Don Carlos et Philippe II par M. Gachard72
Don Carlos et Philippe II par M. Charles de Mouy73
Je ne sais pas, dans le moderne, de plus frappant désaccord entre la tradition ou, si l’on aime mieux, la légende littéraire et poétique et la vérité historique, de plus éclatant démenti donné par celle-ci à l’autre que l’histoire de don Carlos, fils de Philippe II. Je ne sais pas d’exemple plus propre à marquer la difficulté de condition qui est faite dorénavant aux poètes modernes, condition la plus opposée à celle des poètes de l’Antiquité, lesquels, avant l’institution de la critique, avaient pour eux et en faveur de leurs créations les bruits, les fables, les erreurs répandues dans l’air, pourvu qu’elles fussent touchantes et de nature à exciter l’intérêt. Aujourd’hui tout cela n’existe plus ou vient se briser contre les faits, les pièces authentiques, les papiers d’État qui sortent tôt ou tard de leur poussière. Il n’y a plus guère moyen de mentir ; il n’y a plus moyen surtout d’inventer en l’air et de rêver.
Don Carlos a été longtemps réputé sujet de roman et de tragédie. Saint-Réal a commencé et a écrit, dans ce genre spécieux de la nouvelle historique, un petit roman aussi faux dans son genre que les grands romans de Mlle de Scudéry, mais qui avait cela de plus insidieux d’être court, vraisemblable, insinuant, et de marcher d’un style sage et vif, qui n’eût pas craint la comparaison avec celui de Mme de La Fayette. La nouvelle de Saint-Réal ne se présentait qu’appuyée et comme escortée du témoignage des historiens espagnols ou français, dont les noms étaient même cités au bas des pages ; elle était composée de manière à faire illusion. Schiller y fut pris. Chez Saint-Réal, l’amour de la reine Elisabeth pour le jeune prince son beau-fils, et de celui-ci pour elle, faisait la donnée principale et charmait les cœurs tendres ; le marquis de Posa, cet ami généreux de don Carlos, n’était qu’indique. Schiller, en embrassant ce sujet avec ses idées absolues, son libéralisme exalté d’avant 93, son humanitarisme sans limite, féconda le tout et créa ce caractère idéal du marquis de Posa, qui parut bien dès lors à tout le monde d’un anachronisme trop manifeste pour un homme du xvie
siècle, mais qui fut accepté néanmoins à la faveur de sa fougue vertueuse et d’un souffle de grandeur. Ce contraste du roi le plus sombre et le plus despotique, maître de tant de royaumes, et du cœur républicain le plus brûlant, le plus épanoui, le plus vaste, battant pour toute l’humanité et enveloppant dans son amour le monde entier, avec toutes les races futures, visant à réaliser au plus tôt le bonheur de l’espèce ou par le fils, le royal héritier de tant de sceptres, ou directement par le père même dès qu’il se flatte d’avoir action et prise sur lui, ce contraste une fois admis amenait des scènes d’un grand effet et d’une beauté morale saisissante, toujours à la condition de se laisser enfermer dans le cercle magique du poète. Mais, hélas ! aujourd’hui ce cercle est rompu, et il n’y a plus de baguette d’enchanteur qui puisse le reformer. Nous avons besoin▶, pour ne pas sourire de pitié à la vue de ces conceptions grandioses, envolées en fumée et pour jamais évanouie, de nous souvenir de cette parole même du marquis de Posa : « Dites-lui, quand il sera homme, de garder du respect pour les rêves de sa jeunesse. »
C’étaient en effet de purs rêves, c’étaient des jeux d’enfant sublime que ces scènes de Schiller ; ce sont des monstruosités de grandeur comme se les figure volontiers l’enfance dans ses contes d’ogres et de géants : et la première jeunesse, après l’enfance, est sujette à avoir aussi ses contes d’ogres et de géants au moral. Schiller fut long à s’en dégager, si tant est qu’il s’en dégagea jamais. Oh ! que les personnages du théâtre grec sont différents ! Comme ils expriment du moins, même dans les données mythologiques, des sentiments humains et naturels de tous les temps ! comme ils ne sont pas nés dans les hauteurs métaphysiques de l’âme et descendus par degrés des nuages de la pensée ! Et pourtant il est heureux pour Sophocle et Euripide, et pour l’honneur entier de leurs tragédies, que la légende ait régné dans l’antiquité sans partage, et nous ne pouvons savoir toute la gravité de l’échec qu’auraient subi leurs héros si l’on avait retrouvé au temps d’Aristote la correspondance d’Oreste et si l’on avait publié les papiers de Simancas de la famille d’Agamemnon.
Aujourd’hui donc, c’en est fait de toute tragédie au sujet de don Carlos. Nous avons le dernier mot de la vraie chronique à son sujet. Nous le devons à M. Gachard, ce savant et modeste archiviste de Bruxelles, qui s’est borné longtemps à publier des pièces capitales, fondement de l’histoire, et qui n’a lui-même abordé qu’assez tard ces fonctions et ce ministère d’historien dont il est si digne. Un jeune écrivain français, de ceux qui s’occupent d’études sérieuses, M. de Mouy, venait de publier sur ce même épisode un volume très consciencieux, très estimable, puisé en partie aux mêmes sources et arrivant à très peu près aux mêmes résultats. M. de Mouy doit, ce me semble, bien moins se plaindre, que se féliciter de voir l’ouvrage de M. Gachard paraître sitôt après le sien et le dépasser sur plus d’un point ; c’est moins pour lui une défaite qu’une confirmation, c’est moins un désagrément qu’un honneur, de se rencontrer ainsi avec un maître de la science et de le voir donner raison presque entièrement à ses recherches et à ses conclusions judicieuses. L’Académie française, qui vient de remarquer et de couronner l’ouvrage de M. de Mouy, lui dira bientôt d’une manière flatteuse, et par un organe éloquent, tous ses mérites74. Nous nous attacherons ici au livre de M. Gachard comme à celui du meilleur guide, de l’historien qui tient de longue main tous les fils de cette histoire, et qui a su en faire le tissu le plus solide et le plus ferme.
I.
Don Carlos, mort à vingt-trois ans, naquit le 8 juillet 1545, de Philippe, prince d’Espagne, alors âgé de dix-huit ans, et de la princesse doña Maria de Portugal ; sa mère mourut quatre jours après l’avoir mis au ; monde. Sa naissance procura une immense joie à son aïeul Charles-Quint, alors en Allemagne, joie sitôt attristée par la seconde nouvelle funèbre. Il paraît que dès le sein et en tétant, don Carlos marqua des instincts étranges : « Non-seulement il mordait, dit-on, mais encore il mangeait le sein de sa nourrice ; il en eut jusqu’à trois auxquelles il fit des morsures telles qu’elles faillirent en mourir. »
Il fut très-long avant de prononcer un mot, et l’on put craindre qu’il ne restât muet. Le premier mot qu’il prononça, âgé déjà de cinq ans, fut le mot non. Sur quoi Charles-Quint plaisanta, en disant que l’enfant avait bien raison de dire non à tout ce que dépensaient et prodiguaient son aïeul et son père. Tout en parlant, il bégayait, et on ne lui coupa le filet qu’à vingt et un ans. On lui donna une noble et affectionnée gouvernante ; il passa sa première enfance sous la surveillance de ses tantes, les princesses doña Maria et doña Juana. Lorsque cette dernière dut le quitter pour aller à Lisbonne épouser le prince de Portugal, don Carlos éprouva une vive douleur : « Que va devenir l’enfant, s’écriait-il avec sanglots et en s’attendrissant sur lui-même, seul ici, sans père ni mère, l’aïeul étant en Allemagne et mon père à Monzon ! »
Ce n’était pas de sensibilité qu’était dépourvu don Carlos, mais il avait la sensibilité impétueuse et le plus souvent mal éclairée et mal réglée. A sept ans, on le mit entre les mains des hommes, et on lui donna pour précepteur Honorato Juan, un personnage des plus estimés, très instruit et bon, et qui s’attacha à son élève.
Les commencements de cette éducation ne furent pas mauvais, et l’on pouvait s’en promettre mieux que ce qui en sortit.
Cependant Charles-Quint abdique et vient terminer sa carrière de grandeur et de fatigue au monastère de Yuste. Don Carlos marqua une vive joie à l’arrivée de son aïeul et une extrême impatience de le voir ; il voulait aller à sa rencontre. En général l’impatience fut un des caractères de cette nature impuissante et faible, incapable de se contenir et de se gouverner. Charles-Quint, en passant à Valladolid, y vit pour la première fois ce petit-fils qu’il ne connaissait pas encore et qui devenait l’héritier présomptif d’une moitié de son empire ; don Carlos avait onze ans.
« On rapporte qu’un jour où il lui faisait le récit de ses entreprises de guerre, il le trouva si attentif qu’il en éprouva un plaisir extrême ; il s’émerveilla surtout lorsque, lui ayant dit la nécessité où l’électeur Maurice le mit de s’enfuir (à Inspruck), le jeune prince lui déclara qu’il était content de ce qu’il venait d’entendre, mais que, pour lui, il n’aurait jamais pris la fuite. L’empereur eut beau lui expliquer qu’il y avait été contraint par le manque d’argent, de capitaines et de soldats, ainsi que par l’indisposition de sa personne : il répondit toujours qu’il n’aurait jamais voulu fuir. L’empereur chercha à lui faire comprendre alors que, s’il y avait un pareil nombre de ses pages qui eussent cherché à s’emparer de lui, il lui aurait bien fallu prendre la fuite : il répliqua tout en colère, au milieu des éclats d’admiration et de rire de l’empereur et des personnes qui étaient présentes, que lui jamais ne se serait enfui. »
Je doute que ce trait d’obstination d’un Charles le Téméraire en herbe ait causé autant d’admiration à l’empereur qu’on le dit. Don Carlos, en tout, voulait obstinément et aveuglément tout ce qu’il désirait Charles-Quint avait apporté des Pays-Bas un poêle pour chauffer sa chambre : don Carlos le vit et le voulut. Son grand-père fut obligé de lui dire : « Tu l’auras quand je serai mort. »
On rapporte cet autre mot très-probable du vieil empereur à la reine Éléonore : « Il me semble qu’il est très-turbulent ; ses manières et son humeur ne me plaisent guère ; je ne sais ce qu’il pourra devenir un jour. »
Son gouverneur, don Garcia de Tolède, dans une lettre à l’empereur où il rend compte du régime et de l’éducation du prince, le montre en bonne santé à cet âge, « quoique n’ayant pas bonne couleur »
, peu avancé dans ses études, s’y livrant de mauvaise grâce ainsi qu’aux exercices du corps qui forment le cavalier et le gentilhomme, ne faisant rien en aucun genre que par l’appât d’une récompense, et en tout « très évaporé. »
On insista beaucoup auprès de Charles-Quint, retiré à Yuste, pour qu’il y laissât venir quelque temps le jeune prince ; on espérait que l’autorité de l’aïeul aurait quelque influence sur lui pour le réformer et l’exciter. Charles-Quint, lassé et près de sa fin, ferma l’oreille à ces sollicitations. Un ambassadeur vénitien, qui était à la source de tous les bruits dans les Pays-Bas et qui paraît bien informé, écrivait vers ce temps au Sénat de Venise :
« Le prince don Carlos est âgé de douze ans. Il a la tête disproportionnée au reste du corps. Ses cheveux sont noirs. Faible de complexion, il annonce un caractère cruel. Un des raits qu’on cite de lui est que, lorsqu’on lui apporte des lièvres pris en chasse, ou d’autres animaux semblables, son plaisir est de les voir rôtir vivants. On lui avait fait cadeau d’une tortue de grande espèce : un jour, cet animal le mordit à un doigt ; aussitôt il lui arracha la tête avec les dents. Il paraît devoir être très-hardi et extrêmement porté pour les femmes. Quand il se trouve sans argent, il donne à l’insu de la princesse ses chaînes, ses médailles et jusqu’à ses habillements. Il aime à être vêtu avec pompe… Tout en lui dénote qu’il sera d’un orgueil sans égal : car il ne pouvait souffrir de rester longtemps en présence de son père ni de son aïeul, le bonnet à la main. Il est colère autant qu’un jeune homme peut l’être, et obstiné dans ses opinions… Son précepteur s’attache uniquement à lui expliquer les Offices de Cicéron afin de modérer l’impétuosité de son caractère ; mais don Carlos ne veut presque toujours parler que des choses de la guerre et lire que des ouvrages qui s’y rapportent. Si quelqu’un des sujets de son père va lui faire de ces protestations dont on use ordinairement avec les princes, il les reçoit, et, le prenant à part, il le force à jurer, en un livre, qu’il le suivra dans toutes les guerres où il ira ; il le contraint ensuite à accepter à l’instant même quelque présent. »
L’excellent précepteur, avec son De Officiis fut de tout temps impuissant, on le conçoit, à modérer la fougue de ce jeune poulain vicieux de nature. Cet honnête homme eut la loyauté d’avertir le roi du peu de progrès que faisait son fils et du peu de fruit qu’il tirait des leçons les plus assidues : Philippe II, dans sa patience, ne désespérait pourtant pas encore, et son affection paternelle ne semble avoir reçu aucune atteinte de ces premières impressions défavorables.
Le livre de M. Gachard dépasse son cadre, et don Carlos y disparaît quelquefois dans la bordure. Il y a, à cet endroit, des pages curieuses sur les menaces d’invasion du luthéranisme en Espagne et sur les autodafés qui les réprimèrent (mai 1559). Plus tard, il y aura des chapitres tout entiers consacrés à la révolte des Pays-Bas et aux causes qui amenèrent cette révolution : ce sont des chapitres d’histoire où l’auteur intervient à peine et où, parlant le moins possible en son nom, il ne vous fait marcher avec lui que sur des extraits enchâssés, tirés des documents originaux : méthode des plus solides et des plus sûres.
Philippe II se remarie à Elisabeth de France, sœur des Valois (janvier 1560). En arrivant à Tolède, la nouvelle reine fut reçue par don Carlos, et, à la vue de ce jeune prince déjà malade de la fièvre et tout exténué, cette jeune femme fut saisie d’un mouvement de compassion et de tendre pitié qui se peignit sur son visage et dans son regard : don Carlos le sentit, fut touché de son accueil, et « dès ce moment il conçut pour elle des sentiments de respect et de déférence qui ne se démentirent jamais depuis. »
C’est à cette limite qu’il convient de s’arrêter, et rien de ce que les romanciers et poètes ont imaginé d’un sentiment mutuel entre la reine et son beau-fils n’a le moindre fondement ni même le moindre prétexte historique.
Philippe II, ayant ◀besoin d’argent, avait décidé de convoquer les cortès de Castille, et en même temps il voulut que les représentants de la nation reconnussent pour son futur héritier le prince des Asturies, ce don Carlos déjà si compromis de santé morale et physique. La prestation solennelle du serment eut lieu le 22 février 1560 ; le prince était dans sa quinzième année. Vêtu avec magnificence, monté sur un cheval blanc richement caparaçonné, sa mine chétive et blême contrastait singulièrement avec celle de son jeune oncle, don Juan d’Autriche, qui était à sa gauche dans le cortège, et qui montrait à la foule, dans toute sa fleur de bonne grâce et d’audace, le futur vainqueur de Lépante. Après la messe pontificalement célébrée, au moment du baisemain, on remarqua les moindres circonstances. Lorsque la princesse doña Juana se fut levée la première à l’appel, qu’elle fut allée devant le cardinal de Burgos célébrant, et que, la main posée sur les Évangiles, elle eut juré fidélité et obéissance à son neveu, elle voulut, en revenant à sa place, baiser la main du prince : il refusa, par respect, de la lui donner et l’embrassa. Don Juan vint ensuite et, le serment prêté, il fit une profonde révérence à don Carlos, lui baisant la main malgré sa résistance : c’est que don Carlos voyait surtout en lui un camarade et un ami. Cette façon d’agir annonçait un naturel aimant et reconnaissant. Mais, sur la fin de la cérémonie, le duc d’Albe, qui y avait présidé en qualité de grand maître de la maison du roi, se présenta le dernier pour le serment, et comme au retour il allait oublier de baiser la main du prince, don Carlos le lui rappela par un regard de mécontentement et de courroux. Le duc s’excusa, le prince l’embrassa ; mais le mouvement avait été remarqué.
Cet héritier chargé en idée de tant de couronnes, don Carlos se minait, consumé par une fièvre intermittente. Il semblait parfois se rétablir. Un accident vint mettre tout à coup ses jours en péril. Étant à Alcala, où on l’avait envoyé pour le bon air, il eut envie, quoique en général il fût assez peu porté pour les femmes, de rencontrer la fille du concierge qui était à son gré et qu’on voulait l’empêcher de voir. S’étant engagé dans un escalier obscur qui conduisait au jardin, lieu du rendez-vous, il fit une chute et se blessa grièvement à la tête (19 avril 1562). A la nouvelle du fâcheux accident, Philippe II fut plein d’inquiétude et manifesta le plus grand intérêt pour l’état de son fils. Il ordonna des prières publiques et des processions par tout le royaume ; il passa des heures en prière, et voulut assister et présider aux consultations des médecins. Il se mit bientôt en route lui-même pour Alcala, emmenant avec lui l’illustre anatomiste Vésale et un autre médecin de sa chambre. Aux tendres soins qu’il prodigua au malade pendant toute la crise, personne n’eut pu deviner la suite, et un témoin oculaire disait à l’ambassadeur de Florence, quelques jours après, que « voir le prince dans son lit, la pâleur de la mort sur le visage, avait été certes un sujet de grande compassion, mais que voir le roi servir incessamment son fils, les yeux remplis de larmes, avait été un spectacle à faire pleurer les pierres. »
Chacun, au reste, rivalisa de soins et de zèle ; à cette époque, il est bien clair que ni son père ni personne dans l’État ne désespérait encore du moral du jeune prince âgé de dix-sept ans, et ce fut, par toute l’Espagne, à qui ferait des vœux et des dévotions extraordinaires pour obtenir du Ciel sa guérison et son salut. Le traitement de Vésale paraît avoir eu de bons effets : le toucher des reliques d’un religieux, Fray Diego, mort en état de sainteté il y avait quelque cent ans, et dont on fit apporter processionnellement le corps dans la chambre du malade, fut réputé aussi une des causes du rétablissement. Don Carlos crut voir, de plus, ce religieux lui apparaître en songe et lui dire qu’il ne mourrait pas cette fois. A peine debout et convalescent, un de ses premiers soins fut de se peser, « afin d’accomplir le vœu qu’il avait fait, au plus fort de sa maladie, d’offrir en cas de guérison quatre fois son poids en or et sept fois son poids en argent à plusieurs maisons religieuses. »
La vue du prince qui leur était rendu fit éclater parmi les grands et parmi le peuple une allégresse universelle. Le genre humain s’est pris de tout temps, avec une facilité extrême, à ces espérances prématurées.
II.
C’est bien peu après ce dernier et court moment d’illusion que la conduite de don Carlos vint derechef affliger son père, et lui mettre au cœur une de ces épines que les pères ambitieux ressentent peut-être encore plus vivement que les autres. Les cortès d’Aragon, de Valence et de Catalogne, étant, après bien des retards, convoqués à Monzon, le roi avait dessein d’y faire reconnaître son fils pour héritier de la monarchie, de même qu’il l’avait déjà présenté pour tel aux cortès de Castille. Mais don Carlos, pour s’être livré aux excès et dérèglements qui lui étaient habituels, surtout dans le manger, retomba malade et ne put se rendre à Monzon ; les cortès ne voulurent pas reconnaître le prince par procuration. Don Carlos étant retourné à Alcala, et se sentant miné de plus en plus par le mal, eut alors l’idée de faire son testament (mai 1564). Cet acte qu’on possède témoigne, de sa part, de sentiments honorables et meilleurs que ses actions : ce n’étaient pas les bons mouvements qui manquaient à ce malheureux prince, mais c’était la suite, la force de les régler, de tempérer ses impatiences et de réprimer ses penchants vicieux : il était en tout d’une organisation instable, défectueuse. Le char aux roues inégales était mal attelé et manquait de cocher.
Tous les jugements des ambassadeurs et résidents étrangers concourent et s’accordent à ce sujet. Le baron de Dietrichstein, ambassadeur impérial à Madrid, s’exprimait ainsi dans une dépêche écrite dès son arrivée (22 avril 1564), et avant d’avoir vu le jeune prince :
« Les informations que j’ai obtenues jusqu’à présent sur le prince d’Espagne sont peu satisfaisantes. A ce qu’on dit, il a le teint blanc et les traits réguliers, mais il est d’une pâleur excessive. Une de ses épaules est plus haute que l’autre ; il a la jambe droite plus courte que la gauche. Il bégaye légèrement. En beaucoup de choses il montre un bon entendement ; en d’autres, un enfant de sept ans ferait preuve d’autant de raison que lui. Il veut tout savoir et pose quantité de questions, mais sans jugement et in nullum fînem, plutôt par habitude qu’autrement. Jusqu’ici on n’a pu remarquer s’il a de nobles inclinations, ni voir a quoi il est porté, si ce n’est au plaisir de la table : car il mange tant et avec tant d’avidité que ce n’est pas à dire, et à peine il a fini qu’il est prêt à recommencer. Ces excès de table sont la cause de son état maladif, et bien des personnes pensent qu’en continuant de la sorte il ne pourra vivre longtemps. Il ne fait aucun exercice. Quand il s’est proposé quelque chose, il le poursuit avec ardeur. Il ne connaît pas de frein à sa volonté ; pourtant sa raison n’est pas assez développée pour lui faire discerner le bon du mauvais, le nuisible de l’avantageux, ce qui est convenable de ce qui peut ne pas l’être. »
Et le 29 juin suivant, après l’avoir vu :
« Le prince se porte maintenant assez bien. Le portrait que je puis faire de lui à Votre Majesté ne différera pas beaucoup de celui que j’ai fait précédemment. Il est assez bien de figure et ses traits ne sont pas désagréables. Il a les cheveux bruns et lisses, la tête médiocre, le front assez peu élevé, les yeux gris, les lèvres moyennes, le menton un peu long, la figure très-pâle. Rien en lui ne rappelle le sang des Habsbourg. Il n’est pas large des épaules, ni d’une taille élevée ; l’une de ses épaules est un peu plus haute que l’autre. Sa poitrine rentre ; il a une petite bosse au dos, à la hauteur de l’estomac. Sa jambe gauche est beaucoup plus longue que la droite, et il se sert moins facilement de tout le côté droit que du côté gauche. Il a les cuisses assez fortes, mais mal proportionnées, et il est faible des jambes. Sa voix est fine et fluette ; il éprouve de la gêne quand il commence à parler, et les mots sortent difficilement de sa bouche ; il prononce mal les r et les l ; en somme toutefois, il sait dire ce qu’il veut, et parvient à se faire comprendre assez bien. »
Suivent quelques détails sur son moral, un peu mêlés, et où il entre du pour et du contre. Le physique revient à la fin et nécessairement puisqu’il peut être question, d’un moment à l’autre, de marier avec une archiduchesse ce riche héritier de tant de royaumes. Est-il habile ou non au mariage ? On se posait la question, et le prince avait pour lors dix-neuf ans. La conclusion prudente et toute politique du baron de Dietrichstein était :
« Don Carlos est un prince infirme et faible ; mais, en revanche, il est le fils d’un puissant monarque. »
Les envoyés vénitiens, ces grands diplomates qui se trouvent être aussi de grands peintres, écrivaient de leur côté à leur Sénat, avec encore moins de façons et d’ambages :
« Le prince don Carlos est très petit de taille. Sa figure est laide et désagréable. Il est de complexion mélancolique : c’est pourquoi il a, pendant trois ans, presque sans interruption, souffert de la fièvre quarte, avec aliénation d’esprit parfois : accident d’autant plus notable chez lui, qu’il paraît en avoir hérité de son grand-père et de sa bisaïeule (Jeanne la folle). Par suite d’une aussi longue maladie, mais plus encore de celle dont il a été atteint en dernier lieu, et dont, selon l’opinion commune, il a été délivré miraculeusement, il est demeuré extrêmement faible et languissant, outre que, de sa nature, il n’a pas beaucoup de santé ni de vigueur… Lorsqu’il est passé de l’enfance à la puberté, on ne l’a vu prendre plaisir ni à l’étude, ni aux armes, ni à l’équitation, ni à d’autres choses vertueuses, honnêtes et plaisantes, mais seulement à faire mal à autrui. Ainsi, quand des personnes qui lui paraissent de peu de considération se présentent devant lui, il leur fait donner le fouet ou la bastonnade, et il n’y a pas longtemps qu’il voulait absolument que quelqu’un fût châtré. Il n’aime personne, qu’on sache ; mais il y a beaucoup de gens qu’il hait à mort. Il est enchanté de recevoir des présents et il les recherche, mais il n’en fait point aux autres. Dans tout il montre de la répugnance à être utile et une très grande inclination à nuire. Il est ferme, obstiné même, dans ses opinions. Ilparle avec difficulté et lenteur, et ses paroles manquent de suite. En égard à son âge de dix-sept ans75, il s’entend très-bien aux choses du monde, et quoique les Espagnols, qui ont coutume d’exagérer leurs faits et de s’émerveiller de tout, exaltent quelques questions qu’il adresse indistinctement à tous ceux qui l’approchent, d’autres, avec plus de fondement peut-être, tirent de l’inopportunité de ces questions un argument peu favorable a son intelligence. »
Voilà la triste vérité que notre bon compagnon et compatriote Brantôme vient confirmer et relever de sa manière gaillarde et piquante, ne fut-ce que par ce seul petit trait :
« Moi, étant en Espagne, il me fut fait un conte de lui, que son cordonnier lui ayant fait une paire de bottes très mal faites, il les fit mettre en petites pièces et fricasser comme tripes de bœuf, et les lui fit manger toutes devant lui, en sa chambre, de cette façon. »
Quand un prince de dix-neuf ans en est là, il me semble qu’il est jugé à jamais et que son avenir est écrit plus clairement que dans les astres. Tel était, vu de près et selon des témoins venus d’Allemagne, d’Italie et de France, le héros de roman et de drame poétisé et platonisé à distance par Schiller, celui dont il a voulu faire, en plein XVIe siècle, le Cid et le Rodrigue des idées libérales du XVIIIe.
Une seule bonne qualité surnageait au milieu de tant de travers et de vices, c’était son sentiment d’affectueuse déférence pour sa jeune belle-mère, la reine Elisabeth, dont la bonté compatissante et gracieuse l’avait touché.
Jamais prince d’ailleurs ne ressembla moins à son père. M. Gachard, instituant le contraste et l’antithèse, trace, de Philippe II, à cette occasion, un portrait développé, que j’appellerai admirable dans son impartialité. Il y a là trente pages (p. 237-266) d’une texture exacte et parfaite. Ce portrait, qui se compose tout entier de mots et de traits originaux rapportés, me donne au plus haut degré le sentiment de la vérité et de l’équité historique, et ceux qui ont une fois goûté à ce genre sobre et sain sont guéris à jamais du clinquant, du flambant, du faux enthousiaste, du faux pittoresque, du faux lyrique.
Ce portrait, après tout, est celui d’un roi et d’un personnage politique qu’on peut haïr, mais qui se fait respecter et compter pour sa tenue, sa consistance et sa hauteur : le caractère de don Carlos est celui d’un pauvre enfant, gourmand, brutal, extravagant, incapable de rien avec suite et capable de tout dans un accès de fureur. Une fois que la mésintelligence se fut mise entre le roi et lui, les choses allèrent vite. Philippe II, il faut le dire, s’il cessa bientôt d’être père dans sa manière de juger son fils, ne cessa pas un instant d’être roi. L’idée, en partie fausse, mais haute du moins et sévère, qu’il se faisait des droits et des devoirs de la royauté, ne l’abusa point en ceci : il se dit que ce serait une calamité pour ses peuples et une honte pour lui comme pour sa race d’avoir un tel rejeton et successeur après soi sur le trône. il n’en admettait même pas la pensée. La reine Elisabeth accoucha vers ce temps et lui prouva qu’il y avait à espérer de ce côté une nouvelle tige féconde. Don Carlos ayant été choisi pour être parrain de ce premier enfant, une fille, il se trouvait tellement débile qu’il ne put tenir lui-même l’infante sur les fonts et la rapporter de la chapelle du château dans la chambre de la reine : il fallut que don Juan lui rendît ce service. Don Carlos, selon l’énergique expression d’un ambassadeur, n’avait de force que dans les dents.
On ne manquait pas d’agiter pour ce triste héritier bien des projets de mariage ; son alliance était recherchée et au concours. Le parti qui souriait le plus à don Carlos était l’archiduchesse Anne, sa cousine. Philippe II, serré de près et mis en demeure de se décider pour rendre réponse à son cousin d’Autriche, différait sans donner les vraies raisons.
Les troubles des Pays-Bas survinrent. Bien ne prouve que don Carlos ait été sérieusement en pour parler avec les ambassadeurs belges qui vinrent à Madrid pour traiter de ces affaires épineuses. N’y eut-il pas cependant quelques ouvertures dont Coligny fut informé et dont il parla vaguement à Catherine de Médicis ? On ne peut rien conclure de ces demi-mots mystérieux, sinon que le père et le fils étaient mal ensemble. Don Carlos espérait que son père irait à Bruxelles, et il comptait bien l’y accompagner. Lorsque ensuite on s’aperçut que ce projet de voyage royal n’était qu’une feinte, il s’en montra très irrité et pensa à s’y rendre lui-même ; c’était moins sans doute dans la vue de se lier avec un parti politique et avec des hérétiques que pour échapper au joug paternel trop pesant de près, et pour pouvoir se livrer avec plus de liberté à son agitation turbulente. Les incartades publiques de ce prince se multipliaient de jour eu jour. Une des plus éclatantes fut son allocution aux cortès de Castille convoquées en décembre 1566. Les cortès, dès leurs premières conférences, avaient agité la question du gouvernement que le roi laisserait en Espagne, dans la supposition du voyage à Bruxelles, et la majorité avait été d’avis que si le monarque partait, l’héritier du trône au moins demeurât. Don Carlos, irrité de cette décision qui contrariait ses désirs, profita d’une absence de Philippe, alors en retraite à l’Escurial pour les fêtes de Noël ; il se fit ouvrir la salle du palais où les cortès étaient réunies et lança, à la stupéfaction de tous, l’allocution suivante :
« Vous devez savoir que mon père a le dessein d’aller en Flandre et que j’entends de toute manière y aller avec lui. Aux dernières cortès, vous eûtes la témérité de supplier mon père qu’il me mariât avec la princesse ma tante. Je trouve fort singulier que vous vous mêliez de mon mariage qui ne vous regarde pas, et je ne sais pourquoi vous prétendez que mon père me marie plutôt avec l’une qu’avec l’autre. Je ne voudrais pas que la fantaisie vous vînt maintenant de commettre une nouvelle témérité, en suppliant mon père de me laisser en Espagne. Je vous engage à ne pas faire cette demande ; car les députés qui la feraient pourraient me tenir pour leur ennemi capital, et j’emploierais tous mes moyens à les détruire. »
Cela dit, il tourna le dos aux députés et sortit de la salle. C’était là de ses gentillesses.
D’ailleurs il battait ses gens, les gentilshommes mêmes de sa maison ; sur la moindre contradiction, il donnait du poing à l’un, un soufflet à l’autre, menaçait un troisième du poignard. Un jour, passant dans la rue, un peu d’eau lui tomba sur la tête de la fenêtre d’une maison : il commanda qu’on brûlât la maison et qu’on mît à mort tous les habitants. Il fallut que ceux qu’il avait envoyés à cet effet prétextassent qu’ils avaient rencontré le saint Viatique qu’on portait dans la maison au moment où ils se présentaient.
Dans ses fureurs il ne connaissait personne. Le duc d’Albe, nommé pour aller commander aux Pays-Bas, ne put se dispenser d’aller prendre congé du prince à Aranjuez, où il était alors. Mais, à sa vue, don Carlos entra dans une soudaine colère, lui fit une scène des plus violentes, et finit par tirer son poignard en criant : « Vous n’irez pas en Flandre, ou je vous tue. »
Il fallut tout l’effort du duc pour l’arrêter à deux reprises et lui retenir les mains, jusqu’à ce qu’on accourût au bruit.
III.
Injures et sévices contre le premier venu, insultes et algarades de nuit, prodigalités folles, emprunts par force à des marchands et banquiers auxquels il ne rendait jamais, à côté de cela une superstition crasse, — je passe sur toutes ces folies et extravagances, parmi lesquelles la plus grotesque, assurément, fut la façon dont il crut devoir s’y prendre pour réfuter les mauvais bruits qui couraient sur son inhabileté au mariage. Un tel prince, héritier reconnu du trône, était un scandale pour tous et un danger. Le projet de fuite clandestine qu’il machina dès qu’il vit le voyage de Bruxelles manqué, projet aussi imprudent, que coupable, dont le roi fut informé dès l’origine et à tous les moments, combla la mesure : il n’était pas possible qu’on laissât l’héritier de la monarchie s’insurger au dehors contre son père et contre l’État. Remarquez qu’au moment même où il se préparait à s’enfuir, don Carlos, ce séditieux d’un nouveau genre, se rendit au monastère de Saint-Jérôme près Madrid (27 décembre 1567) pour s’y confesser, y communier le lendemain et gagner le jubilé que le pape avait accordé à toute la chrétienté pour ce jour-là, qui était celui des Saints-Innocents. Mais, en se confessant, il déclara qu’il portait une haine mortelle à quelqu’un. Le prêtre là-dessus lui refusant l’absolution et don Carlos l’exigeant, on convoqua incontinent des théologiens. L’un d’eux prit à part le pénitent opiniâtre, et, à force de questions, lui arracha l’aveu que cet ennemi mortel qu’il haïssait, c’était son père. On en informa aussitôt Philippe II. Le roi, qui était à l’Escurial, procéda, selon son habitude, en toute lenteur.
Vingt jours après seulement (le samedi 17 janvier 1568), il revint à Madrid et, après en avoir conféré avec ses conseillers intimes, sa résolution fut prise. Le dimanche soir, dans la nuit du 18 au 19 janvier, il se rendit avec quelques-uns de ses ministres et un petit nombre d’hommes de sa garde dans la chambre de don Carlos, qu’on trouva endormi. Philippe II, pour cette expédition nocturne, portait le casque en tête, une armure sous sa robe et une épée sous le bras.D’ordinaire, le prince s’enfermait, et la porte ne s’ouvrait que moyennant une mécanique dont il disposait de son lit. On y avait pourvu, pour cette nuit, en enrayant le ressort. On se saisit de ses armes qu’il avait toujours à son chevet. S’éveillant en sursaut et voyant paraître le roi derrière ses ministres : « Qu’est ceci ? s’écria-t-il ; Votre Majesté veut-elle me tuer ? »
On le rassura, on chercha à le calmer. En même temps le roi faisait clouer les fenêtres de sa chambre, enlever toutes les armes et pièces de fer, y compris les chenets. On s’empara de la cassette où étaient les papiers. Le désespoir de don Carlos fut sans égal ; il passait de la supplication à la fureur ; il menaçait de se tuer, et tenta même de le faire en se jetant dans la flamme de la cheminée. Sa captivité commençait.
Philippe sentit qu’il devait sans retard, et pour en bien fixer le caractère, informer de cet événement les principales autorités de son royaume et les souverains ses alliés, à l’étranger ; des lettres furent écrites en ce sens pendant les jours suivants. Dans toutes ces lettres une pensée revient et se marque en termes exprès : c’est que ce n’est pas pour une offense ni pour une faute particulière, ni dans un but de châtiment, de correction et d’amendement, que le prince est enfermé, et qu’il ne l’est point, par conséquent, pour un temps limité : « Cette affaire a un autre principe et d’autres racines. »
Ce principe, c’est la raison d’État qui frappe un héritier reconnu pour incapable, inepte et indigne, pour incurable, et qui l’interdit à jamais, si elle ne le retranche. En un mot, c’est le roi qui fait justice sur don Carlos, ce n’est pas le père. La lettre autographe du roi au pape, qu’on croyait perdue, qui faisait lacune dans les Archives du Vatican, dont la minute manque également dans les papiers de Simancas, mais dont M. Gachard a retrouvé la substance ou même la teneur dans une traduction latine, n’en dit pas davantage, et rien ne saurait faire soupçonner la sincérité de Philippe II dans cette explication si constante et si uniforme de sa conduite.
La prison de don Carlos devait être à perpétuité. On le transféra de sa chambre dans une tour voisine, plus sure. On lui retira les gentilshommes de ses amis, on licencia sa maison ; on régla tout le détail et l’ordre de sa captivité. Il avait toujours l’idée de se tuer, ou de se laisser mourir ; il essaya d’abord du jeune et s’abstint d’aliments pendant cinquante heures (fin de février) ; mais il n’eut pas la force de persévérer. Un jour il avala un anneau avec diamant qu’il portait au doigt, mais sans en venir à ses fins. Aux approches de Pâques, il se tourna à des actes de religion, et y trouva de l’adoucissement. Cela dura peu ; il revint à l’idée de se détruire, et, n’ayant pu y parvenir par excès de jeûne, il songea à le faire par excès de manger, ce qui était plus dans sa nature et dans ses goûts. Pâté de perdrix, croûte de pâté, mets épicés, glace et neige pour boisson, il en prit tant qu’il se tua. Il mourut, au commencement du septième mois de sa captivité, le 24 juillet, à une heure du matin, après avoir dicté, deux jours auparavant, un testament en bons termes, et faisant une fin très-chrétienne qui édifia ceux qui en furent témoins. Il avait vingt-trois ans et seize jours. Son père fut jusqu’au bout inflexible, et refusa de le voir.
La vérité, pour qui sent et réfléchit, est que ce père dur et farouche, quoique ayant eu raison au fond dans le jugement définitif et péremptoire qu’il porta de son fils, est très peu intéressant, et le fils, de son côté, on doit l’avouer, ne l’est pas davantage. Mais les peuples d’humeur mobile et d’impression superficielle se mirent aussitôt à regretter à l’excès un prince que chacun bafouait la veille, et dont l’existence, si elle s’était prolongée, eût pu être pour eux un malheur et un fléau ; la pitié s’émut comme pour une victime ; les poètes qui ne cherchent que des thèmes le chantèrent ; on se plut à voir dans sa fin rapide un mystère de machiavélisme et de ténèbres. En un mot, on put apercevoir, à cette occasion, comme flottants dans l’air, les germes de ce qui serait devenu en d’autres temps une légende, mais qui ne purent éclore qu’imparfaitement à cause du climat un peu froid et rigoureux qu’impose le régime de l’histoire.
IV.
Et maintenant, poètes, romanciers, Vous voilà avertis : gardez-vous de l’histoire. Fussiez-vous Schiller, fussiez-vous son égal, je tremble toujours quand je vous vois l’aborder. Ces personnages historiques célèbres et tout entiers en lumière que vous prétendez faire agir et parler à votre guise, ces Charles-Quint, ces Louis XIV, ces Richelieu en pied et debout, nous savons comment ils parlaient et surtout comment ils ne parlaient pas. Passe encore quand ce sont des femmes comme Marie Stuart que vous mettez en scène, il y a place jusqu’à un certain point au roman ; mais les hommes d’État, mais les caractères connus, définis, ceux dont on a pu lire dans la matinée quelque parole ou acte mémorable, quelque dépêche mâle et simple, peut-on raisonnablement les entendre déclamer, rêver, rimer, métaphoriser, même en beaux vers, le soir ? Évitons, dans l’art sérieux, de rendre trop sensible le divorce entre la poésie et la vérité ; la première ne peut qu’y perdre et se décréditer à vue d’œil. Il faut s’y résigner : la légende, cette fleur primitive, est morte ou se meurt chaque jour dans ce vaste champ défriché de toutes parts. Shakespeare, dont le drame a parfois égalé ou ressuscité l’histoire, a paru à la limite des âges modernes et des âges nébuleux. Un nouveau Cid, de nos jours, est impossible. De ce côté la poésie elle-même n’a plus que la vérité pour ressource. Dure condition, — qui sait ? heureuse après tout peut-être. Que si vous voulez des légendes, poêles, prenez-les ailleurs, à côté de l’histoire. Laissez les Philippe II et les don Carlos, prenez des don Juan, — je veux dire ceux de la fantaisie. Oh ! ici, créez, variez, vous êtes libres, vous êtes maîtres. Sur ce nom demi-fabuleux, depuis Tirso de Molina, Molière, Mozart, jusqu’à Byron, Mérimée et Musset, chacun a joué à son tour et à sa guise ; chacun a transformé le type à son image et l’a fait chaque fois original et nouveau. Que si les types connus et répétés vous ennuient, rien n’est épuisé ; l’imagination et l’observation sont deux sources ; ayez vos types tout neufs, ayez-les à vous, et, par votre talent, faites-les aussitôt vulgaires ; opérez le miracle du poète et dites-leur : Vivez et marchez ! Mais l’histoire, chaque fois que vous voulez la toucher, consultez-la bien ; elle est jalouse ; respectez-la ; tôt ou tard, chez les modernes, elle se venge du poète qui l’a méconnue et lui inflige de sanglants démentis.