(1867) Le cerveau et la pensée « Chapitre I. Les travaux contemporains »
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(1867) Le cerveau et la pensée « Chapitre I. Les travaux contemporains »

Chapitre I
Les travaux contemporains

Il faut être juste envers tout le monde, même envers le docteur Gall. Quelque discrédit qu’il ait encouru par ses présomptueuses hypothèses, il n’en est pas moins, au dire des savants les plus compétents, l’un des fondateurs de l’anatomie du cerveau. Si chimérique même qu’ait paru la phrénologie, et quoiqu’il s’y soit mêlé beaucoup de charlatanisme, c’est elle cependant qui a été le point de départ et qui a donné le signal des belles études expérimentales de notre temps sur les rapports du cerveau et de la pensée. Sans doute Haller, Sœmmering, et avant eux Willis, avaient abordé déjà ces difficiles recherches ; mais Gall, par ses sérieuses découvertes aussi bien que par son aventureux système, leur a donné un puissant élan, et depuis cette époque un très-grand nombre de recherches importantes ont été faites dans cette voie. On pourrait désirer sans doute de meilleurs résultats, mais il ne faut pas oublier que ces recherches sont toutes nouvelles, et tels qu’ils sont, d’ailleurs, ces résultats eux-mêmes ont un véritable intérêt. Peut-être aussi, comme le pensent quelques-uns, est-il dans la nature des choses que les études des anatomistes rencontrent toujours en ces matières une ou plusieurs inconnues, et cela même serait déjà un fait important à constater. Quoi qu’il en soit, il est intéressant pour la philosophie de rechercher ce que la science a pu découvrir jusqu’ici dans cette voie si nouvelle, si obscure, si délicate. On lui a si souvent reproché de se renfermer en elle-même, de ne point prendre part aux travaux qui se font à côté d’elle et qui touchent de si près à ses études, qu’on voudra bien lui permettre, malgré son incompétence anatomique, de recueillir dans les écrits des maîtres les plus autorisés tout ce qui peut l’intéresser, et intéresser les esprits cultivés dans ce genre de recherches.

Les physiologistes positifs ont l’habitude de reprocher aux philosophes de ne pas aborder ces questions avec assez d’impartialité : ils leur reprochent de partir de certaines idées préconçues, de certaines hypothèses métaphysiques, et au nom de ces hypothèses, d’opposer une sorte de fin de non-recevoir à toutes les recherches expérimentales sur les conditions physiologiques de la pensée. On leur reproche d’être toujours disposés à altérer les faits, à les plier à leurs désirs ou à leurs craintes, de taire ceux-ci, d’exagérer ceux-là, afin que leur dogme favori, à savoir l’existence de l’âme, sorte triomphant de l’épreuve que lui font subir l’anatomie et la physiologie. Je n’examine pas si ces reproches sont fondés ; mais, en supposant qu’ils le fussent, on pourrait facilement renvoyer l’objection à ceux qui la font, car il leur arrive souvent à eux-mêmes, en vertu d’un préjugé contraire, de tomber dans l’erreur inverse : ils sont autant prévenus contre l’existence de l’âme que les autres en faveur de cette existence ; ils arrangent aussi les choses pour les accommoder leur hypothèse favorite, et si quelqu’un fait par hasard allusion à quelque être métaphysique distinct des organes, ils l’arrêtent aussitôt en lui disant que cela n’est pas scientifique. Mais quoi ! s’il y a une âme, rien n’est plus scientifique que de dire qu’il y en a une ; rien n’est moins scientifique que de dire qu’il n’y en a pas. Je veux bien que dans l’examen des faits on ne suppose rien d’avance ; mais la condition doit être égale de part et d’autre. Celui qui ne croit qu’à la matière ne doit pas s’attribuera lui-même le monopole de la vérité scientifique et renvoyer au pays des chimères celui qui croit à l’esprit. On peut nous demander de suspendre notre jugement ; mais cette suspension ne doit être un avantage pour personne, et l’on ne doit point profiter d’un armistice pour prendre pied dans un pays disputé.

Telles sont les règles de bonne méthode et de sérieuse impartialité qui nous guideront dans ces recherches sur le cerveau et la pensée, où nous essayerons de faire connaître les travaux les plus récents et les plus autorisés qui traitent de ce grand sujet. Je n’ai pas besoin de dire que dans cet ordre d’études, un des premiers noms qui se présentent est celui de M. Flourens. Il est précisément un de ceux que les fausses doctrines de Gall ont sollicités à rechercher la vérité par des méthodes plus scientifiques ; il est l’un des premiers qui aient appliqué à cette question difficile la méthode expérimentale. Je n’ai pas à décider si les ingénieuses expériences qu’il a instituées sont aussi décisives qu’il le dit, et je laisse volontiers les savants se prononcer sur ce point ; mais on ne peut contester qu’il ne soit entré dans la vraie voie, et même qu’il n’ait établi certains faits importants avec beaucoup de solidité ; en un mot, il est impossible de traiter du cerveau et de la pensée sans tenir compte de ses recherches. Les livres dans lesquels il les a résumées et popularisées sont d’une lecture instructive et attachante : on y trouvera, sous une forme agréable, toutes les principales données de la question2.

Un autre savant, le docteur Lélut (de l’Institut), s’est aussi fait une place dans la science par ses belles études sur la physiologie de la pensée, et il a publié récemment un intéressant ouvrage sur ce sujet, suivi de quelques mémoires spéciaux pleins de faits curieux. L’ouvrage de la Physiologie de la pensée est écrit dans un très bon esprit, dans cet esprit de circonspection et de doute que l’on peut appeler socratique. Peut-être même cet esprit y est-il un peu trop accusé, peut-être est-il bien près de dégénérer en scepticisme. Le traité du docteur Lélut, tout judicieux qu’il est, a l’inconvénient de décourager le lecteur, de provoquer chez lui une disposition au doute qui, poussée trop loin, serait fâcheuse. Nous n’en considérons pas moins le livre de M. Lélut, surtout les mémoires qui y sont joints, comme une des sources les plus précieuses à consulter pour les philosophes physiologistes et les physiologues philosophes.

Nous ne devons pas non plus oublier la Physiologie de M. Longet et son Traité du système nerveux, où nous avons puisé beaucoup de faits ; mais l’ouvrage le plus riche et le plus complet sur la matière qui nous occupe est le grand ouvrage de MM. Leuret et Gratiolet, intitulé : Anatomie comparée du système nerveux chez les animaux et chez l’homme dans ses rapports avec le développement de l’intelligence. Le premier volume, qui traite des animaux, est de M. Leuret ; le second volume, consacré à l’homme, est de Gratiolet : l’un et l’autre esprits éminents, versés dans la connaissance des faits, et sans préjugés systématiques. Le second volume surtout intéressera les philosophes par des analyses psychologiques fines et neuves sur les sens, l’imagination, les rêves, les hallucinations. Ce n’est pas d’ailleurs le seul travail de Gratiolet que nous ayons consulté. Outre ses deux belles leçons aux conférences de la Sorbonne, l’une sur le rôle de l’homme dans la création, l’autre sur la physionomie, il faut lire l’intéressante discussion qui a eu lieu en 1862 à la Société d’anthropologie entre lui et M. Broca, précisément sur les fonctions du cerveau3. Celui-ci, esprit net, rigoureux, sans déclamation, mais un peu systématique, incline à exagérer les rapports physiologiques du cerveau et de la pensée. Gratiolet, au contraire, non moins positif, non moins versé dans la connaissance des faits, ayant même apporté à la science des observations nouvelles, est le premier à signaler les lacunes de ces faits et les inconnues qu’ils laissent subsister, et n’hésite pas à l’aire la part de l’âme dans le problème de la pensée. Enfin M. Ch. Dareste est intervenu dans la discussion par un travail original sur les circonvolutions du cerveau, que nous avons mis à profit.

Dans un tout autre esprit, un savant éminent de l’Allemagne, M. Ch. Vogt, professeur à Genève, a publié des Leçons sur l’homme, sa place dans la créatio.4. Ce livre est certainement d’une science profonde ; mais il est trop passionné. L’auteur paraît pins préoccupé d’être désagréable à l’Église que de résoudre un problème spéculatif. Il tombe lui-même sous les objections qu’il fait à ses adversaires, et on sent qu’il est sous le joug d’une idée préconçue, ce qui affaiblit beaucoup l’autorité de ses paroles. La science ne doit pas être sans doute la servante de la théologie ; mais elle n’en doit pas être l’ennemie : son rôle est de ne pas s’en occuper. L’hostilité la compromet autant que la servitude. Néanmoins le livre de M. Vogt mérite l’examen, et il serait à désirer, pour l’instruction du public, qu’un naturaliste autorisé voulût bien en faire une appréciation impartiale5.

N’oublions pas toute une classe d’ouvrages qui doivent être encore lus et étudiés par ceux qu’attire le grand problème des rapports du cerveau et de la pensée. Ce sont les ouvrages relatifs à la folie. Il serait trop long de les énumérer tous. Outre les grands et classiques traités de Pinel, d’Esquirol, de Georget, je signalerai surtout, parmi les publications qui touchent de plus près à la psychologie, le Traitement moral de la folie, par M. Leuret, ouvrage très contesté par les praticiens, mais qui indique un esprit vigoureux, décidé, plein d’originalité et de nerf ; les Hallucinations, par M. Brierre de Boismont, mine inépuisable de faits curieux, œuvre d’une psychologie ingénieuse, mais qui laisse quelquefois désirer une critique historique plus sévère ; la Folie lucide du docteur Trélat, l’un des livres qui, sans aucune théorie, donne le plus à réfléchir par la triste singularité des faits qui y sont révélés ; la Psychologie morbide de M. Moreau (de Tours), essai paradoxal et piquant, qui excite la pensée en l’irritant, et qui n’est d’ailleurs que l’exagération de la thèse spirituelle soutenue par le docteur Lélut dans ses deux ouvrages du Démon de Socrate et de l’Amulette de Pascal. Enfin je citerai encore la Phrénologie spiritualiste du docteur Castle, tentative intéressante, où la phrénologie essaye de se régénérer par la psychologie.

Tandis que certains physiologistes portaient leurs études jusque sur les confins de la philosophie, il est juste de dire que les philosophes de leur côté essayaient une marche en sens inverse. Déjà notre maître regretté, M. Adolphe Garnier, dans son livre si ingénieux et si exact sur la Psychologie et la Phrénologie comparées, avait ouvert cette voie. De jeunes philosophes se sont mis sur ses traces : un surtout s’est signalé dans cette direction, M. Albert Lemoine. Son livre sur le Sommeil, un autre sur l’Aliéné, un troisième sur l’Ame et le Corps, témoignent d’un esprit très sagace, très philosophique, qui, sans faux positivisme, est cependant très attentif à la recherche des faits, et qui en même temps, sans déclamation spiritualiste, est très ferme sur les principes. Enfin, puisque nous parlons ici de l’alliance de la physiologie et de la psychologie, signalons une Société scientifique établie depuis une vingtaine d’années, et qui a précisément pour but d’accomplir et de consolider cette alliance : je veux parler de la Société médico-psychologique. Cette Société publie des annales trimestrielles, où se trouvent de nombreux mémoires dignes du plus haut intérêt.

Nous n’avons voulu mentionner ici que les ouvrages et les écrivains qui se sont placés au double point de vue de la physiologie et de la psychologie, et qui n’ont point séparé l’étude des organes de celle de la pensée. S’il ne s’agissait en effet que de physiologie pure, nous aurions dû, avant tout autre, rappeler le nom de M. Claude Bernard et son livre sur le Système nerveux. Ce grand physiologiste, qui représente aujourd’hui avec tant d’éclat la science française, ce noble esprit, qui unit avec tant d’aisance le bon sens et la profondeur, est désormais le maître et le guide de tous ceux qui veulent pénétrer dans les replis de ce labyrinthe obscur que l’on appelle le système nerveux ; mais ce sont là de trop grandes profondeurs pour notre ignorance. D’ailleurs M. Claude Bernard ne s’est point occupé particulièrement de la question qui nous intéresse : pour dire la vérité, il ne la croit pas mûre pour la science. Il aime à dire que ce sera la question du xxe  siècle, et peut-être, dans son for intérieur, ce fin penseur la renvoie-t-il encore plus loin. Néanmoins les philosophes ont précisément la faiblesse d’aimer les questions qui sont encore à l’état de nébuleuses ; ils aiment ces problèmes où il y a du pour et du contre, comme donnant plus à faire à l’activité propre de l’esprit ; je soupçonne même qu’on les contrarierait, si des démonstrations irrésistibles les privaient du plaisir de la controverse et de la dispute. Quoi qu’il en soit, allons au fait, et cherchons à résumer, je ne dirai pas notre science, mais notre ignorance sur le siège et les conditions organiques de l’intelligence humaine.