(1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Edmond About » pp. 63-72
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(1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Edmond About » pp. 63-72

Edmond About

La Grèce contemporaine.

Les productions les plus rares et les plus difficiles d’exécution, en littérature, ne sont point — comme on pourrait le croire — les livres graves, mais les livres légers. L’Esprit humain est naturellement lourd. Sans vouloir contester aucune de ses puissances, on dirait qu’il est resté un peu empêtré dans l’argile de sa création ; car ce qui lui a toujours le plus manqué, ce sont les ailes ! Si l’on en doutait, il faudrait prendre toutes les publications d’une époque, et l’on verrait combien il y a de bons livres, voire de livres excellents, dans tous les genres où la Pensée et l’Expression demeurent sérieuses, avant d’arriver à quelque chose qui ressemble ou qui soit analogue, par exemple, aux Mémoires du chevalier de Grammont. Ceux-là même qui ont dans le génie ce don charmant de force éthérée qui enlève tous les sujets avec un souffle, ne lancent pas l’œuvre légère, ne soufflent pas leur bulle étincelante tous les jours ! Lord Byron a écrit vingt poèmes, parmi lesquels plusieurs chefs-d’œuvre ; mais, parmi ces poèmes, il n’y a qu’un Don Juan, sa plus belle gloire ! C’est cette grande difficulté — la grâce des forts — d’être léger en littérature, autrement qu’à la manière du liège, sans cesser d’être substantiel, pénétrant, profond, incisif, qu’Edmond About a affrontée. La Grèce contemporaine semble vouloir appartenir, ou par le ton ou par le sujet, à cette catégorie distinguée et restreinte des livres légers qui, réussis, sont des œuvres exquises, mais dont on peut dire, comme de certains verres : « On en casse beaucoup avant d’en faire un. »

Avec l’invention des chemins de fer, tout livre de voyage est menacé de devenir prochainement une impertinence. Il faudra le génie, qui a le droit de parler de ce que tout le monde sait, parce qu’il y ajoute quelque chose que ne sait pas tout le monde, pour faire excuser la hardiesse d’un auteur qui s’en vient raconter ou décrire ce que tout le monde a vu ou pu voir, maintenant, à si bon marché : un coin quelconque de la planète ! Tuée par la facilité des circulations, l’originalité des pays s’efface et l’univers n’est plus qu’un lieu commun, — sans calembour !

Un grand poète a dit dans un drame :

L’Espagne est un lion mangé par la vermine.

Nous, en ce moment, nous pouvons dire que la terre tout entière est… la bête qu’on voudra ! mangée aussi par la vermine, — la vermine humaine des voyageurs. Autrefois, quand chacun vivait sédentaire dans la case plus ou moins coloriée de son damier et ne regardait pas beaucoup plus loin que l’horizon de sa colline, de sa montagne ou de sa mer, un homme qui avait voyagé rapportait des pays qu’il avait visités une valeur qui s’ajoutait à la sienne ou qui lui en créait une, quand il n’en avait pas. Alors, les livres de voyage n’étaient pas d’une grande difficulté (intellectuelle, s’entend), et ils intéressaient presque tous. Pour en faire un que l’on pût lire, il ne s’agissait que de partir, regarder et revenir. Un livre à trois temps, comme la valse ! À ce train-là, — et c’est le mot ! — les postillons, s’ils avaient pu écrire, s’ils ne s’étaient pas tant occupés, les heureux gaillards ! de faire claquer leurs fouets et de se donner des airs de Jolicœurs dans leurs grosses bottes ; les postillons l’auraient peut-être emporté sur les voyageurs qu’ils menaient, dans ce genre de littérature.

Mais nous n’en sommes plus là. Le monde, ce vieux conte répété (non pas deux fois, le nombre exigé pour que le plus beau conte soit ennuyeux, a dit Shakespeare), l’a été cent et le sera mille. En voir plus long que les surfaces, pour avoir le droit d’en parler, est donc une nécessité rigoureuse pour ces messieurs qui viennent de loin et qui ne craignent pas d’attacher à leurs relations le je détesté de Pascal, — cet homme de génie qui ne comprenait pas que l’on pût sortir de sa chambre. La critique doit donc les en prévenir. Un livre de voyage est tenu maintenant d’être, plus que tout autre livre, marqué au coin d’une personnalité très vive. Autrement, il ne serait plus qu’un détail oiseux et vulgaire. Autrement, l’auteur aurait beau s’écrier : J’étais là, telle chose m’advint, ce langage de pigeon voyageur pourrait intéresser la femelle restée au logis et faire un succès de famille, mais ne passionnerait pas — si pigeons fussent-ils — les autres pigeons qui sont le public.

Telles sont les réflexions générales et très involontaires que nous a inspirées le livre d’Edmond About sur la Grèce contemporaine. Élève de cette École d’Athènes fondée par Μ. de Salvandy en l’honneur du paganisme et de ce peuple grec cher à toutes les Universités du monde, About pouvait faire mieux qu’un livre de voyage : il pouvait faire un livre de séjour. Il s’était assis au foyer, où les mœurs s’apprennent. Il avait passé en Grèce les quelques années obligatoires pour tout observateur qui ne se résigne pas modestement à profiter des paysages sur les pages innocentes d’un album. Il était donc placé dans d’excellentes conditions pour nous donner un livre étudié et mordant sur la Grèce (mordant, du moins, à la manière des poinçons). Il nous a donné celui-ci. Or, quoi qu’il y ait dans cet élégant volume des qualités jeunes et gracieuses que nous ne voulons pas désespérer, nous n’en dirons pas moins qu’il manque entièrement de cette profondeur de personnalité sans laquelle — l’univers étant devenu un véritable pont aux ânes — tout livre de voyage ne sera plus désormais lisible, même en wagon.

Et About, qui est un homme d’esprit, semble l’avoir compris ; car c’est à la personnalité qu’il a visé dans son ouvrage. Mais la personnalité ne s’atteint pas parce qu’on la vise. Dieu vous l’envoie. On l’a ou on ne l’a pas : voilà tout ! Dans le petit livre d’About, qui est un livre de réaction contre la Grèce et peut-être contre la position de l’auteur, — lequel se venge comme il peut de la terrible nécessité d’envoyer, comme élève de l’École d’Athènes, une dissertation, officielle à l’Académie des Inscriptions ; — dans ce livre, tout de parti pris, le voyageur, qui n’a pas d’enthousiasme pour deux drachmes, n’a non plus ni humour ni humeur. Son âme est fort tranquille. Je ne crois pas qu’il eût tourné la tête à madame de Staël. C’est un pococurante d’attitude, dont la préoccupation incessante est d’éviter, n’importe à quel prix, tout ce qui pourrait ressembler à de l’admiration et même à du sérieux. Ce futur savant de l’École franco-grecque, envoyé à Athènes par dévotion au paganisme pour nous en rapporter de pieux souvenirs, trouve piquant de tromper l’espoir de ses maîtres. Après Barthélemy, Choiseul-Gouffier et Chateaubriand, il aborde les augustes ruines de la Grèce et leur récrépissage moderne avec l’irrévérencieuse plaisanterie d’un enfant de Paris (pour ne pas dire un autre mot), et, comme ce gros obèse intellectuel d’allemand qui sautait par la fenêtre pour se faire vif, il saute, lui, en pleine ironie, — tenant infiniment, sans doute, à nous montrer qu’il sait, quand il le faut, s’éponger de sa science et s’alléger du pédantisme de ses études et de ses fonctions !

Eh bien, l’ironie peut être une maîtresse chose, et nous ne la haïssons pas ! C’est un génie à part, lequel nous dispense de tous les autres, et même parfois de justice et de sens commun. Mais l’ironie est passionnée. Ce n’est qu’une imposture de froideur qui ne trompe personne. Comme les grands misanthropes, les grands moqueurs ne sont pas froids, et About est d’un froid… très sincère. Parler du bout des lèvres ne suffit pas. Agiter une badine sifflante, faire de la crème fouettée en battant son sujet avec l’extrémité d’une cravache, fût-elle sculptée par mademoiselle de Fauveau, tout cela, malgré la désinvolture de la chose, n’est point de l’ironie comme il en faudrait pour nous débarbouiller de nos dernières badauderies sur la Grèce, après un enchantement de tant de siècles, et pour nous empêcher désormais d’être émus en lisant les vers divins qui commencent le poème du Giaour. L’auteur de La Grèce contemporaine traite la fille de Phidias comme une ancienne inclination retrouvée après dix ans d’absence, et dont on dit : « Mon Dieu ! qu’elle est maigre ! Ai-je donc pu aimer cela ? » Il plaisante sur la déception qu’il veut faire partager au lecteur. Il est désillusionné, dénigrant, sans foi et sans espérance, souvent spirituel, mais sans le bouillonnement de la verve et la longueur de l’haleine exigés pour que l’esprit ne s’évapore pas dans un mot. Son livre n’est guères qu’un joli feuilleton à la douzaine. Du moins, les qualités qu’on y trouve ne sauraient constituer cette originalité qui doit, un jour ou l’autre, établir d’une manière fixe la valeur d’un livre dans l’opinion.

Et qu’on n’oublie pas qu’il ne peut y avoir ici qu’une question de forme littéraire ! car, sur le fond des choses, l’ouvrage d’Edmond About ne nous apprend absolument rien. Cette histoire de la Grèce contemporaine ne modifiera l’opinion de personne sur la Grèce, par la très bonne raison qu’elle est l’opinion de tout le monde sur ce pays. En effet, après avoir été surfait longtemps dans l’antiquité, le peuple grec a été surfait dans les temps modernes encore davantage. Mais, Dieu merci ! ce malheureux peuple a cessé d’être à l’ordre du jour.

Le temps n’est plus où, même après Byron, un charmant poète écrivait avec tant de mélancolie : « Les Orientaux portent le deuil en bleu : voilà pourquoi le ciel et les mers de cette pauvre Grèce sont d’un si magnifique azur. » Des railleurs sont venus, comme Stendhal et comme beaucoup d’autres, qui ont pris les poètes et la poésie philhellènes à rebours. Edmond About n’a donc point le mérite d’avoir dissipé un mirage d’histoire, d’avoir mis le premier la goutte de glace d’un mot vrai sur le front fiévreux des enthousiastes abusés.

Ou nous nous trompons infiniment, d’ailleurs, ou About est naturellement fait pour emboîter les opinions reçues. C’est un vrai Français. Dans sa peur de paraître dupe, la seule peur qui soit française et dont les crânes de ce pays de Murats intellectuels ne rougissent jamais, il va jusqu’à nous dire (toujours légèrement !) que les vers publiés par Fauriel — ces fleurs marines et sauvages que nous avions cru cueillies à travers le varech des écueils par les Palikares — sont les vers d’album des demoiselles de Smyrne. Heureux pays, par parenthèse, où il y a de tels vers d’album ! car si c’est là le fretin poétique, que sont les brochets ?… About, qui nie même la poésie de la Grèce, qui arrache ce dernier haillon d’or et de pourpre aux fils d’Homère, et qui, par le fait de son genre d’esprit encore plus que de ses observations personnelles, se range du côté de l’opinion acceptée sur ce pays durement jugé ; Edmond About n’a plus qu’à la justifier et à la faire saillir. Mais, pour faire saillir et justifier une opinion, il faut y croire, et About croit-il à autre chose qu’à l’élégance et au coloris… et au coloris à l’aquarelle ?

Évidemment, il est sceptique. Il raconte l’anecdote, brasse les petits faits comme un statisticien, et ne conclut pas. Pour donner une idée de cette indifférence à conclure, il raconte quelque part, avec une lestesse de plume et un faire de romancier moderne, l’histoire de cette femme à trois maris vivants qu’il appelle Jante, qui voyait la meilleure compagnie d’Athènes, et il ne tire pas une seule conclusion — une conclusion quelconque ! — de l’état moral d’une société où de tels faits se produisent impudemment sans que l’opinion en soit indignée. Qui sait ? se scandaliser lui paraîtrait pédant et lourd, et le genre qu’il affecte pendant tout le cours de son livre en serait, à ses propres yeux, compromis. C’est ainsi que pour être plus léger, About se diminue et se fait creux. En vérité, n’est-ce pas estimer l’idée d’élégance dont on est féru un peu trop cher ?… Écrit d’une plume souple et souvent agréable, le livre d’About, ce livre qui sent son écrivain, malgré quelques opinions d’épicier superbe qui y font tache et qu’on n’y voudrait pas, sera cependant oublié… plus facilement qu’il n’a été fait. Quant à nous, nous ne l’acceptons que comme une carte mise chez le public par un jeune homme qui reviendra bientôt de ses erreurs et de ses voyages, et dont la prochaine visite sera plus intéressante et plus grave.

Nous n’aurions pas parlé si sévèrement de ce volume, nous n’aurions pas attaché le plomb de notre critique à cette gaze que le premier vent emportera sans avoir besoin de la déchirer, si, par-dessus la tête et l’ouvrage d’About, nous n’avions vu toute une plaie d’Égypte, nous n’avions aperçu le long zigzag de tous les touristes de France venant apporter leurs notes de voyage à toute bibliothèque qui se croira obligée de les accepter ! Elle les imprimera, et nous les lirons, ce qui fera une différence pour elle, et, pour nous, une diabolique perspective. Car si des hommes d’esprit qui, en courant le monde, ont rapporté quelques commérages, nous donnent des livres comme La Grèce contemporaine, que devons-nous attendre de messieurs les sots ?…