(1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Topffer »
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(1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Topffer »

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Les Voyages en Zig-Zag, de R. Topffer, ont été édités avec un luxe de dessin et de typographie qui dit à quel point on comptait sur le succès du livre, et on avait raison. Topffer est un de ces écrivains qui doivent être populaires en très peu de temps. Mort jeune encore, et lorsque la réputation commençait à lui venir, c’est un de ces talents distingués qui plaisent à la moyenne des âmes comme s’ils étaient vulgaires. Il a ce qui les touche sans les étonner. Il n’est ni assez profond, ni assez élevé, ni assez original, — cette cause d’isolement parmi les hommes, — pour dépayser cette moyenne des esprits et des âmes qui font les succès immédiats et travaillent à la gloire d’un homme comme les ouvriers des Gobelins à leur morceau de tapisserie, — sans voir ce qu’ils font. De plus, Topffer a de la gaieté. Il a ce don charmant, cette faculté ailée, aérienne, l’alouette de l’esprit, qui tournoie, babille, rit et s’envole, dans toute époque, à la portée de toutes les âmes, mais qui, dans la nôtre, vieille et ennuyée, est le besoin le plus vivement senti de tous les esprits. Emmanuel Kant, qui ne riait guères, du reste, savait bien ce qu’il faisait quand il enlaçait, dans un groupe philosophique digne des plus grands artistes de l’antiquité, les trois génies aimés des hommes : le génie du Rire, du Sommeil et de l’Espérance.

Tout le monde sait que Topffer n’était pas français. C’est un scythe de Genève, comme il dit quelque part, en poétisant beaucoup Genève, qui ne mérite pas ce grand air barbare qu’il lui donne. Il est du pays de Rousseau, de Tronchet, de madame Necker, de M. Necker et autres esprits supérieurs qui ont trouvé leurs lettres de grande naturalité dans leurs œuvres, mais il diffère infiniment de ses célèbres compatriotes, gens lourds, empâtés et gauches dans leur génie, quelque brillants qu’ils soient, et qui ont tous un peu de goitre quelque part, même Rousseau. Topffer est français, lui, par la légèreté de l’expression et la transparence de la pensée. Il a de la grâce comme nous en avons en France, quand nous en avons, C’est dans un verre mousseline qu’il boit la neige rose de ses glaciers maternels, dorés par l’Aurore, et si quelque chose se mêle à ces primitives et simples saveurs, c’est une goutte, une innocente goutte de vin du Rhin, une influence de ce père des choses rêveuses et naïves ; car Topffer est aussi Allemand que Français. Il a fondu en lui le meilleur rayon des deux races. Entre l’Allemand et le Français, le Suisse a été pris et écrasé tout doucement, sans souffrir et sans crier.

Les Voyages en Zig-Zag sont les derniers et les meilleurs de Topffer. Ils remplissent le temps qui s’est écoulé entre 1844, où M. Dubochet donna une si belle édition des premières excursions de l’auteur, et 1847, époque de sa mort si prématurée. Ces voyages, distribués en trois parties : — la Grande-Chartreuse, — le Mont-Blanc, — et Gênes, — ont donc l’intérêt d’une œuvre mûre dans laquelle les triples facultés de Topffer battent ce plein après lequel peut-être il n’y a plus qu’un commencement de reflux, dans le talent comme dans la mer. Nous avons dit : les triples facultés. Topffer a, en effet, dans le talent, trois facultés distinctes et réunies. Il est peintre de paysages, peintre de mœurs, et écrivain.

C’est le peintre de paysages qui a été aperçu d’abord, — qui a été goûté, vanté, et qui peut être considéré comme l’occasion de la gloire des deux autres, répondant moins aux préoccupations de l’époque et plus difficiles à apprécier. Depuis le premier tiers de ce siècle, en effet, la description de la nature, — que disons-nous ? — la description en soi, a pris une énorme importance en littérature. Les Pittoresques sont de hauts et puissants seigneurs littéraires. Nous ne les insultons pas. Au contraire. Nous avons pour eux je ne sais quel faible dans le cœur, mais c’est un faible, et, pour être juste, nous devons reconnaître que la Peinture, cette sœur jalouse et ivre d’être tant aimée, étouffe un peu sa sœur, la Poésie, en l’embrassant. Après Rousseau, après Saussure, après Sénancour, Chateaubriand, Lord Byron, tous paysagistes à leurs heures, après ce glorieux Cooper, qui a contribué, pour sa part, à l’impulsion générale donnée à la pensée contemporaine dans le sens de la description, Topffer est venu comme bien d’autres, et, soit manière originelle de regarder et de sentir, soit calcul d’une pensée qui cherche à dire un mot qui n’a pas été dit encore, il a essayé d’introduire la manière flamande dans le paysage alpestre et grandiose, et il a réussi. Cette manière de voir et de reproduire (produire serait peut-être un mot plus vrai), il s’en est servi, il l’a appliquée, mais largement, en artiste vrai, qui ne se bute pas à un système, qui ne se cogne pas, comme un aveugle, à la borne d’un parti pris. S’il peint à la manière flamande ses premiers plans, choisis avec le discernement et le sentiment d’un Ruysdaël, d’un Potter ou d’un Wouvermans, il n’en lève pas moins parfois les regards vers les cimes ; et par échappées, sur les têtes de ses personnages, un trait plus hardi, plus fier, plus grandement rêveur, nous rappelle la magnifique et immense Nature qui surplombe tous les petits cadres où Topffer s’enferme, des pies nuageux ou irisés de ses sommets. À nos yeux, c’est dans ce contraste que gît tout le charme de Topffer et le secret de son succès. Mais, croyez-nous ! il y a mieux que cela dans cet homme. Si le talent de peintre est le chaton d’or de la bague de sa renommée, le rubis est son talent d’écrivain, ce talent qui est toujours plus grand que le cadre, la manière, le sujet des livres, qui est le sang même de la pensée et qui vivifie tout, partout où il tombe, — que ce soit par gouttes ou que ce soit par torrents !

Et l’écrivain, l’écrivain seul ; car le peintre de mœurs n’est pas, dans Topffer, l’égal du paysagiste. Il s’en faut. Le peintre de mœurs, chez Topffer, manque de repli, de profondeur, de ce coup d’œil qui fouille, jusqu’au fond, le sac plein ou vide du cœur de l’homme et la besace de sa vanité ! Le bel œil bleu, à fleur de tête, de cet honnête Topffer, est un œil de myope, un œil qui glisse, qui n’étreint point, qui ne pénètre pas. Mais ce qui va bien au paysage et à son peintre : la vapeur, les traits indistincts, les lointains fuyants, mal accusés, noyés, perdus, ne va plus au peintre de l’âme, au moraliste, à l’observateur de la nature humaine qui doit voir clair, tout discerner, tout accuser d’une ligne pure et inflexible. Topffer est un faiseur de silhouettes rapides, au tournant desquelles il allume une goutte de lumière ; mais il les peint sans s’arrêter, sans s’asseoir, en marchant, à peu près… Tout est dans cette goutte de lumière. Malgré les grâces de sa diction, malgré ce qui chante dans cet humouriste en gaieté, dans ce pèlerin du matin ou de la vesprée, après avoir parcouru avec lui les sites qu’en passant il enlève à la pointe de son crayon, on est toujours tenté de dire le mot froid et terrible : « Eh bien, après ? »

Car l’homme n’est pas pour regarder éternellement des paysages, pour s’étendre sur des surfaces : « Eh bien, après ? » Un guide qui a de la physionomie ; un aïeul dont la joue ridée se dore aux reflets du foyer, comme rougit un fruit à l’automne ; une vachère aux paupières fauves et baissées qui tricote ses bas bleus à trois pas de sa vache songeuse, harmonie de rêveries, dans un coin d’enclos paisiblement éclairé ; un curé qui va à la chasse, tricorne sur l’oreille, ni plus ni moins qu’un garde française, et la soutane désagrafée : tout cela n’est que profils d’albums, petits bonshommes de paysage. Mais l’intérieur de ces vieilles poitrines de grimpeurs de montagnes ou du cœur de rose de cette fillette, mais la manière de concevoir et de sentir la vie de ce mâle et pauvre curé qui, son bréviaire récité, sa messe dite, se rappelant qu’il est un robuste fils des Alpes, s’en va faire la guerre aux oiseaux du ciel pour nourrir les pauvres de la terre, voilà ce que l’on voudrait voir, voilà ce que Topffer ne nous montre pas avec assez de détails et ce qui n’aurait pas échappé à Sterne, par exemple, ce grand moraliste qui sait aussi fixer en trois hachures un paysage d’un ineffaçable fusain, grand comme l’ongle, mais infini d’expression, et qui reste à jamais, dès qu’on l’a vu, dans la mémoire, comme une pattefiche dans un mur ! Rappelez-vous donc le Bourbonnais dans le Voyage sentimental, et le peuplier au pied duquel est assise Marie la Folle, cette sœur de lait d’Ophélia, et vous saurez la différence d’un talent qui n’a qu’une face à un génie qui en a deux, et pourquoi les Zig-Zags fatiguent, à la fin, comme un voyage, tandis que le Sentimental Journey intéresse comme un séjour !

Non ! l’on ne saurait comparer Topffer à Sterne, — et cependant il y a entre eux des parentés lointaines, un cousinage de sentiments. Le pouls musical de ces deux natures harmonieuses bat dans le même rhythme, aimable et doux. Seulement Sterne a un de ces tranquilles regards qui fendent le cœur sur lequel ils descendent, comme la flèche de Tell fendit la pomme sur la tête blonde de son fils. Sterne va des moindres traits, des moindres linéaments de la Nature jusqu’au fond de l’homme. Il éclaire l’homme par la Nature, la Nature par l’homme, et on ne sait qui des deux est le mieux éclairé, le plus vivant, le mieux peint ! Topffer ne voit que la Nature. Il n’est séparé du cœur de l’homme que de l’épaisseur de sa palette, « mais il y a des dentelles qui sont des murs d’airain… » dit Diderot. L’observation de Topffer ne perce pas le plan des joues qu’il colore. Elle ressemble trop à une abeille, enivrée de lumière, qui ne penserait pas à enfoncer sa trompe dans la fleur… C’est pour cela, sans doute, qu’il est superficiel, quoiqu’il soit très sensible. C’est pour cela que sa gaieté, savoureuse et probe, n’est presque jamais nuancée de tristesse, comme celle de Sterne, qui porte sous les arcades sourcilières de l’observateur les ombres dormantes des plus divines mélancolies. Si Topffer, cet instituteur d’enfants, enfant lui-même, charmant d’innocence, pénétrait l’homme davantage, il serait plus triste, soyez-en sûr ! et l’éclat pur de son rire sonore s’éteindrait dans ce pensif sourire qui traîne aux lèvres de ceux qui ont jugé la vie, comme un bout de velours traîne sur une tombe, — bien doucement et sans faire aucun bruit.

Mais nous l’avons dit déjà, c’est par cette infériorité très réelle et que la Critique doit indiquer, que Topffer plaira davantage à cette moyenne d’âmes pour lesquelles il a écrit, et qui ne comprendraient rien d’ailleurs au troisième dessous du génie. C’est par là qu’il se fera pardonner tout ce qu’il a de supérieur, et, par exemple, son style, qui est de premier ordre pour l’envergure, les articulations, la richesse des vocables, et toutes les qualités diaphanes et substantielles des grands maîtres. Belle leçon donnée aux écrivains français par un linguiste de Genève ! La langue qu’il parle est de toute beauté, à part le sentiment qui y palpite ou l’émotion qui s’y répand ou qui s’y concentre. Sainte-Beuve, dans une de ces préfaces comme il sait les écrire et qui précède l’édition, caractérise Topffer comme un écrivain « accentué, qui a du mordant et du vif ». Il l’appelle même un Montaigne des bords du Léman, et Montaigne est si grand pour nous, Montaigne qui a produit Pascal et La Bruyère, lesquels, à eux deux, ne l’ont pas surpassé, qu’une telle appellation pourrait suffire à l’honneur du modeste nom de Topffer. Cependant, si flatteuse qu’elle soit, lorsque surtout elle est donnée par un artiste et un critique aussi éminent que Sainte-Beuve, cette appellation éclaire-t-elle bien réellement toutes les faces et toutes les ressources du talent d’écrivain de l’auteur des Zig-Zags ? A nos yeux, il y a telles pages dans l’ouvrage de Topffer (et elles sont nombreuses) où l’on dirait Buffon traduisant le poème de Haller sur les Alpes, avec cette plume qui écrivit les Époques de la Nature. Rappeler Buffon après avoir rappelé Montaigne, et avec cela rester très individuel, très soi-même, un vrai humouriste, qu’on aime à lire, qui séchera suavement nos larmes ou reposera délicieusement nos yeux, quand nous les aurons mouillés par Sterne ou éblouis par Jean-Paul, n’est-ce donc pas assez pour la gloire d’un homme, fût-il même le compatriote de Rousseau ? Si les enfants qui rapportent de leurs promenades, à leurs vieux parents restés à la maison, des fleurs cueillies pieusement pour parer et parfumer leur triste vieillesse, méritent des bénédictions attendries, Genève doit bénir son Topffer, son joyeux flâneur de montagnes, qui lui en a rapporté des pages aussi fraîches que des fleurs. Sans ce genre de talent exquis et naturel, et jusque-là parfaitement inconnu en Suisse, la vieille et rigide Momière n’aurait jamais eu, sur sa face ridée et orgueilleuse, un sourire ; mais Topffer lui a donné le sien !