(1874) Premiers lundis. Tome II « Adam Mickiewicz. Le Livre des pèlerins polonais. »
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(1874) Premiers lundis. Tome II « Adam Mickiewicz. Le Livre des pèlerins polonais. »

Adam Mickiewicz.
Le Livre des pèlerins polonais.

Traduit du polonais, par M. de Montalembert, suivi d’un hymne à la Pologne, par M. de La Mennais.

La condition de la critique, en ce qu’elle a de journalier, de toujours mobile et nouveau, la fait ressembler un peu, je réprouve parfois, à un homme qui voyagerait sans cesse à travers des pays, villes et bourgades, où il ne ferait que passer à la hâte, sans jamais se poser ; à une sorte de Bohémien vagabond et presque de Juif errant, en proie à des diversités de spectacles et à des contrastes continuels. Aujourd’hui, c’est un coin politique et historique ; demain, une poésie ou une rêverie mélancolique ; après-demain, quelque roman sanguinaire ou licencieux, puis tout d’un coup une chaste et grave et religieuse production ; il faut que la pauvre critique aille toujours à travers cela, il faut qu’elle s’en tire, qu’elle s’en teigne tour à tour, qu’elle voie assez de chaque objet pour en jaser pertinemment et d’un ton approprié. L’acteur qui change chaque soir de costume, de visage et de rôle, doit éprouver quelque chose de semblable. Et qu’on ne dise pas que, si la critique avait un point de vue central, si elle jugeait en vertu d’un principe et d’une vérité absolus, elle s’épargnerait en grande partie la fatigue de ce mouvement, de ce déplacement forcé, et que, du haut de la colline où elle serait assise, pareille à un roi d’épopée ou au juge Minos, elle dénombrerait à l’aise et prononcerait avec une véritable unité ses oracles. Il n’est à ma connaissance, par ce temps-ci, aucun point de vue assez central pour qu’on puisse embrasser, en s’y posant, l’infinie variété qui se déroule dans la plaine. D’estimables journaux et recueils, qui, comme le Semeur ou la Revue européenne, échappent, autant qu’ils le peuvent, à l’empirisme de la critique, n’y parviennent qu’en restreignant souvent par là même, beaucoup plus qu’il ne faudrait, le champ pratique de leur observation. En ce qui concerne la littérature de ce temps, est-ce donc un si grand mal, dira-t-on, que de s’arranger d’avance pour en négliger et en ignorer une bonne partie ? Je n’oserais affirmer le contraire, et pourtant, du moment qu’on en veut juger en toute connaissance de cause, comme c’est la prétention de la critique, voilà l’interminable voyage qui recommence. J’ai lu quelque part une belle comparaison à ce sujet, qui a de plus le mérite d’une extrême justesse. L’art qui médite, qui édifie, qui vit en lui-même et dans son œuvre, l’art peut se représenter aux yeux par quelque château antique et vénérable que baigne un fleuve, par un monastère sur la rive, par un rocher immobile et majestueux ; mais, de chacun de ces rochers ou de ces châteaux, la vue, bien qu’immense, ne va pas à tous les autres points, et beaucoup de ces nobles monuments, de ces merveilleux paysages, s’ignorent en quelque sorte les uns les autres ; or, la critique, dont la loi est la mobilité et la succession, circule comme le fleuve à leur base, les entoure, les baigne, les réfléchit dans ses eaux, et transporte avec facilité, de l’un à l’autre, le voyageur qui les veut connaître. La comparaison jusqu’ici est fort belle, mais elle n’est juste encore que si l’on suppose la critique, dans toute sa profondeur et sa continuité, s’appliquant aux grands monuments des âges anciens. De plus, en poursuivant l’image, en supposant le fleuve détourné, brisé, fatigué à travers les canaux, les usines, saigné à droite et à gauche, comme le Rhin dans les sables et la vase hollandaise, on retrouve la critique telle exactement que la font les besoins de chaque jour, dans sa marche sans cesse coupée et reprise. Tout cela est bien long pour dire qu’ayant parlé l’autre fois de quelque ouvrage assez peu grave, nous avons à donner aujourd’hui un mot sur une œuvre de patriotisme et de piété, et pour demander pardon d’être la même plume qui passe d’un Casanova au Livre des Pèlerins polonais. Car ce petit livre est une œuvre à part ; une conviction profondément nationale et religieuse l’a dicté au poète fervent ; il est destiné, comme un viatique moral, au peuple errant ou captif chez qui l’ancienne foi catholique semble avoir fait alliance avec le sentiment plus moderne de la liberté. Pour le lire convenablement, et se pénétrer de l’esprit qui y respire, il convient de dépouiller bien des idées familières aux libéraux et aux républicains rationalistes, comme nous le sommes. Il faut se figurer un instant qu’on est Irlandais ou Polonais, c’est-à-dire d’une race où la nationalité et la religion se sont jusqu’ici étroitement embrassées ; d’une armée qui s’agenouille au nom de Marie, et dont le généralissime Skrzynecki combat avec le scapulaire sur la poitrine ; il faut se prêter à cet orgueil si légitime qui, au milieu de l’inaction des peuples les plus invoqués, au sein de l’apparente lâcheté européenne, permet qu’on se considère comme le peuple élu par excellence, comme un peuple hébreu, martyr et réduit présentement en captivité, mais pourtant le seul vivant entre les tribus idolâtres, le seul par qui la cause de Dieu vaincra.

M. Mickiewicz a pris la grande infortune polonaise de ce côté ardent et mystique, si propice à la poésie. Les formes des livres saints sont celles qu’il affecte ; lui qui autrefois exhalait ses patriotiques douleurs dans les Sonnets de Crimée, ou, comme dans Konrad Wallenrod, semblait emprunter à Byron ses vaporeuses figures, aujourd’hui il écrit en simples versets comme l’apôtre, il parle en paraboles à l’imitation des Évangiles, et distribue aux bannis dans le désert l’humble pain d’une éloquence populaire et forte. Son but, dans ce petit livre, est de prémunir ses compatriotes contre la dispersion des pensées, contre la perte des coutumes, l’attiédissement de la foi et du dévouement en terre étrangère. Il craint pour eux l’exemple des peuples charnels que l’intérêt et le bien-être énervent ; il craint l’affaiblissement à la longue de cet esprit d’héroïsme et de sacrifice qu’il décerne, trop exclusivement selon nous, mais par une partialité devant laquelle nous nous inclinons, à sa Pologne toujours vivante et immolée. Il craint ces aigreurs intestines, ces récriminations réciproques que le malheur fomente, et qui sont une maladie trop commune chez les plus nobles émigrés. Il veut qu’à l’heure quelconque de cette délivrance qu’il espère, tous les soldats polonais, tous les pèlerins, comme il les appelle, forts de leurs souffrances, unis et frères, se retrouvent vêtus en tchamaras polonaises sur les genoux de leur douloureuse patrie. Nous citerons quelques-unes de ses paroles : ce christianisme du Nord, on va le voir, est un peu moins soumis et clément que celui de Pellico :

« Vous jeunes et vieux, portez les tchamaras d’insurgés ; car tous vous êtes soldats de l’insurrection nationale. Et on appelle en polonais tchamara le costume dont on revêt un mourant. Or, plusieurs d’entre vous mourront dans la parure d’insurgé, et tous doivent être prêts à mourir ainsi.

Qui ne reconnaîtra pas sous la tchamara d’insurgé l’homme qui a vaincu à Wawer (Skrzynecki), et l’homme qui a vaincu à Stoczek (Dwernicki), et l’homme qui a ramené l’armée de Lithuanie (Dembinski), et l’homme qui a commandé le régiment de Wolhynie (Charles Rozyçki), et l’homme (Lelewel) qui a dit dans les premiers jours de l’insurrection : « Jeunes gens, exécutez votre projet ; allez et combattez » ; et l’homme qui, le premier, a crié à bas Nicolas ! (Roman Stoltyk) ? leurs noms sont connus dans le monde.

Mais qui sait comment s’appellent le roi de Naples et le roi de Sardaigne, quoiqu’ils soient vêtus de pourpre ? Qui connaît les noms des fils de rois des autres pays, et les noms des maréchaux malgré leurs bâtons, et des généraux malgré leurs cordons ? Personne n’en sait rien.

Et les autres, on ne les connaît que parce qu’ils sont remarquables par leur grande iniquité ou par leur grande stupidité, comme on connaît dans une petite ville les noms des brigands du voisinage, et les noms de l’escamoteur ou du fou qui flâne dans les rues pour amuser le peuple.

Or telle est la gloire du czar Nicolas, ou du petit czar don Miguel, ou du petit czar de Modène, de plusieurs rois et ministres que vous connaissez.

Portez donc les tchamaras d’insurgés. »

En maint endroit, et par des conseils directs ou sous forme frappante de parabole, le poète recommande aux siens de ne point se disputer entre eux sur leurs mérites réciproques, ni sur les préséances et décorations ; de ne pas crier volontiers au traître et à l’espion, comme font les gens aigris et désespérés ; de ne pas se distinguer les uns des autres en disant : « Je suis de la vieille armée, et toi de la nouvelle ; j’ai été à Grochow et à Ostrolenka, et toi tu n’as été qu’à Ostrolenka …, etc., etc. » ; mais de ne revenir en idée sur le passé qu’en se préparant à l’avenir, comme un homme qui veut franchir un précipice, ne recule que juste autant qu’il faut pour mieux s’élancer.

Au milieu de ces conseils énergiques et simples donnés à ses compatriotes, il y a bon nombre de sévères paroles qui tombent de la bouche du poète sur l’étranger, sur nous autres Français aussi, accoutumés à plus de louanges. Ces mots d’étranger, d’ennemi, d’idolâtre, synonymes pour le poète, s’appliquent également à nous, qui avons manqué à notre belle mission de la guerre générale pour la cause des peuples. En cela M. Mickiewicz nous a semblé, le dirons-nous, un peu injuste, un peu abusé par l’analogie poétique qui lui a fait considérer jusqu’au bout sa nation comme une sorte de peuple juif, unique, privilégié, doué entre tous de l’esprit de sacrifice, et du sein duquel la liberté, comme un autre messie, doit sortir. Ces espèces d’exclusions sauvages, cette tchamara polonaise, dont il fait trop lui-même un signe distinctif et matériel, comme l’était la circoncision chez les Hébreux ; ces âpres méfiances au milieu de populations cordiales et compatissantes, ne me paraissent pas appartenir à cette liberté moderne, européenne, dont l’enfantement s’opère depuis plus de quarante ans dans le sang et les larmes de tous. En se servant des propres paroles de M. Mickiewicz et en les retournant en un sens plus général, la France réelle, celle qui a tant aimé la Pologne, qui a tant saigné pour elle, la France qui a vaincu aux trois jours, et qu’on a liée par surprise, et qui souffre et qui attend, cette France dont nos gouvernants enhardis s’accoutument à nier l’existence, croyant l’avoir confisquée dans leurs petites Sibéries, cette France ne pourrait-elle pas répondre au poète : « Oh ! ne récriminons pas ; vous en tchamara, nous en habit ou en haillons, nous sommes frères ; vous êtes restés dévots au Christ et à Marie, comme nos aïeux l’étaient, comme nos pères ne l’étaient déjà plus ; mais nous voulons la liberté des croyances, et les vôtres seront respectées de nous. Vous vous dites pèlerins et bannis, et nous aussi, nous sommes bannis de la révolution que nous avons aimée et que nous avons faite, nous sommes expulsés de nos espérances. Vous avez combattu à Grochow ou à Ostrolenka, et les derniers de nous, abusés qu’ils étaient, et, certes, remplis de l’esprit de sacrifice, mouraient, il y a un an, à Saint-Merry. Ainsi donc, il y a peu de distinction entre vous et nous, sinon que nous vous accordons d’être les braves des braves, l’avant-garde des grandes Thermopyles ; mais vous et nous, d’ailleurs, c’est le même peuple et la même cause. » Il y avait peut-être, dans cet ordre plus expansif de sentiments, une inspiration poétique et une vérité politique qui n’auraient pas nui, d’ailleurs, à tout ce que M. Mickiewicz voulait donner aux siens d’utiles et éloquents conseils.

Peut-être même ces conseils y eussent-ils gagné d’être plus applicables et plus généraux parmi les réfugiés polonais. Le poète doit savoir bien mieux que nous sans doute quel est le langage qui leur va le plus au cœur. Pourtant, autant qu’il nous semble, la Pologne philosophique, raisonneuse, érudite, celle que Lelewel nous représente si vénérablement, et qui n’est pas tout à fait la Pologne dévote et naïve de Skrzynecki, cette Pologne qui est en minorité, je le crois, mais que d’inévitables lumières tendent à agrandir et à recruter, trouvera des objections de bon sens et de répugnances judicieuses contre certains préceptes d’un livre d’ailleurs si vivifiant et si salutaire.

Pour nous, nous y avons vu surtout un bien noble emploi du génie poétique en des temps de calamité nationale ; nous y avons admiré, grâce à l’exacte et ferme traduction de M. de Montalembert, les beautés d’une pensée grave et mâle, et tout naturellement biblique. C’a été pour nos lèvres trop souvent affadies, comme un pain de haute et amère saveur, un peu étrange, pétri à la manière des Slaves. Le chaleureux Avant-propos que M. de Montalembert y ajoint, fort remarquable par les faits rassemblés, par l’invective de cœur et la science de style, ne nous a paru avoir d’autre défaut que d’être trop écrit au point de vue du poète. Un hymne de M. de La Mennais à la Pologne termine ce volume avec la douceur et l’harmonie d’une virginale prière ; car ce grand écrivain, assez connu par l’énergie brûlante de sa plume, une fois hors de la polémique, retrouve une onction tendre et une délicieuse fraîcheur d’âme.

A la plupart de nos catholiques, le Livre des Pèlerins polonais doit paraître démocratique et insurrectionnel outre mesure. Paraîtrait-il trop catholique de forme aux républicains ? Nous ne craignons pas de le recommander à tous ceux qui osent étudier et accepter sous ses aspects les plus divers, sous ses vêtements les plus insolites, la pensée de la liberté future.