(1874) Premiers lundis. Tome I « A. de Lamartine : Harmonies poétiques et religieuses — II »
/ 2841
(1874) Premiers lundis. Tome I « A. de Lamartine : Harmonies poétiques et religieuses — II »

II

Il y a près de deux mille ans que le christianisme a donné la solution de tous les graves problèmes que se pose éternellement l’humanité. Depuis lors, certaines croyances, certaines doctrines morales sur la vie, sur les hommes, sur l’âme et sur Dieu, se sont répandues dans le monde et ont pénétré dans tous les cœurs. Cet héritage de la tradition n’a pas seulement enrichi les croyants et les dociles ; tous y ont participé, et pendant un long temps ceux mêmes qui se sont le plus écartés de l’unité de foi n’ont jamais renié les principes essentiels de la philosophie chrétienne. Mais au-dessous et dans les limites de la doctrine universelle, la liberté humaine, l’esprit de curiosité et d’intelligence, le génie enfin se sont exercés ; il y eut des théologiens, des philosophes, des poètes qui essayèrent de prêter des formes particulières, tantôt ingénieuses et subtiles, tantôt magnifiques et brillantes, à ce qu’ils croyaient la vérité. L’originalité des grands poètes, on le sait, consiste surtout à voir et à exprimer la nature, la vie et les hommes par un côté intime et nouveau. Ils ne manquèrent pas au christianisme, et sous l’unité inflexible des traditions générales, plusieurs surent se créer des variétés fécondes d’idées et de formes, s’ouvrir, selon les lieux et les temps, des perspectives inattendues. Dante, Milton, Caldéron, sauf quelques mélanges divers de platonisme, de mosaïsme ou de pompe idolâtre, ont donné aux vérités chrétiennes d’admirables et vives représentations. Shakspeare le premier, homme du nord, un peu païen par l’âme, audacieux à sa façon comme Luther, réveilla dans l’ordre poétique ces incertitudes longtemps apaisées, et dès Hamlet et Macbeth, prépara ces solutions sceptiques ou rebelles que Gœthe et Byron ont poussées à bout de nos jours. L’illustre auteur de Wilhem Meister lui rend justice quand il dit : « Tous les pressentiments sur l’homme et sur sa destinée qui me tourmentaient depuis mon enfance d’une vague inquiétude, je les retrouve dans Shakspeare expliqués et remplis ; il éclaircit pour nous tous les mystères, sans qu’on puisse indiquer où se trouve le mot de l’énigme. » S’il n’est pas exact d’avancer que Shakspeare éclaircit tous les mystères, du moins il les soulève, et, depuis lui, la grande poésie est partagée comme la religion. Les grands poêles ne subordonnent plus toujours leurs vues particulières sur la nature et sur la vie aux doctrines suprêmes du christianisme ; souvent la contradiction éclate ; il y a Gœthe en face de Chateaubriand, Byron en face de Lamartine.

M. de Lamartine, le seul dont nous ayons à nous occuper, par cela même qu’il range humblement sa poésie aux vérités de la tradition, qu’il voit et juge le monde et la vie suivant qu’on nous a appris dès l’enfance à les juger et à les voir, répond merveilleusement à la pensée de tous ceux qui ont gardé ces premières impressions, ou qui, les ayant rejetées plus tard, s’en souviennent encore avec un regret mêlé d’attendrissement. Il se trompe lorsqu’il dit en sa préface que ses vers ne s’adressent qu’à un petit nombre. De toutes les poésies de nos jours, aucune n’est, autant que la sienne, selon le cœur des femmes, des jeunes filles, des hommes accessibles aux émotions pieuses et tendres. Sa morale est celle que nous savons ; il nous répète avec un charme nouveau ce qu’on nous a dit mille fois, nous fait repasser avec de douces larmes ce que nous avons senti, et l’on est tout surpris, en l’écoutant, de s’entendre soi-même chanter ou gémir par la voix sublime d’un poète. C’est une aimable beauté de cœur et de génie qui nous ravit et nous touche par toutes les images connues, par tous les sentiments éprouvés, par toutes les vérités lumineuses et éternelles. Cette manière de comprendre les diverses heures du jour, l’aube, le matin, le crépuscule, d’interpréter la couleur des nuages, le murmure des eaux, le bruissement des bois, nous était déjà obscurément familière avant que le poète nous la rendît vivante par le souffle harmonieux de sa parole. Il dégage en nous, il ravive, il divinise ces empreintes chères à nos sens et dont tant de fois s’est peinte notre prunelle, ces comparaisons presque innées, les premières qui se soient gravées dans le miroir de nos âmes. Nul effort, nulle réflexion pénible pour arriver où sa philosophie nous porte. Il nous prend où nous sommes, chemine quelque temps avec les plus simples, et ne s’élève que par les côtés où le cœur surtout peut s’élever. Ses idées sur l’amour et la beauté, sur la mort et l’autre vie, sont telles que chacun les pressent, les rêve et les aime. Sans doute, et nous nous plaisons à le dire, il est aujourd’hui sur ces points d’autres interprétations non moins hautes, d’autres solutions non moins poétiques, qui, plus détournées de la route commune, plus à part de toute tradition, dénotent chez les poètes qui y atteignent une singulière vigueur de génie, une portée immense d’originalité individuelle. Mais c’est aussi une espèce d’originalité bien rare et désirable, que celle qui s’accommode si aisément des idées reçues, des sentiments consacrés, des préjugés de jeunes filles et de vieillards ; qui parle de la mort comme en pense l’humble femme qui prie, comme il en est parlé depuis un temps immémorial dans l’église ou dans la famille, et qui trouve en répétant ces doctrines de tous les jours une sublimité sans efforts et pourtant inouïe jusqu’à présent. La pièce qui a pour titre Pensée des morts nous semble le miracle de cette poésie simple, pénétrante et bénie. On est en automne : la nature se dépouille, et le ciel s’attriste :

C’est la saison où tout tombe
Aux coups redoublés des vents 
Un vent qui vient de la tombe
Moissonne aussi les vivants.
Ils tombent alors par mille,
Comme la plume inutile
Que l’aigle abandonne aux airs.
Lorsque des plumes nouvelles
Viennent réchauffer ses ailes
A l’approche des hivers.

C’est alors que ma paupière
Vous vit pâlir et mourir,
Tendres fruits qu’à la lumière
Dieu n’a pas laissé mûrir !
Quoique jeune sur la terre,
Je suis déjà solitaire
Parmi ceux de ma saison :
Et quand je dis en moi-même :
Où sont ceux que mon cœur aime ?
Je regarde le gazon.

Et le poète se rappelle toutes les pertes qu’on ait à chaque pas dans la vie : une mère, une fiancée, un ami d’enfance, qui nous sont enlevés

C’est l’ombre pâle d’un père
Qui mourut en nous nommant,
C’est une sœur, c’est un frère
Qui nous devance un moment.
Sous notre heureuse demeure
Avec celui qui les pleure,
Hélas ! ils dormaient hier 
Et notre cœur doute encore
Que le ver déjà dévore
Cette chair de notre chair.

Puis, quand il a tout énuméré, quand il a touché une à une toutes ces plaies du cœur, une pensée le saisit, une inquiétude le prend, qu’a ressentie quiconque est resté orphelin ici-bas ; il se demande si tous ces morts qui voient désormais la lumière se souviennent encore de nous. Soudain le rythme change, il devient plus vif, plus pressant ; il palpite de sollicitude ; on dirait qu’à cette crainte d’un oubli le poète tombe à genoux, et qu’il prie à mains jointes, avec sanglots, pour obtenir des morts un souvenir miséricordieux :

Ah ! vous pleurer est le bonheur suprême,
Mânes chéris de quiconque a des pleurs !
Vous oublier, c’est s’oublier soi-même :
N’êtes-vous pas un débris de nos coeurs ?

Dieu du pardon ! leur Dieu ! Dieu de leurs pères !
Toi que leur bouche a si souvent nommé !
Entends pour eux les larmes de leurs frères,
Prions pour eux, nous qu’ils ont tant aimé !

Ils t’ont prié pendant leur courte vie,
Ils ont souri quand tu les es frappés ;
Ils ont crié : Que ta main soit bénie !
Dieu, tout espoir ! les aurais-tu trompés ?

Et cependant pourquoi ce long silence ?
Nous auraient-ils oubliés sans retour ?
N’aiment-ils plus ? Ah ! ce doute t’offense !
Et toi, mon Dieu, n’es-tu pas tout amour ?

Non, non, mon Dieu, si la céleste gloire
Leur eût ravi tout souvenir humain,
Tu nous aurais enlevé leur mémoire ;
Nos pleurs sur eux couleraient-ils en vain ?

Après ces flots de larmes et ce débordement de plaintes pieuses, le rythme change encore et revient à son premier mode ; le poète se relève, il reprend confiance, et s’abîme dans une louange éblouissante du Seigneur. Cette pièce, au début, rappelle les Fantômes des Orientales. C’est par une promenade dans les bois en automne que commencent les deux poètes, et que la pensée des morts leur revient également. Il est piquant de voir comment la diversité d’imagination et de cœur les lance dès le point de départ dans des routes de rêverie bien éloignées, où ils ont trouvé moyen l’un et l’autre de recueillir une si abondante moisson de sentiments et de poésie.

Dans la pièce intitulée l’Occident, qui est presque une exception à sa manière habituelle, M. de Lamartine jette sur la nature un coup d’œil moins humain, moins aimant qu’à l’ordinaire, mais plus intrépide et plus effaré à la fois, s’il est possible. L’homme a disparu comme un atome ; l’Océan, l’horizon, l’immensité, le tout, sont sur le premier plan et l’écrasent.

Dieu même n’est plus là pour lui tendre la main comme à un enfant ; Dieu, c’est le grand tout, c’est le flux et le reflux de vie universelle, c’est l’Océan de l’être. Les nuages et la nuit couvrent presque tout le ciel ; il n’y a plus qu’à l’occident, à l’endroit où le soleil vient de sombrer dans la mer, une seule porte éclatante, une arche de feu où tout se précipite et va s’engloutir, jour, nuées, aquilons, poussière, écume, et l’âme du poète. Cette pièce grandiose, qui sera peu comprise de tous, produit sur nous une impression assez semblable à celle que nous causent beaucoup de morceaux de M. Victor Hugo, et elle est doublement à remarquer, comme admirable d’abord, et en ce qu’elle prouve une certaine confusion de limites dans les talents naturels des deux poètes.

L’amour, avons-nous dit, n’occupe guère de place dans ces deux volumes ; toutefois nos lecteurs en ont vu une délicieuse et fraîche réminiscence. Habituellement, M. de Lamartine semble craindre, en refeuilletant, comme dit André Chénier, son âme et sa vie, de rouvrir en lui-même des émotions trop déchirantes, de ranimer des traces trop vives. Il répond quelque part à l’un de ses amis qui l’interroge :

Tu demandes de moi les phases de ma vie,
Le compte de mes jours ; — mes jours, je les oublie…

Il avait déjà dit ailleurs :

Ces temps sont déjà loin : que l’oubli les dévore ;
Ce qui n’est plus pour l’homme, a-t-il jamais été ?

Espérons qu’il ne le dira pas toujours, et que l’âge lui permettra de plus en plus de revenir sur ce passé où tant de flammes couvent encore sous la cendre. En revanche, les souvenirs de l’enfance et des premières années sont ici plus nombreux, plus abondants que jamais. Dans Milly, dans la Vie cachée, le poète s’est essayé à des peintures qui, pour avoir plus de calme et de familiarité, n’en ont pas moins leur grandeur. La vie de campagne, la vie patriarcale de famille dans ces belles provinces qu’arrose la Saône, les hautes herbes qui ploient sous l’aquilon, les bois dont le murmure et l’ombre sont au maître, les entretiens des pâtres autour des feux allumés, ces rayons de soleil couchant sur les fléaux, les socs de charrue et les gerbes des chars, ces ombres allongées des moulins monotones, toutes ces douces géorgiques de notre France ont une beauté forte et reposée qui égale à nos yeux la splendeur blanchissante du Golfe de Gênes et les autres tableaux enchantés que l’Italie a inspirés au poète. Ce sont de vastes paysages qui, suivant la remarque que j’en ai entendu faire, rappellent ceux du Poussin, moins sévères, moins serrés, mais avec quelque chose de plus ondoyant, avec plus d’air et de lumière. La Bénédiction de Dieu dans la solitude unit à cette belle réalité de notre sol et de notre nature une sorte de religion salubre qui passe de tous les objets à l’âme, qui la pénètre et la rend saine.

La manière poétique de M. de Lamartine est trop connue pour que nous ayons besoin d’y insister beaucoup en faussant ; c’est toujours cette même facilité dans l’élévation, cette même abondance dans le développement, ce même éclat de poésie continue . Il faudrait, pour la caractériser dignement, emprunter les images qui lui sont le plus familières ; il faudrait dire que le lac de Némi, qu’aucun souffle ne ride, a moins de transparence et de limpidité ; que tour à tour cette poésie s’en fie comme une voile, flotte comme un nuage, s’épand comme une eau ; qu’elle est ce qui ri a point de rame et qui pourtant arrive ; qu’elle ne laisse ni trouble ni limon derrière elle, et que les cœurs après sont aussi purs que vague où le cygne a passé. Il faudrait dire que, dès que le poète commande à sa muse d’enfanter, sa muse répand les vers par mille et ne les compte pas ; qu’il frappe le rocher par tous les points, et que par tous les points le rocher ruisselle ; qu’à défaut de soleils sur sa route et de masses rayonnantes, il sème toujours du moins une poussière d’or, une voie lactée de poésie, une atmosphère éthérée et scintillante : largior hic campos aether et lumine vestit purpureo. De là aussi plusieurs défauts qui sautent aux yeux des moins habiles et qui découlent immédiatement des précédentes qualités : trop de lumières, des ombres vagues, des contours quelquefois indécis ; du débordement et de l’exubérance ; une expansion en tous sens, qui laisse se glisser, dans les intervalles des choses sublimes, quelques idées, trop faciles, trop promptes, écloses avant terme. Il y aurait de plus à relever certaines négligences de rime et de rythme, petites querelles à débattre entre gens du métier. Mais qu’importe ? Les défauts, cette fois, sont moins nombreux que jamais, et surtout les qualités de M. de Lamartine ne se sont déployées nulle part encore avec plus d’effusion et d’éclat.