M. Pierre Dupont
Poésies et Chansons, — Études littéraires.
I
Dans une de nos Expositions des dernières années, on voyait, en montant le grand escalier du Louvre, au haut duquel il était placé, dans un coin, un buste qui n’avait guère que la tête et le cou, et dont la bouche ouverte était presque tout le visage. Je le dis franchement, moi qui aime pourtant furieusement l’énergie, cela pouvait être énergique, mais c’était fort laid. Et ce n’était même pas le mot bouche qui venait à la bouche en regardant celle-là…
Or celle-là qui, disait-on, chantait, devait appartenir à M. Pierre Dupont, le poète, qu’un artiste, sympathique à son genre de génie, avait représenté dans l’exercice de ses fonctions de chansonnier. Agréable chose !
Je ne connaissais pas M. Pierre Dupont, et j’avoue que cette formidable gueule de marbre (pardon !) ne donnait pas une très-vive envie d’entendre les sons qui devaient en sortir, les chansons ou plutôt les clameurs que devait vomir cet effroyable trou de fontaine publique, creusé en plein visage humain. Depuis ce jour-là, j’ai lu M. Pierre Dupont, si je ne l’ai pas entendu, et je puis dire que son sculpteur est un de ces amis terribles contre lesquels Dieu devrait nous garder, selon le proverbe espagnol, lorsque nous nous gardons contre nos ennemis. Non qu’il n’y ait parfois de cette bouche-là dans le talent de M. Pierre Dupont. Il l’ouvre peut-être ainsi, grand Dieu ! quand il chante son Âne, ou son Cochon, ou Les peuples sont pour nous des frères. Mais j’atteste qu’il ne l’a pas toujours ; j’atteste qu’en voyant cette gargouille à vociférations de cabaret, personne ne pourrait reconnaître la bouche pensive et souriante du chaste poète des Véroniques.
Du reste, il faut le dire, le plus coupable n’était pas le sculpteur. M. Pierre Dupont, que ce buste n’a pas probablement blessé, et que sait-on ? a flatté au contraire (l’amour-propre n’étant pas, en statuaire, un si difficile connaisseur !), M. Dupont méritait bien ce buste, car il a trop souvent infligé au talent sincère et facile dont il était doué la physionomie forcée et grimaçante que son sculpteur a donnée à ce marbre affreux. Il méritait donc qu’on lui infligeât cette ressemblance ! Au fond, cette injure en marbre n’était qu’une justice. Se voir tel qu’on s’est fait soi-même, en défaisant, tant qu’on l’a pu, l’œuvre du bon Dieu, est une chose expiatoire et réparatrice. Mais surtout que ce soit la main innocente d’un admirateur et d’un ami qui pousse un pareil miroir à poste fixe sous les yeux, voilà qui est d’une moralité spirituelle et que j’aime ! Si le poète, aveugle au buste, est aussi aveugle à la leçon, d’autres la comprendront pour lui. D’autres qui auraient été tentés de l’imiter peut-être comprendront mieux, en présence de cette violente et grossière image, les précautions et les délicatesses avec lesquelles on est tenu de traiter le talent, — cette voix qui se fausse si aisément, quand on en a.
II
Selon mes faibles lumières, M. Pierre Dupont en avait beaucoup… en puissance ; mais, quoi qu’il lui en reste encore, la Critique est cependant en droit de lui demander ce qu’il en a t’ait. Il est évident, pour qui lit son volume intitulé : Chansons et Poésies, qu’il aurait pu, s’il s’était écoulé avec attention et se fût religieusement conservé lui-même, briller parmi les affectés et les décadents de son époque, comme un talent aussi primitif et aussi naïf qu’il est loisible de l’être à cette male heure d’une civilisation décrépite. Et en effet, de génie spontané, d’impression première et même de nostalgie, de tête retournée vers les champs, M. Pierre Dupont se révèle bien de la double race, chaque jour plus effacée, et du laboureur et du pâtre. Seulement, si le Caïn n’a pas tué en lui tout à fait Abel, ce n’est point faute de l’avoir frappé. Le Caïn l’emporte sur le doux Abel dans ce talent et cette pensée ; le Caïn grossier, affamé, envieux et farouche, qui s’en est allé dans les villes pour boire la lie des colères qui s’y accumulent et partager les idées fausses qui y triomphent !
Un critique célèbre, il est vrai, mais pour qui le succès souvent voile le fait5, a prétendu, je le sais bien, que l’influence des chansons de M. Pierre Dupont était affectueuse et pacifique ; et c’est un oubli presque hardi, cela, quand tout le monde peut lire le Chant du soldat, le Chant des étudiants, le Chant des transportés, la Républicaine et tant d’autres appels aux armes qui ressemblent à l’appel aux armes de tous les temps et de tous les partis ! Nous qui les avons lus aujourd’hui nous disons, au contraire, que sans cette inspiration révolutionnaire qui revient sans cesse en M. Pierre Dupont et qui le domine, il aurait conduit son talent jusqu’à devenir une bien charmante chose, originale de naturel et de simplicité. Mais, pour cela, il fallait surveiller cette eau suave, venue à travers les terrains vierges qui l’ont parfumée, prise dans une main de jeune pasteur, pour l’élever comme une coupe de reconnaissance vers le ciel bleu, et non pas la jeter, comme la poussière des Gracques, à la face usée des tyrans ! Les tyrans, l’avenir du monde, l’égal partage, l’homme se faisant Dieu un jour ou l’autre très-prochainement, toutes ces vulgarités du xixe siècle ont saisi l’imagination de M. Dupont, et l’ont abaissée et enniaisée.
Ce poète, aux plus savoureuses nuances bucoliques, unit par nous écœurer à force de philanthropie, de communisme bénis, de fraternité universelle, enfin de toutes ces sucreries hypocrites avec lesquelles on espère nous masquer le goût vrai et âpre de la révolution future. Et voilà comment et pourquoi M. Pierre Dupont, qui aurait dû rester paysan, un jour a passé prolétaire. Voilà comment il a préféré à la cornemuse de Robert Burns, qu’en français nous n’avions jamais entendue, une clarinette de barrière, et que, de poète sous les poutres enfumées de la ferme, à la veillée des filandières, il est devenu un artiste interlope de café chantant !
Ah ! c’est là un meurtre, s’il en fut jamais ! L’autre jour ; à propos d’un bien autre poète que M. Pierre Dupont, nous déplorions le travail funeste que les philosophies modernes ou les idées politiques du jour pratiquaient jusque sur les airains les plus solides en fait de génie, et nous en montrions le ravage ; mais quelle ne doit pas être cette influence quand elle s’exerce sur des esprits plus délicats que forts, comme celui de M. Pierre Dupont, par exemple, qui est à M. Victor Hugo, n’est-il pas vrai ? ce qu’est une flûte de buis à tout un système de trompettes de cuivre et d’or !
Certainement, si cela continue, la pauvre flûte en buis sera bientôt rongée, et les applaudissements de la foule ne consoleront peut-être pas le poète du talent qu’il leur aura sacrifié. Que la Critique le rappelle à ceux qui l’oublient ! Ce que la politique de leur temps tue de poètes, à toute époque, est incalculable. Sans le mare clausum, sa défense régicide et ses fonctions de secrétaire chez Cromwell, Milton eût donné probablement un Paradis retrouvé aussi beau que son Paradis perdu. M. Pierre Dupont, qui a peut-être pensé à se saisir en temps utile de la succession de Béranger expirant, aura pris le bruit des contemporains pour la vraie gloire.
La vraie gloire de Béranger, dans la postérité, sera quelques romances, d’un sentiment éternel, auxquelles personne ne pense que les âmes tendres qu’elles font rêver et qui, pour cette raison, n’en parlent pas. Laissez croire aux badauds qui les ont braillées que ce sera ses chansons d’opposition politique ! Faites pour le temps et dévorées par lui, ces chansons ne seront plus, dans quelques années, comme les chansons du vieux Maurepas, que des renseignements historiques, feuilletés par le curieux, en souriant. Quand la Satire Ménippée est froidie, quand Les Provinciales elles-mêmes ont pâli, quand Junius, cette œuvre qui a soulevé l’Angleterre, n’a plus que la fascination impatiente du masque qu’on n’a pu pénétrer, ce ne sont point quelques chansons, de la même inspiration momentanée, léchées et pointillées par un patient, gouttelettes d’huile qui sentent la lampe d’où elles sont lentement tombées, ce n’est pas tout cela que le Temps, ce grand balayeur de toutes choses, n’emportera pas !
III
Mais ce que Béranger, qui a tourné le dos à son talent pendant la plus grande partie de sa vie, n’avait pas prévu, M. Pierre Dupont, qui a imité Béranger, ne l’a pas prévu davantage, — non plus que ne l’a prévu un troisième poëte, qu’il imite aussi et dont la Muse a une bien autre aile que celle de Béranger, quoiqu’avant son entier développement le malheur, hélas ! l’ait cassée. Celui-là, c’est Hégésippe Moreau. Hégésippe Moreau, le Villon solitaire de cette époque impie, ce truand qui est quelquefois délicat comme une jouvencelle, ne serait point compté dans l’histoire littéraire, s’il ne s’était pas affranchi de la politique et de l’imitation de Béranger, qui furent sa double balbutie, par quelques pièces, éternelles et humaines, d’un accent profond comme la misère, la convoitise et la faim ! Certes, malgré la grande bouche de son buste, M. Pierre Dupont me paraît légèrement chétif en comparaison de ce robuste jeune homme qui aurait mordu, avec ses dents si belles, dans toutes les jouissances de la civilisation et de la vie, comme dans un morceau de pain blanc !
L’imitation de M. Pierre Dupont, qui joue à l’affamé, ne fera jamais comparer aux connaisseurs l’auteur du Myosotis et l’auteur des Véroniques, si ce n’est pour noter les différences de leurs deux génies. Ils diffèrent bien plus que leurs fleurs. Hégésippe Moreau est ardent toujours, et parfois sinistre, sous les siennes, qu’il a tuées en les respirant. Ce n’est, lui, ni un riant ni un mélancolique. C’est plutôt, dans ‘la grâce d’une jeunesse qui fait tout pardonner, un de ces terribles mauvais garçons dont les guenilles ont soif de splendeur et qui serait un magnifique Sardanapale de la canaille dans le pillage du genre humain ! Ceux qui s’obstinent à voir un bel élégiaque dans Hégésippe n’y connaissent rien. Il pleure, — oui, — mais c’est de rage, comme cet enfant gâté jusqu’au délire, qui voulait qu’on mît à sa toque deux étoiles du ciel.
C’est au contraire M. Pierre Dupont qui est, de tempérament, un élégiaque et même un idyllique ; mais cet élégiaque et cet idyllique a pris son talent naturel entre deux imitations, comme on prend sa tête entre deux portes, — l’imitation de ce Béranger qui est un bourgeois et de cet Hégésippe Moreau qui est un bohême, — et entre ces deux fils des villes, il a fourvoyé le paysan !
Et, je l’ai dit déjà, s’il l’était resté, il se serait peut-être élevé jusqu’à Burns, Burns, cette branche de houx qui est le laurier de l’Écosse, Burns, le plus vrai des hommes dans son tartan vert, le poète à la grande bonhomie paysanesque, aux teintes brunes, sobres et profondes, à la mélancolie tout à la fois si sceptique et si superstitieuse, dont le charme est pour moi sans égal, enfin à l’humilité du détail, qui n’en est pas la crudité, comme paraît le croire M. Pierre Dupont. Assurément, il y a du Burns sous son écorce, du Burns qui c’est pas encore sorti de sa tige, dans le poète qui nous a donné Les Sapins, Le Braconnier, La Vache blanche, Le Lavoir, Le Bûcheron, La Fille du Cabaret, La Chanson de la soie, même Les Bœufs, populaires pourtant, mais comme toute poésie inférieure, Les Bœufs, dont l’inspiration est brutale, car la femme et la fille y sont grossièrement et sordidement sacrifiées aux animaux, et enfin Le Tisserand, dont le refrain est idéal d’imitation pittoresque et d’harmonie !
Des deux pieds battant mon métier,Je tisse, et ma navette passe !Elle siffle, passe, repasse,Et je crois entendre crierUne hirondelle dans l’espace !
Oui, il y a du Burns dans M. Dupont, quand il ne veut être que
Le rude paysan, ridé par les années,Cuit comme un vase au four, au feu de ses journées
quand il n’aspire pour ces vers familiers et sauvages qu’au nom modeste de moineaux francs ; quand il a de ces traits superbes :
Le taureau n’obéit qu’aux yeux purs…
Mais alors même et partout c’est du Burns écourté, rapetissé, jeté dans le moule étroit de la chanson de Béranger. Or ce volume, qui s’appelle Chansons, s’appelle aussi Poésies, Eh bien ! cherchez dans ce volume des poésies étoffées, par exemple, comme Les Ponts d’Ayr, le Samedi soir dans la chaumière, La Requête au Diable, La Mort et le docteur Hornbook6, ces chefs-d’œuvre d’humour rustique, vous ne les trouverez pas ! Burns en germe reste sous l’écorce de Béranger, et encore d’un Béranger sans finesse, sans esprit dans le sens français du mot, d’un Béranger au gros sel, — pas plus gai que son maître, car Béranger n’est pas franchement gai, — mais qui croit l’être — (voir le buste), — parce qu’il crie plus fort !
IV
Du reste, il sortira peut-être, ce Burns entr’aperçu, soupçonné, pressenti, que la faute de M. Pierre Dupont envers lui-même est d’avoir jusqu’ici étouffé. Si nous en croyons le volume que l’auteur des Poésies et Chansons appelle les Études littéraires et qu’il nous donne comme les essais de sa muse juvénile, on voit que M. Dupont n’est pas, ainsi que le grand paysan de l’Écosse, un génie vraiment autochtone et primesautier comme les productions d’un sol qui, pour les donner, n’a pas besoin de, culture, mais un esprit qui s’est longtemps cherché avant de s’atteindre, qui a scié longtemps le marbre de la langue et du rythme avant d’y découvrir sa veine, brillant enfin dans les chansons ! Différent en cela de Burns, qui ne savait presque rien, qui avait la savoureuse et toute-puissante originalité de son ignorance, car il faut être un poète suprêmement fort pour se permettre d’avoir, sans inconvénient, de la littérature, M. Pierre Dupont arrivera peut-être à rompre avec la tyrannie des imitations qui l’oppriment encore. Il s’affranchira comme Hégésippe Moreau s’est affranchi.
Mais, je veux le lui répéter en finissant, la première condition de cet affranchissement que je souhaite, c’est le renoncement aux idées que je trouve dans la préface des Études littéraires et qui montrent bien à quel point le lettré diminue et gâte le paysan. M. Pierre Dupont est un socialiste éclairé qui croit que le mal périra sur la terre et que l’ivraie parmi le blé disparaîtra comme tous les abus. C’est un ennemi de la guerre qui finit une de ses plus belles chansons (non paysanne, celle-là ! mais belle !) par ce trait qu’il croit sublime et qui n’est que mesquin :
Marins, le plus grand des trois-mâtsN’est sur la mer qu’une coquille.Du sang verse dans les combatsOn ne fait pas la cochenille,
ce qui est une vérité plate et une idée de teinturier. Certes, on en fait mieux ! On en fait de nobles exemples pour les générations qui suivent et de grands souvenirs pour l’histoire. L’histoire, qui conserve ce sang, trempe là-dedans les courages et les baptise pour l’héroïsme. Or, même au point de vue économique, qui ne devrait pas être celui du poète, la teinture de ce sang, d’où peuvent sortir des héros, rapporte plus à une nation que la plus précieuse et la plus rare des pourpres, faites par l’industrie. Le meilleur produit pour un peuple, c’est encore la gloire, et toutes les chimies et les industries de la terre ne remplaceront pas cette marchandise-là demain !