Chapitre XI
De 1640 à 1650 (5e période.) — Guirlande de Julie en 1641. — Mariage de Julie de Rambouillet avec le duc de Montausier en 1645 — Pertes éprouvées par la marquise de Rambouillet. — Dissolution de sa société. — Naissance de diverses sociétés formées des débris de la sienne. — Naissance dans le même temps du mot de précieuses. — Éloges de la société de Rambouillet, par le P. Petit, par Fléchier, par le duc de saint-Simon, par mademoiselle de Montpensier.
Ceux qui se sont fait de Julie de Rambouillet une idée romanesque, veulent nous persuader qu’après que le duc de Montausier eut demandé sa main, elle le fit languir treize ans, le soumit à toutes les épreuves imposées aux amours fabuleux des romans du temps, exigea qu’il parcourût, dans toute son étendue, le royaume de Tendre, dont mademoiselle de Scudéry n’eut l’idée et ne publia la carte que dix ans plus tard. Ils en font, en un mot, une mijaurée excessivement ridicule.
Faire de Julie une amoureuse ridicule, c’est faire de Montausier un amoureux plus ridicule encore. Mais le moyen de faire jouer le rôle d’un céladon à l’homme de France le plus antipathique avec toute affectation, avec tout jargon, avec tout ce qui était hors de la voie droite et nette de la raison et de la vertu ?
À l’époque de son mariage, Montausier avait à peine trente-cinq ans ; depuis l’âge de vingt ans, il était au service et engagé dans des guerres successives, en Italie, en Lorraine, en Alsace ; en 1638, parvenu au grade de maréchal de camp, bien qu’âgé seulement de vingt-huit ans, il fut nommé gouverneur de l’Alsace, province alors d’une soumission équivoque, où le roi avait besoin d’un homme qui réunit l’art et le courage du guerrier au tarent et à la sagesse de l’administrateur ; en 1638, il se signala au siège de Brissac ; revenu à Paris pendant l’hiver de 1641, il fut rappelé à l’ouverture de la campagne par Guébriant devenu général en chef de l’armée d’Allemagne et peu après maréchal de France ; le maréchal, qui avait une grande confiance en Montausier, ayant été tué en 1643, celui-ci fut fait prisonnier, peu de temps après, à la déroute de Dillingen ; il ne recouvra la liberté qu’en 1644 ; alors enfin il lui restait encore un obstacle à franchir pour se marier ; c’était sa religion. Montausier était calviniste ; il lui fallut le temps d’abjurer ; il abjura en 1645, âgé de trente-cinq ans, comme je l’ai dit, et alors il épousa Julie, qui avait trois ans plus que lui. Voilà l’histoire de son mariage, qui n’a rien de remarquable que son opposition avec ce qu’on en raconte.
Ce fut pendant son séjour à Paris, dans l’hiver de 1641, que le marquis de Montausier fit à Julie cette fameuse galanterie d’une guirlande peinte sur vélin in-folio par Robert et, à la suite de laquelle se trouvent toutes les fleurs dont elle se compose, peintes séparément, chacune sur une feuille particulière, au bas de laquelle est écrit de la main de Jarry, célèbre calligraphe et noteur de la chapelle du roi, un madrigal qui se rapporte à cette fleur.
Dix-huit auteurs ont concouru à l’œuvre poétique, savoir : le duc de Montausier, les sieurs Arnault Dandilly père et fils, Conrart, madame de Scudéry, Malleville, Colletet, Hubert, Arnaut de Corneille, des Réaux Tallemant, Martin, Gombeau, Godeau, le marquis de Briote, Montmor, Desmarets et deux anonymes. Le volume qui contient cette guirlande, célèbre sous le nom de Guirlande de Julie, a été vendu 14 510 francs à la vente de M. de La Vallière, il y a quarante ans.
Cet hommage du marquis de Montausier était-il de si mauvais goût ?
La violette disait à Julie :
« Modeste en ma couleur, modeste en mon séjour,Franche d’ambition, je me cache sous l’herbe.Mais si sur votre front je puis me voir un jour.La plus humble des fleurs sera la plus superbe. »
Toutes les fleurs ne s’expriment pas aussi heureusement que la violette ; mais toutes paient un tribut plus ou moins flatteur. Les dix-huit noms propres qui s’étaient associés aux noms de ces fleurs étaient les plus célèbres du temps ; la peinture et la calligraphie, qui fixaient sur le vélin les fleurs y les vers, le nom des auteurs, étaient des chefs-d’œuvre. Quel hommage plus noble peut offrir un amant à l’objet de sa tendresse et de son respect ?
Le mariage de Julie de Rambouillet avec le duc de Montausier est un fait de si peu d’importance historique, qu’il ne mériterait pas qu’on en recherchât les circonstances, s’il ne concourait d’abord à marquer l’époque où la société de l’hôtel Rambouillet commença à se dissoudre, et ensuite à faire tomber les applications que nos biographes modernes lui ont faites, des traits lancés par Molière en 1650 contre Les Précieuses ridicules. Il est certain que ce mariage fut la première cause qui mit fin à ce qu’on peut appeler le règne de l’hôtel Rambouillet, c’est-à-dire à ses nombreuses réunions, à l’appareil des conversations de haut intérêt, à l’influence, à l’autorité des opinions qui y prévalaient. Après cette cause de dissolution vint la guerre de la Fronde qui divisa toutes les familles de la capitale.
Le duc et la duchesse de Montausier passèrent deux années à Paris et dans l’hôtel de Rambouillet, après leur mariage. Mais, vers 1648, cette guerre de la Fronde étant près d’éclater, Montausier se brouilla avec un grand nombre de ses amis qui prirent parti contre l’autorité royale. Il embrassa le parti de Mazarin qu’il méprisait, mais en qui il voyait cette autorité ; se brouilla avec le prince de Condé et sa sœur qu’il aimait, mais en qui il voyait des rebelles. En 1648, il se rendit avec madame de Montausier dans son gouvernement de l’Angoumois pour contenir les habitants dans l’obéissance ; il y réussit35. En 1649, il revint quelques mois à Paris, pour des affaires personnelles, mais il retourna bientôt avec sa femme dans l’Angoumois, où il se battit et reçut de graves blessures pour la cause royale ; il ne revint dans la capitale qu’en 1653, après la pacification de la guerre civile. Madame de Montausier y fut rappelée quelques mois avant lui par la mort de son père. Pendant ces qu’être années d’absence et de guerre intestine, la maison de la marquise était fort délaissée.
Dirai-je que la mort de Voiture, arrivée dans la même année 1648, cette mort pour laquelle l’Académie française avait pris le deuil, fit aussi un vide dans l’hôtel de Rambouillet ?
En 1652, après la guerre de la Fronde, Madame de Rambouillet, âgée de 72 ans, fut accablée de chagrins. Quelques années avant, elle avait perdu, comme nous l’avons dit, son second fils, mort de la peste entre ses bras. Elle perdit son mari en 1653. En 1654 elle perdit son fils ainé, tué à l’âge de 31 ans, à la bataille de Nortlingen. Enfin, en 1658, elle se sépara de sa plus jeune fille, mariée avec ce même comte de Grignan qui épousa ensuite en troisièmes noces mademoiselle de Sévigné.
Ce fut, sans doute, alors qu’elle fit pour elle-même l’épitaphe qu’on trouve dans les Observations de Ménage sur les poésies de Malherbe.
Ici gist Arthénice, exempte des rigueursDont la rigueur du sort l’a toujours poursuivie ;Et si tu veux, passant, compter tous ses malheurs,Tu n’auras qu’à compter les moments de sa vie.
Dès 1645 donc, le temps était venu où cette femme respectable devait voir sa maison se fermer à la jouissance d’une société choisie, mais nombreuse ; jouissance toute noble, toute glorieuse, mais par cela même d’un éclat incommode pour son âge. Cette maison, naguère si brillante, ne devait plus que s’entrouvrir aux consolations de l’amitié et à celles que lui apportaient de temps à autre la tendresse de sa fille Julie et le respect de son gendre.
La dissolution de la société de Rambouillet fut l’époque ou commencèrent des sociétés d’un autre ordre, et où s’introduisit dans la langue un mot nouveau, dont la naissance atteste celle de la chose ou de l’espèce de personnes qu’il désigne, le mot précieuse.
Ce fut entre 1645 et 1648 que se formèrent ces nouvelles sociétés composées, pour la plupart, des débris de l’hôtel Rambouillet toutes plus ou moins à son exemple. Plusieurs en conservèrent le bon ton et le bon goût. Mais, nous l’avons déjà dit, à l’hôtel de Rambouillet il y avait du mélange, non de mœurs, mais d’esprits ; et qu’elle est la société où il ne se rencontre pas des gens
de mauvais ton et de mauvais goût, parmi les personnes qui en sont le plus exemptes ?
Quand la société-mère se dispersa, les femmes ridicules qui étaient contenues par le grand nombre les autres, et surtout par la marquise de Rambouillet et sa fille, voulurent avoir à leur tour leur petit empire et leur petite cour. L’anarchie se mit dans le bel esprit et dans les usages de bienséance ; les mauvaises copies de l’hôtel de Rambouillet eurent la prétention de devenir modèles. Pour se faire un renom d’honnêteté, on affecta la pruderie. Pour signaler la décence de son langage, on prit des précautions si grandes contre l’indécence, et elles désignaient si bien l’écueil, qu’elles étaient l’indécence même. Pour faire sentir la propriété de ses expressions, on se hérissa d’un purisme intraitable. Pour faire briller la finesse et la délicatesse de son esprit, on alambiqua toutes ses idées. Enfin, pour faire admirer ses grâces, on se jeta dans la minauderie.
Toutefois, ce serait être injuste et aussi frivole que ces écrivains, dont l’observation n’a pas été plus loin que le ridicule des précieuses, de ne pas remarquer qu’elles eurent leur côté estimable, et ne servirent pas médiocrement au progrès de la socialité. On n’a pas le droit de remarquer leur mauvais goût, sans remarquer aussi qu’elles étaient une école de bonnes mœurs dans un temps de dépravation invétérée. Que si elles avaient le défaut de faire de l’amour un délire de l’imagination, elles eurent aussi le mérite d’élever les esprits et les âmes au-dessus de l’amour d’instinct, et de préparer cet amour du cœur, ce doux accord des sympathies morales si fécond en délices inconnues à l’incontinence grossière, cet amour qui donne tant d’heureuses années à la vie humaine, appelée seulement à d’heureux moments par l’amour d’instinct.
Madeleine de Scudéry fut une des premières à signaler son indépendance ; elle dut maison. Elle s’arrangea de grandes et de petites réunions. Nous avons la satisfaction de savoir que les petites avaient lieu les samedis. Elle avait fait des romans ; mais tant qu’elle avait été de la société de Julie de Rambouillet, elle les avait publiés sous le nom de son frère. Dégagée de toute contrainte par la séparation d’avec Julie, elle inonda Paris de ses nouvelles productions et les répandit sous son nom.
Toutes ces sociétés naissantes se formaient une à une, sans éclat, sans autre prétention dans le principe, que l’indépendance, sans l’intention de former un corps.
Voiture, l’homme le plus à la mode du temps, le bel esprit le plus accrédité de la cour à l’Académie, le plus répandu chez les femmes de qualité, et le plus recherché des femmes de bel esprit, Voiture, en se rendant une fois, une seule fois au cercle d’une femme qui l’en avait prié, illustrait sa société : cette société se trouvait fondée.
La guerre de la fronde était un obstacle à leur développement et à leurs jouissances. Heureusement cet obstacle ne devait pas être long. La guerre finie, leur régné devait commencer, leurs sociétés fleurir et se faire remarquer, prendre un nom et s’attirer tout à la fois deux réprobations, de deux côtés opposés, celle des mœurs dominantes ou des mauvaises mœurs, et celle du goût qui s’épurait malgré la corruption des mœurs, le goût et l’incontinence publique marchant ensemble sous la bannière du goût. Pour que cette double réaction soit bien comprise, il est nécessaire de bien entendre la fronde. En attendant ce progrès et cette importance, le nom de précieuses n’existait point encore ; et je prie mes lecteurs de tenir note de ce fait : que quand la société de Rambouillet s’est dissoute, et plusieurs années après sa dissolution, ce substantif n’avait point encore été inventé, et n’existait pas dans la langue même la plus familière.
Avant d’aller plus loin et de rechercher ce qui succéda dans la société des gens du monde à l’hôtel de Rambouillet, ce que devinrent les éléments dispersés de sa composition, jetons encore un regard sur cette maison qui a rempli un demi-siècle de son nom.
« Les grands », dit le P. Petit, dans la vie de Montausier, « venaient y chercher cette noble simplicité et cette liberté honnête qui semblent être bannies du palais des rois. Y être admis, était pour les conditions médiocres un titre qui les relevait. Les savants y trouvaient ce goût exquis et délicat qui fait le prix de la science et sans lequel elle n’offre rien que de rebutant. Les dames y apprenaient que leur sexe ne doit pas les éloigner de la belle littérature. Les jeunes gens s’y formaient à ces manières aimables qui, sans rien sentir de la contrainte, ne sortent jamais des bornés de la plus exacte pudeur. Les étrangers y admiraient cette naïveté, cette aisance, cette délicatesse si naturelle aux Français, jointes à une modestie, à une candeur digne des premiers temps. Tous y accouraient comme à une école de vertu. »
C’est ainsi que s’exprimait Petit dans la Ve de Montausier
36.
Fléchier a parlé avec le même respect de l’hôtel de Rambouillet dans son Oraison funèbre de Montausier. « Souvenez-vous, dit-il, de ces cabinets
qu’on regarde encore avec tant de vénération, où la vertu était révérée sous le nom de l’incomparable Arthénice, où se rendaient tant de personnes de qualité et de mérite, qui composaient une cour choisie, nombreuse, sans confusion, modeste sans contrainte, savante sans orgueil, polie sans affectation. »
La causticité du duc de Saint-Simon ne l’a pas empêché de rendre justice à la maison de Rambouillet. « L’hôtel de Rambouillet », dit-il dans une note sur Dangeau (10 mai 1690), « était dans Paris une espèce d’académie de beaux esprits, de galanterie (galanterie est là pour élégance), de vertu et de science, car toutes ces choses s’accordaient alors merveilleusement et le rendez-vous de tout ce qui était le plus distingué en condition et en mérite, un tribunal avec qui fallait compter et dont sa décision avait un grand poids dans le monde, sur la conduite et sur la réputation des personnes de la cour et du grand monde, au tant pour le moins que sur les ouvrages qui s’y portaient à l’examen37. »