Chapitre XIII.
Éloges donnés aux empereurs, depuis Auguste jusqu’à Trajan.
Nous n’avons point de panégyriques en forme, et composés exprès par des orateurs, avant Trajan ; mais Trajan n’ayant été que le treizième empereur, il fallait bien qu’avant lui il y eût des éloges. Sous Octave, deux hommes qui étaient nés libres, et qui tous deux avaient vu les proscriptions, louèrent à l’envi l’assassin qui, à force d’art et de souplesse, avait asservi Rome ; j’en demande pardon à ces deux hommes, mais il faut les nommer, c’est Horace et Virgile. Dans les églogues, déjà l’assassin est un dieu ; dans les Géorgiques, les astres se rangent humblement pour lui faire place, et lui demandent quelle est celle qu’il voudra bien occuper parmi eux ; et l’Énéide, comme on sait, n’est, d’un bout à l’autre, qu’un monument que la servitude éleva, par la main du génie, à la famille des Césars ; Virgile avait l’âme plus tendre qu’élevée, et plus douce que forte. Accoutumé à errer dans les bois, et sous le beau ciel de Naples, méditant la nature qu’il savait si bien peindre, il devait mettre un grand prix au repos : il ne faut donc pas s’étonner qu’il ait loué Octave ; on dormit dans ses chaînes. À l’égard d’Horace, né avec de l’imagination, un esprit délicat, la manie de plaire aux grands et l’art de réussir, il eut les talents et les vices d’un courtisan poli. Dans ces temps de crise, où les gouvernements changent, et où les peuples agités passent de la liberté républicaine à une autre constitution, l’homme d’état a besoin de l’homme d’esprit ; Horace, par le genre du sien, était un instrument utile à Octave ; ses chansons voluptueuses adoucissaient des esprits rendus féroces par les guerres de liberté ; ses satires détournaient sur les ridicules, des regards qui auparavant se portaient sur le gouvernement et sur l’État ; sa philosophie, tenant à un esprit moins ardent que sage, prenant le milieu de tout, évitant l’excès de tout, calmait l’impétuosité des caractères et plaçait la sagesse à côté du repos ; enfin ses éloges éternels d’Octave accoutumaient au respect et faisaient illusion sur les crimes ; la génération, qui ne les avait pas vus, était trompée ; celle qui s’en souvenait, doutait presque si elle les avait vus. Les vers d’Horace étaient pour les Romains ce qu’était le ciseau de Phidias pour les Grecs, ils embellissaient ce qu’il fallait adorer : aussi l’usurpateur caressait le poète, et le poète reconnaissant ne cessa de célébrer un vainqueur qui tremblait dans une bataille, un législateur qui violait ses lois, un réformateur soupçonné d’inceste avec sa fille.
S’il est moins honteux d’être flatteur quand on craint d’être ingrat, Horace et Virgile furent moins coupables ; ils louaient leur bienfaiteur ; mais Ovide qui louait son oppresseur ! Ovide qui, né chevalier romain, et relégué par un seul mot d’Octave à quatre cents lieues de Rome et parmi des peuples barbares, des bords du Pont-Euxin, fatigua, pendant six ans, de prières et d’éloges son tyran, qui ne daignait pas l’entendre ! Ovide qui, après la mort de cet Octave qu’il devait abhorrer, lui consacra un éloge funèbre en vers gètes, lui dressa une chapelle, lui composa des hymnes, et allait tous les matins encenser son image, pour que l’odeur de l’encens parvînt au Capitole, à cet autre tyran nommé Tibère ! Ovide qui enfin, pendant dix ans, perdit ses vers et ses bassesses, et ne se rebuta jamais, quel nom lui donner ?
Il est triste pour les poètes d’avoir eu, dans tous les siècles, le privilège de flatter sans s’en apercevoir et sans même qu’on s’en étonne ; il faut espérer qu’un jour ils réclameront contre ce droit : mais ce privilège accordé aux vers ne s’est jamais étendu jusqu’à l’histoire. Libre de sa nature, elle semble consacrée à la vérité, comme la poésie au mensonge. Nous trouvons cependant un historien à Rome, qui a prodigué, avec la plus grande pompe, les plus lâches éloges à Tibère : c’est Velleius Paterculus, auteur qui a de la rapidité et de la force, qui quelquefois pense et s’exprime comme Montesquieu, et peint les grands hommes par de grands traits, mais qui n’en a pas moins gâté son ouvrage, par le ton qui y règne. Ses soixante dernières pages surtout, sont écrites comme un valet qui, voulant faire fortune, écrirait l’histoire de son maître, à qui il viendrait tous les matins la lire à son lever. Si quelqu’un veut éprouver toute l’indignation que la flatterie inspire ; s’il veut apprendre comment on ne laisse échapper aucune occasion de louer un homme puissant ; comment on s’extasie sur ses bonnes qualités, quand il en a ; comment on dissimule les mauvaises ; comment on exagère ce qui est commun ; comment on donne des motifs honnêtes à ce qui est vicieux ; comment on rabaisse avec art, ou sans art, les ennemis ou les rivaux ; comment on interrompt son récit par des exclamations qu’on veut rendre passionnées ; comment on se hâte de louer en abrégé, en annonçant que dans un autre ouvrage on louera plus en détail ; comment, et toujours dans le même but, on mêle à de grands événements, de petites anecdotes ; comment on érige son avilissement en culte ; comment on espère qu’un homme si utile et si grand, voudra bien avoir longtemps pitié de l’univers ; comment, enfin, dans un court espace, on trouve l’art d’épuiser toutes les formules, et tous les tours de la bassesse, il n’y a qu’à lire ces soixante pages, et surtout les vingt dernières.
Le panégyriste de Tibère devait l’être de Séjan ; aussi, dans le même ouvrage, Séjan est-il peint comme un grand homme ; on nous apprend qu’il fut choisi pour seconder Tibère, parce que c’est la règle que les hommes supérieurs emploient des hommes de génie21 ; enfin, dans les dernières lignes, la servitude à genoux implore hautement tous les dieux de Rome, pour demander, au nom de l’univers, la conservation de qui ? de l’empoisonneur de Germanicus et du monstre de Caprée. On dit que ce Velleius fut enveloppé dans la disgrâce de Séjan, et périt avec lui. Ainsi, pour salaire de ses mensonges, il eut l’ingratitude d’un tyran, une vie honteuse, une mort sanglante, et le déshonneur chez la postérité : c’était bien la peine d’être vil.
Qui croirait que nous avons du stoïcien Sénèque un ouvrage plus lâche encore que celui-là ? car il est consacré tout entier à louer un affranchi de Claude, et l’imbécile Claude lui-même : c’est le traité de la consolation adressé à Polybe. Ce Polybe avait été esclave et était tout-puissant, suivant la coutume de Rome, où les empereurs, soit par paresse de faire un choix, soit par l’habitude d’être gouvernés, soit par la confiance qu’inspire une bassesse de tous les jours, soit pour ne pas confier leur pouvoir à des hommes qu’ils pouvaient craindre, soit par ce secret orgueil que sent un despote à faire adorer ses esclaves, choisissaient presque toujours leurs ministres parmi leurs affranchis. Polybe était du nombre, et il venait de perdre un frère. Sénèque, qui alors était exilé en Corse, et qui aurait mieux aimé faire admirer ses talents dans l’opulente et voluptueuse Rome, sous prétexte de consoler cet esclave, mendie lâchement sa faveur par des éloges. D’abord il querelle très sérieusement la fortune de ce qu’elle a osé attaquer un grand homme tel que Polybe : cependant il voit bien qu’elle a été très adroite, car elle a trouvé le seul endroit par où elle le pût blesser. Lui aurait-elle enlevé des richesses ? il les méprise ; ses amis ? il en aura tant qu’il voudra ; l’estime publique ? elle est inébranlable ; la santé ? avec l’esprit qu’il a, on s’en passe ; la vie ? il est sûr d’être immortel22. Et puis le panégyrique du mort, panégyrique qui consiste surtout à dire que le mort était digne d’un pareil frère. Ensuite on l’avertit qu’il est trop grand pour qu’il lui soit permis de pleurer. Rien de bas, rien de commun ne sied à un homme comme lui : il ne faut pas qu’il démente l’admiration que l’univers a conçue23.
En louant l’esclave, le grave Sénèque ne pouvait se dispenser de louer le maître. « Puisque Claude respire, dit-il, il ne vous est pas permis de vous plaindre : Claude est vivant, toute votre famille est vivante, vous n’avez rien perdu. Non seulement vos yeux doivent être secs, mais vous devez même laisser éclater votre joie24. »
Et plus bas : « Votre frère est heureux ; en mourant, il a laissé Claude, son auguste famille, et vous-même sur la terre. »
Et ailleurs : « Je ne cesserai de vous offrir l’image de Claude. Tandis qu’il gouverne le monde, et qu’il prouve combien, pour maintenir l’empire, les bienfaits sont plus puissants que les armes, tandis que le sort de l’univers est en ses mains, vous ne pouvez vous apercevoir que vous avez fait une perte. Élevez-vous, et toutes les fois que les larmes vous viendront aux yeux, tournez vos regards sur Claude, la vue de cette puissante divinité séchera vos larmes. Humain et bienfaisant envers tous les hommes, je ne doute point qu’il n’ait déjà employé les plus fortes consolations pour guérir votre blessure et charmer vos douleurs : mais quand il n’en aurait rien fait, voir Claude, ou penser seulement à lui, c’est déjà une consolation bien douce. Que tous les dieux, que toutes les déesses le prêtent longtemps à la terre ! qu’il égale les grandes actions d’Auguste ! qu’il surpasse le nombre de ses années ! que tant qu’il sera parmi les mortels, il ne s’aperçoive point que dans sa maison, il y ait rien de mortel ! que le jour où sa famille sacrée célébrera son retour au ciel, ne luise que dans l’autre siècle ; et pour nos derniers neveux25 ! »
Et ensuite une prière à la fortune, pour qu’elle veuille bien permettre « qu’un si grand empereur remédie aux maux du genre humain désolé… Si elle regarde Rome en pitié, si elle n’a pas encore résolu d’anéantir le monde, ce prince, envoyé pour consoler l’univers, sera aussi sacré pour elle, qu’il l’est déjà pour tous les mortels26 »
.
Je ne ferai ici qu’une remarque : c’est Sénèque qui parle, et il parle de Claude. Mais j’ajouterai, pour être juste, que ce même homme qui a paru si faible dans son exil, mourut avec le plus grand courage ; tant il est vrai qu’on peut unir la faiblesse avec la grandeur, et être tour à tour intrépide et lâche.
Tout le monde sait que Néron fut loué par Lucain ; nous avons vingt vers de lui, à la tête de la Pharsale, où ce monstre est placé dans le ciel. Cependant nous ne pouvons guère douter que Lucain ne haït les tyrans. Il loue avec transport et Caton et Brutus ; il peint Pompée comme le vengeur, et César comme l’oppresseur de son pays : il entra même dans la fameuse conspiration de Pison. Pour résoudre le problème, il faut se souvenir que Néron ne fut pas toujours un monstre. Le prince qui dit,
Je voudrais ne point savoir écrire
, n’était pas le même que celui qui fit périr et son frère, et sa femme, et sa mère, et une foule de Romains. Néron changea, et l’éloge est resté.
Mais si, peut-être, on peut justifier Lucain, comment, sous un autre règne, excuser Quintilien, Martial et Stace ? Le grave auteur des institutions oratoires, à la tête de son quatrième livre, ne rougit pas de donner le nom de censeur très saint, et de divinité favorable, à Domitien, à ce tyran jaloux, capricieux et lâche, sous qui le nom même de la vertu fut proscrit, qui n’eut que des vices, ne fit que des crimes, empoisonna peut-être Titus, et teint de sang, voulait être homme de lettres et passer pour juste.
Stace, qui naquit à Naples, et qui avait une imagination forte, quoique déréglée, avilit son génie par les mêmes éloges. Ses deux poèmes sont dédiés à ce tyran, qu’il place aussi dans le ciel, sans doute entre Octave et Néron. Ce n’est pas tout ; nous avons encore de lui trois ou quatre pièces, ou panégyriques en vers ; l’un intitulé Le Cheval de Domitien ; l’autre où, selon son expression,
il adore le dix-septième consulat du prince
; le troisième, où il rend grâces de ce qu’il a été honoré de
sa table très sacrée
. Il n’est pas nécessaire d’ajouter que les éloges sont aussi ridicules que les titres.
À l’égard de Martial, on ose dire qu’il est encore plus étonnant. Cet Espagnol, qui vint de bonne heure à Rome pour y faire des vers, médire et flatter, et qui y eut tout le succès qu’un esprit fin et piquant peut avoir dans une grande ville, où il y a de l’oisiveté, des arts et des vices, nous a laissé près de quatre-vingts petites pièces ou épigrammes, faites en l’honneur de Domitien. Ce sont quatre-vingts monuments de bassesse. On y apprend qu’il n’y eut jamais dans Rome, ni de temps si heureux, ni de succès si brillants, ni tant de liberté accordée par le prince aux citoyens, ni tant d’amour des citoyens pour le prince, que sous Domitien. On croirait qu’il est impossible d’être plus vil ; Martial a trouvé l’art de l’être encore plus ; c’est de répéter les mêmes éloges pour Trajan, et de blâmer alors les crimes de Domitien, qu’il avait élevé jusqu’au ciel quand il régnait. Quel est l’esclave étalé dans un marché pour être vendu, qui inspire autant de mépris et de pitié qu’un tel écrivain, qui cependant, à la honte de son siècle et de Rome, eut de la réputation ?