lui d’enseigner une vérité, mais de faire une impression ; il n’a pas pour but d’éclairer cette partie isolée de l’homme qu’on appelle l’esprit, mais de remuer cette masse de sentiments et de préjugés qui est l’homme réel. Pendant qu’il écrit, son public est sous ses yeux : gros squires bouffis par le porto et le bœuf, accoutumés à la fin du repas à brailler loyalement pour l’Église et le roi ; gentilshommes fermiers aigris contre le luxe de Londres et l’importance nouvelle des commerçants ; ecclésiastiques nourris de sermons pédants et de haine ancienne contre les dissidents et les papistes. Ces gens-là n’auront pas assez d’esprit pour suivre une belle déduction ou pour entendre un principe abstrait. Il faut calculer les faits qu’ils savent, les idées qu’ils ont reçues, les intérêts qui les pressent, ne rappeler que ces faits, ne partir que de ces idées, n’inquiéter que ces intérêts. Ainsi parle Swift, sans développement, sans coups de logique, sans effets de style, mais avec une force et un succès extraordinaires, par des sentences dont les contemporains sentaient intérieurement la justesse et qu’ils acceptaient à l’instant même, parce qu’elles ne faisaient que leur dire nettement et tout haut ce qu’ils balbutiaient obscurément et tout bas. Telle fut la puissance de l’Examiner, qui changea en un an l’opinion de trois royaumes, et surtout du Drapier, qui fit reculer un gouvernement.

La petite monnaie manquait en Irlande, et les ministres anglais avaient donné à William Wood une patente pour frapper cent huit mille livres sterling de cuivre. Une commission, dont Newton était membre, vérifia les pièces fabriquées, les trouva bonnes, et plusieurs juges compétents pensent aujourd’hui que la mesure était loyale autant qu’utile au pays. Swift ameuta contre elle le peuple en lui parlant son langage, et triompha du bon sens et de l’État968. « Frères, amis, compatriotes et camarades, ce que je vais vous dire à présent est, après votre devoir envers Dieu et le soin de votre salut, du plus grand intérêt pour vous-mêmes et vos enfants ; votre pain, votre habillement, toutes les nécessités de la vie en dépendent. C’est pourquoi je vous exhorte très-instamment comme hommes, comme chrétiens, comme pères, comme amis de votre pays, à lire cette feuille avec la dernière attention, ou à vous la faire lire par d’autres. Pour que vous puissiez le faire avec moins de dépense, j’ai ordonné à l’imprimeur de la vendre au plus bas prix969. » Vous voyez naître du premier coup d’œil l’inquiétude populaire ; c’est ce style qui touche les ouvriers et les paysans ; il faut cette simplicité, ces détails, pour entrer dans leur croyance. L’auteur a l’air d’un drapier, et ils n’ont confiance qu’aux gens de leur état. Swift continue et diffame Wood, certifiant que ses pièces de cuivre ne valent pas le huitième de leur titre. De preuves, nulle trace : il n’y a pas besoin de preuves pour convaincre le peuple ; il suffit de répéter plusieurs fois la même injure, d’abonder en exemples sensibles, de frapper ses yeux et ses oreilles. Une fois l’imagination prise, il ira criant, se persuadant par ses propres cris, intraitable. « Votre paragraphe, dit Swift à ses adversaires, rapporte encore ceci, que sir Isaac Newton a rendu compte d’un essai fait à la Tour sur le métal de Wood, par quoi il paraissait que Wood a rempli à tous égards son traité. Son traité ? Avec qui ? Est-ce avec le Parlement ou avec le peuple d’Irlande ? Est-ce que ce ne sont pas eux qui seront les acheteurs ? Mais ils le détestent, l’abhorrent, comme corrompu, frauduleux ; ils la rejettent, sa boue et sa drogue970. » Et un peu après : « M. Wood, dit-il, propose de ne fabriquer que quarante mille livres de sa monnaie, à moins que les exigences du commerce n’en demandent davantage, quoique sa patente lui donne pouvoir pour en fabriquer une bien plus grande quantité ; —  à quoi, si je devais répondre, je le ferais comme ceci. Que M. Wood et sa bande de fondeurs et de chaudronniers battent monnaie jusqu’à ce qu’il n’y ait plus dans le royaume une vieille bouilloire de reste, qu’ils en battent avec du vieux cuir, de la terre à pipe ou de la boue de la rue, et appellent leur drogue du nom qu’il leur plaira, guinée ou liard, nous n’avons pas à nous inquiéter de savoir comment lui et sa troupe de complices jugent à propos de s’employer ; mais j’espère et j’ai confiance que tous, jusqu’au dernier homme, nous sommes bien déterminés à ne point avoir affaire avec lui ni avec sa marchandise971. » Swift s’emporte, ne répond pas. En effet, c’est la meilleure manière de répondre : pour remuer de tels auditeurs, il faut mettre en mouvement leur sang et leurs nerfs ; dès lors les boutiquiers et les fermiers retrousseront leurs manches, apprêteront leurs poings, et les bonnes raisons de leur ennemi ne feront qu’augmenter l’envie qu’ils ont de l’assommer.

Voyez maintenant comment un amas d’exemples sensibles rend probable une assertion gratuite. « Votre journal dit qu’on a vérifié la monnaie. Comme cela est impudent et insupportable ! Wood a soin de fabriquer une douzaine ou deux de sous en bon métal, les envoie à la Tour, et on les approuve, et ces sous doivent répondre de tous ceux qu’il a déjà fabriqués ou fabriquera à l’avenir ! Sans doute il est vrai qu’un gentleman envoie souvent à ma boutique prendre un échantillon d’étoffe : je le coupe loyalement dans la pièce, et si l’échantillon lui va, il vient, ou bien envoie et compare le morceau avec la pièce entière, et probablement nous faisons marché ; mais si je voulais acheter cent moutons, et que l’éleveur, après m’avoir amené un seul mouton, gras et de bonne toison, en manière d’échantillon, me voulût faire payer le même prix pour les cent autres, sans me permettre de les voir avant de payer, ou sans me donner bonne garantie qu’il me rendra mon argent pour ceux qui seront maigres, ou tondus, ou galeux, je ne voudrais pas être une de ses pratiques. On m’a conté l’histoire d’un homme qui voulait vendre sa maison, et pour cela portait un morceau de brique dans sa poche, et le montrait comme échantillon pour encourager les acheteurs ; ceci est justement le cas pour les vérifications de M. Wood972. » Un gros rire éclatait ; les bouchers, les maçons, étaient gagnés. Pour achever, Swift leur enseignait un expédient pratique, proportionné à leur intelligence et à leur état. « Le simple soldat, quand il ira au marché ou à la taverne, offrira cette monnaie ; si on la refuse, il sacrera, fera le diable à quatre, menacera de battre le boucher ou la cabaretière, ou prendra les marchandises par force, et leur jettera la pièce fausse. Dans ce cas et dans les autres semblables, le boutiquier, ou le débitant de viandes, ou tout autre marchand, n’a pas autre chose à faire que de demander dix fois le prix de sa marchandise, si on veut le payer en monnaie de Wood, —  par exemple vingt pence de cette monnaie pour un quart d’ale, —  et ainsi dans toutes les autres choses, et ne jamais lâcher sa marchandise qu’il ne tienne l’argent973. » La clameur publique vainquit le gouvernement anglais ; il retira sa monnaie et paya à Wood une grosse indemnité. Tel est le mérite des raisonnements de Swift ; ce sont de bons outils, tranchants et maniables, ni élégants ni brillants, mais qui prouvent leur valeur par leur effet.

Toute la beauté de ces pamphlets est dans l’accent. Ils n’ont ni la fougue généreuse de Pascal, ni la gaieté étourdissante de Beaumarchais, ni la finesse ciselée de Courier, mais un air de supériorité accablante et une âcreté de rancune terrible. La passion et l’orgueil énorme, comme tout à l’heure l’esprit positif, ont assené tous les coups. Il faut lire son Esprit public des Whigs contre Steele. Page à page, Steele est déchiré avec un calme et un dédain que personne n’a égalés. Swift avance régulièrement, ne laissant aucune partie saine, enfonçant blessure sur blessure, sûr de tous ses coups, en sachant d’avance la portée et la profondeur. Le pauvre Steele, étourdi vaniteux, est entre ses mains comme Gulliver chez les géants ; c’est pitié de voir un combat si inégal, et ce combat est sans pitié : Swift l’écrase avec soin et avec aisance, comme une vermine. Le malheureux, ancien officier et demi-lettré, se servait maladroitement des mots constitutionnels. « Contre cet écueil, il vient perpétuellement faire naufrage à nos yeux, toutes les fois qu’il se hasarde hors des bornes étroites de sa littérature. Il a gardé un souvenir confus des termes depuis qu’il a quitté l’université, mais il a perdu la moitié de leur sens, et les met ensemble sans autre motif que leur cadence, comme ce domestique qui clouait des cartes de géographie dans le cabinet d’un gentleman, quelques-unes en travers, d’autres la tête en bas, pour mieux les ajuster aux panneaux974. »

Quand il juge, il est pire que quand il prouve ; témoin son court portrait de lord Wharton. Avec les formules de politesse officielle, il le transperce ; il n’y a qu’un Anglais capable d’un tel flegme et d’une telle hauteur.

J’ai eu l’occasion, dit-il, de converser beaucoup avec sa Seigneurie, et je suis parfaitement convaincu qu’il est indifférent aux applaudissements autant qu’insensible aux reproches. Il est dépourvu du sens de la gloire et de la honte, comme quelques hommes sont dépourvus du sens de l’odorat ; c’est pourquoi une bonne réputation est pour lui aussi peu de chose qu’un parfum précieux serait pour eux. Quand un homme, dans l’intérêt du public, se met à décrire le naturel d’un serpent, d’un loup, d’un crocodile ou d’un renard, on doit entendre qu’il le fait sans aucune espèce d’amour ou de haine personnelle envers ces animaux eux-mêmes. Pareillement Son Excellence est un de ceux que je n’aime ni ne hais personnellement. Je le vois à la cour, chez lui et quelquefois chez moi, car j’ai l’honneur de recevoir ses visites ; et quand cet écrit sera public, il est probable qu’il me dira, comme il l’a déjà fait dans une circonstance semblable, « qu’il vient d’être diablement éreinté », puis, avec la transition la plus aisée du monde, me parlera du temps ou de l’heure qu’il est. J’entreprends donc ce travail de meilleur cœur, étant sûr de ne point le mettre en colère et de ne blesser en aucune façon sa réputation : comble de bonheur et de sécurité qui appartient à Son Excellence, et que nul philosophe avant lui n’a pu atteindre. —  Thomas, comte de Wharton, lord-lieutenant d’Irlande, par la force étonnante de sa constitution, a depuis quelques années dépassé l’âge critique, sans que la vieillesse ait laissé de traces visibles sur son corps ou sur son esprit, quoiqu’il se soit prostitué toute la vie aux vices qui ordinairement usent l’un et l’autre. Qu’il se promène, ou siffle, ou jure, ou dise des ordures, ou crie des injures, il s’acquitte de tous ces emplois mieux qu’un étudiant de troisième année. Avec la même grâce et le même style, il tempêtera contre son cocher en pleine rue, dans le royaume dont il est gouverneur, et tout cela sans conséquence, parce que la chose est dans son naturel et que tout le monde s’y attend. Lorsqu’il réussit, c’est moins par l’art que par le nombre de ses mensonges, ces mensonges étant quelquefois découverts en une heure, souvent en un jour, toujours en une semaine. Il jure solennellement qu’il vous aime et veut vous servir, et, votre dos tourné, dit aux assistants que vous êtes un chien et un drôle. Il va assidûment aux prières, selon l’étiquette de sa place, et profère des ordures et des blasphèmes à la porte de la chapelle. En politique, il est presbytérien ; en religion, athée ; mais il trouve bon en ce moment d’avoir pour concubine une papiste. Dans son commerce avec les hommes, sa règle générale est de tâcher de leur en imposer, n’ayant d’autre recette pour cet effet qu’un composé de serments et de mensonges. On n’a jamais su qu’il ait refusé ou tenu une promesse. Et je me souviens que lui-même en faisait l’aveu à une dame, exceptant toutefois la promesse qu’il lui faisait en ce moment, qui était de lui procurer une pension. Cependant il manqua à cette même promesse, et, je l’avoue, nous trompa tous les deux ; mais ici, je prie qu’on distingue entre une promesse et un marché, car certainement il tiendra le marché avec celui qui lui aura fait la plus belle offre. En voilà assez pour le portrait de Son Excellence975.

Suit une liste détaillée des belles actions à l’appui. « À la vérité, je n’ai pu les ranger convenablement, comme je l’aurais voulu. C’est que j’ai cru utile pour diverses raisons que le monde fût informé aussitôt que possible des mérites de Son Excellence. Telles qu’elles sont, elles pourront servir de matériaux à toute personne qui aura l’envie d’écrire des mémoires sur la vie de Son Excellence. » Dans tout ce morceau, la voix de Swift est restée calme ; pas un muscle de son visage n’a remué ; ni demi-sourire, ni éclair de l’œil, ni geste ; il parle en statue ; mais sa colère croît par la contrainte et brûle d’autant plus qu’elle n’a pas d’éclat.

C’est pourquoi son style ordinaire est l’ironie grave. Elle est l’arme de l’orgueil, de la méditation et de la force. L’homme qui l’emploie se contient au plus fort de la tempête intérieure ; il est trop fier pour offrir sa passion en spectacle ; il ne prend point le public pour confident ; il entend être seul dans son âme ; il aurait honte de se livrer ; il veut et sait garder l’absolue possession de soi. Ainsi concentré, il comprend mieux et il souffre davantage ; l’emportement ne vient point soulager sa colère ou dissiper son attention ; il sent toutes les pointes et pénètre le fond de l’opinion qu’il déteste ; il multiplie sa douleur et sa connaissance, et ne s’épargne ni blessure, ni réflexion. C’est dans cette attitude qu’il faut voir Swift, impassible en apparence, mais les muscles contractés, le cœur brûlant de haine, écrire avec un sourire terrible des pamphlets comme celui-ci976 :

Il n’est peut-être ni très-sûr, ni très-prudent de raisonner contre l’abolition du christianisme dans un moment où tous les partis sont déterminés et unanimes sur ce point. Cependant, soit affectation de singularité, soit perversité de la nature humaine, je suis si malheureux, que je ne puis être entièrement de cette opinion. Bien plus, quand je serais sûr que l’attorney général va donner ordre qu’on me poursuive à l’instant même, je confesse encore que dans l’état présent de nos affaires soit intérieures, soit extérieures, je ne vois pas la nécessité absolue d’extirper chez nous la religion chrétienne. Ceci pourra peut-être sembler un paradoxe trop fort, même à notre âge savant et paradoxal ; c’est pourquoi je l’exposerai avec toute la réserve possible et avec une extrême déférence pour cette grande et docte majorité qui est d’un autre sentiment. —  Du reste, j’espère qu’aucun lecteur ne me suppose assez faible pour vouloir défendre le christianisme réel, qui, dans les temps primitifs, avait, dit-on, quelque influence sur la croyance et les actions des hommes ; ce serait-là en effet un projet insensé ; on détruirait ainsi d’un seul coup la moitié de la science et tout l’esprit du royaume. Le lecteur de bonne foi comprendra aisément que mon discours n’a d’autre objet que de défendre le christianisme nominal, l’autre ayant été depuis quelque temps mis de côté par le consentement général comme tout à fait incompatible avec nos projets actuels de richesse et de pouvoir977.

Examinons donc les avantages que pourrait avoir cette abolition du titre et du nom de chrétien, ceux-ci par exemple :

On objecte que, de compte fait, il y a dans ce royaume plus de dix mille prêtres, dont les revenus, joints à ceux de milords les évêques, suffiraient pour entretenir au moins deux cents jeunes gentilshommes, gens d’esprit et de plaisir, libres penseurs, ennemis de la prêtraille, des principes étroits, de la pédanterie et des préjugés, et qui pourraient faire l’ornement de la ville et de la cour978. On représente encore comme un grand avantage pour le public que, si nous écartons tout d’un coup l’institution de l’Évangile, toute religion sera naturellement bannie pour toujours, et par suite avec elle tous les fâcheux préjugés de l’éducation qui, sous les noms de vertu, conscience, honneur, justice et autres semblables, ne servent qu’à troubler la paix de l’esprit humain979.

Puis il conclut en doublant l’insulte :

Ayant maintenant considéré les plus fortes objections contre le christianisme et les principaux avantages qu’on espère obtenir en l’abolissant, je vais, avec non moins de déférence et de soumission pour de plus sages jugements, mentionner quelques inconvénients qui pourraient naître de la destruction de l’Évangile, et que les inventeurs n’ont peut-être pas suffisamment examinés. D’abord je sens très-vivement combien les personnes d’esprit et de plaisir doivent être choquées et murmurer à la vue de tant de prêtres crottés qui se rencontrent sur leur chemin et offensent leurs yeux ; mais en même temps ces sages réformateurs ne considèrent pas quel avantage et quelle félicité c’est pour de grands esprits d’avoir toujours sous la main des objets de mépris et de dégoût pour exercer et accroître leurs talents, et pour empêcher leur mauvaise humeur de retomber sur eux-mêmes ou sur leurs pareils, —  particulièrement quand tout cela peut être fait sans le moindre danger imaginable pour leurs personnes. Et pour pousser un autre argument de nature semblable : si le christianisme était aboli, comment les libres penseurs, les puissants raisonneurs, les hommes de profonde science, sauraient-ils trouver un autre sujet si bien disposé à tous égards pour qu’ils puissent déployer leur talent ? De quelles merveilleuses productions d’esprit serions-nous privés, si nous perdions celles des hommes dont le génie, par une pratique continuelle, s’est entièrement tourné en railleries et en invectives contre la religion, et qui seraient incapables de briller ou de se distinguer sur tout autre sujet ! Nous nous plaignons journellement du grand déclin de l’esprit parmi nous, et nous voudrions supprimer la plus grande, peut-être la seule source qui lui reste980 ! —  Mais voici la plus forte des raisons ; celle-là est tout à fait invincible. Il est à craindre que, six mois après l’acte du Parlement pour l’extirpation de l’Évangile, les fonds de la banque et des Indes-Orientales ne tombent au moins de 1 pour 100. Et puisque c’est cinquante fois plus que la sagesse de notre âge n’a jugé à propos d’aventurer pour le salut du christianisme, il n’y a nulle raison de s’exposer à une si grande perte pour le seul plaisir de le détruire981.

Swift n’est qu’un combattant, je le veux ; mais quand on revoit d’un coup d’œil ce bon sens et cet orgueil, cet empire sur les passions des autres et cet empire de soi, cette force de haine et cet emploi de la haine, on juge qu’il n’y eut guère de combattants semblables. Il est pamphlétaire comme Annibal fut condottiere.

IV

Le soir de la bataille, ordinairement on se délasse : on badine, on raille, on cause, en prose, en vers ; mais ce soir continue la journée, et l’esprit qui a laissé sa trace dans les affaires laisse sa trace dans les amusements.

Quoi de plus gai que les soirées de Voltaire ? Il se moque ; mais est-ce que dans sa moquerie vous apercevez quelque intention meurtrière ? Il s’emporte ; mais est-ce que dans ses colères vous apercevez un naturel haineux et méchant ? Tout est aimable en lui. En un instant, par besoin d’action, il frappe, caresse, change cent fois de ton, de visage, avec de brusques mouvements, d’impétueuses saillies, quelquefois enfant, toujours homme du monde, de goût et de conversation. Il veut me faire fête ; il me mène en un instant à travers mille idées, sans effort, pour s’égayer, pour m’égayer moi-même. Le charmant maître de maison qui veut plaire, qui sait plaire, qui n’a horreur que de l’ennui, qui ne se défie point de moi, qui ne se contraint pas, qui est toujours lui-même, qui pétille d’idées, de naturel et d’enjouement ! Si j’étais avec lui, et qu’il se moquât de moi, je ne me fâcherais pas ; je prendrais le ton, je rirais de moi-même, je sentirais qu’il n’a d’autre envie que de passer une heure agréable, qu’il ne m’en veut pas, qu’il me traite en égal et en convive, qu’il éclate en plaisanteries comme un feu d’hiver en étincelles, et qu’il n’en est ni moins joli, ni moins salutaire, ni moins réjouissant.

Plaise à Dieu que jamais Swift ne badine sur mon compte ! L’esprit positif est trop solide et trop sec pour être aimable et gai. Quand il rencontre le ridicule, il ne s’amuse pas à l’effleurer, il l’étudie ; il y pénètre gravement, il le possède à fond, il en sait toutes les subdivisions et toutes les preuves. Cette connaissance approfondie ne peut produire qu’une plaisanterie accablante. Celle de Swift, au fond, n’est qu’une réfutation par l’absurde, toute scientifique. Par exemple, l’Art de mentir en politique est un traité didactique dont le plan pourrait servir de modèle. « Dans le premier chapitre de cet excellent traité, l’auteur examine philosophiquement la nature de l’âme humaine et les qualités qui la rendent capable de mensonge. Il suppose que l’âme ressemble à un spéculum ou miroir plano-cylindrique, le côté plat représentant les choses comme elles sont, et le côté cylindrique, selon les règles de la catoptrique, devant représenter les choses vraies comme fausses et les choses fausses comme vraies. Dans le second chapitre, il traite de la nature du mensonge politique ; dans le troisième, de la légitimité du mensonge politique. Le quatrième est presque tout employé à résoudre cette question : si le droit de fabriquer des mensonges politiques appartient uniquement au gouvernement ? » Ailleurs rien de plus fort, de plus digne d’une académie des inscriptions que le raisonnement par lequel il convainc un badinage de Pope982 d’être un pamphlet insidieux contre la religion et l’État. Son Art de couler bas en poésie 983 a tout l’air d’une bonne rhétorique ; les principes y sont posés, les divisions justifiées, les exemples rapportés avec une justesse et une méthode extraordinaires : c’est la parfaite raison mise au service de la déraison.

Ses passions, comme son esprit, sont trop fortes. Pour égratigner, il déchire ; son badinage est funèbre ; par plaisanterie, il traîne le lecteur sur tous les dégoûts de la maladie et de la mort. Un ancien cordonnier, nommé Partridge, s’étant fait astrologue, Swift, d’un flegme imperturbable, prend un nom d’astrologue, compose des considérations sur les devoirs du métier, et, pour donner confiance au lecteur, se met lui-même à prédire. « Ma première prédiction n’est qu’une bagatelle ; cependant je la mentionne pour prouver combien ces vains prétendants à l’astrologie sont ignorants dans leurs propres affaires. Elle concerne Partridge, le faiseur d’almanachs. J’ai consulté d’après mes règles l’étoile de sa nativité, et je trouve qu’il mourra infailliblement le 29 mars prochain, à onze heures du soir environ, d’une fièvre chaude ; c’est pourquoi je l’avertis d’y songer et de mettre ordre à ses affaires984. » Le 29 mars étant passé, il raconte que l’entrepreneur des pompes funèbres est venu pour tendre de noir l’appartement de Partridge ; puis Ned le fossoyeur, demandant si la fosse sera revêtue de briques ou ordinaire ; puis M. White le charpentier, pour mettre des vis à la bière ; puis le marbrier apportant ses comptes. Enfin un successeur est venu s’établir aux environs, « disant dans ses prospectus qu’il habite dans la maison de feu M. John Partridge, éminent praticien en cuirs, médecine et astrologie. » Vous entendez d’avance les réclamations du pauvre Partridge. Swift, dans sa réponse, lui prouve qu’il est mort et s’étonne de ses injures. « Appeler un homme coquin, impudent parce qu’il diffère de vous sur une question purement spéculative, c’est là, dans mon humble opinion, un style très-inconvenant pour une personne de l’éducation de M. Partridge. J’en appelle à M. Partridge lui-même : est-il probable que j’aie été assez extravagant pour commencer mes prédictions par la seule fausseté qu’on y ait jamais prétendu trouver », sur un événement domestique si prochain, où la découverte de l’imposture devait être si facile ? M. Partridge se trompe, ou trompe le public, ou veut frauder ses héritiers985. —  Ailleurs, la lugubre plaisanterie devient plus lugubre. Swift suppose que son ennemi le libraire Curl vient d’être empoisonné, et il raconte son agonie. Un interne de l’Hôtel-Dieu n’écrirait pas plus froidement un journal plus repoussant. Les détails, établis avec la solidité de Hogarth, sont d’une minutie admirable, mais atroce. On rit, ou plutôt on ricane, le cœur serré, comme devant les extravagances d’un fou d’hôpital. Swift, dans sa gaieté, est toujours tragique ; rien ne le détend ; même quand il vous sert, il vous blesse. Jusque dans son journal à Stella, il y a une sorte d’austérité impérieuse ; ses complaisances sont celles d’un maître pour un enfant. —  Ni la grâce ni le bonheur d’une jeune fille de seize ans ne l’amollissent986. Elle vient de se marier, et il lui dit que l’amour est une niaiserie ridicule987 ; puis il ajoute avec une brutalité parfaite : « Vos pareilles emploient plus de pensées, de mémoire et d’application pour être extravagantes qu’il n’en faudrait pour les rendre sages et utiles. Quand je réfléchis à cela, je ne puis concevoir que vous soyez des créatures humaines : vous êtes une sorte d’espèce à peine : au-dessus du singe. Encore, un singe a des tours plus divertissants, est un animal moins malfaisant, moins coûteux ; il pourrait avec le temps devenir critique passable en fait de velours et de brocart, et ces parures, que je sache, lui siéraient aussi bien qu’à vous988. »

Est-ce un pareil esprit qu’apaisera la poésie ? Ici comme ailleurs il est plus infortuné que personne. Il est exclu des grands ravissements de l’imagination comme des vives échappées de la conversation. Il ne peut rencontrer ni le sublime ni l’agréable ; il n’a ni les entraînements de l’artiste, ni les divertissements de l’homme du monde. Deux sons semblables au bout de deux lignes égales ont toujours consolé les plus cuisantes peines ; la vieille Muse, après trois mille ans, est une jeune et divine nourrice, et son chant berce les nations maladives qu’elle visite encore, comme les jeunes races florissantes où elle a paru. La musique involontaire dont la pensée s’enveloppe cache la laideur et dévoile la beauté. L’homme fiévreux, après le labeur du soir et les angoisses de la nuit, aperçoit au matin la blancheur rayonnante du ciel qui s’ouvre ; il se déprend de lui-même, et de toutes parts la joie de la nature entre avec l’oubli dans son cœur. Que si ses misères le poursuivent, le souffle poétique, qui ne peut les effacer, les transforme : elles s’ennoblissent, il les aime, et dès lors il les supporte ; car la seule chose à laquelle il ne puisse se résigner, c’est la petitesse. Ni Faust ni Manfred n’ont épuisé la douleur humaine ; ils n’ont bu de la cruelle coupe que le vin généreux, ils ne sont point descendus jusqu’à la lie. Ils ont joui d’eux-mêmes et de la nature ; ils ont savouré la grandeur qui était en eux et la beauté qui était dans les choses ; ils ont pressé de leurs mains douloureuses toutes les épines dont la nécessité a hérissé notre route, mais ils y ont vu fleurir des roses, vivifiées par le plus pur de leur noble sang. Rien de semblable en Swift : ce qui manque le plus à ses vers c’est la poésie. L’esprit positif ne peut ni l’aimer ni l’entendre ; il n’y voit qu’une machine ou une mode et ne l’emploie que par vanité ou convention. Quand, dans sa jeunesse, il a essayé des odes pindariques, il est tombé déplorablement. Je ne me rappelle pas une seule ligne de lui qui indique un sentiment vrai de la nature ; il n’apercevait dans les forêts que des bûches et dans les champs que des sacs de grain. Il a employé la mythologie comme on s’affuble d’une perruque ; mal à propos, avec ennui ou avec dédain. Sa meilleure pièce, Cadénus et Vanessa, est une pauvre allégorie râpée. Pour louer Vanessa, il suppose que les nymphes et les bergers plaident devant Vénus, les uns contre les hommes, les autres contre les femmes, et que Vénus, voulant terminer ces débats, forme dans Vanessa un modèle de perfection. Qu’est-ce qu’une telle conception peut fournir, sinon de plates apostrophes et des comparaisons de collége ? Swift, qui a donné quelque part la recette d’un poëme épique, est ici le premier à s’en servir. Encore ses rudes boutades prosaïques déchirent à chaque instant cette friperie grecque. Il met la procédure dans le ciel ; il impose à Vénus tous les termes techniques. Il amène « des témoins, des questions de fait, des sentences avec dépens. » On crie si fort que la déesse craint de tomber en discrédit, d’être chassée de l’Olympe, renvoyée dans la mer, sa patrie, « pour y vivre parquée avec les sirènes crottées, réduite au poisson, dans un carême perpétuel. » Quand ailleurs il raconte la touchante légende de Philémon et Baucis, il l’avilit par un travestissement. Il n’aime point la noblesse et la beauté antiques ; les deux dieux deviennent entre ses mains des moines mendiants, Philémon et Baucis des paysans du Kent. Pour récompense, leur maison devient église, et Philémon curé « sachant parler de dîmes et redevances, fumer sa pipe, lire la gazette, aigre contre les dissidents, ferme pour le droit divin989. » L’esprit abonde, incisif, par petits vers serrés, vigoureusement frappés, d’une netteté, d’une facilité, d’une précision extrêmes ; mais, comparé à notre La Fontaine, c’est du vin devenu vinaigre. Même lorsqu’il arrive à la charmante Vanessa, sa veine coule semblable : pour la louer enfant, il la pose en petite fille modèle au tableau d’honneur, à la façon d’un maître d’école990. « On décida que la conduite de toutes les autres serait jugée par la sienne, comme par un guide infaillible. Les filles en faute entendraient souvent les louanges de Vanessa sonner à leurs oreilles. Quand miss Betty fera une sottise, laissera tomber son couteau ou renversera la salière, sa mère lui dira pour la gronder : « voilà ce que Vanessa n’a jamais fait ! » Singulière façon d’admirer Vanessa et de lui prouver qu’on l’admire ! Il l’appelle nymphe et la traite en écolière ! « Cadénus pouvait louer, estimer, approuver, mais ne comprenait pas ce que c’était qu’aimer991. » Rien de plus vrai, et Stella l’a senti comme les autres. Les vers que chaque année il compose pour sa naissance sont des censures et des éloges de pédagogue ; s’il lui donne des bons points, c’est avec des restrictions. Un jour il lui inflige un petit sermon sur le manque de patience ; une autre fois, en manière de compliment, il lui décoche cet avertissement délicat : « Stella, ce jour de naissance est ton trente-quatrième. —  Nous ne disputerons pas pour une année ou un peu plus. —  Pourtant, Stella, ne te tourmente pas, quoique ta taille et tes années soient doubles de ce qu’elles étaient lorsqu’à seize ans je te vis pour la première fois la plus brillante vierge de la pelouse. Ce peu qu’a perdu ta beauté est largement compensé par ton esprit992. » Et il insiste avec un goût exquis : « Oh ! s’il plaisait aux dieux de couper en deux ta beauté, ta taille, tes années et ton esprit, aucun siècle ne pourrait fournir un couple de nymphes si gracieuses, si sages et si belles993 ! » Décidément cet homme est un charpentier, fort de bras, terrible à l’ouvrage et dans la mêlée, mais borné, et maniant une femme comme si elle était une poutre. Les rimes et le rhythme ne sont que des machines officielles, qui lui ont servi pour presser et lancer sa pensée ; il n’y a mis que de la prose : la poésie était trop fine pour être saisie par ces rudes mains.

Mais, dans les sujets prosaïques, quelle vérité et quelle force ! Comme cette mâle nudité rabaisse l’élégance cherchée et la poésie artificielle d’Addison et de Pope ! Jamais d’épithètes ; il laisse sa pensée telle qu’elle est, l’estimant pour elle-même et pour elle seule, n’ayant besoin ni d’ornements, ni de préparation, ni d’allongements ; élevé au-dessus des procédés de métier, des conventions d’école, de la vanité de rimailleur, des difficultés de l’art, maître de son sujet et de lui-même. Cette simplicité et ce naturel étonnent en des vers. Ici, comme ailleurs, son originalité est entière et son génie créateur ; il dépasse son siècle classique et timide ; il s’asservit la forme, il la brise, il y ose tout dire, il ne lui épargne aucune crudité. Reconnaissez la grandeur dans cette invention et dans cette audace ; celui-là seul est un homme supérieur qui trouve tout et ne copie rien. Quel comique poignant dans la Grande Question débattue ! Il s’agit de peindre l’entrée d’un capitaine dans un château, ses airs, son insolence, sa sottise, et l’admiration que lui méritent son insolence et sa sottise ! La dame le sert le premier, les servantes mettent le nez à la fente de la porte pour voir son habit brodé.

Les curés sont près de crever d’envie. —  « Chère madame, bien sûr, c’est un homme de beau langage ; —  écoutez seulement comme sa langue mord bien le clergé. » — « Ma foi ! madame, dit-il, si vous donnez de tels dîners, —  vous ne manquerez jamais de curés, si longtemps que vous viviez. —  Je n’ai jamais vu de curé qui n’eût un bon flair. —  Mais le diable serait partout mieux venu qu’eux. —  Dieu me damne ! ils nous disent de nous corriger et de nous repentir ; —  mais morbleu ! à leur figure, on voit bien qu’ils ne font pas carême. —  Sire vicaire, avec vos airs graves, j’ai bien peur — que vous ne couliez un regard fripon sur la femme de chambre de madame. —  Je souhaite qu’elle vous prête sa jolie main blanche — pour raccommoder votre soutane et repasser votre rabat. —  Partout où vous voyez une soutane et une robe, —  pariez cent contre un qu’il y a dedans un rustre. —  Vos Eaux-Vides, vos Amers, vos Platurks 994, et toute cette drogue, —  pardieu ! ils ne valent pas cette prise de tabac. —  Voulez-vous donner à un gentilhomme une belle éducation ? —  L’armée est la seule bonne école de toute la nation995.

Ceci a été vu, et telle est la beauté des vers de Swift : ils sont personnels ; ce ne sont pas thèmes développés, mais des impressions ressenties et des observations amassées. Qu’on lise le Journal d’une dame moderne, l’Ameublement de l’esprit d’une dame, et tant d’autres pièces : ce sont des dialogues transcrits ou des jugements notés au sortir d’un salon. L’Histoire d’un mariage représente un doyen de cinquante-deux ans qui épouse une jeune coquette à la mode ; n’apercevez-vous pas dans ce seul titre toutes les craintes du célibataire de Saint-Patrick ? Quel journal plus intime et plus âcre que ses vers sur sa propre mort ?

« Comment va le doyen ? —  Il vit tout juste. —  Voilà qu’on lit les prières des mourants. —  Il respire à peine. —  Le doyen est mort. » — Avant que le glas n’ait commencé, —  la nouvelle a parcouru toute la ville. —  « Ah ! nous devons tous être prêts pour la mort. —  Qu’est-ce qu’il a laissé ? Qui est son héritier ? —  Je n’en sais pas plus que ce qu’on en dit. —  Il a tout légué au public. —  Au public ? Voilà un caprice. —  Qu’est-ce que le public avait fait pour lui ? —  Pure envie, avarice, orgueil. —  Il a donné tout ; mais il est mort auparavant. —  Est-ce que dans toute la nation le doyen n’avait pas — quelque ami méritant, quelque parent pauvre ? —  Si disposé à faire du bien aux étrangers ! —  oubliant ceux qui sont sa chair et son sang !… » — Les dames mes amies, dont le tendre cœur — a mieux appris à jouer un rôle, —  reçoivent la nouvelle avec une grimace d’affligées : — « Le doyen est mort (pardon, quel est l’atout ?). —  Alors que Dieu ait pitié de son âme ! —  (Mesdames, je risque la vole.) — On dit qu’il y aura six doyens pour tenir le poêle. —  (Je voudrais bien savoir à quel roi faire invite.) — Madame, votre mari assistera-t-il — aux funérailles d’un si bon ami ? —  Non madame, c’est une vue trop triste, —  et puis il est engagé demain soir. —  Milady Club trouverait mauvais — s’il manquait à son quadrille. —  Il aimait le doyen (j’ouvre les cœurs), —  mais les meilleurs amis, comme on dit, doivent se séparer. —  Son heure était venue, il avait fini sa carrière, —  j’espère qu’il est dans un monde meilleur… » — Le pauvre Pope sera triste un mois, et Gay — une semaine, et Arbuthnot un jour996

Tel est l’inventaire des amitiés humaines. Toute poésie exalte, celle-ci déprime ; au lieu de cacher le réel, elle le dévoile ; au lieu de faire des illusions, elle en ôte. Quand il veut peindre l’aurore, il nous montre « les balayeurs dans les rues, les recors » et les cris de la halle. Quand il veut peindre la pluie, il décrit « toutes les couleurs et toutes les puanteurs » des ruisseaux grossis, « les chats morts, les feuilles de navets, les poissons pourris », qui roulent pêle-mêle dans la fange. Ses grands vers traînent dans leurs plis toutes ces ordures. On sourit de voir la poésie ravalée jusqu’à cet emploi ; il semble qu’on assiste à une mascarade ; c’est une reine travestie en dindonnière. On s’arrête, et l’on regarde avec ce plaisir qu’on ressent à boire une liqueur amère. La vérité est toujours bonne à connaître, et, dans la pièce magnifique que les artistes nous étalent, il faut bien un régisseur pour nous donner le nombre des claqueurs et des figurants.

Heureux s’il ne faisait que dresser ce compte ! Les chiffres sont laids, mais ils ne blessent que l’esprit ; d’autres choses, les graisses des quinquets, les puanteurs des coulisses, et tout ce qu’on ne peut nommer restent à décrire. Je ne sais comment faire pour indiquer jusqu’où Swift s’emporte ; il le faut pourtant, car ces extrémités sont le suprême effort de son désespoir et de son génie : il faut les avoir touchées pour le mesurer et le connaître. Il traîne la poésie non pas seulement dans la fange, mais dans l’ordure ; il s’y roule en fou furieux, et il y trône, et il en éclabousse tous les passants. Comparées aux siennes, toutes les crudités sont décentes et agréables. Dans l’Arétin et Brantôme, dans La Fontaine et Voltaire, il y a la pensée d’un plaisir. Chez les uns la sensualité effrénée, chez les autres la gaieté malicieuse sont des excuses ; on éprouve du scandale, mais non du dégoût ; on n’aime point à voir dans un homme une fureur de taureau ou une polissonnerie de singe, mais le taureau est si ardent et si fort, le singe si spirituel et si leste, que l’on finit par regarder ou s’égayer. Puis, quelque grossières que soient leurs peintures, il s’agit chez eux des accompagnements de l’amour ; Swift ne touche qu’aux suites de la digestion, et il n’y touche qu’avec dégoût et par vengeance ; il les verse avec horreur et ricanement sur les misérables qu’il décrit. Qu’on n’aille point ici le comparer à Rabelais ; notre bon géant, médecin et ivrogne, s’étale joyeusement sur son fumier sans penser à mal ; le fumier est chaud, commode ; on y est bien pour philosopher et cuver son vin. Élevées à cette énormité et savourées avec cette insouciance, les fonctions corporelles deviennent poétiques. Quand les tonneaux se vident dans son gosier et que les viandes s’engloutissent dans son estomac, l’on prend par sympathie part à tant de bien-être ; dans les ballottements de ce ventre colossal et dans le rire de cette bouche homérique, on aperçoit comme à travers une fumée les souvenirs des religions bachiques, la fécondité, la joie monstrueuse de la nature ; ce sont les magnificences et les dévergondages de ses premiers enfantements. Au contraire, le cruel esprit positif ne s’attache qu’aux bassesses ; il ne veut voir que l’envers des choses ; armé de douleur et d’audace, il n’épargne aucun détail ignoble, aucun mot cru. Il entre dans le cabinet de toilette997, il conte les désenchantements de l’amour998, il le déshonore par un mélange de pharmacie et de médecine999, il décrit le fard et le reste1000. Il va se promener le soir le long des murs solitaires1001, et dans ces lamentables recherches il a toujours le microscope en main. Jugez de ce qu’il voit et de ce qu’il souffre ; c’est là sa beauté idéale et sa conversation badine, et vous devinez qu’il aura pour philosophie comme pour poésie et pour politique l’exécration et le dégoût.

V

Ce fut chez sir William Temple qu’il écrivit le Conte du Tonneau, au milieu de toutes sortes de lectures, comme un abrégé de la vérité et de la science. C’est pourquoi ce conte est la satire de toute science et de toute vérité.

De la religion d’abord. Il semble y défendre l’Église d’Angleterre ; mais quelle Église et quel symbole ne sont pas enveloppés dans son attaque ? Pour égayer son sujet, il le profane et réduit les questions de dogmes à une question d’habits. Un père avait trois fils, Pierre, Martin et Jean ; il leur légua en mourant à chacun un habit1002, les avertissant de le tenir propre et de le brosser souvent. Les trois frères obéirent quelque temps et voyagèrent honnêtement, tuant « un nombre raisonnable de géants et de dragons1003. » Malheureusement, étant venus à la ville, ils en prirent les mœurs, devinrent amoureux de plusieurs grandes dames à la mode, la duchesse of Money, milady Great-Titles, la comtesse of Pride, et, pour gagner leurs faveurs, se mirent à vivre en galants, fumant, jurant, faisant des vers et des dettes, ayant des chevaux, des duels, des filles et des recors. Une secte s’était établie, posant en principe que le monde était une garde-robe d’habits ; « car qu’est-ce qu’on appelle terre, sinon un pourpoint bariolé de vert, et qu’est-ce que la mer, sinon un gilet couleur d’eau ? Le hêtre a sur la tête une très-galante perruque, et il n’y a pas de plus joli justaucorps blanc que celui du bouleau. » De même pour les qualités de l’âme : « la religion n’est-elle pas un manteau, et la conscience une culotte, qui, quoique employée à couvrir la saleté et l’impudicité, se met bas très-aisément pour le service de l’une et de l’autre ?… C’est l’habit qui fait l’homme, et lui donne la beauté, l’esprit, le maintien, l’éducation, l’importance. Si certains morceaux d’hermine et de fourrure sont placés en un certain endroit, nous les appelons un juge ; de même une réunion convenable de linon et de satin noir se nomme un évêque1004. » — Ils prouvaient aussi que le vêtement est l’âme, et encore par l’Écriture, car c’est en lui que nous avons le mouvement, la vie et l’être. » C’est pourquoi nos trois frères, n’ayant que des habits fort simples, se trouvèrent très-embarrassés. Par exemple, la mode en ce moment était aux nœuds d’épaule (shoulder-knots), et le testament de leur père leur défendait expressément d’ajouter, de changer, ou d’ôter rien à leurs habits. « Après beaucoup de réflexions, l’un des frères, qui se trouvait plus lettré que les deux autres, dit qu’il avait trouvé un expédient. Il est vrai, dit-il, qu’il n’y a rien ici dans ce testament qui fasse mention, totidem verbis, des nœuds d’épaule ; mais j’ose conjecturer que nous les y trouverons inclus, totidem syllabis. Cette distinction fut à l’instant approuvée de tous. » Mais par malheur la syllabe initiale ne se trouvait dans aucun endroit du testament. « Dans ce mécompte, le frère qui avait trouvé la première échappatoire reprit courage et dit : Mes frères, il y a encore de l’espoir, car quoique nous ne puissions les trouver totidem verbis ni totidem syllabis, j’ose promettre que nous les découvrirons tertio modo, ou totidem litteris. Cette invention fut hautement approuvée. Là-dessus ils se mirent à scruter le manuscrit et trièrent le premier mot : shoulder ; mais la même planète, ennemie de leur repos, fit ce miracle qu’un K fut introuvable. C’était-là une grosse difficulté. Cependant le frère aux distinctions, maintenant qu’il avait mis la main à l’ouvrage, prouva par un très-bon argument que K était une lettre moderne, illégitime, inconnue aux âges savants, et qu’on ne rencontrait dans aucun ancien manuscrit. Là-dessus toute difficulté s’évanouit ; les nœuds d’épaule furent prouvés clairement être d’institution paternelle, jure paterno, et nos trois gentilshommes s’étalèrent avec des nœuds d’épaule aussi grands et aussi pimpants que personne1005. » D’autres interprétations admirent les galons d’or, et un codicille ajouté autorisa les doublures de satin couleur de flamme. Malheureusement, « l’hiver suivant, un comédien, payé par la corporation des passementiers, joua son rôle dans une comédie nouvelle tout couvert de franges d’argent, et, suivant une louable coutume, les mit par cela même à la mode. Là-dessus, les frères, consultant le testament de leur père, trouvèrent à leur grand étonnement, ces paroles : Item, j’enjoins et ordonne à mesdits trois fils de ne porter aucune espèce de frange d’argent autour de leurs susdits habits. —  Cependant, après une pause, le frère, si souvent mentionné pour son érudition et très-versé dans la critique, déclara avoir trouvé, dans un certain auteur qu’il ne nommerait pas, que le mot frange écrit dans ce testament signifie aussi manche à balai, et devait indubitablement avoir ce sens dans le paragraphe. Un des frères ne goûta pas cela à cause de cette épithète d’argent, qui, dans son humble opinion, ne pouvait pas, du moins en langage ordinaire, être raisonnablement appliquée à un manche à balai ; mais on lui répliqua que cette épithète devait être prise dans le sens mythologique et allégorique. Néanmoins il fit encore cette objection : pourquoi leur père leur aurait-il défendu de porter un manche à balai sur leurs habits, avertissement qui ne semblait pas naturel ni convenable ? sur quoi il fut arrêté court, comme parlant irrévérencieusement d’un mystère, lequel certainement était très-utile et plein de sens, mais ne devait pas être trop curieusement sondé ni soumis à un raisonnement trop minutieux1006. » À la fin, le frère scolastique s’ennuie de chercher des distinctions, met le vieux testament dans une boîte bien fermée, autorise par la tradition les modes qui lui conviennent, puis, ayant attrapé un héritage, se fait appeler Mgr Pierre. Ses frères, traités en valets, finissent par s’enfuir ; ils rouvrent le testament, et recommencent à comprendre la volonté de leur père ; Martin, l’anglican, pour réduire son habit à la simplicité primitive, découd point par point les galons ajustés dans les temps d’erreur, et garde même quelques broderies par bon sens, plutôt que de déchirer l’étoffe. Jean, le puritain, arrache tout par enthousiasme, et se trouve en loques, envieux de plus contre Martin, et à moitié fou. Il entre alors dans la secte des éolistes ou inspirés, admirateurs du vent ; lesquels prétendent que l’esprit, ou souffle ou vent, est céleste, et contient toute science.

Car d’abord il est généralement reconnu que la science enfle les hommes, et de plus ils prouvaient leur opinion par le syllogisme suivant : les mots ne sont que du vent, et la science n’est que des mots ; ergo la science n’est que du vent. Or ce vent ne devait point être gardé sous le boisseau, mais librement communiqué à l’espèce humaine. Par ces raisons et d’autres de poids égal, les éolistes affirmaient que le don de roter est l’acte le plus noble de la créature raisonnable. C’est pourquoi on voyait souvent plusieurs centaines de leurs prêtres attachés les uns aux autres en façon de chaîne circulaire, chacun tenant un soufflet qu’il appliquait à la culotte de son voisin, expédient par lequel ils se gonflaient les uns les autres jusqu’à prendre la forme et la grosseur d’un tonneau, et pour cette raison ils appelaient ordinairement leurs corps d’une façon très-exacte « les vaisseaux du Seigneur. » Et afin de rendre la chose plus complète, comme le souffle de la vie de l’homme est dans ses narines, ils faisaient passer les rots les plus choisis, les plus édifiants et les plus vivifiants par cet orifice, pour leur en donner la teinture, à mesure qu’ils passaient1007.

Après cette explication de la théologie, des querelles religieuses et de l’inspiration mystique, que reste-t-il, même de l’Église anglicane ? Elle est un manteau raisonnable, utile, politique, mais quoi d’autre ? Comme une brosse trop forte, la bouffonnerie a emporté l’étoffe avec la tache. Swift a éteint un incendie, je le veux, mais comme Gulliver à Lilliput : les gens sauvés par lui restent suffoqués de leur délivrance, et le critique a besoin de se boucher le nez pour admirer la juste application du liquide et l’énergie de l’instrument libérateur.

La religion noyée, il se tourne contre la science : car les digressions dont il coupe son conte pour contrefaire et railler les savants modernes sont attachées à son conte par le lien le plus étroit. Le livre s’ouvre par des introductions, préfaces, dédicaces et autres appendices ordinairement employés pour grossir les livres, caricatures violentes accumulées contre la vanité et le bavardage des auteurs. Il se dit de leur compagnie, et annonce leurs découvertes. Admirables découvertes ! Le premier de leurs commentaires sera sur « Tom Pouce 1008, dont l’auteur était un philosophe pythagoricien. Ce profond traité contient tout le secret de la métempsychose, et développe l’histoire de l’âme à travers tous ses états. —  Whittington et son chat est une œuvre de ce mystérieux Rabbi Jehuda Hannasi, contenant une défense de la Gémara de la Misna Hiérosolymitaine, et les raisons qui doivent la faire préférer à celle de Babylone, contrairement à l’opinion reçue. » Lui-même avertit qu’il va publier « une histoire générale des oreilles, un panégyrique du nombre trois, une humble défense des procédés de la canaille dans tous les siècles, un essai critique sur l’art de brailler cagotement, considéré aux points de vue philosophique, physique et musical », et il engage les lecteurs à lui arracher par les sollicitations ces inestimables traités qui vont changer la face du monde ; puis, se tournant contre les savants et les critiques éplucheurs de textes, il leur prouve à leur façon que les anciens ont parlé d’eux. Peut-on voir une plus cruelle parodie des interprétations forcées ? Les anciens, dit-il, ont désigné les critiques, à la vérité en termes figurés et avec toute sorte de précautions craintives ; « mais ces symboles sont si transparents, qu’il est difficile de concevoir comment un lecteur de goût, doué de la perspicacité moderne, a pu les méconnaître. Ainsi Pausanias dit qu’il y eut une race d’hommes qui se plaisait à grignoter les superfluités et les excroissances des livres ; ce que les savants ayant enfin observé, ils prirent d’eux-mêmes le soin de retrancher de leurs œuvres les branches mortes et superflues. Seulement Pausanias cache adroitement son idée sous l’allégorie suivante : que les Naupliens à Argos apprirent l’art d’émonder leurs vignes, en remarquant que lorsqu’un âne en avait brouté quelqu’une, elle profitait mieux et portait de plus beaux fruits1009. Hérodote, précisément avec les mêmes hiéroglyphes, parle bien plus clairement et presque in terminis ; il a eu l’audace de taxer les vrais critiques d’ignorance et de malice, et de le dire ouvertement, car on ne peut trouver d’autre sens à sa phrase : que dans la partie occidentale de la Libye, il y a des ânes avec des cornes1010. » Les sanglants sarcasmes arrivent alors par multitude. Swift a le génie de l’insulte ; il est inventeur dans l’ironie, comme Shakspeare dans la poésie, et ce qui est le propre de l’extrême force, il va jusqu’à l’extrémité de sa pensée et de son art. Il flagelle la raison après la science, et ne laisse rien subsister de tout l’esprit humain. Avec une gravité médicale, il établit que de tout le corps s’exhalent des vapeurs, lesquelles, arrivant au cerveau, le laissent sain si elles sont peu abondantes, mais l’exaltent si elles regorgent ; que, dans le premier cas, elles font des particuliers paisibles, et dans le second de grands politiques, des fondateurs de religions et de profonds philosophes, c’est-à-dire des fous, en sorte que la folie est la source de tout le génie humain et de toutes les institutions de l’univers. C’est pourquoi on a grand tort de tenir enfermés les gentlemen de Bedlam, et une commission chargée de les trier trouverait dans cette académie beaucoup de talents enfouis capables de remplir les plus grands postes dans l’armée, dans l’État et dans l’Église. « Y a-t-il un étudiant qui mette sa paille en pièces, qui jure, blasphème, écume, morde ses barreaux et vide son pot de chambre sur le visage des spectateurs ? Que les sages et dignes commissaires inspecteurs lui donnent un régiment de dragons et l’envoient en Flandre avec les autres. —  En voici un second qui prend gravement les dimensions de son chenil, homme à visions prophétiques et à vue intérieure, qui marche solennellement toujours du même pas, parle beaucoup de la dureté des temps, des taxes et de la prostituée de Babylone, barre le volet de sa cellule exactement à huit heures, et rêve du feu. À quelle valeur ne monteraient pas toutes ces perfections, si on envoyait le propriétaire dans une congrégation de la Cité1011 !… Je ne veux pas insister minutieusement sur le grand nombre d’élégants, de musiciens, de poëtes, de politiques, que cette réforme rendrait au monde. —  Moi-même, l’auteur de ces admirables vérités, j’en suis une preuve, étant une personne dont les imaginations prennent aisément le mors aux dents, et sont merveilleusement disposées à s’enfuir avec ma raison, laquelle, comme je l’ai observé par une longue expérience, est un cavalier mal assis et qu’on désarçonne aisément, d’où il arrive que mes amis ne me veulent jamais laisser seul que je ne leur aie promis solennellement de décharger mes idées de la façon qu’on vient de voir, ou d’une autre semblable, pour l’avantage universel de l’humanité1012. » Le malheureux qui se connaît et qui se raille ! Quel rire de fou, et quel sanglot dans cette gaieté rauque ! Que lui reste-t-il, sinon à égorger le reste de l’invention humaine ? Qui ne voit ici le désespoir d’où est sortie l’académie de Laputa ? N’y a-t-il pas un avant-goût de la démence dans cette intense méditation de l’absurde ? Ici, son mathématicien, qui, pour enseigner la géométrie, fait avaler à ses élèves des gaufres où il a écrit ses théorèmes ; là, son moraliste, qui, pour mettre d’accord les partis politiques, propose de fendre les cervelles ennemies et de recoller la moitié de l’une avec la moitié de l’autre ; plus loin, son économiste qui distille les excréments pour les ramener à l’état nutritif ! Swift a sa loge à côté d’eux, et il est de tous le plus misérable, car il nourrit comme eux son esprit d’ordures et de folies, et il en a de plus qu’eux la connaissance et le dégoût.

S’il est triste de montrer la folie humaine, il est plus triste de montrer la perversité humaine : le cœur nous est plus intime que la raison ; l’on souffre moins de voir l’extravagance ou la sottise que la méchanceté ou la bassesse, et je trouve Swift plus doux dans le Conte du Tonneau que dans Gulliver.

Tout son talent et toutes ses passions se sont amassés dans ce livre ; l’esprit positif y a imprimé sa forme et sa force. Rien d’agréable dans la fiction ni dans le style ; c’est le journal d’un homme ordinaire, chirurgien, puis capitaine, qui décrit avec sang-froid et bon sens les événements et les objets qu’il vient de voir ; nul sentiment du beau, nul apparence d’admiration et de passion, nul accent. Banks et Cook racontent de même. Swift ne cherche que le vraisemblable et il l’atteint. Son art consiste à prendre une supposition absurde et à déduire sérieusement les effets qu’elle amène. C’est l’esprit logique et technique d’un constructeur qui, imaginant le raccourcissement ou l’agrandissement d’un rouage, aperçoit les suites de ce changement et en écrit la liste. Tout son plaisir est de voir ces suites nettement et par un raisonnement solide. Il marque les dimensions et le reste en bon ingénieur et statisticien, n’omettant aucun détail trivial et positif, expliquant la cuisine, l’écurie, la politique : là-dessus, sauf de Foe, il n’a pas d’égal. La machine à aimant qui soutient l’île volante, le transport et l’inventaire de Gulliver à Lilliput, son arrivée et sa nourriture chez les chevaux font illusion ; nul esprit n’a mieux connu les lois ordinaires de la nature et de la vie humaine ; nul esprit ne s’est si strictement renfermé dans cette connaissance ; il n’y en a point de plus exact ni de plus limité.

Mais quelle véhémence sous cette sécheresse ! Que nos intérêts et nos passions semblent ridicules, rabaissés à la petitesse de Lilliput, ou comparés à l’énormité de Brodingnag ? Qu’est-ce que la beauté, puisque le plus beau corps regardé avec des yeux perçants paraît horrible ? Qu’est-ce que notre puissance, puisqu’un insecte, roi d’une fourmilière, peut se faire appeler comme nos princes « majesté sublime, délices et terreur de l’univers ? » Que valent nos hommages, puisqu’un pygmée, « plus haut que les autres de l’épaisseur de notre ongle », les frappe par cela seul d’une crainte respectueuse ? Les trois quarts de nos sentiments sont des sottises, et l’imbécillité de nos organes est la seule cause de notre vénération ou de notre amour.

La société rebute encore plus que l’homme. À Laputa, à Lilliput, chez les chevaux, chez les géants, Swift s’acharne contre elle, et n’est jamais las de la bafouer et de l’avilir. À ses yeux, « l’ignorance, la paresse et le vice sont les mérites et les marques distinctives du législateur. Pour expliquer, interpréter et appliquer les lois, on choisit ceux dont le talent et l’intérêt consistent à les pervertir, à les brouiller et à les éluder. » Un noble est un misérable pourri de corps et d’âme, ayant ramassé en lui toutes les maladies et tous les vices que lui ont transmis dix générations de débauchés et de drôles. Un homme de loi est un menteur à gages, habitué par vingt ans de chicanes à tordre la vérité s’il est avocat, à la vendre s’il est juge. Un ministre est un entremetteur qui, ayant prostitué sa femme ou clabaudé pour le bien public, s’est rendu maître de toutes les places, et qui, pour mieux voler l’argent de la nation, achète les députés avec l’argent de la nation. Un prince est un metteur en œuvre de tous les vices, incapable d’employer ou d’aimer un honnête homme, « persuadé que son trône ne peut subsister sans corruption, parce que cette humeur courageuse, indocile et fière, que la vertu inspire à l’homme, est une entrave perpétuelle aux affaires publiques. » À Lilliput, il choisit pour ministres ceux qui dansent le mieux sur la corde. À Laputa, il oblige tous ceux qui se présentent devant lui à ramper sur le ventre, léchant la poussière du parquet. Et Swift ajoute entre autres louanges : « Lorsqu’il a envie de mettre à mort quelqu’un de ses nobles d’une façon douce et indulgente, il fait répandre sur le parquet une certaine poudre brune empoisonnée, qui, étant léchée, tue l’homme infailliblement en vingt-quatre heures. Toutefois, pour rendre justice à la grande clémence de ce prince et au soin qu’il prend de la vie de ses sujets (en quoi les monarques d’Europe devraient bien l’imiter), il faut remarquer, à son honneur, que des ordres sévères sont toujours donnés après de telles exécutions, pour faire bien laver la partie empoisonnée du parquet. Je l’ai entendu moi-même donner ordre de fouetter un de ses pages, qui avait été chargé pour cette fois de faire laver le parquet, et qui malicieusement n’avait point rempli cet office. Par cette négligence, un jeune seigneur de grande espérance, qui venait à une audience, avait malheureusement été empoisonné, bien que le roi à ce moment n’eût aucun dessein contre sa vie ; mais cet excellent prince eut la touchante bonté de remettre le fouet au pauvre page, à condition qu’il promettrait de ne plus jamais recommencer sans un ordre spécial 1013. »

Toutes ces fictions de géants, de pygmées, d’îles volantes, sont des moyens de dépouiller la nature humaine des voiles dont l’habitude et l’imagination la couvrent, pour l’étaler dans sa vérité et dans sa laideur. Il reste une enveloppe à lever, la plus trompeuse, la plus intime. Il faut ôter cette apparence de raison dont nous nous affublons. Il faut supprimer ces sciences, ces arts, ces combinaisons de sociétés, ces inventions d’industries dont l’éclat éblouit. Il faut découvrir le yahou sous l’homme. Quel spectacle !

Je vis plusieurs animaux dans un champ, et un ou deux de la même espèce perchés sur des arbres. Leur corps était singulier et difforme, leurs têtes et leurs poitrines étaient couvertes d’un poil épais, quelquefois frisé, d’autres fois plat ; ils avaient des barbes comme les chèvres et une longue bande de poil tout le long de leurs dos et sur le devant de leurs pieds et de leurs jambes ; mais le reste du corps était nu1014, … de sorte que je pus voir leur peau, qui était d’un brun tanné ; ils grimpaient au haut des arbres aussi agilement que des écureuils, car ils avaient aux pieds de devant et de derrière de fortes griffes étendues, terminées en pointes aiguës et crochues. Les femelles avaient de longs cheveux plats sur la tête, mais non sur la figure, ni rien sur tout le reste du corps qu’une sorte de duvet. Leurs mamelles pendaient entre leurs pieds de devant, et souvent, lorsqu’elles marchaient, touchaient presque à terre. En somme, dans tous mes voyages, je n’avais jamais vu d’animal si repoussant, ou contre qui j’eusse conçu naturellement une si forte antipathie1015.

Selon Swift, tels sont nos frères. Il trouve en eux tous nos instincts. Ils se haïssent les uns les autres, et se déchirent de leurs griffes avec des contorsions et des hurlements hideux ; voilà la source de nos querelles. S’ils rencontrent une vache morte, quoiqu’ils ne soient que cinq, et qu’il y en ait pour cinquante, ils s’étranglent ou s’ensanglantent ; voilà l’image de notre avidité et de nos guerres. Ils déterrent des pierres brillantes qu’ils cachent dans leurs chenils, qu’ils couvent des yeux, dépérissant et hurlant, si on les leur ôte ; voilà l’origine de notre amour de l’or. Ils dévorent tout indistinctement, herbes, baies, racines, chair pourrie, et de préférence celle qu’ils ont volée, s’en gorgeant jusqu’à vomir ou crever ; voilà le portrait de notre gloutonnerie et de notre improbité. Ils ont une sorte de racine juteuse et malsaine dont ils s’abreuvent jusqu’à hurler et grincer des dents, s’embrassant ou s’égratignant, puis roulant pêle-mêle avec des hoquets, vautrés dans la boue ; voilà le tableau de notre ivrognerie. Ils ont un chef par troupeau, le plus méchant et le plus difforme de tous, servi par un favori « dont l’emploi est de lécher ses pieds et son derrière, ou de mener les yahous femelles à son chenil, ayant de temps en temps pour récompense un morceau de chair d’âne, à la fin chassé quand le maître trouve une brute pire, si exécré qu’à ce moment son successeur et toute la bande viennent en corps décharger sur lui leurs excréments de la tête aux pieds1016 » ; voilà l’abrégé de notre gouvernement. Encore donne-t-il la préférence aux yahous sur les hommes, disant que notre misérable raison a empiré et multiplié ces vices, et concluant avec le roi de Brodingnag que notre espèce « est la plus pernicieuse race d’odieuse petite vermine que la nature ait jamais laissé ramper sur la surface de la terre1017. »

Cinq ans après ce traité de l’homme, il écrivait en faveur de la malheureuse Irlande un pamphlet qui est comme le suprême effort de son désespoir et de son génie1018. Je le traduis presque tout entier ; il le mérite. En aucune littérature je ne connais rien de pareil.

C’est un triste spectacle pour ceux qui se promènent dans cette grande ville, ou voyagent dans la campagne, que de voir les rues, les routes et les portes des cabanes couvertes de mendiantes, suivies de trois, quatre ou six enfants, tous en guenilles, et importunant chaque voyageur pour avoir l’aumône… Tous les partis conviennent, je pense, que ce nombre prodigieux d’enfants est aujourd’hui dans le déplorable état de ce royaume un très-grand fardeau de plus ; c’est pourquoi celui qui pourrait découvrir un moyen honorable, aisé, peu coûteux de transformer ces enfants en membres utiles de la communauté, rendrait un si grand service au public, qu’il mériterait une statue comme sauveur de la nation. Je vais donc humblement proposer mon idée, qui, je l’espère, ne saurait rencontrer la moindre objection1019.

Quand on connaît Swift, de pareils débuts font peur.

Il m’a été assuré par un Américain de ma connaissance à Londres, homme très-capable, qu’un jeune enfant bien portant, bien nourri, est à l’âge d’un an une nourriture tout à fait délicieuse, substantielle et saine, rôti ou bouilli, à l’étuvée ou au four, et je ne doute pas qu’il ne puisse servir également en fricassée ou en ragoût.

Je prie donc humblement le public de considérer que des cent vingt mille enfants on en pourrait réserver vingt mille pour la reproduction de l’espèce, desquels un quart serait des mâles, et que les cent mille autres pourraient, à l’âge d’un an, être offerts en vente aux personnes de qualité et de fortune dans tout le royaume, la mère étant toujours avertie de les faire téter abondamment le dernier mois, de façon à les rendre charnus et gras pour les bonnes tables. Un enfant ferait deux plats dans un repas d’amis ; quand la famille dîne seule, le train de devant ou de derrière ferait un plat très-raisonnable ; assaisonné avec un peu de poivre ou de sel, il serait très-bon, bouilli, le quatrième jour, particulièrement en hiver.

J’ai compté qu’en moyenne un enfant pesant douze livres à sa naissance peut en un an, s’il est passablement nourri, atteindre vingt-huit livres.

J’ai calculé que les frais de nourriture pour un enfant de mendiant (et dans cette liste je mets tous les cottagers, journaliers, et les quatre cinquièmes des fermiers) sont d’environ 2 shillings par an, guenilles comprises, et je crois que nul gentleman ne se plaindra de donner 10 shillings pour le corps d’un bon enfant gras qui lui fournira au moins quatre plats d’excellente viande nutritive.

Ceux qui sont plus économes (et j’avoue que les temps le demandent) pourront écorcher l’enfant, et la peau convenablement préparée fera des gants admirables pour les dames et des bottes d’été pour les gentlemen élégants.

Quant à notre cité de Dublin, on pourra y disposer des abattoirs dans les endroits les plus convenables ; pour les bouchers, nous pouvons être certains qu’il n’en manquera pas ; cependant je recommanderai plutôt d’acheter les enfants vivants, et d’en dresser la viande toute chaude au sortir du couteau, comme nous faisons pour les cochons à rôtir.

Je pense que les avantages de ce projet sont nombreux et visibles aussi bien que de la plus haute importance. —  Premièrement, cela diminuera beaucoup le nombre de papistes, dont nous sommes tous les ans surchargés, puisqu’ils sont les principaux producteurs de la nation. —  Secondement, comme l’entretien de cent mille enfants de deux ans et au-dessus ne peut être évalué à moins de 10 shillings par tête chaque année, la richesse de la nation s’accroîtrait par là de 50,000 guinées par an, outre le profit d’un nouveau plat introduit sur les tables de tous les gentlemen de fortune qui ont quelque délicatesse dans le goût. Et l’argent circulerait entre nous, ce produit étant uniquement de notre crû et de nos manufactures. —  Troisièmement, ce serait un grand encouragement au mariage, que toutes les nations sages ont encouragé par des récompenses ou garanti par des lois et pénalités. Cela augmenterait le soin et la tendresse des mères pour leurs enfants, quand elles seraient sûres d’un établissement à vie pour les pauvres petits, institué ainsi en quelque sorte par le public lui-même. —  On pourrait énumérer beaucoup d’autres avantages, par exemple l’addition de quelques milliers de pièces pour notre exportation de bœuf en baril, l’expédition plus abondante de chair de porc, et des perfectionnements dans l’art de faire de bons jambons ; mais j’omets tout cela et beaucoup d’autres choses par amour de la brièveté.

Quelques personnes d’esprit abattu s’inquiètent en outre de ce grand nombre de pauvres gens qui sont vieux, malades ou estropiés, et l’on m’a demandé d’employer mes réflexions pour trouver un moyen de débarrasser la nation d’un fardeau aussi pénible ; mais là-dessus je n’ai pas le moindre souci, parce qu’on sait fort bien que tous les jours ils meurent et pourrissent de froid, de faim, de saleté et de vermine, aussi vite qu’on peut raisonnablement y compter. Et quant aux jeunes journaliers, leur état donne des espérances pareilles : ils ne peuvent trouver d’ouvrage, et par conséquent languissent par défaut de nourriture, tellement que si en quelques occasions on les loue par hasard comme manœuvres, ils n’ont pas la force d’achever leur travail. De cette façon, le pays et eux-mêmes se trouvent heureusement délivrés de tous les maux à venir1020.

Et il finit par cette ironie de cannibale :

Je déclare dans la sincérité de mon cœur que je n’ai pas le moindre intérêt personnel à l’accomplissement de cette œuvre salutaire, n’ayant d’autre motif que le bien public de mon pays. Je n’ai pas d’enfants dont, par cet expédient, je puisse espérer tirer un sou, mon plus jeune ayant neuf ans et ma femme ayant passé l’âge de devenir grosse1021.

On a parlé beaucoup des grands hommes malheureux, de Pascal par exemple. Je trouve que ses cris et ses angoisses sont doux auprès de cette tranquille dissertation.

Tel est ce grand et malheureux génie, le plus grand de l’âge classique, le plus malheureux de l’histoire, Anglais dans toutes ses parties, et que l’excès de ses qualités anglaises a inspiré et dévoré, ayant cette profondeur de désirs qui est le fond de la race, cette énormité d’orgueil que l’habitude de la liberté, du commandement et du succès a imprimée dans la nation, cette solidité d’esprit positif que la pratique des affaires a établie dans le pays ; relégué hors du pouvoir et de l’action par ses passions déchaînées et sa superbe intraitable ; exclu de la poésie et de la philosophie par la clairvoyance et l’étroitesse de son bon sens ; privé des consolations qu’offre la vie contemplative et de l’occupation que fournit la vie pratique ; trop supérieur pour embrasser de cœur une secte religieuse ou un parti politique, trop limité pour se reposer dans les hautes doctrines qui concilient toutes les croyances ou dans les larges sympathies qui enveloppent tous les partis ; condamné par sa nature et ses alentours à combattre sans aimer une cause, à écrire sans s’éprendre de l’art, à penser sans atteindre un dogme, condottiere contre les partis, misanthrope contre l’homme, sceptique contre la beauté et la vérité. Mais ces mêmes alentours et cette même nature, qui le chassaient hors du bonheur, de l’amour, du pouvoir et de la science, l’ont élevé, dans cet âge d’imitation française et de modération classique, à une hauteur extraordinaire, où, par l’originalité et la puissance de son invention, il se trouve l’égal de Byron, de Milton et de Shakspeare, et manifeste en haut relief le caractère et l’esprit de sa nation. La sensibilité, l’esprit positif et l’orgueil lui ont forgé un style unique, d’une véhémence terrible, d’un sang-froid accablant, d’une efficacité pratique, trempé de mépris, de vérité et de haine, poignard de vengeance et de guerre qui a fait crier et mourir ses ennemis sous sa pointe et sous son poison. Pamphlétaire contre l’opposition et le gouvernement, il a déchiré ou écrasé ses adversaires par son ironie ou ses sentences, avec un ton de juge, de souverain et de bourreau. Homme du monde et poëte, il a inventé la plaisanterie atroce, le rire funèbre, la gaieté convulsive des contrastes amers, et, tout en traînant comme une guenille obligée le harnais mythologique, il s’est fait une poésie personnelle par la peinture des détails crus de la vie triviale, par l’énergie du grotesque douloureux, par la révélation implacable des ordures que nous cachons. Philosophe contre toute philosophie, il a créé l’épopée réaliste, parodie grave, déduite comme une géométrie, absurde comme un rêve, croyable comme un procès-verbal, attrayante comme un conte, avilissante comme un torchon posé en guise de couronne sur la tête d’un dieu. Ce sont là ses misères et ses forces ; on sort d’un tel spectacle le cœur serré, mais rempli d’admiration, et l’on se dit qu’un palais est beau, même lorsqu’il brûle ; des artistes ajouteront : « Surtout lorsqu’il brûle. »