Chapitre XIV.
Moralistes à succès :
Dumas, Bourget, Prévost
I
Alexandre Dumas acheva la publication de son Théâtre complet. Tome VII :
La Princesse de Bagdad, Denise, Francillon, avec notes inédites.
Plus de longues et verveuses préfaces : quelques notes suffisent à se commenter. Intime
causerie, à la sortie de la Comédie, avec des abonnés approbateurs. À peine il parle de
ses pièces, et le peu qu’il en dit, sans fausse humilité, est qu’il les trouve
excellentes. Excellentes sans doute par leur valeur scénique, excellentes surtout pour
leur valeur sociale. C’est du beau théâtre, mais surtout c’est du bon. Ne protestez pas.
« Rien ne peut faire que je n’aie pas aimé, cherché et dit la vérité. »
Vous entendez : la vérité. Laissez là Spinoza, Hegel et Stuart Mill,
jeunes hommes en effort vers la compréhension. Ici est la vérité. Voici Thouvenin qui
s’avance vers la rampe, en bonne lumière, et près du souffleur : « La vérité, la vérité
absolue, voulez-vous la savoir ? Ce n’est
pas, etc. etc. ; c’est, etc. etc.
La voilà, la vérité. » Ouvrez le catéchisme.
Le succès du théâtre de M. Alexandre Dumas demeure à beaucoup incompréhensible : outre qu’ils jugent sa philosophie puérile, son sens social faux et sa littérature grossière, ils sont incapables de trouver à ses fables le moindre attrait, de quoi amuser une curiosité même badaude. Or la fortune de ce théâtre ne viendrait-elle pas de cette extraordinaire faculté de Dumas : Suggérer qu’il sait la vérité, la solution des difficultés morales, qu’il va élucider, escamoter le problème, et, manches retroussées, vous faire circuler la solution. — Y a-t-il dans la salle une fille-mère de bonne volonté qui veuille bien me prêter un instant sa fausse situation ? Grâce ce petit Évangile de poche, nous la retournons comme un gant. Voilà, mademoiselle, je vous remercie.
La grande difficulté, pour un dramaturge de mœurs, est de simplifier et de généraliser assez les faits divers banals ou excentriques que sont en somme ses sujets de pièce. L’esprit simpliste de Dumas ignore cette difficulté. Pour ce penseur, il y a des solutions fausses, à gauche, à droite des solutions vraies. Ces solutions satisfont aux problèmes constants que lui semble soulever la vie moderne. Les caractères, les passions, les nuances des sensibilités, non seulement il les méprise, mais il les ignore. Il y a la séduction, le viol, l’adultère, le mariage, le divorce. Et puis des pantins à qui ces entités s’appliquent. C’est un jeu d’une algèbre conventionnelle et invariée, dont la sûreté en impose au spectateur.
Quand on y réfléchit, l’état d’âme de ce moraliste considérable fut ahurissant. Concevoir le monde comme un militarisme psychologique, à qui convient une théorie et une seule, envisager comme identiques les infiniment variées positions morales dont le nom seul est commun, et comme comportant une solution (qu’on va vous dire), imaginer qu’on a formulé la vie quand on a trouvé cinq ou six problèmes abstraits, est-ce le fait d’« une des plus hautes intelligences de notre temps » ou d’un Homais raisonneur et borné ?
Qui peut s’émouvoir aux moralités de Dumas ? À quelle angoisse, à quel doute, a quel scrupule vient-il en aide ? Ce pamphlétaire qui se félicite d’avoir fait abroger ou alléger des lois n’est, à nos consciences, qu’un légiste aveugle et sans autorité. Sa morale n’est qu’un code sous tel article duquel tombe tout acte qualifié arbitrairement immoral. Immoral, c’est-à-dire socialement funeste. — Or, de cette morale, nous avons peu souci : parce que nous ne sommes plus très sûrs du sens des mots « socialement funestes ». Soit un acte qui entraînera une révolution. Sais-je ce qu’elle vaudra ? L’acte qui la déchaîne est-il pieux ou sacrilège ? — Et quand bien même une morale pourrait issir de l’économie sociale, nous hésiterions à prendre pour paroles de l’Évangile utilitaire les aphorismes mi-paradoxes, mi-truismes, enroulés autour de Denise ou de Francillon.
II
M. Paul Bourget, aussi, est gros de « problèmes ». Mais tandis que
M. Dumas est fécond en « solutions », M. Bourget s’en tient louablement à des
« énoncés ». Sans affectation, ses phrases s’achèvent par des points d’interrogation.
C’est ce qu’il appelle, dans la préface de la Terre promise,
« le noble sens du scrupule »
. L’expression est heureuse. Le projet de
présenter par des illustrations littéraires non plus des réponses mais des questions de
morale sociale n’est pas nécessairement répréhensible. C’est un lieu commun des fraîches
écoles que de dénier au romancier le droit de penser avant que d’écrire. Et l’on sort
l’autonomie artistique… Intransigeance enfantine ! Le roman n’est-il
pas advenu aujourd’hui à une élasticité telle que toute forme de projection littéraire
s’y puisse poser ? — Aujourd’hui ? Mais Rousseau ne procédait-il pas ainsi ? N’est-ce
pas des conceptions idéologiques qui précédèrent la création artistique dans tous ses
livres, c’est-à-dire dans tous ses romans, car la série la plus variée de romans est
l’œuvre de Rousseau : Discours, Contrat social, Nouvelle Héloïse, L’Émile,
Confessions, Rêveries d’un promeneur. (On parle quelquefois de formes originales,
de tentatives inédites de roman. Mais personne n’atteindra la force d’invention de
Rousseau en cette matière.)
— Le système de roman auquel ressortit, après
Le Disciple, La Terre promise, n’a rien d’a priori
illégitime.
Ce qu’on peut contester, aimer ou n’aimer point, c’en est l’exécution. Mais à ce point de vue encore, on est à cette heure étrangement sévère à l’égard de M. Bourget. Les mêmes littérateurs, qui, en 1885, n’avaient pas assez de respectueuse admiration pour l’auteur des Essais et de Crime d’amour, s’en vont aujourd’hui le dénigrant parmi les salles de rédaction. Pourtant, l’ironie de Jacques Blanche sur un adroit ouvrier en tableaux de maître, exalté puis délaissé, M. Aimé Morot, je crois, n’est-elle pas vraie de M. Bourget : « Il n’a jamais eu plus de talent. » Il est admirable comme les reporters sont, tout coup, devenus connaisseurs.
Certes, La Terre promise ne vaut ni moins ni plus que les antérieurs romans du même auteur. Ses livres plus jeunes étaient plus gais, ceux-ci sont plus austères. Mais la pensée, la composition et le style sont restés à peu près invariables. Au rebours de ce qu’on a répété sans vérifier, M. Bourget ne fut pas une grande, une profonde intelligence. Il avait seulement un vif désir de savoir, de comprendre, et c’était — et c’est — un esprit délié et cultivé. Sa critique est d’une sincérité grave qui convainquit, et elle parut toute nouvelle et forte parce qu’elle exprimait avec un dogmatisme professoral des préférences assez modernes. Des ingéniosités de journaliste débitées par un professeur disert auront toujours un gros succès. Mais, ni par l’érudition, ni par le sens historique, ni par le don si rare de connaissance, d’expertise littéraire, ni par le prix de son style, il ne fut un grand critique.
Ses romans, soit dit sans intention de paradoxe, valent mieux. Ils sont certainement écrits avec amour, et il est demeuré aux pages un peu de la fièvre sincère et communicative de l’écrivain, malgré la lourdeur unique du style, les gaucheries et les calinotades : M. Bourget est un des derniers audacieux qui croient mieux faire comprendre une catastrophe morale en la comparant à une éruption volcanique. Mais ces métaphores éculées ne choquent pas le plus grand nombre des lectrices. Et il y a une incontestable pose dans le goût des femmes qui prétendent n’aimer plus Bourget.
Pour nous, plus que la trivialité pâteuse de son style, nous déplorons le tour spécial
qu’il a donné à une forme de roman, j’ai dit tout fi l’heure, admissible. Loisible,
certes, le roman de problèmes, le roman qui veut faire penser, mais à condition que
l’auteur ne glace pas dès l’abord par l’allure de moraliste en action.
Or, M. Bourget affectionne les paragraphes de ce genre : « Il y a dans la
survenue d’un terrible accident, lorsqu’on y avait trop pensé, comme une stupeur et
une sorte d’apaisement. Francis l’avait éprouvé, etc. »
ou encore :
« Nos actions finissent toujours par ressembler à nos pensées, et ce sont ces
dernières qu’il importe de gouverner d’abord. Si Francis avait procédé avec la petite
Adèle, etc. »
Le prototype de ces
phrases (un de mes amis prétend
l’avoir découvert dans un roman de Bourget) serait : « Si quelqu’un avait voulu
se rendre compte des étroits rapports qui lient le physique et le moral, il n’eût eu
qu’à entrer, au five o’clock, dans le grand home de la petite Madame de… »
Il
est certain que ces préceptes tour à tour évangéliques et darwiniens étiquetant
immanquablement l’anecdote à venir sont d’un comique à la longue irrésistible. C’est
dommage. Car un roman comme La Terre Promise, roman du
célibataire-père, est un roman bellement pensé.
Dans sa préface modeste et haute, M. Paul Bourget prie qu’on n’étende pas à tout un genre littéraire les réserves que ses défauts à lui peuvent mériter. Nous n’aurons garde de le faire. Ce genre est celui qu’il appelle le roman d’analyse par opposition au roman à « disposition dramatique ». La liste des romans d’analyse que rédige M. Bourget est longue, incomplète et confuse. Il eût pu se dispenser d’y faire figurer Robinson Crusoë. Il a omis Fanny et L’Éducation sentimentale. Il a réuni sous une appellation trop vague des œuvres infiniment diverses, en les opposant à une forme de roman également mal définie. S’il tenait à une distinction binaire, il eût plus valablement séparé (bien que dans presque tous les chefs-d’œuvre on doive constater leur concours) le roman de conscience et le roman d’inconscience. Un roman d’action peut être l’un ou l’autre. Le Rouge et le Noir est un roman de conscience et d’action. Les Trois Mousquetaires ne sont qu’un roman d’action. Les romans de M. Zola sont des romans d’inconscience, de décor. Entre les romans de conscience, M. Bourget eût pu sous-distinguer, par gradation, le roman mystique, le roman sentimental, le roman psychologique, le roman idéologique, etc. — Sa distinction d’« analyse » et de « drame » est ésotérique et vaine.
Il me peinerait de quitter ce livre de M. Bourget sans dire quel sentiment de respect autre qu’artistique et presque personnel s’impose pour l’écrivain de cette préface et même de ce roman de moralisme un peu flou…
III
M. Marcel Prévost poursuit le cours de ses triomphes. Deux mois après les Nouvelles lettres de femmes, où j’ai plaisir à reconnaître que le libertinage grossier a disparu par quoi les premières étaient tachées, voilà qu’il nous donne Les Demi-Vierges. « Les Demi-Vierges, centième mille ! »
Il s’agit de petites rastas, comme dit Laforest, dont les procédés sont sans doute plus grossiers mais plus ingénus. Il y a dix ans dans une chronique du Gil-Blas, intitulée Vierges, M. Catulle Mendès flétrissait déjà les jeunes personnes qui apprennent tout du vice, et livrent tout de leur corps, — moins la bagatelle. L’an passé, en une maîtresse page de sa Critique des mœurs, notre Paul Adam disait leur fait à ces pucelles décorsetées dont la bouche se prête aux complaisances, et le sexe aux caresses, sauf à celles qui endommagent ce qu’elles réservent — quelques mois ou quelques jours — pour l’épouseur. M. Prévost n’arrive pas tout à fait premier en s’occupant de ces apprenties hystériques. Son sujet n’en est pas moins admissible.
On objecte : Ces peintures sont fausses et exagérées. — Qu’en savez-vous ? Connaissez-vous aussi bien que Prévost la lie élégante de la société cosmopolite ? — Mais, observe Mme Marie-Anne de Bovet, les jeunes filles (celles qui valent qu’on s’intéresse) ne se livrent pas, se ferment aux confidences et M. Prévost ne saurait se documenter sur elles. — Remarque judicieuse ; mais aussi bien ne prétend-il pas connaître ces vierges. Il connaît les petites rastas ; pourquoi ne nous les déshabillerait-il pas, si ça l’amuse et nous amuse ?
Le fâcheux est que ce ne soit pas très amusant. De roman, de construction d’art, il n’y en a pas l’ombre dans ces trois cent soixante pages. Rien de moins « nécessaires » que tous les événements qu’on nous raconte, que les conclusions auxquelles s’arrêtent les personnages. Ça pourrait tout le temps tourner autrement : il y a tant de manières de mal tourner. Et cette inconsistance logique n’est pas pour attacher à un récit qui ne se sauve point par la délicatesse des détails et la magie du style.
J’entends Prévost me répondre :
— Vous me cherchez une mauvaise querelle. Que parlez-vous d’art et de style ? Allez retrouver vos « décadents » ! Est-ce que je pose pour le Goncourt de mon époque ? Non. Seulement il y a des individus — et j’en suis — à qui échoient des tempéraments de conteurs, que le monde amuse, qui le regardent, et qui le racontent gentiment. Nous sommes des gentils conteurs. Je suis le plus gentil des gentils conteurs.
— Il est bien avéré que vous êtes conteur, et je ne peux pas vous dire que vous n’êtes pas gentil… pourtant « j’ai de la méfiance » ! De gentils conteurs, j’en connais de trois sortes (que voulez-vous, je suis un dogmatique incorrigible !) :
1º Les imaginatifs, à la façon de Cazotte ou de Coster, ou les fantaisistes, comme Bret Hart, — et vous ne songez pas à relever de leur genre, non plus que de celui des sentimentaux moutonneux ;
2º Les érotiques, de Beroalde de Verville à Crébillon ; mais ceux-là ont une connaissance du vice et de la volupté, aussi une verve ou une grâce en leur parler, — dont les passages mêmes où vos fillettes, à table, enfourchent les cuisses de leurs voisins, ne donnent qu’une maigre illusion ;
3º Les réalistes, la lignée de Le Sage, ceux qui nous documentent sur un temps et sur une société ; et pour cela il faut une acuité de vision, une audace de dire, une pénétration psychologique, que je suis confus de ne pas vous reconnaître. (Ici, d’ailleurs, le reproche réfuté tout à l’heure deviendrait fondé : que vous ne nous montrez que des exceptions.)
Votre succès, dont j’aurais tort de suspecter l’aloi (et d’ailleurs, quand vous iriez au-devant de la clientèle, le cas n’est pas pendable), votre succès vient de ce que vous êtes un peu imaginatif, sans envolée fatigante, un peu réaliste, sans floraison de description à donner le mal de tête, et un peu beaucoup érotique. Même vous êtes « pour la morale », comme le cocher du Fiacre 117, qui, après avoir trimballé son « store fermé », emmenait les délinquants chez le commissaire. Vos romans commencent comme Julie ou J’ai perdu ma rose, et s’achèvent comme Berquin ou l’ami de la vertu.
Par la combinaison involontaire, mais heureuse, de ces qualités diverses, M. Marcel Prévost émet abondamment des romans qui amusent les lectrices frivoles, c’est-à-dire toutes les lectrices, moins les insupportables bas-bleus. Il les chatouille où ça les démange, c’est parfait.
Dès l’instant que ces aimables bouquets à Clitoris sont sans prétention artistique, j’y applaudis, et au besoin, j’y mets le nez. Si on nous les donne comme « la littérature contemporaine », je me rebiffe.