Hors barrières
Un jeudi en province
Les horloges de la ville de *** viennent de sonner trois heures — sans ensemble, les unes après les autres, à l’instar de ces gardes nationaux novices qui dépose arme ! pour la première fois.
Nous sommes jeudi.
Les musiciens de la garnison, tunique bien brossée, boutons reluisants, instruments fourbis comme les boutons, quittent la caserne et se dirigent vers les Allées Neuves : c’est l’heure où le soleil, prenant la promenade en biais, y fait étinceler ces myriades de petits cailloux blancs dont les pointes écorchent le sol. Quel soleil ! un de ces soleils qui mûrissent instantanément les apoplexies !
Je plains les musiciens de la garnison. Shako de plomb en tête, emprisonnés dans des tuniques qui compriment leurs poumons, où prennent-ils l’air qu’ils soufflent dans leurs instruments de cuivre ? Mais la consigne est là : tel jour, à telle heure, ils doivent se rendre sur les Allées Neuves, se ranger en cercle — et enivrer la population de leurs harmonies guerrières. Et ils viennent, et ils se rangent en cercle, et ils jouent.
Est-ce vraiment par sollicitude artistique pour la province, que nos gouvernements leur infligent — depuis trente ans — cette rude corvée ? Je ne le crois pas : Cette mesure musicale me paraît purement une mesure de salubrité publique. Tenez pour certain que les habitants ne feraient point la promenade hebdomadaire prescrite par l’hygiène la plus élémentaire, s’ils n’avaient ce prétexte : Aller à la musique. — Qu’on s’avise de déshériter les chefs-lieux de leurs Orphées en pantalon rouge, et vous verrez quelle mortalité ! Il y a peut-être un livre utile à faire : De l’influence de la musique militaire sur la santé des provinciaux. Je recommande le sujet aux étudiants en médecine à la recherche d’un sujet de thèse, et je leur indique la ville de *** comme centre d’observation.
À trois heures donc, chaque jeudi, la population se transporte sur les Allées Neuves. Voici la corporation des maris, doublés de leurs femmes aux mantelets éclatants ; voici la corporation des célibataires provocateurs aux lorgnons adultères ; — voici la bande des bonnes d’enfants cherchant d’un œil langoureux — dans le cercle formé par les musiciens — le timbalier dont parle le poète ; — voici le clan des voyous en quête des bouts de cigares… Toute la ville enfin : tiers-état, menu peuple, noblesse. Bourgeoisie et plèbe sont à pied. Quant à la noblesse, qui dispose à *** de douze ou quinze voitures, c’est au pas solennel de ses chevaux caparaçonnés qu’elle va, vient et revient le long de la chaussée qui borde les Allées Neuves.
Ici, le cocher seul distingue le noble du roturier.
Maintenant que j’ai fait ma mise en scène, je pourrais — comme tant d’autres — jetant le harpon dans cette foule, en retirer au hasard cinquante types plus ou moins grotesques. Mais à quoi bon ? À quoi bon apporter ma pelletée à ce tas de descriptions qu’ont amoncelées — dans notre époque d’Études de mœurs — les romanciers qui énumèrent un individu bouton par bouton, ridicule par ridicule ? Notaire aux besicles d’or, commis d’huissier éclatant dans son habit trop étroit, sous-préfet à l’allure administrative, — tous ces gens dont on s’est servi pour mettre l’imagination à la porte de la littérature, ne m’ont jamais séduit que médiocrement. — Si je vous présente à mon tour quelques types, c’est que leur individualité se détache vivement de la trivialité de l’ensemble. J’écrème cette foule. Voici d’abord
L’INCONSOLABLE BOURGEOIS
Adolphe Maillet ne se mêle pas au flot des promeneurs. Il suit, solitaire, l’étroite lisière qui sépare les Allées Neuves de la chaussée. Ce n’est pas la musique qui le préoccupe, lui. Attentif, l’œil au guet, pas une voiture armoriée ne passe, qu’il ne salue bien bas les mortels étalés sur les coussins aristocratiques. Et, le salut donné, il se retourne vers le gros du public avec un sourire qui signifie : Voyez, vous autres manants, en quels termes je suis avec la noblesse ! Mais ce sourire cache bien des désillusions ; car, ses saluts, on ne les lui rend pas ; — car les gentilshommes qu’il encense à coups de chapeau ne le connaissent point. Qu’importe ? Maillet salue toujours… Un regard amical part-il d’un équipage pour aller trouver un promeneur, il arrête ce regard au passage…, il s’en décore, pour ainsi dire ! Et il faut voir alors quelle béatitude orgueilleuse inonde son visage.
La conscience de sa roture accable Maillet. Son grand désespoir est de n’avoir pas eu un seul oncle guillotiné sous la Terreur : Il ne s’en consolera jamais.
Vingt ans il a fouillé les bibliothèques publiques ; vingt ans il a épelé — ligne par ligne — Monstrelet, Lachesnaye des Boys, d’Hozier — nulle part le nom des Maillet n’était inscrit dans le livre d’or de la noblesse. Mais, par exemple, il est plus qu’homme de France au courant des généalogies les plus embrouillées ; il les déviderait toutes sans une hésitation. Et si quelque nouvel Omar, fanatisé par les articles de M. Havin, faisait un autodafé des recueils héraldiques en masse, il n’y aurait — pour réparer ce désastre — qu’à faire relier Adolphe Maillet.
Ô torture ! Connaître l’histoire de tous les blasons qui fleurissent les panneaux des équipages dont les roues l’éclaboussent en passant, et n’avoir pas même une chevalière armoriée au doigt ! Moïse inassouvi, il contemplera éternellement — du haut des Allées Neuves — le Chanaan tant souhaité où s’épanouissent les couronnes comtales, — il n’y mettra jamais le pied !
Un moment pourtant, Adolphe Maillet eut l’espérance de se faire adopter par
LE BARON DE FILOUZE
Ce baron, un fidèle des Allées Neuves, perdit son père à dix-huit ans — et sa fortune au lansquenet six mois plus tard. Il ne lui restait plus qu’à choisir entre un coup de pistolet et l’Amérique : il choisit l’Amérique. Après avoir été mousse sur un navire marchand, aventurier avec de Pindray au Mexique, — et chenapan partout, le baron revint dans la ville de ses pères, misérable, déguenillé, abruti. Aujourd’hui, il promène sur les Allées Neuves un éventaire garni d’allumettes et d’almanachs… Splendeurs effacées ! Son pantalon effiloché se répand en lambeaux sur des bottes crevées ; et le crayon seul de Gavarni pourrait analyser sa redingote qui montre la corde — que son cou revendique. — Repoussant et repoussé, il fait, quand il passe, le vide autour de lui.
Adolphe Maillet, qui adore la noblesse « jusque dans ses verrues », osa rêver l’amitié de Filouze ! Et, certain soir que le fils des croisés criait : « A-Almanachs ! A-Allumettes ! » sur les Allées Neuves, il accosta cette guenille morale d’un : « Votre serviteur, monsieur le baron ! » Filouze répondit :
« A-Almanachs ! A-Allumettes ! »
Maillet soupira, mais il ne se rebuta point. Il déclara ses nom et prénoms, et finit par offrir au voyou fleurdelisé une glace à la vanille ; mais Filouze, qui n’a soif qu’aux comptoirs des marchands de vin, se redressant tout à coup, accabla de cette réponse sanglante le malheureux Maillet :
« Si je vends des allumettes à la bourgeoisie, apprenez, Monsieur, que je ne socie pas avec elle ! »
Les dernières espérances de Maillet venaient de s’écrouler douloureusement en lui. Il s’éloigna, la tête basse et le cœur gros, se disant que : “ Après tout, le baron de Filouze a son rang à garder ». Le rencontre-t-il dans la rue, il lui achète des boîtes d’allumettes par douzaines : c’est une de ses consolations de songer qu’il aide un gentilhomme « à redorer son blason. »
Filouze, grand contempteur, n’accorde son admiration qu’au journaliste
JACQUES MONLEAU
Il est vrai que Jacques Monleau l’appelle « crapule » quand il le coudoie — faisant le jeudi sur les Allées Neuves.
Jacques Monleau est le grand homme incontesté de ***, bien que ce soit un garçon spirituel. Comme l’Arétin, dont il a les vices et les appétits, il mène en laisse une meute de courtisans qui ne se lassent d’aboyer ses louanges. Cet entourage passe son temps à s’estomirer devant la stature herculéenne et les Revues hebdomadaires de Monleau. Aussi Monleau ne se fait-il jamais tirer l’oreille pour arroser leur bruyante admiration : un roi intelligent n’est jamais un ladre.
Malgré sa grosse bonhomie, Monleau n’en mène pas moins sa suite haut la main. Voici, mot pour mot, la déclaration de principes qu’il fit — dans un de ses jours d’épanchement — à ceux qu’il appelle ses demoiselles de compagnie :
— Retenez bien ceci, mes enfants : Si je vous prodigue les canettes et les petits verres, ce n’est pas que je vous trouve drôles, ni que vous m’amusiez outre mesure. Oh ! non. Mais j’achète par là le droit de vous dire que vous n’êtes que des crétins et des idiots — ce qui entretient ma verve de journaliste militant. Je paye, courbez la tête, vils Sicambres ! »
À quoi le plus hardi de la troupe se contenta de répondre, en lui frappant sur l’épaule :
« Toujours farceur, ce Monleau ! »
La ville entière partage ce fétichisme. Et, les jours de musique, Monleau récolte à lui seul plus de coups de chapeau qu’Adolphe Maillet n’en prodigue aux équipages armoriés.
C’est lui qui rédige la partie littéraire de la feuille gouvernementale de ***. Sa plume facile et spirituelle court dans le feuilleton avec la faconde d’un avocat mérydional. D’une instruction étendue, mais sans profondeur, il ne traite vraiment aucun sujet dans sa revue de la semaine : — il les effleure tous (agriculture, opéra, livres nouveaux, hospices, embellissements de la ville), et donne, dans le même alinéa, un coup de fouet au ténor qui s’attarde dans une note, et au conseil municipal qui s’obstine dans les routines administratives.
Mais c’est au théâtre de *** que Monleau est surtout beau à contempler. Il s’étale, il se répand, — pour ainsi dire, — dans sa stalle, souriant aux actrices qu’il n’écoute pas et riant à son voisin qui l’écoute. Dans l’entracte, il parle haut, il s’exclame, il échange de sa place de joyeux dialogues avec les étudiants du parterre, auxquels il permet de tutoyer ses quarante-cinq ans.
Chaque année, Monleau écrit un drame — qu’il fait représenter sur le théâtre de la ville pour flatter les instincts décentralisateurs de la population. Ce n’est pas qu’il les partage, ces instincts ; mais popularité oblige. Le soir d’une de ses premières (on venait de baisser la toile) je l’ai entendu demander avec des clameurs furieuses par une salle en délire. Il parut, ou plutôt il apparut ! il se livra à l’enthousiasme public, — vêtu d’une veste en toile blanche et d’un pantalon de couleur : il est aimé d’une sympathie qui lui permet de ces insolences. À la sortie du spectacle, les ouvriers de son imprimerie le portèrent en triomphe !
Grassement appointé pour, distribuer la pâture littéraire aux trois mille abonnés du Courrier, fameux dans dix sous-préfectures environnantes, l’amour-propre doucement dorloté par la faveur locale, ce journaliste fortuné ne changerait pas sa position contre celle d’un chroniqueur parisien.
« J’aime mieux, me disait-il, être le premier à *** que — D’Audigier à Paris. »
Jacques Monleau n’a qu’un ennemi. Mais, heureux jusqu’au bout, il ne soupçonne même pas l’existence de cet infiniment petit que j’appellerai
L’USURPATEUR
L’Usurpateur — Jules Minoret dans la vie privée — est un petit jeune homme effilé, aux allures doucereuses et félines. La nature en a fait un sot, la sottise en a fait un envieux. En rhétorique, il haïssait et jalousait le premier ; à ***, il hait et jalouse Jacques Monleau, qui lui fait ombre de sa large personnalité.
Impuissant à conquérir, par ses propres forces, même une célébrité départementale, Minoret voulait pourtant donner la pâtée à son amour-propre qui criait la faim. Qu’a-t-il fait ? Il s’est décoré, — non pas publiquement, il est lâche, — mais auprès de quelques niais, d’un nom qu’il a volé et d’une réputation qui appartient légitimement à un autre :
Il laisse entendre qu’il fait la critique dramatique du Figaro , sous le pseudonyme de Jouvin.
Le bruit, semé d’abord timidement dans l’oreille de deux ou trois intimes, a fini par s’en répandre, dans son cercle, à dix tables à la ronde.
Quand le facteur apporte le Figaro, Minoret demande négligemment le journal au garçon « pour voir si ces imbéciles de compositeurs auront fait des fautes d’impression, comme l’autre fois ». C’est risible, — et personne n’en rit.
« Mais comment donc, demandai-je un jour à un de ses croyants, M. Minoret s’y prend-il pour écrire à *** des appréciations sur les opéras et les drames qu’on joue à Paris ?
— C’est bien simple, me répondit l’ami : il a là-bas un correspondant qui lui envoie des notes. »
Cela me fut dit avec une naïveté qui accusait une foi robuste. — Mais, impatienté de la suffisance du Minoret, j’étais bien résolu à renverser le piédestal menteur sur lequel il avait juché sa petite vanité. Prenant l’ami à part :
« Savez-vous que votre Minoret n’est qu’un impudent ? lui dis-je brusquement.
1º Jouvin n’est pas un pseudonyme, c’est un nom ; 2º je connais M. Jouvin ; 3º je l’ai vu, de mes propres yeux vu, rédigeant sa revue théâtrale, dans les bureaux du Figaro.
— Vous plaisantez !
— Pas du tout. Et…
— Ah ! je vois ce que c’est, interrompit-il tranquillement : vous voulez parler d’un ami de Minoret, qui va corriger ses épreuves chez Dubuisson ? Un nommé Jouvin, en effet. Minoret lui a emprunté son nom, — parce qu’il ne voulait pas signer… Vous comprenez, les convenances ! Voilà l’homme que vous avez vu. Taille moyenne, n’est-ce pas ? de larges épaules… avec un faux air de Cromwell… et un binocle en permanence sur le nez ? C’est bien cela… Merci du renseignement. Il faut que j’avertisse Minoret, pour qu’il écrive à ce geai de ne plus se parer — de sa plume. Ha ! ha ! Elle est bonne, celle-là ! »
Je restai interdit. Il me tourna les talons — pour aller demander un cigare à Minoret : j’avais affaire à une conviction incurable.
Minoret traite, en petit comité, Jacques Monleau de gazetier de province. Monleau, qui ne s’en doute point, passe, rêvant au dîner qu’il fera après la promenade, et à l’article qu’il fera après le dîner. Heureusement pour Minoret ! Car Monleau, qui, s’il n’était pas Monleau, pourrait être Arpin, écraserait le Minoret d’une chiquenaude, — et le Jouvin d’un entrefilet dans le Courrier.
Nota. Minoret a plus d’un confrère en province. On m’affirmait, tout dernièrement encore, que Théophile Gautier était un bourgeois de Lyon, sans ventre et sans barbe ; du reste, on n’a point ajouté qu’il fût chauve.
Le comte de Saint-Germain
Depuis longtemps, sa physionomie étrange, extra-humaine, m’avait frappé.
Il arrivait chaque soir, à la même heure — au même café, s’appuyant d’une main sur la large pomme d’ivoire d’une canne courte et trapue, — et de l’autre, sur un parapluie couleur feuille morte.
Il s’asseyait toujours à la même table, une table isolée au fond de la salle.
Personne ne le connaissait.
Je suis resté bien souvent une heure entière en contemplation devant cette figure froide et ratatinée, coupée en deux par un nez droit à l’arête aiguë où chevauchait une paire de lunettes dont les branches allaient se perdre dans les pattes d’oie des tempes. Son petit œil gris ne se reposait jamais que sur deux journaux : la Gazette de France et le Charivari.
De temps en temps un rire sec, imitant le bruit d’un morceau de bois qu’on casse, faisait de sa physionomie tout entière une grimace. Était-ce les dessins de Cham qui l’égayaient ainsi — ou la politique de M. Janicot ?…
Toutes les cinq minutes environ, il interrompait sa lecture pour plonger une main osseuse et jaune comme un vieux cierge, — où les veines n’étaient plus indiquées que par des filaments d’un rouge violet, — dans la poche de sa redingote. La main tâtait quelque chose là-dedans, — puis il la retirait et revenait à ses journaux.
Les visites périodiques de cette main m’intriguaient très fort. J’aurais donné ma plus belle pipe de cummer pour sonder la grand-poche, qui me paraissait être un abîme de mystères ! Mais comment m’y prendre ? Après de longues méditations, je m’arrêtai à ce plan :
« Demain soir, j’arrive de bonne heure au café, je me place à la table de mon petit vieux, — j’accapare sa Gazette et son Charivari. Il vient à son tour, il s’approche, me demande le journal… nous causons ; et de Gazette en Charivari… Demain le secret de la grand-poche est à moi ! »
Le lendemain j’étais à mon poste, guettant du coin de l’œil l’entrée de mon problème. Le premier regard du petit vieux fut pour sa place ; en la voyant occupée, une vive contrariété entassa quelques rides de plus sur les rides permanentes qui sabraient son front. — Ce pendant, je dévorais — de mon air le plus innocent — la Gazette de France.
D’abord, il fit mine de se diriger vers l’autre extrémité de la salle, mais, la force de l’habitude l’emportant, il tourna lentement sur sa canne et son parapluie, — et vint s’asseoir tout à côté de moi, à la table accoutumée. — N’y aurait-il pas des attractions irrésistibles entre certains objets et certaines personnes ?
« Après vous, mon journal, s’il vous plaît ? »
Je répondis en lui présentant la Gazette. J’attendais un remerciement : il avait dû s’apercevoir que j’interrompais ma lecture par pure déférence pour son âge. Rien, pas un mot. J’avais cédé le journal, je ne cédai pas la place.
Il entama le bulletin politique ; mais je remarquai bientôt que son attention n’était pas centralisée comme d’habitude. C’était par saccades qu’il lisait : la grand-poche le préoccupait visiblement, — et sa main y multipliait les voyages, si bien qu’elle finit par rester au fond. Évidemment, le petit vieux se défiait de moi, je le gênais.
Pourquoi ?
Ma curiosité était agacée au suprême degré. Je résolus de percer, — sans plus de retard, les ténèbres de ce pourquoi où se perdait ma pensée.
« Si vous avez sur vous un objet qui vous embarrasse, hasardai-je avec une obséquieuse intonation, déposez-le au comptoir, vous-le reprendrez en sortant. »
À ces mots si simples, il trembla, — il grelotta de tous ses membres ; sa figure pâle pâlit… et sa main sortit violemment de la poche, étreignant un mince flacon au long col, dont il avala précipitamment quelques gouttes. Puis il se mit à presser contre lui le flacon avec la sollicitude effrayée d’une mère qui défend son fils… Mais j’avais eu le temps de lire au vol ces mots incrustés en rouge dans le verre : ÉLIXIR DE LONGUE VIE.
« Vous avez vu ? balbutia-t-il.
— J’ai vu. »
Son corps tout entier n’était plus qu’un frisson.
« Eh bien ! oui, reprit-il avec effort, je suis le comte de Saint-Germain. Mais (et son regard froid se mouilla d’une larme) ne me prenez pas mon flacon, je vous en supplie !… Ne dites à personne qui je suis… »
………………………………………………………………………
Depuis, le petit vieux et moi nous avons passé bien des soirées ensemble ; et je vous redirai peut-être un jour les révélations curieuses qu’il me faisait, quand nous allions, le jeudi, entendre la musique sur les Allées Neuves.
Jeudi dernier, appuyé sur mon bras (j’avais remplacé le parapluie feuille-morte), il était en train de me prouver la supériorité des paniers sur la crinoline… Tout à coup, il me lâche et se met à trottiner devant moi.
Il s’arrêtait, à trente pas de là, auprès d’une vieille femme sordide et repoussante. Je les regardai de tous mes yeux : ils causèrent ensemble pendant près d’un quart d’heure, avec une singulière volubilité ; puis la vieille disparut à l’angle d’une rue mal famée, — et mon compagnon me revint, guilleret, ricanant, sautillant presque.
« Quelle est cette dame ? demandai-je.
— Hé ! hé ! hé ! c’est une de mes anciennes connaissances. Nous ne nous étions pas vus depuis soixante-quinze ans, — depuis le jour de sa mort… Hé ! hé ! hé ! c’est cette bonne amie, madame Dubarry.
— Madame Dubarry ? Elle a été guillotinée en 93 !
— Hé ! hé ! hé !
— Mais c’est de l’histoire, cela.
— Des histoires, voulez-vous dire ? Hé ! hé ! hé ! » Ce ricanement intermittent me faisait mal, il me tiraillait horriblement les nerfs.
« Le flacon ! toujours le flacon ! » reprit le petit vieux.
Après une pause :
« Vous ne savez pas ce qu’elle vient de me dire ? Elle part demain matin pour Versailles, — non, pour Paris… Hé ! hé ! hé ! Elle va là-bas demander la main de M. Capefigue… Il s’est fortement compromis pour elle, paraît-il… Elle lui doit bien cette réparation… hé ! hé ! hé !
— Dieu est juste ! pensai-je… et Philarète Chasles sera bien content. »
Le soir, le petit vieux ne vint pas au café, — le lendemain non plus. Je le cherchai vainement, le jeudi suivant, sur les Allées Neuves… Il était mort. Sa bonne amie madame Dubarry avait escamoté, tout en causant, le flacon d’élixir du petit vieux. Il était tout naturel qu’elle eût songé à son futur ! Voilà M. Capefigue immortel : Philarète Chasles sera bien vexé.
Je ne vais plus entendre la musique sur les Allées Neuves.
Une ville incomprise
I. À M. X…, rue Mazarine, à Paris
Tu me demandes ce que c’est que Toulouse ? Je vais essayer de te le dire ; cela t’évitera la dépense d’une géographie. D’abord :
Toulouse est une cité, et non pas une ville.
Cité, tu le sais, est un mot d’un rang beaucoup plus relevé que ville, — un mot de qualité, un mot gentilhomme qui a pignon sur rue, avec vue sur les tragédies environnantes. Il existe entre ville et cité la même différence qu’entre un homme et un monsieur. — Racine n’eût jamais lâché — à travers un alexandrin — ce substantif mal né de « ville » ; et je me garderai bien de l’infliger à Toulouse.
Toulouse est donc une cité : la cité de Clémence Isaure.
La cité de Clémence Isaure est tout entière bâtie en briques, mais bien mal à propos. Les Toulousains, effarouchés sans doute par les tons ardents de la brique, les ont amortis à l’aide d’un enduit blanchâtre, fort désagréable à l’œil. Partout la brique a subi la truelle du gâcheur de plâtre, — partout, excepté sur le quai de la Daurade. Pourquoi cette exception ? Après avoir longuement réfléchi, je suis arrivé à cette conclusion, que :
Si le rouge de brique persiste sur les maisons qui bordent la Garonne, c’est uniquement parce que les propriétaires reculent devant la dépense de l’enduit incriminé plus haut, — dont s’empâtent uniformément les façades des beaux quartiers : le quai de la Daurade est habité par la plèbe.
Cette protestation n’est que de la résignation.
Ce pittoresque n’est que de l’économie.
* *
Les monuments.
1º Capitolium : Capitole, en langue vulgaire. (Je traduis, pour rester à la portée des bonnes d’enfants qui n’ont pas été élevées à Saint-Denis.)
Le Capitole, construction d’un style encore innommé, est une longue bicoque en plâtre — couleur lilas pâle.
La partie la plus remarquée est la façade. La partie la plus remarquable de cette
façade, c’est l’étiquette Capitolium. Balzac dit quelque part que
« il est facile de conclure de la chambre à l’habitant de la chambre »
.
— Il est facile de conclure de cette inscription à l’un des caractères le plus fortement
accusés de la population
toulousaine : le pédantisme. — Ne serait-ce pas à
cette inscription que Toulouse doit d’être connue, à Villefranche et dans le reste de
l’Europe, sous le nom flatteur de Toulouse la savante ?
Ce mot latin, « Capitolium », te fait peut-être songer, mon ami, à quelque bâtisse vingt fois séculaire, — de l’âge des Thermes, rue de Cluny, à Paris ; et tu murmures déjà le vers des Feuilles d’automne :
Toulouse la romaine, où, dans des jours meilleurs, etc.
Ta mémoire n’a rien à faire ici. Le Capitolium est une antiquité du premier Empire, — non l’Empire de César, — mais l’Empire de Napoléon ;
Le Capitolium est contemporain, — non des commentaires de bello gallico, — mais des tragédies de M. de Lancival et de M. de La Harpe.
Disons-le pourtant : il existe aussi un vieux Capitole, un Capitule authentiquement vieux, hérissé de fort curieuses sculptures ; mais il est caché derrière le neuf comme un beau fauteuil en chêne fouillé sous une housse de calicot blanc ! Il ne s’est pas encore rencontré un administrateur assez osé pour enlever la housse.
2º Saint-Saturnin. Saint-Saturnin console du Capitolium. Église très originale — et très pittoresque… Je me borne forcément à ces qualificatifs un peu vagues, n’ayant jamais fait mes études d’archéologie.
3º Le Musée. Oh ! le musée et son cloître gothique ! J’aime ce cloître, comme V. Hugo aime Notre-Dame, moins savamment bien entendu, mais aussi passionnément. Mon rêve est d’avoir un jour la direction de ce musée, — pour avoir la jouissance du cloître : il n’y a que ce moyen ; on a impitoyablement refusé de me louer une arcade.
Une fois directeur, je passerai un pourpoint moyen-âge que je ne quitterai plus… Et je vaguerai béatement, jour et nuit, sous les arceaux dentelés, lisant Ronsard et fumant des londrès odorants.
Il va sans dire que j’inaugure ma direction en interdisant l’entrée du musée au public. Je suis de ceux qui pensent que la foule gâte le monument — et qu’il est surtout agréable d’habiter là où il n’y a pas d’habitants.
Si j’empoisonnais le directeur actuel ?
* *
Voilà, mon ami, pour le côté matériel de Toulouse. — Je viens de te parler des pierres, — veux-tu connaître les caractères ? C’est l’affaire de quelques mots. La physiologie de Toulouse peut se réduire à ceci : Toulouse est une ville artiste.
Toulouse est une ville artiste. — Tout indigène convaincu de puberté est incorporé — de gré ou de force — dans une société savante ou académie. En naissant, on est fatalement voué aux Jeux Floraux, comme en Bretagne on est voué au bleu. — Quels alexandrins il en résulte !
Toulouse est une ville artiste. — Il s’est trouvé un Marseillais pour dire que Paris n’était qu’un faubourg de Marseille. Il se trouverait mille Toulousains pour affirmer que l’Académie française n’est qu’une section de l’Académie des Jeux Floraux — en mission. Faubourg, section, la même chose sous deux mots différents.
Toulouse est une ville artiste. — J’ai vu la population siffler ou ne pas applaudir (ce qui revient au même dans l’espèce) Mélingue, le plus artiste de nos acteurs français.
Pour me résumer :
Toulouse, c’est la rue Saint-Denis jouant à la rue savante et spirituelle ; Toulouse, c’est M. Prudhomme voulant bêtement « s’essayer dans la littérature » avec la plume de Paul de Saint-Victor.
Que sera et que restera éternellement Toulouse ? UNE VILLE INCOMPRISE !
Conclusion. Je ne me mêlerai jamais d’une révolution, dans la crainte que le gouvernement ne m’interne à Toulouse… Et pourtant, si l’on me nommait directeur du musée ? Dans ce cas, je fais démolir le cloître, numéroter les pierres, — et je le rebâtis sur le boulevard des Italiens.
Les mensonges de l’été
Depuis nombre d’années, il circule à travers les Courriers parisiens un paradoxe assez bien constitué. Si nous le laissons aller encore un peu, il passera bientôt, — par droit d’ancienneté, — au rang de chose inattaquable. Attaquons-le tout de suite ; nous n’avons que le temps.
À partir du jour où mai, le mois des roses et des grippes, a donné sa première feuille, jusqu’au jour où septembre donne son dernier soleil, vous entendez le chœur des courriéristes d’été entonner, — comme un seul journaliste, — le grand refrain de la saison : « Tout Paris est aux Eaux ! » Alors la roulette de Bade éveille une danse macabre de guinées, de napoléons et de florins, — et le râteau du croupier passe et repasse avec un bruit métallique dans tous les feuilletons ; alors, M. Eugène Guinot, — un journaliste qui se croit toujours à la mairie, — célèbre, pour la cinquante-troisième fois, le mariage du jeune clerc d’huissier Nanouchet avec la charmante comtesse Pascalowich, dont le saute-ruisseau a sauvé, — au péril de ses pantalons, — le voile vert pris aux branches d’un acacia ; alors, l’éternel suisse d’Aix-la-Chapelle étale en montre, dans la colonne réservée que lui loue tout chroniqueur bien élevé, les deux crânes de Charlemagne enfant et de Charlemagne empereur.
Voilà, pendant quatre mois, la vue des journaux — à vol d’oiseau. Je ne parle pas d’Heildberg et autres villes moyen âge qu’on exhume à point nommé ! et cela parce que « Tout Paris est aux Eaux. » Car, remarquez bien que, si Paris occupait son été à digérer la poussière du boulevard, — comme il a passé son hiver à prendre des bains de pieds dans la boue du macadam, — il n’y aurait pas moyen de couper en feuilletons hebdomadaires le Rhin de V. Hugo et les impressions de voyage — de tout le monde. Le Parisien est le sine qua non. Il faut qu’il prenne sa casquette de voyage pour que le Rhin commence à rouler dans le lit de phrases que lui creusent les journaliers de la chronique. Vous avez beau en être humiliés, burgs démantelés et carpes aux nageoires d’or, — il n’y a pas la moindre illusion à se faire, vous existez seulement du moment où le notaire Barsac et l’agent de change Duflot allument leurs cigares à l’embarcadère de Strasbourg. Les chroniqueurs ont fait de vous un épisode dans l’odyssée des Ulysses parisiens, pas autre chose.
* *
Eh bien ! il est temps de démasquer les chroniqueurs ! Disons-le hautement : le notaire Barsac et l’agent de change Duflot continuent de paître, — comme de simples brebis de madame Deshoulières, — les bords de la Seine fleuris de contrats et de coupons de rente ; ou, s’ils prennent les eaux quelque part, c’est au lac d’Enghien. Taillez à nouveau votre plume, ô Villemots de la presse ! En vain, désormais, vous ferez courir le bruit que Paris est exclusivement habité par des cochers de fiacre pleurant le départ d’Ulysse, — et qu’on a vu des serpents à sonnettes glisser entre les herbes poussées sur le boulevard Montmartre !
Non, tout Paris n’est pas aux Eaux. Et le jeune Anacharsis est assez fatigué d’avoir couru la Grèce, sans le traîner de force en Allemagne ! Tout Paris, — moins quinze mille oisifs qui ont assez de fortune pour aller faire celle des autres, — tout Paris est à Paris, et encore toute la province est à Paris. La preuve, c’est que me trouvant dernièrement à Bagnères-de-Luchon, j’ai eu beau éplucher les listes périodiques de voyageurs, je n’ai guère pu constater la présence que de quinze ou seize Parisiens, en comptant les Parisiennes. Et de ce nombre, je serais fort en peine de détacher un seul homme de lettres. Pour le moment la littérature française se trouve représentée à Luchon par un artiste pédicure qui rédige ses affiches en vers épiques : quelque lauréat des Jeux Floraux dans le besoin▶ !
Cette lacune ne m’étonne pas. L’homme de lettres, — j’excepte Dumas fils et Philibert Audebrand, — gagne, en général, assez pour mal vivre quatre mois sur six à Paris ; comment voulez-vous, à moins de chercher une ressource sérieuse dans l’extermination des œils-de-perdrix, qu’il prélève, sur les deux mois qui lui restent à ne pas vivre du tout à Paris, de quoi vivre seulement un peu à Luchon, — Luchon, où les hôtelleries n’ont qu’un but : réduire le voyageur à la mendicité ? — Simple question. On taxe les avoués, on taxe la viande de boucherie ; pourquoi ne taxerait-on pas ces aubergistes de grand chemin qui amassent de quoi se meubler, — sur leurs vieux jours, — des appartements en bois-de rose, en nous louant des chambres qu’on est forcé de meubler avec sa malle ?
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Ici, deux mots de politique. Touchons aux questions les plus graves, dût l’alliance anglaise en être ébranlée !
Voilà quarante ans que l’Anglais habite la France. À son arrivée, il y reçut une hospitalité trop écossaise peut-être pour l’honneur français. En retour des prévenances dont nous avons fleuri sa route, savez-vous ce que l’Anglais nous réserve ? L’Anglais a imaginé de nous ruiner. Et, pour cela, il n’a pas trouvé de moyen plus sûr que de nous enrichir (en apparence) ! Suivez le raisonnement du perfide enfant d’Albion : « Payons chaque chose le double de sa valeur, — une côtelette panée 3 fr. 50 c ; — une chambre, avec salon et vue sur les Tuileries, 88 fr. par jour. Ce sera un sacrifice, mais un sacrifice momentané ; car tout deviendra si cher en France, que les Français seront obligés de fuir leur patrie et d’aller sous d’autres cieux chercher d’autres biftecks. Et, lorsqu’il n’y aura plus de Français en France, naturellement nous nous emparons du pays, — pour rentrer dans nos frais. »
Et l’Anglais a persuadé, à force de schellings, aux restaurateurs et aux hôteliers, de réviser leurs cartes constitutionnelles, — et il a été décidé que le ◀besoin d’une hausse sur les petits pois se faisait généralement sentir. Mais le Français, qui est né malin, a vu clair dans les trames ténébreuses qu’ourdissait l’Anglais, né perfide. Alors, il s’est pris à le haïr d’une haine terrible, d’une haine nationale. Haine stérile, hélas ! L’Anglais fait marcher ses bataillons carrés de guinées sur Paris, — et un jour viendra où quelque maître d’hôtel lui présentera les clefs de la France sur un plat à rôti.
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Et, dans ces temps, Mirès et Rothschild prendront leurs repas au restaurant des Pieds humides ! (Apocalypse.)
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Haïssons John Bull, en attendant. Et j’entonne le premier :
Guerre aux tyrans !Non, non, jamais en France,Jamais l’Anglais ne régnera !
en songeant que je paye, à Luchon, ma chambre 6 francs par nuit. Le jour, je la sous-loue à un ancien préfet qui gagne le pain de cinq enfants en bas âge.
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Voulez-vous un exemple des additions qui naissent de notre envahissement par le perfide Anglais ? Hier, je montais le Superbagnères, il faisait horriblement chaud et horriblement soif. Sur le point de boire mon sang, comme Beaumanoir, — faute d’une choppe, — j’avise, entre deux rochers, une maisonnette que j’appellerai une chaumière, pour flatter les faiseurs d’idylles. J’entre. Un Tityre en cheveux blancs berçait sur ses genoux un jeune pâtre à la mamelle. On aurait dit un intérieur de… Allons, bon ! j’ai failli prendre la queue, à la suite de ces honorables littérateurs qui ne peuvent faire une mise en scène ou une description de deux lignes sans se rappeler et rappeler immédiatement un tableau de Rembrandt ou de Miéris, — Qu’ils n’ont, la plupart du temps, jamais vu. Ce procédé est bien usé aujourd’hui, — si usé que je ne connais rien de plus agaçant…. Et je ne finirai certes pas ma phrase.
« Bon montagnard, fais-je, donne-moi une jatte du lait de tes chèvres bêlantes. L’aspect de tes montagnes fait tressaillir mon cœur, mais il altère terriblement. »
Et le bon montagnard me versa un verre de la boisson virgilienne :
« Bon montagnard, combien te dois-je ? » repris-je, non sans une certaine hésitation.
Je craignais de blesser les sentiments de libérale hospitalité de mon hôte. Ce que c’est que d’avoir dans la tête les montagnards de la Dame Blanche !
Le bon montagnard contempla le verre vide d’un œil méditatif ; et puis, comme se parlant à lui-même :
« Deux sous de lait ? un franc cinquante. »
La réponse est belle, mais elle implique une science déplorable de la multiplication chez les classes ouvrières. Un franc cinquante, ce verre de lait ! et en rendant le verre encore !
J’ai bien envie d’acheter un couteau espagnol et de faire une descente sur les côtes d’Angleterre.
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Justement, — comme je revenais, — je fis rencontre, à mi-côte, d’une caravane d’Espagnols qui promenaient un arsenal de coutellerie. « Oh ! la bonne lame de Tolède ! » Et je me mis à contempler ces vestes en velours vert, relevé de rubans jaunes et rouges, et ces chatoyantes écharpes — omnicolores à humilier le style de Saint-Victor. N’oublions pas les espadrilles en ficelle tressée. En somme, beaucoup de couleurs : — sans compter la couleur locale.
« Le senor voulio un coutello ? »
Cette question me donna un tressaillement. Ce qu’on me parlait là, c’était un espagnol de fantaisie : la couleur locale tendait à s’effacer.
« Vous êtes Castillans ? fis-je en dissimulant.
— Oui, monsieur, certanamento ! » me fut-il répondu avec l’accent le moins déguisé du centre de la France.
Tout à coup, un souvenir me traverse l’esprit — et donne un vigoureux coup d’éperon à mes soupçons, qui avaient déjà pris le galop de chasse, — comme dirait Henry Murger.
« C’est étrange, mais il me semble que vous, — le vieux, — vous m’avez offert des couteaux à Châtellerault, il n’y a pas bien longtemps. »
Et en effet, après avoir provoqué l’expansion du chef de bande par l’achat d’un poignard que j’avais marchandé jadis au buffet de Châtellerault, j’appris :
Que ces Espagnols n’étaient que des Espagnols en strass ;
Que ces Castillans étaient nés natifs de la Vienne ;
Qu’au lieu de guérilleros sans emploi faisant trafic de bonnes lames de Tolède, j’avais levé trois Français en rupture — de nationalité ;
Que le chef Pedro Bobinardino avait été, dans une existence antérieure, coutelier à Châtellerault — et s’appelait Pierre Bobinard ;
Que ledit Bobinard avait vu sombrer son industrie à l’époque de la grande débâcle des diligences Laffitte et Gaillard ;
Que, sur le point de se jeter sous les roues de la locomotive qui le ruinait, une idée lumineuse lui avait représenté le suicide comme un acte profondément immoral ;
Que cette idée consistait à courir les Pyrénées en costume espagnol, pour écouler, sous prétexte de Vieille-Castille, le fonds de Châtellerault ;
Que l’idée était une Californie : le touriste se faisant une joie de posséder un couteau espagnol qui ferait, l’hiver prochain, l’admiration et la jalousie de Castelnaudary ;
Que les adolescents de dix-huit ans, en bonne fortune à Luchon avec quelque baronne de hasard, donnaient particulièrement dans le couteau espagnol : vu qu’on ne peut, décemment, aux heures des grandes colères passionnées, menacer sa folle maîtresse du couteau français, qui n’a rien de dramatique ;
Que le matin même M. Prud’homme, — ému des malheurs récents de l’Espagne, — leur avait acheté douze poignards, à la condition qu’eux, les débris de l’armée de don Carlos (!), ils renonceraient à troubler ce pays « livré aux factions » ;
Et qu’enfin, être Espagnol à Luchon était une profession, — tout comme d’être Polonais à Paris.
Mon désappointement fut cruel, je l’avoue. Au lieu de bons et vrais Espagnols, je n’avais devant moi que du plaqué ! Je continuai d’opérer ma descente du Superbagnères avec d’amères réflexions, surexcitées par des tiraillements d’estomac : le bon montagnard m’avait vendu du lait tourné !
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De retour dans la vallée, je me mis, — par manière de vengeance, — à semer la défiance, parmi les habitués du café de la Terrasse et du café Divan, à l’endroit des Espagnols de Luchon. En vain reluisaient sur les allées d’Étigny les écharpes omnicolores, en vain les espadrilles en ficelle tressée élargissaient leurs extrémités plates ; en vain les culottes de velours vert faisaient carillonner, — tout le long de la jambe, — leurs brochettes, de grelots ; le flot de mon scepticisme montait, montait toujours ! Je ne répondais que par un ricanement aux propositions de foulards de Barcelonne et de ceintures de Saragosse.
« Faux ! faux ! » m’écriais-je à chaque exhibition.
Et j’avais raison. Ces Espagnols qui paradent sur les allées d’Étigny (un cousin du secrétaire de la mairie me l’a confié sous le sceau du secret) sont tout simplement des paysans de la Haute-Garonne, dont les vignes ont été grêlées dans l’année, — et que M. le maire a organisés, à deux francs par jour, pour donner un peu de couleur locale à Bagnères — et suppléer la compagnie d’assurances !
Du moment qu’une pensée humanitaire était au fond de tout cela, je n’avais plus qu’à rentrer mon exaspération.
« Il leur sera beaucoup pardonné, parce qu’ils ont été beaucoup grêlés », me dis-je évangéliquement.
Et j’achetai six mouchoirs de Barcelonne, en expiation des ravages qu’avaient produits mes soupçons communiqués.
Puis, en somme, ces faux Espagnols ont incomparablement plus le type espagnol, — ou ce qu’on est convenu d’appeler ainsi, — que les sujets de la reine Isabelle.
Les seuls Espagnols authentiques que j’aie rencontrés à Luchon sont complètement en dehors du type prétendu : à voir ces nez épatés, ces yeux longs où dort un regard stupide, ces larges lèvres retombant sur le menton en margelles de puits, ces têtes plates serrées d’un foulard qui pourrait bien n’être que le turban corrompu, on dirait des Asiatiques — et pas du tout nos voisins d’outre-Pyrénées. Ajoutez à cela, qu’au lieu de la guitare qui endormait de ses sérénades la marchesa d’Amaëgui, ces Espagnols tourmentaient des instruments inclassés, dont les grincements se mêlaient à des chants étranges pour une oreille du continent.
Ce groupe avait un parfum anti-européen, acre et fort, qui vous montait à l’esprit.
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Cette observation sur nature m’a conduit à faire — sur ce qu’on appelle les types nationaux, — une théorie excessivement remarquable, où je démontre clairement que les Allemands ne sont pas plus blonds que les Espagnols, — que les Espagnols n’ont pas l’œil plus vif que les Anglais, — et que les Anglais n’ont pas l’air plus distingué que les Français. Si je ne développe pas ma théorie, c’est que je me suis résolu à ne jamais l’écrire, — crainte de perdre mon manuscrit, comme il est arrivé pour la Théorie de la volonté de Balzac.
Et, du reste, qu’en résulterait-il ?
Cela n’empêcherait pas mon bottier de me dire — parce que j’ai la figure longue, — que moi, Périgourdin, j’ai le type anglais ;-et mon tailleur, de vouloir me convaincre que je commis une erreur en ne naissant pas à Bruxelles !
Les types nationaux sont un préjugé, donc ils sont immortels.
Les types moraux, eux, existent bien véritablement, — et en assez grand nombre pour défrayer les loisirs des esprits observateurs.
Tenez, voici la foule des petits jeunes gens avec leurs petits panamas à petits bords, leur petite raie courant, entre deux haies de cheveux, du front à la nuque, — leurs petits airs qui voudraient bien paraître de grands airs, et leur petite vanité qui s’efforce d’être impertinente. Ils sont ridicules ici comme ailleurs, ils promènent à Luchon comme à Paris leur physionomie satisfaite et nulle.
Ils me font revenir en mémoire cette parole d’un ami :
« Dieu nous a donné la nature pour nous consoler des petits jeunes gens. »
Et, les montrant d’une main, mon ami m’indiquait de l’autre la Maladetta avec ses effets de neige étincelants, ses arêtes aiguës qui prennent sous le soleil des teintes ardoisées, — et ses précipices aussi pittoresques et aussi dangereux que peut les souhaiter un Anglais atteint d’un spleen à son dernier période.
Si Bernardin de Saint-Pierre — et tout le monde un peu — n’avaient pas écrit les Études de la nature, ce serait ici le lieu de vous décrire les cascades d’Oo s’épanouissant — à leur tombée — en lacs transparents, et la vallée de Litz, remarquable par beaucoup de choses… et encore par l’Album des touristes : un registre, où l’aubergiste de l’endroit collectionne les autographes des commis-voyageurs en villégiature. Il y a de tout dans cet album, excepté de l’esprit et du sens commun : des déclarations d’amour à Madeleine Brohan — et des vers de quatorze syllabes sur les sapins orgueilleux dont le front touche les cieux, — l’alexandrin étant d’une insuffisance notoire à rendre les massives majestés des Pyrénées.
Détachons pourtant cette pensée, jetée, en manière de conclusion, à la suite de considérations sur les finances de l’État, par un ex-caissier qui a perdu ses illusions :
« En général, ceux qui prennent le sac sont ceux qui ne l’ont pas. »
Mon Dieu ! cette littérature d’album vaut bien les peintures murales dont M. Romain-Gaze a enduit la nef de l’église de Luchon — et dont on a fait tant de bruit. — Je ne pardonne pas à M. Romain-Caze d’avoir placé le trône de la Vierge Marie sur une estrade d’un gris si pâle et si effacé : le gris ne sera jamais de mise dans ce lumineux pays du Paradis qui fera l’éternelle joie des coloristes morts en état de grâce !