Section 23, que la voïe de discussion n’est pas aussi bonne pour connoître le mérite des poëmes et des tableaux, que celle du sentiment
Plus les hommes avancent en âge et plus leur raison se perfectionne, moins ils ont de foi pour tous les raisonnemens philosophiques, et plus ils ont de confiance dans le sentiment et dans la pratique. L’expérience leur a fait connoître qu’on est trompé rarement par le rapport distinct de ses sens, et que l’habitude de raisonner et de juger sur ce rapport conduit à une pratique simple et sûre, au lieu qu’on se méprend tous les jours en operant en philosophe, c’est-à-dire, en posant des principes generaux et en tirant de ces principes une chaîne de conclusions.
Dans les arts, les principes sont en grand nombre, et rien n’est plus facile que de se tromper dans le choix de celui qu’on veut poser comme le plus important. Ne se peut-il pas faire encore que ce principe doive varier suivant le genre d’ouvrage auquel on veut travailler ? On peut bien encore donner à un principe plus d’étenduë qu’il n’en devroit avoir. On compte même souvent ce qui est sans exemple pour impossible. C’en est assez pour être hors de la bonne route dès le troisiéme syllogisme.
Ainsi le quatriéme devient un sophisme sensible, et le cinquiéme contient une conclusion dont la fausseté souleve ceux-là mêmes qui ne sont point capables de faire l’analyse du raisonnement, et de remonter jusqu’à la source de l’erreur. Enfin soit que les philosophes physiciens ou critiques posent mal leurs principes, soit qu’ils en tirent mal leurs conclusions, il leur arrive tous les jours de se tromper quoiqu’ils assurent que leur methode conduit infailliblement à la verité.
Combien l’expérience a-t-elle découvert d’erreurs dans les raisonnemens philosophiques qui étoient tenus dans les siecles passez pour des raisonnemens solides ? Autant qu’elle en découvrira un jour dans les raisonnemens qui passent aujourd’hui pour des veritez incontestables. Comme nous reprochons aujourd’hui aux anciens d’avoir cru l’horreur du vuide et l’influence des astres, nos petits neveux nous reprocheront un jour de semblables erreurs, que le raisonnement entreprendroit en vain de démêler, mais que l’expérience et le temps sçauront bien mettre en évidence.
Les deux plus illustres compagnies de philosophes qui soient en Europe, l’académie des sciences de Paris et la société roïale de Londres, n’ont pas voulu ni adopter ni bâtir aucun systême general de physique. Suivant le sentiment du chancelier Bacon, elles n’en épousent aucun dans la crainte que l’envie de justifier ce systême ne fascinât les yeux des observateurs, et ne leur fit voir les expériences, non pas telles qu’elles sont, mais telles qu’il faudroit qu’elles fussent pour servir de preuves à une opinion qu’on auroit entrepris de faire passer pour la verité. Nos deux illustres académies se contentent donc de vérifier les faits et de les insérer dans leurs regîtres, persuadées qu’elles sont que rien n’est plus facile au raisonnement, que de trébucher dès qu’il veut faire deux pas au-delà du terme où l’expérience l’a conduit. C’est de la main de l’expérience que ces compagnies attendent un systême general. Que penser de ces systêmes de poësie, qui, loin d’être fondez sur l’expérience, veulent lui donner le démenti, et qui prétendent nous démontrer que des ouvrages admirez de tous les hommes capables de les entendre depuis deux mille ans, ne sont rien moins qu’admirables.
Mieux les hommes se connoissent eux-mêmes et les autres, moins, comme je l’ai déja dit, ils ont de confiance dans toutes ces décisions faites par voïe de spéculation, même dans les matieres qui sont à la rigueur susceptibles de démonstrations géometriques. Monsieur Leibnitz ne se hazarderoit jamais à passer en carosse par un endroit où son cocher l’assureroit ne pouvoir point passer sans verser, même étant à jeûn, quoiqu’on démontrât à ce sçavant homme dans une analyse géometrique de la pente du chemin, et de la hauteur, comme du poids de la voiture, qu’elle ne devroit pas y verser. On en croit l’homme préferablement au philosophe, parce que le philosophe se trompe encore plus facilement que l’homme.
S’il est un art qui dépende des spéculations des philosophes, c’est la navigation en pleine mer. Qu’on demande à nos navigateurs si les vieux pilotes qui n’ont que leur expérience, et si l’on veut leur routine pour tout sçavoir, ne devinent pas mieux dans un voïage de long cours en quel lieu peut être le vaisseau que les mathematiciens nouveaux à la mer, mais qui durant dix ans ont étudié dans leur cabinet toutes les sciences dont s’aide la navigation.
Ils répondront qu’ils ne virent jamais ces mathematiciens redresser les pilotes sur l’estime, ailleurs que dans les rélations que ces premiers font imprimer, et ils allegueront le mot du lion de la fable à qui l’on faisoit remarquer un bas-relief où un homme terrassoit un lion ; que les lions n’ont point de sculpteurs.
Quand l’archiduc Albert entreprit le fameux siege d’Ostende, il fit venir d’Italie pour être son principal ingénieur, Pompée Targon le premier homme de son temps dans toutes les parties des mathematiques, mais sans expérience.
Pompée Targon ne fit rien de ce que sa réputation faisoit attendre. Aucune de ses machines ne réussit, et l’on fut obligé de le congédier après qu’il eut bien dépensé de l’argent et fait tuer bien du monde inutilement. On donna la conduite du siege au célebre Ambroise Spinola qui n’avoit que du génie et de la pratique, mais qui prit la place. Ce grand capitaine n’avoit étudié aucune des sciences capables d’aider un ingénieur à se former, quand le dépit qu’il conçut, parce qu’un autre noble genois lui avoit été préferé dans l’achat du palais Turfi de Genes, lui fit prendre le parti de venir se faire homme de guerre dans les païs-bas espagnols en un âge fort avancé, par rapport à l’âge où l’on fait communément l’apprentissage de ce métier.
Lorsque le grand prince De Condé assiegea Thionville après la bataille de Rocroi, il fit venir dans son camp Roberval, l’homme le plus sçavant en mathematique qui fut alors, et mort professeur roïal en cette science, comme une personne très-capable de lui donner de bons avis sur le siege qu’il alloit former. Roberval ne proposa rien qui fut praticable, et on l’envoïa attendre dans Metz que d’autres eussent pris la place. On voit par les livres du Boccalin, qu’il sçavoit tout ce que les anciens et les modernes ont écrit de plus ingénieux sur le grand art de gouverner les peuples. Sur sa réputation le pape Paul V lui confia la police d’une petite ville qu’un homme sans latin auroit très-bien régie. Il fallut révoquer au bout de trois mois d’administration, l’auteur des commentaires politiques sur Tacite, et du fameux livre la pierre de touche.
Un médecin de vingt-cinq ans est aussi persuadé de la verité des raisonnemens physiques, qui prétendent développer la maniere dont le quinquina opere pour guérir les fievres intermittentes : qu’il le peut être de l’efficacité du remede. Un médecin de soixante ans, est persuadé de la verité du fait qu’il a vû plusieurs fois, mais il ne croit plus aux explications de l’effet du remede, que par benefice d’inventaire, s’il est permis d’user de cette expression. Est-ce sur la connoissance des simples, sur la science de l’anatomie, en un mot sur l’érudition ou sur l’expérience du médecin, que se détermine un homme qui a de lui-même de l’expérience, lorsqu’il est obligé de se choisir un médecin. Charles II roi d’Angleterre disoit que de tous les françois qu’il avoit connus, Monsieur De Gourville étoit celui qui avoit le plus grand sens. Monsieur De Gourville eut besoin d’un médecin. Les plus célebres briguerent l’emploi de gouverner sa santé. Il envoïa un domestique de confiance à la porte des écoles de médecine un jour que la faculté s’assembloit, avec ordre de lui amener sans autre information celui des médecins dont il jugeroit la complexion la plus conforme à celle de son maître. On lui en amena un tel qu’il le souhaitoit, et il s’en trouva bien. Monsieur De Gourville se détermina en faveur de l’expérience, laquelle méritoit davantage le titre d’expérience à son égard.
Feu Monsieur De Tournefort, un des plus dignes sujets de l’académie des sciences, dit, en parlant d’un pas difficile qu’il franchit. pour moi je m’abandonnai entierement à la conduite de mon cheval, … etc. c’est l’expérience d’un cheval, d’une machine au sentiment de l’auteur, qui est ici préferée aux raisonnemens d’un homme, d’un académicien. Qu’on me permette la plaisanterie ; ce cheval mene loin.
Les avocats sont communément plus sçavans que les juges. Néanmoins il est très-ordinaire que les avocats se trompent dans les conjectures qu’ils font sur l’issuë d’un procès. Les juges qui n’ont lû qu’un très-petit nombre de livres, mais à qui l’expérience journaliere a montré quels sont les motifs de décision qui déterminent les tribunaux dans le jugement des procez, ne se trompent presque jamais dans leurs prédictions sur l’évenement d’une cause.
Or, s’il est quelque matiere où il faille que le raisonnement se taise devant l’expérience, c’est assurement dans les questions qu’on peut faire sur le mérite d’un poëme. C’est lorsqu’il s’agit de sçavoir si un poëme plaît ou s’il ne plaît pas, si, generalement parlant, un poëme est un ouvrage excellent ou s’il n’est qu’un ouvrage médiocre. Les principes generaux sur lesquels on peut se fonder pour raisonner consequemment touchant le mérite d’un poëme, sont en petit nombre. Il y a souvent lieu à quelque exception contre le principe qui paroit le plus universel. Plusieurs de ces principes sont si vagues, qu’on peut soutenir également que le poëte les a suivis ou qu’il ne les a point suivis dans son ouvrage. L’importance de ces principes dépend encore d’une infinité de circonstances des temps et des lieux où le poëte a composé. En un mot, comme le premier but de la poësie est de plaire, on voit bien que ses principes deviennent plus souvent arbitraires que les principes des autres arts, à cause de la diversité du goût de ceux pour qui les poëtes composent. Quoique les beautez doivent être moins arbitraires dans l’art oratoire que dans l’art poëtique, néanmoins Quintilien dit qu’il ne s’est jamais assujetti qu’à un très-petit nombre de ces principes et de ces regles, qu’on appelle principes generaux et regles universelles.
Il n’y en a presque point, ajoûte-t-il, dont on ne puisse contester la validité par de bonnes raisons.
Il est donc comme impossible d’évaluer au juste ce qui doit resulter des irrégularitez heureuses d’un poëte, de son attention à se conformer à certains principes, et de sa négligence à en suivre d’autres. Enfin, combien de fautes la poësie de son stile ne fait-elle point pardonner ? Souvent il arriveroit encore qu’après avoir bien raisonné et bien conclu pour nous, nous aurions mal conclu pour les autres, et ces autres se trouveront être précisément les personnes pour qui le poëte a composé son ouvrage. L’évaluation géometrique du mérite de l’Arioste faite aujourd’hui pour un françois, seroit-elle bonne par rapport aux italiens du seiziéme siecle. Le rang où un dissertateur françois placeroit aujourd’hui l’Arioste en vertu d’une analyse géometrique de son poëme, seroit-il reconnu pour être le rang dû à Messer Ludovico ? Que de calculs, que de combinaisons à faire avant que d’être en droit de tirer la consequence, si l’on veut la tirer juste. Un gros volume in folio suffiroit à peine pour contenir l’analyse exacte de la Phédre de Monsieur Racine, faite suivant cette méthode, et pour apprétier ainsi cette piece par voïe d’examen. La discussion seroit encore aussi sujette à erreur, qu’elle seroit fatiguante pour l’écrivain et dégoutante pour le lecteur. Ce que l’analyse ne sçauroit trouver, le sentiment le saisit d’abord.
Le sentiment dont je parle est dans tous les hommes, mais comme ils n’ont pas tous les oreilles et les yeux également bons, de même ils n’ont pas tous le sentiment également parfait. Les uns l’ont meilleur que les autres, ou bien parce que leurs organes sont naturellement mieux composez, ou bien parce qu’ils l’ont perfectionné par l’usage fréquent qu’ils en ont fait et par l’expérience.
Ceux-ci doivent s’appercevoir plûtôt que les autres du mérite ou du peu de valeur d’un ouvrage. C’est ainsi qu’un homme, dont la vûë porte loin, reconnoît distinctement d’autres hommes à la distance de cent toises, quand ceux qui sont à ses côtez discernent à peine la couleur des habits des hommes qui s’avancent. Quand on en croit son premier mouvement, on juge de la portée des sens des autres, par la portée de ses propres sens. Il arrive donc que ceux qui ont la vûë courte, hésitent quelque-temps à se rendre au sentiment de celui qui a les yeux meilleurs qu’eux, mais dès que la personne qui s’avance s’est approchée à une distance proportionnée à leur vûë, ils sont tous d’un pareil avis.
De même tous les hommes qui jugent par sentiment, se trouvent d’accord un peu plûtôt ou un peu plus tard sur l’effet et sur le mérite d’un ouvrage.
Si la conformité d’opinion n’est pas établie parmi eux aussi-tôt qu’il semble qu’elle devroit l’être, c’est que les hommes en opinant sur un poëme ou sur un tableau, ne se bornent pas toujours à dire ce qu’ils sentent et à rapporter quelle impression il fait sur eux. Au lieu de parler simplement et suivant leur apprehension, dont ils ignorent souvent le mérite, ils veulent décider par principes, et comme la plûpart ils ne sont pas capables de s’expliquer méthodiquement, ils embroüillent leurs décisions, et ils se troublent réciproquement dans leurs jugemens. Un peu de temps les met d’accord avec eux-mêmes comme avec les autres.