(1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre quatrième. Les conditions physiques des événements moraux — Chapitre premier. Les fonctions des centres nerveux » pp. 239-315
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(1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre quatrième. Les conditions physiques des événements moraux — Chapitre premier. Les fonctions des centres nerveux » pp. 239-315

Chapitre premier.
Les fonctions des centres nerveux

Sommaire.

I. Fin de l’analyse psychologique. — Commencement de l’analyse physiologique.

II. L’événement physique extérieur est une condition accessoire et lointaine de la sensation. — Il ne provoque la sensation que par un intermédiaire, l’excitation du nerf. — Diverses espèces de nerfs sensitifs. — Chacune d’elles a son jeu propre. — Le jeu de chacune d’elles est différent. — Chaque nerf peut jouer spontanément. — Sensations subjectives et consécutives. — Sensations altérées. — Expériences et observations des physiologistes.

III. Le nerf est un conducteur. — L’action moléculaire doit se propager depuis son bout terminal jusqu’à son bout central. — Quel que soit le point de son trajet d’où parte l’action moléculaire, la sensation est la même. — Illusion des amputés. — L’action du nerf ne provoque la sensation que par un intermédiaire, l’action des centres nerveux. — En quoi consiste le mouvement moléculaire qui se propage dans le nerf. — Il peut se propager dans les deux sens. — Expériences de Bert et de Vulpian. — Si tel nerf excité provoque telle sensation, c’est parce que son bout central est en rapport avec telle portion des centres nerveux. — La simple excitation des centres nerveux suffit pour provoquer la sensation. — Preuve par les hallucinations. — Cas observés par les aliénistes. — Hallucinations qui suivent l’usage prolongé du microscope. — Observations de M. Robin. — La condition suffisante et nécessaire de la sensation est une action des centres nerveux.

IV. Les diverses portions de l’encéphale. — Le bulbe rachidien. — S’il est seul conservé, il n’y a plus de sensations proprement dites. — Expériences de Vulpian. — Distinction du cri réflexe et du cri douloureux. — La protubérance annulaire. — Expériences de Longet et de Vulpian. — L’action de la protubérance est la condition suffisante et nécessaire des sensations tactiles, auditives et gustatives. — Les tubercules bijumeaux ou quadrijumeaux. — Expériences de Flourens, Longet et Vulpian. — L’action de ces tubercules est la condition suffisante et nécessaire des sensations visuelles. — Existence probable d’un autre centre dont l’action est la condition suffisante et nécessaire des sensations olfactives.

V. L’action, de ces centres est la condition suffisante et nécessaire des sensations brutes. — Concordance des conclusions de la physiologie et de la psychologie. — Structure de l’encéphale. — Les lobes ou hémisphères cérébraux. — Leur substance grise. — Rapport de l’intelligence avec leur volume et avec l’étendue de cette substance grise. — L’action des lobes cérébraux est la condition suffisante et nécessaire des images ou sensations réviviscentes, et par suite de toutes les opérations mentales qui dépassent la sensation brute. — Expériences de Flourens et Vulpian. — Concordance des observations pathologiques.

VI. Structure interne des lobes cérébraux. — Leur substance blanche n’est que conductrice. — Fonctions de leur substance grise. — Preuves physiologiques et pathologiques. — Lacunes de la physiologie. — Les divers départements de la substance grise remplissent les mêmes fonctions et sont un groupe d’organes répétiteurs et multiplicateurs. — Preuves pathologiques et physiologiques. — Un hémisphère supplée l’autre. — Une portion des hémisphères, pourvu qu’elle soit assez grande, supplée le reste. — Application des données psychologiques. — Un élément des hémisphères répète l’action des centres sensitifs et la transmet aux autres éléments. — Pourquoi la grandeur des hémisphères et le développement de leur couche corticale accroissent l’étendue de l’intelligence. — Mécanisme de la formation, de la survivance et de la répétition indéfinie des images. — Causes physiologiques du conflit, de la prépondérance et de la succession des images. — Images affaiblies et latentes. — Coexistence de plusieurs groupes d’images mentales et d’actions corticales. — En quoi consiste la prépondérance d’une image. — Le premier plan dans la conscience et dans l’écorce cérébrale. — La contraction musculaire, pensée confine à la contraction musculaire effectuée. — Abouchement du courant intellectuel et du courant moteur. — Découverte du point d’abouchement. — La troisième circonvolution de Broca. — Les centres psychomoteurs de Ferrier. — Une image atteint son maximum d’énergie et d’éclat quand elle arrive au point de l’écorce où elle se transforme en impulsion motrice.

VII. Résumé. — Au-dessous des totaux observables à la conscience sont leurs éléments invisibles à la conscience. — Caractères et signes des événements moraux élémentaires. — Phénomènes réflexes. — Expériences de Vulpian, Landry, Dugès, Claude Bernard. — Indices d’événements moraux dans les centres nerveux inférieurs et secondaires. — Les segments de la moelle. — Analogie probable de ces événements et des sensations élémentaires. — Degrés successifs et correspondance constante du mouvement moléculaire d’un centre nerveux et de l’événement moral.

VIII. Géographie et mécanique des centres nerveux. — Difficulté des recherches. — Éléments d’un centre nerveux. — Type simplifié. — Type réel. — Dispositions anatomiques préétablies. — Adaptations physiologiques acquises. — Hiérarchie des centres nerveux. — Centres supérieurs, la moelle allongée, les ganglions de la base, les lobes cérébraux et le cervelet. — Les quatre circuits de plus en plus longs du courant nerveux. — Le courant nerveux considéré en lui-même. — Points de vue mécanique, physique, chimique, physiologique et graphique. — Le jeu de la cellule comparé à une figure de danse. — Correspondance nécessaire de l’acte physiologique et de l’acte mental. — Conjectures sur les divers types de cellules sensitives. — Cinq types de danse diversifiés par la diversité des rhythmes d’impulsion. — Dispositions anatomiques requises pour que les cellules puissent communiquer. — Indices fournis par les vivisections. — Indices fournis par la psychologie. — Fibres ascendantes reliant les cellules du même type, et, par suite, prolongation de la sensation sous forme d’image. — Fibres transversales reliant des cellules de type différent, et, par suite, association des images d’espèce différente. — Les associations comparées à des clichés. — Mécanisme du clichage. — À quoi sert le nombre énorme des cellules et des fibres corticales. — Comment se réveille un souvenir lointain qui n’a point reparu pendant un long intervalle. — Travail ordinaire de l’écorce cérébrale. — Son œuvre est une combinaison incessante des impressions actuelles et des clichés anciens.

I

Il faut nous arrêter maintenant et changer de voie ; nous sommes au bout de l’analyse psychologique ; voyons où l’analyse physiologique nous conduira.

Nous avons exploré en géologues un grand pays, depuis ses plus hauts sommets jusqu’à ses côtes, et, à travers tous les accidents du sol, nous avons reconnu une même assise qui supporte toutes les diversités du terrain. Depuis les idées les plus abstraites jusqu’aux sensations les plus animales, nous avons retrouvé la même couche fondamentale ; les idées sont des sensations ou des images d’une certaine sorte ; les images elles-mêmes sont des sensations capables de renaître spontanément. Au fond de tout il y a donc toujours la sensation. Mais, arrivé à la sensation, nous sommes à la limite du monde moral ; de là au monde physique, il y a un abîme et comme une mer profonde ; nous ne pouvons plus pratiquer nos sondages ordinaires ; l’eau nous empêche de vérifier si la couche que nous avons suivie d’un bout à l’autre de notre sol va rejoindre l’autre continent. Sur cinq points qui sont les cinq sens, nous avons tenté de dépasser la limite ordinaire ; nous avons poussé jusqu’à une assez grande distance du côté des sensations de l’ouïe et du côté des sensations de la vue ; nous avons fait un pas du côté des sensations de l’odorat et du goût ; et nous avons vu que, du côté des sensations du toucher, on pourrait plus tard en faire un pareil. — D’après toutes ces indications, nous avons conclu que, dans le cercle de chaque sens et probablement de sens à sens, les sensations qui, en apparence, diffèrent de qualité, ne diffèrent qu’en quantité ; que les mêmes sensations élémentaires peuvent, par leurs différences de nombre, d’intensité et de proximité, constituer les sensations totales que la conscience juge irréductibles entre elles, et que partant, si diverses que soient les apparences, il n’y a là probablement aussi qu’un même fait, sorte de roche primitive dont les divers aspects tiennent aux diverses profondeurs de l’eau. Nous ayons constaté de plus qu’à un certain degré de profondeur cette roche qui disparaît n’en subsiste pas moins et se prolonge indéfiniment, puisque à un certain degré de brièveté ou de faiblesse la sensation, quoique imperceptible à la conscience, n’en est pas moins réelle et se trouve constituée par des éléments infinitésimaux. Ainsi, par-delà le monde psychologique observable à la conscience, s’étend à l’infini un monde psychologique que la conscience n’atteint pas. Nous quittons ici la conscience qui ne peut plus nous rien apprendre et nous allons sur l’autre continent pour voir si l’anatomie et la physiologie ne nous montreront pas, sur leur terrain propre, quelque roche prolongée qui se relie au nôtre, au fond de la mer obscure qui semble séparer à jamais les deux pays.

II

Cherchons donc les données physiques dont dépendent nos événements moraux et d’abord les conditions de la sensation. Elles sont directes ou indirectes, et forment une chaîne dont les premiers anneaux n’agissent qu’en tirant le dernier anneau.

Suivons cette chaîne. En premier lieu il y a l’événement physique extérieur, ondulation aérienne ou éthérée, action chimique du corps liquide ou volatil, presque mécanique, changement de température qui, par la dilatation ou le resserrement des parties, vient agir sur le nerf. Visiblement, ce n’est là qu’une condition accessoire et lointaine. Quoique le nerf soit construit de façon à traduire plus particulièrement les mouvements extérieurs d’un certain type, il a son type d’action propre ; c’est un ressort qui, de quelque façon qu’on le mette en jeu, a toujours le même jeu106 ; — Le nerf optique ébranlé ne nous donne jamais que des sensations de lumière ; ses divers stimulants aboutissent au même effet. Une ondulation éthérée le frappe, et nous avons les sensations de couleur. On l’excite en comprimant le globe de l’œil, et nous voyons ces cercles brillants qu’on nomme phosphènes. On le tranche dans une opération chirurgicale, et au moment de la section le patient voit de grandes masses soudaines de clarté. On fait agir sur lui un courant électrique, et nous apercevons de vives lueurs. On introduit de la digitale dans le sang, et ce sang altéré provoqué par lui des sensations de flamboiement. — Pareillement, le nerf acoustique107 ne nous donne jamais que des sensations de son, quel que soit l’événement extérieur qui le mette en branle, ondulation aérienne, électricité, irritation du sang, narcotiques introduits dans le sang. — Il en est de même pour les autres sens, notamment pour celui du toucher. Les nerfs tactiles, mieux que tous les autres, peuvent être mis en expérience ; car ils sont excités par une quantité d’événements extérieurs différents, contact et pression mécaniques, actions chimiques des caustiques, de l’air et du sang, changement de température, ondulations éthérées ou aériennes, section du bistouri ; toujours leur action aboutit à une sensation de contact, de pression, de température ou de pure douleur.

Non seulement chaque espèce de nerf a son jeu propre, mais le jeu de chaque espèce de nerfs est différent. L’événement extérieur a beau être le même : s’il met en mouvement des nerfs d’espèce différente, les sensations excitées seront différentes. La même action électrique éveille, selon le nerf qu’elle met en jeu, ici une sensation de lumière, là une sensation de son, ailleurs encore une sensation de choc et de picotement. Le même coup violent éveille une sensation de pression et de douleur par l’entremise des nerfs tactiles, une sensation de lumière par l’entremise du nerf optique, une sensation de son par l’entremise du nerf acoustique. Le même narcotique, introduit dans le sang, éveille des flamboiements en agissant sur le nerf optique, des tintements en agissant sur le nerf acoustique, des fourmillements en agissant sur les nerfs tactiles. — Ainsi chaque nerf d’espèce distincte a son mode d’action personnel et distinct.

Il suit de là que tous les excitants extérieurs pourraient manquer ; si, en leur absence, le nerf entrait de lui-même en action, nous aurions la même sensation en leur absence qu’en leur présence. — Et de fait, c’est ce qui arrive ; nous éprouvons, sans leur concours, une quantité de sensations, qu’on appelle subjectives ou consécutives. Elles sont nombreuses surtout pour la vue ; l’excitation du nerf optique, et partant la sensation des couleurs ou de la lumière, dure après que l’ondulation éthérée a cessé de frapper la rétine ; en ce cas, les paupières fermées, ou l’œil tourné d’un autre côté, on continue à voir l’objet que l’on regardait d’abord ; selon les cas, l’image est incolore ou colorée, de couleur persistante, ou de couleur changeante ; et ces illusions sont soumises à des lois connues108 par lesquelles s’expliquent une multitude de faits singuliers. — Les mêmes sortes de sensations spontanées se retrouvent dans l’ouïe109. « Tels sont les tintements et bourdonnements d’oreille chez les personnes qui ont les nerfs délicats, et chez celles dont le nerf auditif lui-même est siège d’une lésion ; tel est encore le bruissement qu’on discerne dans ses oreilles après avoir longtemps couru dans une voiture dure. » — On constate moins aisément les sensations subjectives pour le goût et pour l’odorat. Si quelques malades se plaignent de sentir continuellement des odeurs infectes, il n’est pas certain que l’origine de leur sensation soit dans le nerf lui-même ; elle peut se trouver dans les centres nerveux. — Mais rien de plus fréquent dans le toucher que l’action spontanée des nerfs ; il suffit de citer les névralgies proprement dites ; le jeu propre du nerf en l’absence de tout excitant appréciable éveille, maintient et réveille alors les plus vives et les plus diverses sensations de douleur.

C’est pourquoi, si l’état du nerf change, l’excitant a beau être le même, la sensation change de degré, ou même de qualité. Par exemple, si le nerf est devenu plus excitable, le moindre excitant développe en lui le plus grand jeu, et la sensation est d’une intensité terrible ; tel est le cas des malheureux qui ont une hyperesthésie des nerfs optiques, acoustiques ou tactiles. Si, au contraire, le nerf est devenu moins excitable ou ne l’est plus du tout, les excitants les plus forts ne développeront en lui que des sensations faibles ou nulles ; ce qui arrive quand il est coupé, lié, engourdi par le froid, paralysé par une maladie. Si enfin le nerf est devenu autrement excitable, son jeu, quoique provoqué par le même excitant, est différent, et la sensation n’est plus la même ; dans l’indigestion ou la fièvre, les aliments n’ont plus qu’un goût terreux ou amer. — En somme, la condition directe de la sensation, c’est l’action ou mouvement moléculaire du nerf ; peu importent les événements du dehors, ou les autres événements intérieurs du corps vivant ; ils n’agissent que par l’intermédiaire de ce mouvement qu’ils provoquent ; par eux-mêmes, ils ne font rien ; on pourrait se passer d’eux. Il suffirait que l’action du nerf fût toujours spontanée, comme elle l’est parfois ; si son action se produisait encore selon l’ordre et avec les degrés ordinaires, le monde extérieur, et tout ce qui dans notre corps n’est pas le système nerveux, pourrait être anéanti ; nous aurions encore les mêmes sensations, partant les mêmes images et les mêmes idées. Voyons donc de plus près cette action nerveuse, puisqu’il n’y a pas de sensation sans elle, et puisque, par elle seule, elle suffit à provoquer la sensation.

III

Quand un nerf sensitif entre en action, un mouvement moléculaire se propage tout le long de son trajet jusqu’aux centres nerveux110. Le nerf est conducteur, comme l’air qui transmet les oscillations d’une corde vibrante, comme le fil de fer qui transmet l’action électrique. On s’en assure par deux expériences. — S’il est comprimé, lié, coupé dans un point quelconque situé entre les centres nerveux et l’endroit excité, il n’y a plus de sensation ; or les centres nerveux sont intacts, le bout terminal du nerf agit comme auparavant, c’est donc le bout central qui a cessé d’agir ; il agissait donc auparavant ; donc, lorsque à la suite d’une excitation terminale une sensation s’est produite, le nerf a fonctionné dans tous ses segments et sur tout son trajet. — D’autre part, sur toutes les parties de son trajet, cette action aboutit au même effet111. Quel que soit le point que l’on irrite, la sensation finale est la même. Cela va si loin que parfois nos images associées situent la sensation en des endroits insensibles ou absents. « Il y a des paralysies dans lesquelles les membres sont absolument insensibles aux irritations extérieures, bien que les douleurs les plus aiguës s’y fassent sentir. » C’est que les nerfs qui se rendent à ces membres, insensibles à leurs extrémités, sont encore irritables et irrités dans les portions supérieures de leur trajet. Par la même raison, toute section, compression ou irritation d’un tronc nerveux provoque une sensation qui paraît située dans les endroits où aboutissent les branches et les fibrilles terminales de ce tronc. Si, au moyen d’un tourniquet, vous comprimez votre bras jusqu’à le rendre insensible aux excitations du dehors, et si alors vous pressez le tronc nerveux qui est entre les deux os du coude, vous éprouvez une vive sensation, semblable à celle d’une commotion électrique, et cette sensation vous paraît située dans la main dont les nerfs sont engourdis. Tout le monde connaît l’illusion des amputés. « Ces illusions persistent toujours et conservent la même intensité pendant toute la vie ; on peut s’en convaincre par des questions adressées aux amputés longtemps après qu’ils ont subi l’opération. C’est à l’époque de l’inflammation du moignon et des troncs nerveux qu’elles sont le plus vives ; les malades accusent alors de très fortes douleurs dans tout le membre qu’ils ont perdu. Après la guérison, il leur reste fréquemment pendant toute la vie un sentiment de formication ou même de douleur ayant en apparence son siège dans les parties extérieures qui n’existent plus. Ces sensations ne sont pas vagues, car l’amputé sent des douleurs ou le fourmillement dans tel ou tel orteil, à la plante ou sur le dos du pied, à la peau, etc. Il finit par s’y habituer et à la fin ne s’en aperçoit plus ; cependant, dès qu’il y fait attention, il voit la sensation aussitôt reparaître, et souvent il sent d’une manière très distincte ses orteils, ses doigts, la plante du pied, la main. » En plusieurs cas, après sept ans, douze ans et même vingt ans, la sensation était aussi nette qu’au premier jour. — On voit que, pour provoquer la sensation, l’action du nerf lui-même est accessoire ; il n’est qu’un intermédiaire ; si le mouvement moléculaire qui se propage sur tout son trajet est efficace, c’est parce qu’il provoque un autre mouvement moléculaire dans les centres nerveux ; pareillement l’action électrique qui court le long du fil du télégraphe n’a d’importance que parce qu’arrivée à son terme elle déplace l’aiguille du cadran.

Quel est ce mouvement moléculaire qui se propage tout le long du nerf conducteur ? On l’ignore ; on sait seulement quelques-uns de ses caractères112. On constate que dans les nerfs sensitifs, quoique d’ordinaire il se dirige vers les centres, il peut se diriger aussi vers les extrémités. Implantez le bout de la queue d’un rat dans la peau de son dos, puis, la greffe étant terminée, coupez la portion basilaire de cette queue environ à un centimètre de son origine ; après quelques, mois, si l’on pince la queue greffée, l’animal souffre et se retourne pour mordre ; l’irritation du nerf, qui avant l’opération marchait dans le sens centripète, marche maintenant dans le sens centrifuge. — On constate en outre que le mouvement moléculaire est le même dans un nerf moteur et dans un nerf sensitif. Car, si l’on réunit bout à bout les fibres d’un nerf moteur comme l’hypoglosse et celles d’un nerf sensitif comme le lingual, d’un côté, très visiblement l’irritation du nerf sensitif se propage le long du nerf moteur et produit des contractions musculaires ; de l’autre côté, très probablement l’irritation du nerf moteur se propage le long du nerf sensitif et provoque de la douleur. — On établit enfin « que toute excitation portée sur un point quelconque de la longueur d’une fibre nerveuse se transmet immédiatement et simultanément dans les deux sens, centripète et centrifuge », et l’on a quelques indications sur la vitesse de cette transmission113. — La conclusion de tout ceci est que « les phénomènes intimes provoqués par une excitation dans les fibres nerveuses sont certainement identiques, que ces fibres soient motrices, sensitives ou sympathiques ». Si l’effet final est différent, c’est que les fibres nerveuses sont en rapport les unes avec les muscles, les autres avec telle ou telle partie des centres nerveux ; de même des fils semblables et qui sont le théâtre de phénomènes électriques semblables, produisent, suivant l’appareil qui les termine, tantôt un coup de sonnette, tantôt un déplacement d’aiguille, tantôt le choc d’un bouton.

Il suit de là que la condition immédiate de la sensation se trouve dans les centres nerveux ; il s’y produit un mouvement moléculaire inconnu sans lequel la sensation ne peut naître et qui suffit à la faire naître. Et de fait c’est ce qui arrive dans un grand nombre de cas. Beaucoup de sensations naissent en nous sans l’intervention des nerfs, par la seule excitation des centres nerveux. Telles sont les hallucinations proprement dites, et l’on en a vu de nombreux exemples114. La plupart du temps, on ne peut alors ni constater ni conjecturer aucune irritation du bout terminal ou d’une partie quelconque du trajet du nerf. — J’ai décrit ces visions qui précèdent le sommeil, et qu’on peut observer sur soi-même ; en ce cas, on ferme les yeux, on écarte toutes les excitations du dehors, on pacifie tous ses nerfs, et justement, dans cette immobilité universelle de tous les conducteurs qui d’ordinaire mettent l’encéphale en action, nos images faibles et vagues deviennent intenses et nettes ; elles se changent en sensations ; nous rêvons, nous voyons des objets absents. Sauf l’absence des objets et l’inaction des nerfs, notre état est le même alors que dans la sensation ordinaire ; l’encéphale agit donc alors comme dans la sensation ordinaire ; et il agit seul, puisque les objets sont absents et les nerfs inactifs. — Qu’on l’excite seul et directement, des hallucinations, c’est-à-dire des sensations spontanées avec leurs images associées se produisent ; c’est ce qui arrive quand l’encéphale est enflammé, quand il est irrité par le haschich. — D’ailleurs les observateurs ont enregistré plusieurs cas de malades en qui les nerfs étaient plus ou moins complètement détruits, quoique les hallucinations correspondantes fussent parfaites115. Esquirol cite, entre autres, « une Juive de trente-huit ans, aveugle et maniaque, qui néanmoins voyait les choses les plus étranges. Elle est morte subitement ; j’ai trouvé les nerfs optiques atrophiés depuis leur entrecroisement jusqu’à leur entrée dans le globe de l’œil ; certainement dans ce cas la transmission des impressions était impossible ». — « Deux individus avaient perdu un œil par phtisie du globe, et les hallucinations se produisaient chez eux aussi bien de ce côté que du côté sain. » — « Nous avons en ce moment à la Salpêtrière, dit Esquirol, deux femmes absolument sourdes qui n’ont d’autre délire que celui d’entendre diverses personnes avec qui elles disputent jour et nuit. » — À la rigueur on pourrait objecter que dans ces exemples la partie centrale et encore intacte du nerf est le point de départ de l’irritation ; mais cela n’est point vraisemblable ; l’hallucination est trop systématique ; si elle provenait du nerf, il faudrait que ses diverses fibres entrassent en action dans l’ordre compliqué et avec le degré exact que l’excitant extérieur peut seul leur imposer. « Une irritation directe, dit Griesinger, peut bien, dans la rétine, déterminer des taches lumineuses, des globes de feu, des images colorées, etc., mais non des formes compliquées, un homme, une maison, un arbre ; elle peut bien, dans l’oreille, déterminer des bourdonnements, des sons élevés ou bas, mais non pas des mots formés ou des mélodies. » — La distinction se marque mieux encore dans les hallucinations qui suivent l’usage du microscope ; j’en donne le détail d’après une lettre que m’écrit un des plus illustres micrographes, M. Robin. « J’ai remarqué dit-il, qu’après avoir longtemps regardé au microscope, surtout à l’aide d’une lumière vive, les figures des objets observés persistaient lorsque je fermais les yeux. — Elles persistaient encore lorsque je dirigeais mes yeux sur la table d’acajou qui porte mes instruments, sur mon carton à dessins, qui est de teinte bleu-grisâtre, ou sur mon papier à dessins. — Elles persistaient pendant deux ou trois minutes environ, en oscillant dans un cercle assez étroit ; après avoir diminué de grandeur, puis disparu, elles reparaissaient plus pâles ; après deux ou trois apparitions de plus en plus faibles, elles ne reparaissaient plus. — Elles disparaissaient plus vite lorsque je portais les yeux sur un papier blanc que lorsque je les tournais ou les portais sur ma table d’acajou foncé. — Je les voyais grisâtres comme sont les images des objets vus au microscope. Ces images sont l’ombre des objets qui se projette sur la rétine vivement éclairée autour d’eux dans tout le champ circulaire du microscope, comme les ombres chinoises de la lanterne magique. » À mon sens, ajoute M. Robin, ce n’est pas la rétine qui, en l’absence de l’objet, continue et recommence à agir, « c’est le centre cérébral de perception visuelle » ; ayant agi une première fois, il rentre de lui-même en action deux ou trois fois encore. « Je ne crois pas que les extrémités des nerfs de sensibilité ou organes d’impression puissent s’ébranler spontanément de manière à transmettre au centre perceptif la forme, la couleur, etc., d’un objet ; ce que peut faire au contraire le centre de perception par son retour spontané à un état antérieur d’activité, sous l’influence de quelque congestion temporaire de ses vaisseaux, comme en produit l’usage prolongé du microscope ou l’introduction des alcaloïdes de l’opium, de la belladone, de l’absinthe. » En effet, les maladies de l’œil avec congestion rétinienne sans méningite ne ramènent pas sur la scène des images de ce genre, mais de tout autres ; pour éveiller celles-ci, il faut la méningite, l’ivresse de l’opium ou de l’absinthe, c’est-à-dire l’irritation des centres nerveux. — En résumé, l’irritation des nerfs et l’irritation des centres nerveux se reconnaissent à des signes très différents. « La première, qu’on peut, appeler, pseudesthésie des extrémités périphériques, se manifeste par des étincelles, des éclats lumineux, des bruits, des chatouillements » et autres sensations isolées qui ne font pas un système et ne correspondent à aucun ensemble possible de caractères extérieurs. « La seconde, qu’on peut appeler pseudesthésie des centres perceptifs », se manifeste par des images survivantes ou ressuscitantes complètes, comme celles du microscope, c’est-à-dire par des hallucinations ou sensations spontanées et organisées de couleur et de relief, de sons harmoniques et articulés, qui correspondent à un ensemble possible de caractères extérieurs.

IV

Nous arrivons donc à poser, comme condition suffisante et nécessaire de la sensation et partant des images, une certaine action ou mouvement moléculaire des centres nerveux, c’est-à-dire de l’encéphale ; en effet, c’est là qu’aboutissent tous les nerfs sensitifs, soit directement, comme les nerfs crâniens, soit indirectement, comme les nerfs rachidiens, par l’intermédiaire des parties conductrices de la moelle116. — Il reste à chercher, parmi les diverses parties de l’encéphale, celles dont l’action est la condition nécessaire et suffisante de la sensation et des images. Les physiologistes emploient pour cela les vivisections, et à cet égard leurs expériences sont très nettes. Voyons d’abord la pure sensation.

Si le lecteur veut regarder un encéphale préparé ou tout au moins les figures de quelque grand atlas anatomique, il trouvera qu’à sa partie supérieure la moelle épinière se renfle en un bulbe nommé moelle allongée ou bulbe rachidien, par lequel commence l’encéphale. Qu’on retranche à un animal tout l’encéphale, sauf ce bulbe ; cet animal117 exécute encore une quantité de ces mouvements systématiques et automatiques qu’on appelle réflexes, et que produisent les divers segments de la moelle sans l’intervention de l’encéphale. Par exemple, il avale les aliments, les muscles de sa face se contractent encore d’une façon expressive, il articule des sons vocaux, il exécute tous les mouvements respiratoires ; mais il n’est plus capable d’éprouver des sensations proprement dites. Il crie, mais mécaniquement ; il ne souffre plus. Soit une section transversale faite en avant du bulbe : « On isole par là le bulbe et la moelle du centre encéphalique, comme quand on enlève le cerveau et la protubérance annulaire ; c’est ce que je fais sur ce rat. Je pince maintenant une patte ; vous entendez un petit cri bref. Je recommence, nouveau cri semblable. Je blesse maintenant profondément le bulbe rachidien ; je pince de nouveau un membre postérieur, il y a des mouvements réflexes ; mais il n’y a plus de cri… Remarquez bien les caractères de ces cris que vous venez d’entendre : ce sont des cris réflexes, bien différents des cris qui sont des manifestations de douleur. » Il y a dans le bulbe, comme dans les divers segments de la moelle, une mécanique qui peut agir, soit directement par l’irritât ion des nerfs sensitifs qu’elle reçoit, soit indirectement par l’effet des sensations éveillées dans le reste de l’encéphale. Lorsque le reste de l’encéphale manque, elle agit encore, et le cri se produit, sans qu’une sensation l’ait provoqué. — Au contraire, conservons de l’encéphale non seulement le bulbe rachidien, mais encore la partie suivante, la protubérance annulaire dans laquelle passent les faisceaux du bulbe. Enlevons le reste, c’est-à-dire les lobes cérébraux, les corps striés, les couches optiques, les tubercules quadrijumeaux118. « Ainsi opérés, des chiens, des lapins témoignaient par une agitation violente, par des cris plaintifs, de la douleur qu’ils ressentaient lorsqu’on pinçait le nerf trijumeau dans le crâne ou qu’on soumettait l’animal à de vives excitations extérieures. Si on lésait alors profondément la protubérance, il n’y avait plus ni cris, ni agitation, sous l’influence de pincements violents ; et cependant la circulation, la respiration et les autres fonctions continuaient à s’accomplir pendant quelque temps… J’ai répété les expériences de M. Longet, et j’ai obtenu exactement les mêmes résultats que lui. Ce jeune lapin n’a plus ni cerveau proprement dit, ni corps striés, ni couches optiques ; il ne reste plus dans son crâne que la protubérance annulaire, le bulbe rachidien, le cervelet et les tubercules quadrijumeaux119. Je pince fortement sa queue, vous le voyez immédiatement s’agiter violemment. Je pince une oreille, une lèvre : même agitation, mêmes cris. Ces cris peuvent-ils être considérés comme des phénomènes réflexes ? » — En aucune façon. « Vous avez vu des animaux auxquels tout l’encéphale avait été enlevé, à l’exception du bulbe rachidien ; ces animaux criaient encore quand on les pinçait ; mais quelle différence entre les cris qu’ils jetaient et ceux qu’ils poussent lorsque l’expérience a laissé la protubérance en place ! Dans le premier cas, chaque excitation d’une partie restée sensible provoquait un cri bref, unique pour une seule excitation, toujours le même, comparable à ces sons qu’émettent les jouets d’enfants lorsqu’on les presse en un certain point, dépourvu en un mot de toute espèce de signification. C’est bien là le cri réflexe. Mais ici, chez ce lapin, quelle différence ! Lorsque j’excite un point sensible, ce n’est plus ce cri bref, c’est un cri prolongé, indubitablement plaintif, et, pour une seule excitation l’animal pousse plusieurs cris successifs, exactement semblables aux cris de douleur que jette le lapin encore intact lorsqu’il est soumis à une vive irritation. » C’est donc une action de la protubérance qui est la condition nécessaire et suffisante des sensations tactiles. — Elle est aussi la condition nécessaire et suffisante des sensations de l’ouïe120. « Un certain bruit d’appel fait avec les lèvres, ou un souffle brusque imitant celui qu’émettent les chats en colère, excitent surtout chez le rat intact une vive émotion. Voici un rat sur qui j’ai enlevé le cerveau proprement dit, les corps striés et les couches optiques. Vous le voyez, il est très tranquille ; je fais avec les lèvres le bruit d’appel que j’ai indiqué, et aussitôt l’animal fait un brusque soubresaut. Chaque fois que je fais le même bruit, vous voyez le même soubresaut. Tous ceux d’entre vous qui ont examiné les effets de l’émotion chez le rat intact doivent reconnaître qu’ils offrent complètement ici les mêmes caractères. » — Enfin l’action de la protubérance est encore la condition nécessaire et suffisante des sensations du goût121. « J’ai enlevé les lobes cérébraux à de jeunes chats, à de jeunes chiens ; puis, ayant versé de la décoction concentrée de coloquinte dans la gueule de ces animaux, je les ai vus exécuter des mouvements brusques de mastication, faire grimacer leurs lèvres comme s’ils cherchaient à se débarrasser d’une sensation désagréable. Les mêmes mouvements s’observent chez un autre animal sain de même espèce, aussitôt qu’on l’a forcé d’avaler cette décoction amère. » Voilà donc un centre spécial, la protubérance, dont l’action est la condition suffisante et nécessaire de plusieurs espèces de sensations. — Il y a d’autres centres semblables, qui font le même office à l’égard d’autres sensations. Pour celles de la vue, ce sont les tubercules quadrijumeaux ou bijumeaux122. « Voici un pigeon qui a les lobes cérébraux parfaitement enlevés, mais qui a gardé les tubercules bijumeaux ; lorsque j’approche brusquement le poing, il fait un léger mouvement de tête comme pour éviter le danger qui le menace. La vue n’est donc pas abolie ; il y a là un phénomène tout à fait analogue à celui que nous ayons constaté chez le rat privé de ses lobes cérébraux, lorsque nous déterminions un sursaut brusque au moyen de certains bruits produits d’une façon soudaine. C’est là encore un exemple de sensations sans intervention du cerveau proprement dit. » — D’autre part, les lobes cérébraux étant intacts, si l’on blesse ou détruit les tubercules quadrijumeaux, l’animal devient aveugle, en gardant néanmoins toutes ses idées tous ses instincts et toutes ses autres sensations. Les tubercules quadrijumeaux fournissent donc par leur action la condition suffisante et nécessaire des sensations visuelles, et seulement des sensations visuelles. — Quant aux sensations de l’odorat, on n’a point d’expériences nettes pour déterminer la portion de l’encéphale dont l’action est leur condition nécessaire et suffisante ; mais toutes les analogies anatomiques et physiologiques portent à croire que, pour elles comme pour les quatre autres espèces de sensations, il y a un centre distinct des lobes cérébraux eux-mêmes. — Provoquées par l’action des nerfs sensitifs, les cellules de ces centres fonctionnent d’une manière inconnue, et ce mouvement moléculaire spécial, sans lequel il n’y a pas de sensation, suffit par lui-même pour éveiller la sensation.

V

Remarquez qu’il s’agit ici de sensations pures, ou, pomme disent les physiologistes, de sensations brutes, non encore élaborées, c’est-à-dire dépourvues de la faculté de renaître spontanément, partant de s’associer, de former des groupes fixes et de fournir à toutes les opérations supérieures de l’intelligence. Il nous faut voir maintenant l’autre face des expériences, et ici l’accord de la physiologie et de la psychologie se trouve aussi complet qu’imprévu. L’analyse psychologique avait séparé les fonctions ; l’analyse physiologique sépare les organes. La première avait mis d’un côté les sensations pures, de l’autre les images ou sensations réviviscentes ; la seconde met d’un côté les tubercules quadrijumeaux, la protubérance, et peut-être un autre ganglion dont l’action éveille les sensations pures, et de l’autre côté les lobes cérébraux dont l’action éveille les images, c’est-à-dire répercute, prolonge et associe les sensations.

Si le lecteur veut regarder de nouveau un encéphale préparé, il verra que, des angles antérieurs de la protubérance annulaire, partent deux grosses colonnes blanches nommées pédoncules cérébraux, dont les fibres se terminent dans de gros renflements appelés couches optiques et corps striés, organes intermédiaires entre les lobes cérébraux et la protubérance. En effet, de ces organes partent d’autres fibres qui se terminent dans les lobes cérébraux123. Pour les lobes cérébraux eux-mêmes, ils constituent, surtout dans les animaux supérieurs, la plus grosse masse de l’encéphale. Dans l’homme, ils sont énormes et occupent de beaucoup la plus grande portion du crâne. L’anatomie, comparée fait déjà pressentir leur usage en montrant que, dans la série animale, leur volume s’accroît en même temps que l’intelligence ; on verra d’ailleurs que leur partie la plus importante est leur écorce, composée de substance grise ; et justement, par une rencontre non moins significative, à mesure que l’on monte l’échelle zoologique, cette surface augmente beaucoup plus encore que ce volume, par les renflements et les anfractuosités très nombreuses qui la plissent et qu’on nomme circonvolutions124. Dans l’homme lui-même, l’atrophie des lobes cérébraux et l’absence des circonvolutions sont toujours accompagnées d’idiotisme ; « au-dessous d’un certain volume et d’un certain poids, le cerveau a nécessairement appartenu à un individu frappé d’imbécillité… » ; et d’une manière générale, si l’on compare entre elles les diverses races d’hommes, « le volume de l’encéphale est en rapport avec le degré de l’intelligence ». — Toutes ces présomptions se confirment lorsqu’on opère sur des animaux vivants ; il suffit de reprendre les expériences précédentes125 ; après qu’on a enlevé les lobes cérébraux, si l’on conserve le reste de l’encéphale, les sensations pures subsistent, comme on l’a vu ; mais elles subsistent seules. L’animal éprouve encore par ses tubercules quadrijumeaux des sensations brutes de lumière, par sa protubérance des sensations brutes de douleur, de contact, de son, de saveur. Mais ces sensations sont nues ; elles n’ont pas, comme dans l’état normal, cet accompagnement et ce revêtement d’images associées qui ajoutent à telle sensation de lumière la notion du relief, de la distance et des autres caractères de l’objet lumineux, à telle sensation de contact la notion d’emplacement, de résistance et de forme, à telle sensation de sort ou de saveur la représentation du corps sonore ou savoureux. À plus forte raison, ces sensations isolées n’éveillent plus les images associées qui constituent la mémoire, la prévision, par suite les jugements, et tout ce cortège d’émotions, désirs, craintes, volontés, que développe la notion du danger prochain ou du plaisir futur.

Par une autre conséquence, les instincts manquent ; car les instincts sont constitués par des groupes d’images dont l’association est innée. Un castor enfermé dans un enclos du Jardin des Plantes, et qui ramasse des morceaux de bois et du mortier pour construire la digue dont il n’a pas besoin à Paris et dont il a besoin en Amérique, est un animal en qui se développe un système spontané d’images ; de même un oiseau qui au printemps fait son nid ; à l’aspect de la paille, de la bourre, du duvet, les notions de leurs attaches et de leurs usages naissent en lui sans expérience préalable, sans tâtonnements, dans un ordre tout fait, par une sagesse qui n’est pas acquise. Peu importe que cet ordre soit, comme chez l’homme, l’effet d’un apprentissage personnel, ou, comme chez l’animal, le jeu d’un mécanisme héréditaire ; il est toujours un ordre de représentations, c’est-à-dire d’images groupées ; partant, si les images sont détruites, il est détruit.

C’est ce qui arrive par le retranchement des lobes cérébraux. « L’animal perd toute son intelligence. » Quoiqu’il ait, avec ses tubercules quadrijumeaux et sa protubérance, conservé les sensations brutes, il n’a plus les images qui, associées aux sensations brutes, lui donnaient la notion des objets. « Ces objets continuent à se peindre sur la rétine ; l’iris reste contractile, le nerf optique excitable ; la rétine reste sensible à la lumière ; car l’iris se ferme ou s’ouvre selon que la lumière est plus ou moins vive ; ainsi l’œil est sensible. Et pourtant l’animal ne voit plus… » Un pigeon ainsi opéré « se tenait très bien debout ; il volait quand on le jetait en l’air ; il marchait quand on le poussait ; l’iris de ses yeux était très mobile ; cependant il ne voyait pas, il n’entendait pas, il ne se mouvait jamais spontanément, il affectait presque toujours les allures d’un animal dormant ou assoupi, et, quand on l’irritait dans cette espèce de léthargie, il affectait encore les allures d’un animal qui se réveille… Lorsque je l’abandonnais à lui seul, il restait calme et comme absorbé ; dans aucun cas, il ne donnait signe de volonté. En un mot, figurez-vous un animal condamné à un sommeil perpétuel et privé de la faculté de rêver durant ce sommeil ». En effet, toutes les images dont l’enchaînement irrégulier fait le rêve et dont l’enchaînement régulier fait la veille étaient absentes ; il ne restait que des sensations rares, intermittentes, celles que l’expérimentateur éveillait, et, avec elles, les tendances sourdes et les mouvements involontaires qui les suivent. — Une poule survécut dix mois à la même mutilation, et, au bout du cinquième mois, était grasse, très forte, très saine ; mais les instincts, la mémoire, la prévision, le jugement étaient abolis. « Je l’ai laissée jeûner à plusieurs reprises jusqu’à trois jours entiers, puis j’ai porté de la nourriture sous ses narines, j’ai enfoui son bec dans le grain, j’ai mis du grain dans le bout de son bec, j’ai plongé son bec dans l’eau, je l’ai placée sur un tas de blé. Elle n’a point odoré, elle n’a point avalé, elle n’a point bu, elle est restée immobile sur ces tas de blé et y serait assurément morte de faim, si je n’eusse pris le parti de la faire manger moi-même. Vingt fois, au lieu de grain, j’ai mis des cailloux dans son bec, elle a avalé les cailloux comme elle eût avalé du grain126. Enfin, quand cette poule rencontre un obstacle sur ses pas, elle le heurte, et ce choc l’arrête ou l’ébranle. Mais choquer un corps n’est pas le toucher ; jamais la poule né palpe, ne tâtonne, n’hésite dans sa marche… Elle ne se remise plus, à quelque intempérie qu’on l’expose ; jamais elle ne se défend contre les autres poules, elle ne sait plus ni fuir ni combattre ; les caresses du mâle lui sont indifférentes ou inaperçues… elle ne becquette plus. »

Il en est de même pour les autres animaux127. Les grenouilles n’ont plus l’idée de manger la mouche qu’on met à l’entrée de leur bouche. « La taupe ne fouit plus, le chat reste calme même quand on l’irrite. » Toutes les images font donc défaut ; partant celles qui nous servent de signes et par lesquelles nous avons des idées abstraites périssent aussi. Ainsi toutes les opérations qui dépassent la sensation pure, non seulement celles qui sont communes à l’homme et aux animaux, mais encore celles qui sont propres à l’homme, ont pour condition suffisante et nécessaire une action des lobes cérébraux. Elles sont donc attachées à cette action ; elles naissent, périssent, s’altèrent, s’accélèrent, se transforment avec elle, et la pathologie ici est d’accord avec les vivisections128.

« Tous les organes, dit Mueller, à l’exception du cerveau, peuvent ou sortir lentement du cercle de l’économie animale ou périr en peu de temps, sans que les facultés de l’âme subissent aucun changement. Il en est autrement du cerveau. Tout trouble lent ou soudain de ses fonctions change aussi les aptitudes intellectuelles. L’inflammation de cet organe n’est jamais sans délire et plus tard sans stupeur. Une pression exercée sur le cerveau proprement dit amène toujours le délire ou la stupeur, suivant qu’elle a lieu avec ou sans irritation, et le résultat est le même, qu’elle soit déterminée par une pièce d’os enfoncée, ou par un corps étranger, ou par de la sérosité, du sang, du pus. Les mêmes causes, suivant le lieu où se porte leur action, entraînent souvent la perte du mouvement volontaire ou de la mémoire. Dès que la pression cesse, dès que la pièce d’os est relevée, la connaissance et la mémoire reviennent fréquemment ; on a même vu des malades reprendre la série de leurs idées au point juste où la lésion l’avait interrompue. » Après une commotion cérébrale129, « il y a parfois perte complète de l’intelligence. Dans d’autres cas, le malade répond aux questions qu’on lui adresse, puis il retombe aussitôt dans l’assoupissement ; la mémoire est perdue, tantôt complètement, tantôt incomplètement. L’oubli complet de quelque langue étrangère est un des effets les plus ordinaires de la commotion… Les malades ne se souviennent jamais de la manière dont leur accident leur est survenu ; s’ils sont tombés de cheval, ils se souviennent bien qu’ils sont montés et descendus, mais ils ne se rappellent pas les circonstances de leur chute. Les effets qui résultent de la lésion du cerveau ont quelque analogie avec ceux qu’amène le progrès de l’âge ; le malade ne conserve que le souvenir des impressions récentes, et oublie celles qui sont d’une date plus ancienne… Parmi les malades, les uns ont toujours par la suite la mémoire imparfaite… Dans certains cas particuliers, les malades ne peuvent plus se servir du mot propre pour exprimer leurs idées ; souvent le jugement est affaibli ». — D’autres atteintes portées au cerveau par un intermédiaire produisent des effets semblables ; on connaît l’évanouissement qui suit les grandes pertes de sang, le désordre d’idées qu’entraîne l’ivresse, la stupeur qu’engendrent les narcotiques, les hallucinations qu’amène le haschich, l’excitation d’esprit que développe le café, l’insensibilité que provoquent le chloroforme et l’éther130. — En résumé, l’altération des lobes cérébraux a pour contrecoup l’altération proportionnée de nos images. S’ils deviennent impropres à tel système d’actions, tel système d’images, et partant tel groupe d’idées ou de connaissances, fait défaut. Si leur action s’exagère, les images plus intenses échappent à la répression que d’ordinaire les sensations leur imposent et se changent en hallucinations. Si, en outre, leur action se déconcerte, les images perdent leurs associations ordinaires et le délire se déclare. Si leur action s’annule, toute image, et partant toute idée ou connaissance s’annule ; le malade tombe dans cet état d’engourdissement et de stupeur profonde où le retranchement des mêmes lobes met les animaux.

VI

Il faut voir à présent de quelle portion des lobes cérébraux dépendent les images. Ces lobes sont composés de substance blanche et d’une écorce grise, et toutes les inductions s’accordent pour rattacher les images à l’action de l’écorce grise. En effet, c’est cette écorce dont les circonvolutions augmentent l’étendue, et l’anatomie comparée montre que dans la série animale l’intelligence augmente avec les circonvolutions. D’autre part, la physiologie établit que dans le reste du système nerveux la substance blanche est simplement conductrice131. Selon toutes les analogies, celle du cerveau n’a pas d’autre rôle. « Ici évidemment, comme dans toutes les autres portions du système nerveux, l’activité spéciale appartient à la substance grise. Les observations pathologiques ne sont pas moins démonstratives… Alors que des lésions du cervelet, des couches optiques, des corps striés, enfin des masses médullaires blanches des lobes cérébraux ne déterminent d’ordinaire aucun trouble permanent et bien accentué des fonctions intellectuelles, les altérations étendues de la substance grise des circonvolutions ou les excitations morbides de cette substance engendrent nécessairement un affaiblissement ou une exaltation de ces fonctions, suivant la nature de l’altération et la période à laquelle elle est arrivée. C’est ainsi qu’on peut s’expliquer les effets des méningo-encéphalites diffuses et des simples méningites. Le foyer d’activité cérébrale étant ainsi bien reconnu, il n’est pas permis de douter que ce ne soit là le point de départ véritable de la démence et de la manie. »

Cette écorce grise132 est composée de plusieurs couches alternativement grises et blanches ; « on y voit des noyaux et de nombreuses cellules nerveuses de petites dimensions, multipolaires » ; quantité de fibres relient entre elles les diverses provinces de l’écorce grise du même lobe et d’un lobe à l’autre ; et d’autres fibres relient toute la surface de l’écorce grise aux corps striés et aux couches optiques. Transmise par les fibres rayonnantes des couches optiques, l’action qui, dans les tubercules quadrijumeaux et la protubérance annulaire, a éveillé la sensation brute, arrive par les fibres de la substance blanche aux cellules de l’écorce cérébrale, et, par les fibres intermédiaires, se propage d’un point à l’autre de la substance grise ; cette action des cellules corticales est la condition suffisante et nécessaire des images, partant de toute connaissance ou idée. — Le scalpel, le microscope et l’observation physiologique ne peuvent pas aller plus loin sans tomber dans les hypothèses ; nous ne pouvons ni définir cette action, ni préciser cette propagation, et tout ce que nous savons, c’est qu’il s’agit ici d’un mouvement moléculaire. Mais les vivisections et l’histoire des plaies de la tête apportent ici un nouveau document qui, joint aux précédents, nous permet de jeter sur les fonctions du cerveau une vue d’ensemble. C’est un organe répétiteur et multiplicateur, dans lequel les divers départements de l’écorce grise remplissent tous les mêmes fonctions.

D’abord133 « il est facile d’établir par des exemples que, en l’absence pour ainsi dire complète d’un hémisphère cérébral, l’homme peut encore jouir de toutes ses facultés intellectuelles et même de tous ses sens externes… Tel était le cas d’un nommé Vacquerie, en 1821. Il était hémiplégique du côté gauche, mais ses fonctions intellectuelles étaient intactes. À l’autopsie, on trouva une quantité de sérosité qui avait remplacé l’hémisphère droit ; la substance cérébrale de ce côté avait disparu134 ». — Non seulement un hémisphère supplée l’autre, mais une province quelconque du cerveau, pourvu qu’elle soit assez grande supplée l’autre ; la preuve en est qu’une province quelconque peut manquer sans qu’aucune des facultés de l’esprit fasse défaut135. La partie désorganisée ou détruite peut appartenir aux lobules antérieurs ou aux lobules postérieurs du cerveau ; peu importe. « Bérard rapporte un cas de broiement des deux lobules antérieurs, avec conservation de la raison, de la sensibilité, des mouvements volontaires. » — « Un officier avait reçu une balle qui, entrée par une tempe, était ressortie par l’autre ; le blessé, qui mourut très rapidement trois mois plus tard, fut observé jusque-là, et, pendant tout ce temps, non seulement il jouissait de l’intégrité de son intelligence, mais encore il apportait dans le commerce de la vie un enjouement et une sérénité peu ordinaires136. » Après la bataille de Landrecies137, « douze blessés avaient au sommet de la tête une plaie large comme la paume de la main, avec perte de substance à la fois aux téguments, aux os, à la dure-mère et au cerveau. Ces plaies avaient été faites par des coups de sabre portés horizontalement. Tous ces blessés, avant d’être pansés, firent plus de trente lieues, tantôt à pied, tantôt dans de mauvaises charrettes, et n’éprouvèrent aucun accident jusqu’au dix-septième jour. Ils conservèrent l’appétit, leurs forces, leur air guerrier même… ». Tel est encore le cas de ce dragon cité par Lamotte, « auquel un coup de sabre avait coupé le pariétal droit dans la longueur de deux pouces et le gauche dans la longueur de trois ou quatre pouces jusqu’auprès de l’oreille. Cette plaie, qui comprenait non seulement les membranes du cerveau, mais le sinus longitudinal et le cerveau lui-même, fut suivie de syncope à cause de la perte du sang, mais138 ne donna lieu à aucun accident grave et fut guérie en deux mois et demi. Lamotte n’est pas le seul à citer de pareilles observations, car elles ne sont pas très rares. » — Toutes les mutilations pratiquées sur les animaux concluent dans le même sens139. « On peut retrancher, soit par devant, soit par derrière, soit par en haut, soit par en bas, une portion assez étendue des lobes cérébraux sans que leurs fonctions soient perdues. Une portion assez restreinte de ces lobes suffit donc à l’exercice de leurs fonctions. À mesure que ce retranchement s’opère, toutes les fonctions s’affaiblissent et s’éteignent graduellement, et, passé certaines limites, elles sont tout à fait éteintes… Dès qu’une perception est perdue, toutes le sont ; dès qu’une faculté disparaît, toutes disparaissent… Pourvu que la perte de substance éprouvée par des lobes cérébraux ne dépasse pas certaines limites, ces lobes recouvrent au bout d’un certain temps l’exercice de leurs fonctions ; passé ces premières limites, ils ne les recouvrent plus qu’imparfaitement, et, passé ces nouvelles limites encore, ils ne les recouvrent plus du tout. Enfin, dès qu’une perception revient, toutes reviennent, et, dès qu’une faculté reparaît, toutes reparaissent. » Une grenouille à qui l’on n’avait laissé qu’un fragment de ses lobes postérieurs, environ un huitième du cerveau tout entier, avait gardé l’attitude d’une grenouille saine. « Cinq semaines après, on met dans son vase une grosse mouche, à qui l’on a enlevé une aile. Dès que la mouche est dans le vase, la grenouille modifie son attitude, semble épier l’insecte, et, au moment où il s’approche, elle fait un saut peu étendu et cherche à le happer avec sa langue ; mais elle ne le saisit pas du premier coup, elle est obligée de recommencer le mouvement de projection de sa langue, et cette fois elle réussit. Les jours suivants, on lui donne des mouches, qu’elle saisit désormais du premier coup… La seule modification qu’on ait observée dans ses allures, c’est un peu moins de vivacité : de plus, elle ne cherche pas, autant que les autres grenouilles, à fuir la main qui s’approche pour la saisir… Au contraire, quand le retranchement du cerveau est complet, il n’y a pas le moindre effort chez les grenouilles pour saisir les mouches qu’on leur livre ; et même elles ne les avalent que lorsqu’on les introduit jusque dans le fond de la cavité buccale. » — On voit que chez la première grenouille un huitième du cerveau suppléait au reste ; il en faut davantage chez les animaux supérieurs, et, lorsqu’on arrive au sommet de la série animale, la dépendance mutuelle des parties cérébrales devient beaucoup plus grande. Mais la conclusion est toujours la même. Le cerveau est une sorte de polypier, dont les éléments ont les mêmes fonctions. Combien faut-il de cellules et de fibres pour faire un de ces éléments, nous ne pouvons le dire avec précision ; mais chacun de ces éléments, par son action, suffit à susciter toutes les images normales, toutes leurs associations, partant toutes les opérations de l’esprit.

Cela posé, nous pouvons, grâce à notre psychologie, faire un pas de plus. Nous savons que toutes les idées, toutes les connaissances, toutes les opérations de l’esprit se réduisent à des images associées, que toutes ces associations ont pour cause la propriété que les images ont de renaître, et que les images elles-mêmes sont des sensations qui renaissent spontanément. Tout cela s’accorde avec la doctrine physiologique. Une action se produit dans les centres sensitifs proprement dits, protubérance ou tubercules quadrijumeaux ; elle y éveille la sensation primaire ou brute. Une action exactement semblable se développe par contrecoup dans un élément cortical des lobes cérébraux et y éveille la sensation secondaire ou image. La première action est incapable, et la seconde est capable de renaître spontanément ; partant, la sensation brute est incapable, et l’image est capable de renaître spontanément. Plus l’écorce cérébrale est étendue, plus elle a d’éléments capables de se mettre en action les uns les autres. Plus elle a d’éléments capables de se mettre en action les uns les autres, plus elle est un instrument délicat de répétition. Le cerveau est donc le répétiteur des centres sensitifs ; tel est son emploi ; et il l’exécute d’autant mieux qu’il est lui-même composé de répétiteurs plus nombreux.

Nous apercevons ici le mécanisme qui rend possible la propriété fondamentale des images, je veux dire leur aptitude à durer et à renaître. Comme l’écorce cérébrale est composée d’éléments similaires mutuellement excitables, l’action de la protubérance, des tubercules et, en général, des centres sensitifs, une fois répétée par un de ces éléments, se transmet tour à tour aux autres et peut ainsi renaître indéfiniment140. Concevez une série de cordes vibrantes disposées de telle façon que l’ébranlement de la première se communique de corde en corde jusqu’à la dernière et de celle-ci revienne à la première ; l’exemple est grossier, mais clair. Telle est l’action qui parcourt les éléments similaires de l’écorce cérébrale ; elle dure ainsi en l’absence de toute excitation extérieure, s’effaçant, renaissant, et, à travers une suite d’extinctions et de résurrections, indéfiniment survivante. Telle est aussi l’image, et l’on n’a qu’à se reporter à son histoire pour la voir durer, s’effacer, reparaître précisément de la même façon. — Posez maintenant que, par une excitation nouvelle des centres sensitifs, une action différente vienne à se produire dans un des éléments corticaux ; selon la loi de communication, elle devra passer tour à tour dans les autres éléments, et nous devrons avoir une image différente qui, comme la première, devra durer en s’affaiblissant et en se reformant tour à tour. Mais le même élément cortical ne peut pas être à la fois dans deux états différents, ni partant produire à la fois deux actions différentes. Les éléments corticaux seront donc sollicités en deux sens différents, et, comme les deux actions sont incompatibles, une seule se propagera.

Laquelle se propagera ? Puisque l’action corticale est la correspondante exacte de l’image mentale, les lois qui régissent l’une régissent l’autre. Nous avons vu les conditions qui ôtent ou confèrent l’ascendant à telle ou telle image141 ; ce sont donc les mêmes conditions qui déterminent la propagation de telle ou telle action. De même que les images luttent entre elles pour prédominer, les actions luttent entre elles pour se propager. Grâce à certaines conditions favorables ou défavorables, une image prend ou perd la première place dans notre esprit ; grâce à ces mêmes conditions, l’action correspondante prend ou perd la première place dans notre cerveau. Cherchons quelle est cette première place dans l’esprit, et, par contrecoup, nous pourrons conjecturer peut-être quelle est cette première place dans le cerveau.

La primauté n’est pas la solitude, et, de ce qu’une image, à un instant donné, l’emporte sur les autres, il ne faut pas conclure qu’elle les détruise. Au contraire, pendant son règne momentané, celles-ci durent à l’état latent et confus. À chaque minute, nous pouvons constater en nous-mêmes cette persistance obscure. — Vous venez de chanter quinze ou vingt fois de suite un air nouveau qui vous a beaucoup frappé ; on vous dérange pour quelque petite occupation d’intérieur, ou pour quelque visite ennuyeuse ; là-dessus, une autre série de sensations, d’images et d’idées se déroule forcément en vous ; mais la première, quoique ayant cédé la place, n’a pas péri. Elle est refoulée, réduite ; elle laisse les autres occuper le premier plan et s’imposer à l’attention ; mais, toute reculée et tout enfoncée qu’elle est dans le lointain et dans l’ombre, elle dure. Vous la retrouvez dès que vous vous reportez sur elle ; elle rejaillit d’elle-même à la lumière sitôt que les importuns sont partis. La preuve de sa persistance secrète est dans l’émotion, dans le malaise, dans les sollicitations sourdes que vous avez ressenties pendant tout l’intervalle et que sa présence obscure excitait en vous. — De même, vous recevez une bonne ou une mauvaise nouvelle, et, au bout d’une heure, vous cessez d’y penser ; et néanmoins, au bout de cette heure et souvent pendant toute la journée, vous éprouvez encore un bien-être ou une inquiétude mal définis, que vous ne savez d’abord comment expliquer, et que vous ne comprenez qu’après réflexion, lorsque vous revient le souvenir de la nouvelle. — Parmi les images ou idées latentes, il faut aussi compter toutes celles des actions que l’on exécute, l’esprit occupé par une autre image ou idée prépondérante. Par exemple, on suit une idée, tout en marchant ; on suit le chant du morceau que l’on joue, tout en le jouant ; on suit la pensée d’un auteur, tout en le lisant à haute voix. Dans ces divers cas, les images des mouvements musculaires qu’on veut accomplir sont présentes, puisqu’on accomplit ces mouvements musculaires ; mais leur série n’est pas remarquée, parce qu’une autre série est prépondérante. — Tel est notre état constant, une image dominante, en plein éclat, autour de laquelle s’étend une constellation d’images pâlissantes, de plus en plus imperceptibles, au-delà de celles-ci une voie lactée d’images tout à fait invisibles, dont nous n’avons conscience que par un effet de masse, c’est-à-dire par un état général de gaîté ou de tristesse. Chaque image peut passer par tous les degrés d’éclat et de pâleur ; à une certaine limite, elle échappe à la conscience, sans que pour cela elle s’éteigne et sans que nous sachions jusqu’à quel degré d’affaiblissement elle peut descendre. — On peut donc comparer l’esprit d’un homme à un théâtre d’une profondeur indéfinie, dont la rampe est très étroite, mais dont la scène va s’élargissant à partir de la rampe. Devant cette rampe éclairée, il n’y a guère de place que pour un seul acteur. Il y arrive, gesticule un instant, se retire ; un autre apparaît, puis un autre, et ainsi de suite : voilà l’idée ou image du premier plan. Au-delà, sur les divers plans de la scène, sont d’autres groupes d’autant moins distincts qu’ils sont plus loin de la rampe. Au-delà de ces groupes, dans les coulisses et l’arrière-fond lointain, se trouve une multitude de formes obscures qu’un appel soudain amène parfois sur la scène ou même jusque sous les feux de la rampe, et des évolutions inconnues s’opèrent incessamment dans cette fourmilière d’acteurs de tout ordre pour fournir les coryphées qui tour à tour, comme en une lanterne magique, viennent défiler devant nos yeux.

Qu’est-ce que cette rampe si étroite, et d’où vient que nulle part ailleurs la pensée n’apparaisse en pleine lumière ? Il suffit pour répondre de maintenir l’image pendant quelques secondes à ce poste privilégié. En ce cas, un événement singulier se produit : tout de suite elle se transforme en impulsion, en action, en expression, par suite en contraction musculaire. — Par exemple, lorsqu’une pensée arrive en notre esprit au premier plan, comme elle est une parole mentale, nous sommes tentés de l’énoncer tout haut ; le mot nous vient, aux lèvres ; même nous sommes obligés de nous retenir pour éviter de le prononcer ; parfois, si l’idée est très vive et très nette, nous prononçons le mot malgré nous. L’articulation pensée est contiguë à l’articulation effective, et, une fois que nous sommes entrés dans la première, il nous faut des précautions pour ne pas être entraînés dans la seconde. — Or, ce qui est vrai de l’articulation est vrai de tout autre groupe de contractions musculaires. La règle est générale, qu’il s’agisse des muscles qui jouent pour proférer la parole, ou des muscles qui travaillent pour remuer les membres, pour exprimer les émotions, pour opérer ou aider les perceptions. Toujours la contraction pensée confine à la contraction effective. Plus on imagine nettement et fortement une action, plus on est sur le point de la faire. Dans les naturels imaginatifs, l’idée d’un geste entraîne ce geste. Un Napolitain mime involontairement tous ses récits et tous ses projets : s’il annonce qu’il va monter à cheval, il lève la jambe ; s’il raconte qu’il a mangé d’un plat de macaroni, il ouvre les narines afin de mieux flairer et avance la langue entre les lèvres ; s’il pense à une ligne sinueuse ou droite, il la décrit de l’œil et du doigt. Spontanément, chez lui, l’impression aboutit à l’expression, et il a bien de la peine à ne pas glisser de l’une dans l’autre. Plus l’image est vive, plus cette difficulté est grande. Quand l’image est absorbante au point d’exclure les autres, il n’y a pas moyen d’enrayer ; bon gré mal gré, le geste et la physionomie la traduisent. — Il suit de là que, dans notre théâtre mental, l’acteur qui occupe la rampe devient pour cet instant le chef de l’orchestre et donne le branle aux instruments. Plus il est proche de la rampe et en pleine lumière, plus les instruments lui obéissent. Quand il est seul éclairé, les instruments jouent irrésistiblement à son appel, en dépit de tous les autres acteurs. En d’autres termes, quand l’image devient très lumineuse, elle se change en impulsion motrice. On peut donc présumer que dans notre théâtre cérébral la rampe est très voisine de l’orchestre. Bien mieux, on peut supposer que, s’il y a des points de l’écorce où l’image avivée devient particulièrement claire, ces points se rencontrent aux endroits où les extrémités terminales de l’appareil intellectuel s’abouchent avec les extrémités initiales de l’appareil moteur.

Or, en plusieurs endroits de l’écorce cérébrale, les vivisections et l’anatomie pathologique ont montré cet abouchement. Pour l’articulation, il est situé dans la partie postérieure de la troisième circonvolution frontale gauche142 ; de là part l’impulsion qui fait jouer les organes vocaux ; quand cette partie de l’écorce est désorganisée, la parole mentale peut demeurer intacte et parfaite ; mais la parole effective est incohérente ou nulle. Pour exprimer ses idées très saines et très bien liées, le malade ne trouve que le même mot absurde, ou des suites de mots qui n’ont aucun sens ; entre l’articulation intérieure et l’articulation extérieure, le pont est rompu. Ainsi, d’une part, l’appareil intellectuel est distinct de l’appareil moteur, et le bout terminal du premier est autre que le bout initial du second. Mais, d’autre part, il en est très proche ; car l’aphasie est ordinairement compliquée d’amnésie ; si la lésion s’étend un peu au-delà de la région indiquée, non seulement le malade ne peut plus prononcer de phrases sensées et suivies, mais encore, faute de signes pour penser, son intelligence s’affaiblit ; il ne comprend plus les mots qu’il lit ou qu’il entend ; il est plus ou moins imbécile. En ce cas, non seulement, dans l’appareil moteur, le bout initial qui lance les impulsions motrices est tronqué, mais encore, dans l’appareil intellectuel, le bout terminal où réside l’articulation mentale est altéré ou détruit ; ainsi les deux bouts sont voisins l’un de l’autre. — D’autres portions de l’écorce, principalement autour du sillon de Rolando, paraissent avoir un emploi du même genre ; selon l’endroit désorganisé143, tel ou tel groupe de contractions musculaires, tel ou tel mouvement du pied, de la jambe, du bras, de la main, du poignet, de la tête, flexion, projection, supination, devient impossible. Il semble que ce mouvement soit toujours conçu, imaginé, désiré, voulu, mais inutilement ; la poignée corticale d’un des mécanismes moteurs est cassée, et, faute de prise, le patient ne peut plus faire jouer le mécanisme. — Grâce à ces récentes découvertes, nous pouvons nous représenter avec plus de précision le travail qui s’accomplit dans l’écorce cérébrale. Des myriades d’images mentales et, partant, des myriades d’actions corticales, y subsistent ensemble à divers degrés de vivacité ou de langueur, d’obscurité ou de clarté. Chacune d’elles atteint son maximum d’énergie et d’éclat, quand elle arrive au point où elle se convertit en impulsion motrice. Chacune dure en se propageant de cellule semblable en cellule semblable, à distance plus ou moins grande de l’endroit où elle deviendra efficace et lumineuse. D’innombrables courants intellectuels cheminent ainsi dans notre intelligence et dans notre cerveau, sans que nous en ayons conscience ; et ordinairement ils n’apparaissent à la conscience qu’au moment où, devenant moteurs, ils entrent dans un autre lit.

VII

Nous connaissons maintenant avec exactitude les conditions physiques de nos événements moraux ; pour nos sensations brutes144, c’est une certaine action ou mouvement moléculaire de la protubérance, des tubercules quadrijumeaux et, en général, de quelque centre primaire de l’encéphale ; pour nos images, nos idées et le reste, c’est la même action ou mouvement moléculaire répété et propagé dans les éléments de l’écorce grise cérébrale. De ce mouvement moléculaire dépendent les événements que nous rapportons à notre personne ; s’il est donné, ils sont donnés ; s’il manque, ils manquent. Il n’y a pas d’exception à cette règle ; la pensée la plus haute, la conception la plus abstraite y est soumise, par les mots ou signes qui lui servent de support. Toute idée, voulue ou non, claire ou obscure, complexe ou simple, fugitive ou persistante, implique un mouvement moléculaire déterminé dans les cellules cérébrales. — Mais, outre les événements moraux perceptibles à la conscience, le mouvement moléculaire des centres nerveux éveille encore des événements moraux imperceptibles à la conscience. Ceux-ci sont beaucoup plus nombreux que les autres, et, du monde qui constitue notre être, nous n’apercevons que les sommets, sortes de cimes éclairées dans un continent dont les profondeurs restent dans l’ombre. Au-dessous des sensations ordinaires sont leurs composantes, à savoir les sensations élémentaires qui, pour arriver jusqu’à la conscience, ont besoin de s’agglomérer en totaux. À côté des images et des idées ordinaires sont leurs collatérales, je veux dire les images et les idées latentes qui, pour arriver jusqu’à la conscience, ont besoin de prendre à leur tour la première place et l’ascendant.

Cela posé, nous voyons le monde moral s’étendre beaucoup au-delà des limites qu’on lui assignait. On le limite d’habitude aux événements dont nous avons conscience ; mais il est clair maintenant que la capacité d’apparaître à la conscience n’est propre qu’à certains de ces événements ; la majorité ne l’a pas. Au-delà d’un petit cercle lumineux est une grande pénombre, et plus loin une nuit indéfinie ; mais les événements de la nuit et de la pénombre sont réels au même titre que les événements du petit cercle lumineux. D’où il suit que, si nous trouvons ailleurs une structure nerveuse, des excitations, des réactions, bref tous les accompagnements et toutes les indications physiques que nous avons rencontrés autour des événements moraux dont nous avons conscience, nous aurons le droit de conclure là aussi à la présence d’événements moraux que notre conscience n’atteint pas.

Tel est le cas des phénomènes réflexes, l’un des plus instructifs que présente la physiologie. Il y a dans le corps vivant un autre centre que l’encéphale : c’est la moelle épinière ; et cette moelle, comme l’encéphale, renferme une substance grise qui, comme celle de l’encéphale, est un point d’arrivée pour des excitations transmises, et un point de départ pour des excitations renvoyées. Il s’y produit, comme dans l’encéphale, un mouvement moléculaire inconnu, qui, provoqué par l’action des nerfs sensitifs, provoque l’action des nerfs moteurs, et qui, selon toutes les analogies, éveille, comme le mouvement moléculaire de l’encéphale, un événement de l’ordre moral. — D’ailleurs, l’action des nerfs moteurs qu’il met en jeu n’est pas désordonnée145 ; « elle est appropriée, adaptée » ; elle semble « intentionnelle ». En tout cas, elle va vers un but, « même lorsque l’animal est privé de son encéphale », et cela si parfaitement, que divers physiologistes ont admis une âme, ou du moins « un centre perceptif et psychique » dans le tronçon de moelle ainsi séparé. — « Chez ce triton, on a, par une section transversale, enlevé la tête et la partie antérieure du corps avec les deux membres correspondants. Je pince la peau des parties latérales du corps ; il y a, comme vous le voyez, un mouvement de courbure latérale du corps produisant une concavité du côté irrité, et il est facile de voir que ce mouvement a pour résultat d’éloigner la partie irritée du corps irritant. Or c’est là le mouvement qu’exécutent les tritons encore intacts soumis à la même irritation… S’ils ne réussissent pas par ce moyen, ils cherchent à se débarrasser de l’agent d’irritation par un autre procédé que ce triton mutilé va pareillement mettre en œuvre. Vous voyez en effet se produire un mouvement du membre postérieur du côté irrité. » Suivant le point irrité, les mouvements changent, et la nouvelle combinaison de contractions musculaires est toujours celle qui convient pour écarter la nouvelle cause d’irritation. « Tous ces mouvements sont si bien, adaptés, si naturels, que, si la plaie résultant de la décapitation était cachée, vous croiriez que l’animal n’a subi aucune mutilation, et le caractère commun de ces mouvements est d’avoir pour effet la défense contre les atteintes extérieures. »

Pareillement, des grenouilles décapitées peuvent encore sauter, nager. Bien plus, « si l’on place une goutte d’acide acétique sur le haut de la cuisse d’une grenouille décapitée, le membre postérieur se fléchit de façon que le pied vienne frotter le point irrité ». Là-dessus, on ampute ce pied et l’on renouvelle l’expérience. « L’animal commence à faire de nouveaux mouvements pour frotter la place irritée ; mais il ne peut plus y parvenir, et après quelques mouvements d’agitation, comme s’il cherchait un nouveau moyen d’accomplir son dessein, il fléchit l’autre membre et réussit avec celui-ci. » — Ce sont là les expériences les plus saillantes, et l’on comprend que, pour obtenir des faits aussi frappants, il faut opérer sur des animaux inférieurs, en qui la vie est plus tenace et dont les parties sont moins étroitement liées les unes aux autres. — Mais on en rencontre de pareils chez les mammifères et jusque chez l’homme146. On a vu « des fœtus anencéphales qui criaient et qui suçaient le doigt qu’on mettait entre leurs lèvres. Beyer, ayant été obligé de briser la tête d’un fœtus pour compléter un accouchement et ayant ainsi vidé complètement le crâne, vit ce fœtus, quelques minutes après l’accouchement, pousser un cri, respirer et agiter les pieds et les mains ». — Chez les animaux supérieurs, si l’on supprime tout l’encéphale, c’est-à-dire tous les centres nerveux auxquels sont attachées les sensations et les images proprement dites, la moelle épinière et le bulbe, qui seuls subsistent, peuvent encore, sous l’aiguillon des nerfs sensitifs, provoquer et coordonner des mouvements en vue d’un but, comme fait le train postérieur d’une grenouille et d’un triton. L’animal crie encore, quoique sans douleur, quand on pince sa patte ; il avale la nourriture lorsqu’elle atteint le fond de son gosier ; il exécute tous les mouvements respiratoires. L’éternuement, la toux, le vomissement, ce sont là chez nous-mêmes autant de mouvements systématiquement compliqués et utiles que des excitations, parties de la pituitaire, des voies respiratoires ou de l’estomac, provoquent, sans volonté de notre part, par l’entremise du bulbe147 — En général, étant donné dans un animal un segment de moelle épinière avec les nerfs sensitifs qui s’y rendent et les nerfs moteurs qui en proviennent, si l’on excite les nerfs sensitifs, le segment, entrant en action, mettra en jeu les nerfs moteurs, et l’on verra des contractions musculaires. Rien de plus aisé à observer sur les anguilles, les salamandres et les serpents. Landry l’a vu sur des cochons de lait148, dont il divisait en plusieurs segments la moelle épinière, tout en laissant le reste du corps intact. Des animaux ainsi préparés peuvent vivre longtemps, et, quand la circulation subsiste, « l’excitabilité réflexe, d’une partie séparée de la moelle peut persister presque indéfiniment » ; on l’a vu durer trois mois et même plus d’un an.

Chaque segment est donc une sorte d’animal complet, capable d’être excité et de réagir par lui-même, capable même de vivre isolément, si, comme chez les animaux inférieurs et notamment chez les annelés, la dépendance mutuelle des segments n’est pas trop grande149. — On ne finirait pas si l’on voulait énumérer tous les cas de l’action réflexe. Intermittents ou continus, la plupart des mouvements musculaires de la vie animale et de la vie organique ne s’accomplissent que par elle, en sorte que nous sommes obligés de considérer toutes les parties centrales du système nerveux, encéphale, bulbe, moelle épinière, comme perpétuellement mises en action par le jeu des nerfs sensitifs pour provoquer le jeu des nerfs moteurs, avec accompagnement de sensations dont on a ou dont on n’a pas conscience. Quelle que soit la portion que l’on observe dans le système nerveux, on n’y voit jamais que des actions réflexes ; elles peuvent être plus ou moins compliquées, mais sont toujours de même espèce. Un cordon blanc conducteur apporte une excitation à un noyau central de substance grise ; dans cette substance naît alors un mouvement moléculaire ; par suite, une excitation est exportée jusqu’aux muscles par un autre cordon blanc conducteur. Ces trois mouvements ainsi liés constituent l’action réflexe ; moelle épinière, protubérance, lobes cérébraux, partout la substance grise agit de la même façon.

Or, dans la protubérance et les lobes cérébraux, son action éveille des événements moraux, tous de la même espèce, sensations temporaires ou sensations réviviscentes. On doit donc admettre que son action éveille partout des événements moraux d’espèce voisine ; et puisque d’ailleurs, même dans la protubérance et les lobes, la majeure partie de ces événements n’apparaît pas à la conscience, rien n’empêche que, dans la moelle, son action n’éveille aussi des événements moraux analogues à la sensation, situés, cette fois, non par accident, mais par nature, hors des prises de la conscience. — Il y aurait ainsi trois degrés dans la sensation. Au plus haut degré, dans les lobes, la sensation devient capable de réviviscence et s’appelle image. Au degré moyen, dans la protubérance, la sensation, incapable de réviviscence, reste brute. Au plus bas degré, dans la moelle, elle est à un état plus incomplet encore, où nous ne pouvons la définir exactement, parce qu’en cet endroit nous n’avons pas conscience d’elle, mais où elle se reconnaît justement à cette incapacité d’apparaître à la conscience, et où probablement elle ressemble à ces sensations élémentaires qui, séparées, sont nulles pour la conscience et ne constituent une sensation ordinaire qu’en s’agglomérant avec d’autres pour faire un total. — Pareillement il y aurait trois degrés de complication dans l’action des centres nerveux. Au plus bas degré, dans la moelle, naissent des actions fragmentaires peut-être analogues à celles qui provoquent les sensations élémentaires nulles pour la conscience. Au degré moyen, dans la protubérance, ces mêmes actions transmises s’assemblent en une action totale qui provoque la sensation totale ordinaire. Au plus haut degré, dans les lobes, cette action totale, une seconde fois transmise, est répétée indéfiniment par la série des éléments cérébraux mutuellement excitables, et provoque alors ces sensations consécutives et réviviscentes que nous nommons les images. — On conçoit ainsi, pour l’action des centres nerveux comme pour les événements moraux, trois étages de transmission et d’élaboration successives, et l’on peut alors embrasser par une vue d’ensemble la dépendance réciproque et le développement des deux courants.

Ils forment deux longues séries dont l’une est la condition nécessaire et suffisante de l’autre, et qui se correspondent aussi exactement que la convexité et la concavité de la même courbe. D’un côté sont les mouvements moléculaires des centres nerveux ; de l’autre côté sont les événements moraux, tous plus ou moins analogues à la sensation. Les premiers provoquent toujours, les seconds, et le degré de complication qu’on trouve dans les uns se traduit, toujours par un degré de complication égal dans les autres. — À un certain degré, les seconds peuvent être connus par une voie particulière et intime qu’on appelle conscience ; mais, même à ce degré, il arrive le plus souvent qu’ils ne sont pas connus par cette voie. — Au-dessous de ceux que la conscience atteint, il en est beaucoup d’autres qu’elle ne peut atteindre, et que nous sommes obligés de concevoir d’après ceux que, nous connaissons, mais sur un type réduit et fragmentaire, d’autant plus réduit et plus fragmentaire que l’action nerveuse qui les provoque est plus simple. — On voit ainsi, au-dessous des sensations ordinaires que nous connaissons par la conscience, descendre une échelle indéfinie d’événements moraux analogues, de plus en plus imparfaits, de plus en plus éloignés de la conscience, sans qu’on puisse mettre un terme à la série de leurs dégradations croissantes ; et cet abaissement successif, qui a sa contrepartie dans l’atténuation du système nerveux, nous conduit jusqu’au bas de l’échelle zoologique, en reliant ensemble, par une suite continue d’intermédiaires, les ébauches les plus rudimentaires et les combinaisons les plus hautes du système nerveux et du monde moral.

VIII

À présent, si nous revenons sur nos pas, nous sommes en état de comprendre en gros la structure et le mécanisme de l’organe par lequel nous pensons. Bien entendu, la conception à laquelle on peut Arriver aujourd’hui n’est qu’approximative. Il s’éboulera, probablement plusieurs siècles avant que les anatomistes soient capables de suivre les courants nerveux en fibre en fibre et de cellule en cellule, depuis leur commencement jusqu’à leur terminaison : les éléments de l’appareil sont trop menus, trop délicats ; leurs connexions sont presque invisibles, et leur jeu est tout à fait invisible. Quand le Micromégas de Voltaire descendit sur notre planète, il n’y vit d’abord que des creux et des bosselures ; un grand fleuve lui apparaissait comme une mince ligne flexueuse et brillante ; une ville capitale n’était pour lui qu’une petite tache grisâtre immobile, et la terre, parcourue en trente-six heures, lui sembla une boule régulière, déserte, incapable d’avoir des habitants. Tel est à peu près l’encéphale pour notre œil nu : une boule mollasse, pesant de deux à trois livres, recouverte d’une sorte d’écorce anfractueuse, grisâtre à la surface, blanchâtre au-dessous, à l’intérieur des couches et noyaux mal circonscrits, çà et là quelques fentes et cavités dans un mélange de portions blanches et de partions grises. À la vérité, Micromégas ayant cassé son collier, un de ses diamants lui fournit un microscope de deux mille cinq cents pieds d’ouverture ; il fît ainsi de grandes découvertes. Mais nos microscopes ne sont pas aussi bons que le sien, et ce qu’ils nous apprennent semble fait pour nous décourager autant que pour nous instruire. Le diamètre d’une cellule nerveuse est de 1 à 8 centièmes de millimètre, et il faut environ 280 fibres nerveuses pour faire l’épaisseur d’un cheveu. Si l’on découpe dans l’écorce cérébrale une tranche carrée ayant un millimètre de côté et un dixième de millimètre d’épaisseur, on y compte en moyenne de 100 à 120 cellules150, ce qui donne pour la seule écorce cérébrale 500 millions de cellules, et, à raison de 4 fibres par cellule, 2 milliards de fibres ; encore plusieurs anatomistes sont-ils d’avis qu’il faut doubler ces chiffres. Or l’écorce cérébrale n’a que deux millimètres et demi d’épaisseur, et tout l’encéphale, toute la moelle se compose pareillement de cellules et de fibres ; jugez de leur nombre. Quant à leur enchevêtrement, il est prodigieux. Ramifiée comme le chevelu d’une plante, chacune des trente et une paire de nerfs spinaux vient se jeter dans la moelle, et, par la moelle, communiquer avec l’encéphale ; ajoutez-y les douze paires de nerfs crâniens, qui se jettent directement dans l’encéphale : cela fait un tissu continu et compliqué d’innombrables fils blancs et d’innombrables mailles grises, une corde aux myriades de nœuds qui remplit le tuyau vertébral, un peloton aux millions de nœuds qui remplit la boite crânienne. Comment dévider un pareil écheveau ? — Dans le tuyau et jusque dans l’entrée de la boite, on est parvenu à suivre à peu près la marche ascendante ou descendante du courant nerveux, et l’on a pu constater avec une certitude suffisante les fonctions des divers cordons ou noyaux gris et blancs de la moelle, du bulbe et même de la protubérance. Mais au-delà, notamment entre la protubérance et les hémisphères, les expériences sont plus difficiles, l’interprétation à laquelle elles se prêtent est plus incertaine, les savants spéciaux ne sont pas d’accord. Sur les ganglions intermédiaires ou collatéraux qui occupent la région moyenne ou postérieure de l’encéphale, sur les pédoncules cérébraux et leurs deux étages, sur les corps striés et leurs deux noyaux, sur les couches optiques, sur le cervelet, les recherches sont en cours d’exécution, et la théorie est plutôt indiquée qu’achevée. Il faut attendre qu’elle soit faite et stable : la psychologie ne devra se loger sur ce terrain physiologique que lorsque la physiologie y aura bâti. — Néanmoins les jalons que nous avons posés suffisent pour marquer les lignes principales, et la correspondance établie ci-dessus entre l’action nerveuse et l’action mentale nous permet de conduire l’analyse au-delà des notions que le microscope nous fournit.

Quoique l’appareil nerveux soit très compliqué, les éléments dont il se compose sont très peu nombreux, puisqu’il n’y en a que deux, le filet nerveux et la cellule. De plus, l’arrangement primordial de ces éléments est très simple, car il consiste en une cellule et en deux filets nerveux, l’un afférent, l’autre efférent, tous les deux organes de transmission, le premier transmettant jusqu’à la cellule l’ébranlement qu’il a reçu par son bout terminal, le second transmettant jusqu’à son bout terminal l’ébranlement qu’il a reçu de la cellule. Tel est l’instrument nerveux élémentaire ; quant à son emploi, c’est celui d’un rouage, et en général d’un premier rouage, dans une machine. Par son nerf efférent, il aboutit à un autre organe qu’il met en jeu, à une glande dont il provoque les sécrétions, plus ordinairement à un muscle qu’il contracte et qui, en se contractant, resserre un vaisseau ou remue un membre. Dès lors, on comprend son office ; par suite, on comprend sa construction, sa distribution, ses combinaisons les plus simples, et même on peut les concevoir d’avance, car elles sont réglées en vue de cet office. — Soit dans le membre inférieur gauche un point irrité : il est utile que le membre, en se déplaçant, puisse écarter la cause d’irritation ou s’écarter d’elle ; pour cela, il faut qu’un nerf afférent AC, parti du point irrité, aille rejoindre la cellule, et que cette cellule, par un nerf efférent CE, communique avec les muscles du membre ; c’est la disposition nerveuse élémentaire

— Il est utile que le membre inférieur droit puisse en cette occasion collaborer avec le gauche ; pour cela, il faut que la cellule C du côté gauche communique avec une autre cellule C′ du côté droit, que celle-ci soit également pourvue d’un nerf efférent C′E′, que ce nerf se termine dans les muscles du membre inférieur droit.

— Il est utile que les segments supérieurs de l’animal puissent en cette occasion collaborer avec le segment inférieur ; pour cela, il faut que, des deux côtés de son axe, la disposition précédente se répète par deux lignes de cellules communicantes et pourvues chacune d’un nerf efférent.

— Il est utile que tous les segments puissent collaborer, quel que soit le point inférieur, supérieur ou moyen, où l’irritation se rencontre ; pour cela, il faut qu’à chaque cellule aboutisse, outre le nerf afférent, un nerf efférent. — Une pareille esquisse est aussi écourtée que grossière ; néanmoins elle n’est pas une œuvre de fantaisie : c’est à peu près sur ce plan que la nature a travaillé pour dessiner les linéaments principaux de la moelle épinière et de ses trente et une paires de nerfs.

Maintenant, au lieu du type simplifié, considérons le type réel. Ainsi qu’on l’a vu, si l’on prend le tronçon postérieur d’une grenouille et si l’on dépose une goutte d’acide acétique sur le haut de la cuisse gauche ou sur la portion adjacente du dos, on voit la patte postérieure gauche se fléchir de façon que le pied gauche vienne frotter le point irrité. Pareillement, sur un homme décapité dont l’électricité avait ranimé la moelle épinière, le Dr Robin, ayant gratté avec un scalpel la paroi droite de la poitrine, vit le bras du même côté se lever et diriger la main vers l’endroit irrité, comme pour exécuter un mouvement de défense. De pareils mouvements supposent la contraction d’un grand nombre de muscles distincts et différents d’emploi, extenseurs, fléchisseurs, abducteurs, adducteurs, pronateurs, supinateurs, rotateurs en dedans, rotateurs en dehors, ensemble et tour à tour, chacun à son rang et à son moment dans la série totale des contractions successives. Pour préciser les idées, désignons les muscles du membre par des numéros, et supposons que, pour exécuter le mouvement, les suivants se soient contractés dans l’ordre suivant ; 1, 3, 6, 7, 8, 11, 12, 14, 12, 14, 15. Pour que chacun de ces muscles ait pu jouer séparément, il faut non seulement qu’il soit muni d’un nerf moteur distinct, mais encore que ce nerf moteur soit animé par une cellule distincte. Pour que les divers nerfs moteurs aient joué dans l’ordre indiqué, il faut que leurs cellules respectives aient joué dans le même ordre. Pour qu’elles puissent jouer dans cet ordre, il faut que, par des filets nerveux, elles communiquent entre elles dans l’ordre indiqué. Pour qu’elles aient joué dans cet ordre, il faut qu’un courant nerveux les ait traversées dans l’ordre indiqué, Grâce à ce mécanisme ou à un mécanisme équivalent, l’irritation transmise par un seul nerf afférent à la première cellule a suffi pour provoquer la série indiquée de contractions musculaires, et, par suite, le mouvement compliqué et approprié de tout le membre postérieur ou antérieur.

Presque toutes les fonctions du corps vivant supposent un mécanisme analogue ; car toutes comprennent parmi leurs éléments une action réflexe, et dans presque toutes l’action réflexe aboutit, non pas à la contraction isolée d’un seul muscle, mais à la contraction successive de plusieurs muscles dans un ordre déterminé. Plus de trente paires de muscles doivent agir dans un certain ordre pour que l’enfant puisse téter, et l’on a vu qu’un nouveau-né dont Boyer avait brisé et vidé le crâne, non seulement criait, mais tétait le doigt introduit entre ses lèvres. Chacun de ces mécanismes est situé dans un amas de substance grise, c’est-à-dire dans un groupe de cellules reliées entre elles par des fibres nerveuses. On connaît son siège, les nerfs afférents qui le mettent en branle, les nerfs afférents auxquels il imprime le branle ; c’est une serinette dans laquelle on peut désigner la boîte, le manche et l’air exécuté, mais rien de plus. Ce qui se passe dans la boîte échappe à notre observation et n’est atteint que par nos conjectures. Beaucoup de ces serinettes ne jouent qu’un seul air, et, à l’état normal, leur manche ne donne qu’une seule impulsion, toujours la même. Ainsi le contact de l’air et des vésicules pulmonaires provoque nécessairement, par une action réflexe du bulbe, un système alternatif et toujours le même de contractions musculaires ; ce sont les deux temps du mouvement respiratoire. Ainsi, par une autre action réflexe du bulbe, le contact d’un aliment et en général d’un corps quelconque avec les parois du pharynx fait contracter tour à tour, et toujours de la même manière, d’abord les muscles constricteurs du pharynx et les glosso-pharyngiens, puis les muscles circulaires et longitudinaux de l’œsophage, ce qui opère la déglutition. Dans ces deux cas, le jeu de la machine animale est aussi savant, mais aussi aveugle que celui d’une serinette ; quand le manche tourne, l’air s’exécute bon gré mal gré, avec un effet utile ou nuisible, peu importe ; quand les parois du pharynx sont en contact avec un objet, la déglutition s’accomplit, bon gré mal gré, quel que soit l’objet, fût-ce une fourchette ; la fourchette descend, saisie comme par une pince, et va plus bas perforer l’estomac. — En d’autres cas, par exemple dans celui des membres, le jeu de la serinette est aussi aveugle ; mais, étant plus savant, il semble l’effet d’un choix intelligent et presque libre. La vérité est que la serinette, au lieu d’un seul air, en joue plusieurs et plusieurs dizaines, tous appropriés et adaptés. Ainsi, dans le tronçon postérieur de la grenouille coupée en deux, selon que le point irrité par l’acide acétique est situé sur le dos ou sur la cuisse, le membre postérieur exécute, pour y atteindre, tantôt un mouvement, tantôt un autre ; il faut donc que dans la moelle, comme dans une serinette disposée pour jouer plusieurs airs, il y ait un nombre assez grand de cellules et de nerfs intercellulaires pour que plusieurs dizaines de combinaisons distinctes et de circuits indépendants puissent s’y produire. Selon que le premier choc du manche de la serinette a mis le cylindre intérieur à tel ou tel cran, la serinette joue tel ou tel air. Selon que tel ou tel nerf afférent a ébranlé telle ou telle cellule, le courant nerveux suit un chemin différent dans la série des cellules, ébranle dans un ordre différent la série des nerfs moteurs, et provoque, par une combinaison particulière de contractions musculaires, une combinaison particulière de mouvements.

Ce sont là des dispositions anatomiques préétablies, comme celles des muscles, des tendons, des articulations et des os ; par cette distribution et par ces connexions des cellules et des nerfs, les chemins du courant nerveux lui sont tracés d’avance. — Ici intervient une propriété qui distingue la machine nerveuse de nos machines ordinaires. Sa fonction la modifie. Plus un chemin a été parcouru par les courants antérieurs, plus les courants ultérieurs ont chance de le prendre et de le suivre. D’abord ils ne l’ont pris que difficilement ; ils ne l’ont pas suivi jusqu’au bout ; ils ne l’ont suivi que sous l’influence du cerveau et de la pensée. Après plusieurs tâtonnements et à force de répétitions, ils finissent par le prendre du premier coup, par le suivre jusqu’au bout, par le prendre et le suivre sans l’intervention du cerveau et de la pensée. C’est ainsi qu’après un apprentissage plus ou moins prolongé nous exécutons machinalement et sans y penser tous nos mouvements acquis, marche, course, nage, équitation, maniement d’une arme, d’un outil, d’un instrument de musique. Dans tous ces cas, c’est sous la conduite de l’encéphale que la moelle a contracté des habitudes et reçu de l’éducation ; mais, séparée de l’encéphale, elle garde son éducation et conserve ses habitudes. Dans le décapité du docteur Robin, le mouvement exécuté par le bras et la main droite était un mouvement de défense qu’un nouveau-né ne sait pas encore faire. Dans le rat auquel Vulpian avait ôté tout l’encéphale moins la protubérance, le sursaut provoqué par un souffle brusque et strident comme celui des chats en colère était aussi une réaction instituée par l’expérience. — Aussi, lorsque, dans le tronçon postérieur de grenouille, le pied gauche postérieur vient frotter le point irrité du dos, le ganglion de la moelle qui gouverne cette opération compliquée y est adapté de deux manières, d’abord par sa structure innée, ensuite par ses modifications acquises. La nature a tracé en lui tous les chemins qui peuvent être utiles ; parmi ces chemins, la pratique a aplani, achevé, abouché, isolé les plus utiles, et aujourd’hui le courant nerveux suit la voie que la nature jointe à la pratique lui a préparée.

Tel est le type réel du centre nerveux ; c’est celui-ci qu’il faut concevoir à la place du type réduit que, pour la commodité de l’exposition, on a figuré plus haut. Au lieu d’une seule cellule munie d’un seul nerf afférent et d’un seul nerf afférent, ce centre comprend plusieurs centaines ou plusieurs milliers de nerfs afférents, de nerfs efférents, de cellules et de nerfs intercellulaires, dans lesquels le courant nerveux se propage par plusieurs centaines et plusieurs milliers de chemins distincts et indépendants. Par suite, pour établir la communication entre un appareil si composé et les appareils analogues placés au-dessous et au-dessus de lui, il faut, non pas une ligne unique de nerfs et de cellules, comme dans le type réduit, mais des milliers et des myriades de cellules et de nerfs. C’est ce qu’indiquent le microscope, les vivisections et les observations pathologiques. — D’une part, les cellules et les fibres nerveuses sont dans la moelle épinière par centaines de mille, et leur tissu non interrompu fournit les moyens de communication nécessaires. — D’autre part, le tissu fonctionne pour établir cette communication ; car, sitôt que sa continuité est rompue, la communication cesse entre le tronçon inférieur et le tronçon supérieur ; les impressions du premier n’arrivent plus au second ; les impulsions du second n’arrivent plus au premier. — On peut même désigner la portion du tissu dans laquelle les impressions sensitives se transforment en impulsions motrices ; c’est l’axe de la moelle, long cordon de substance grise. Composé principalement de cellules, il forme une chaîne continue de groupes nerveux qui sont des centres d’action réflexe. Grâce à cet enchaînement, les divers centres distincts peuvent coordonner leurs actions distinctes, et ils sont nombreux ; car, sans compter les spéciaux, il y en a dans la moelle épinière au moins soixante-deux, distribués en trente et un couples qui correspondent chacun à une paire de nerfs spinaux. Ce sont là autant de serinettes différentes qui, rattachées les unes aux autres, s’ébranlent mutuellement, et, à l’état normal, jouent de concert, comme un bon orchestre. — Un pareil mécanisme dépasse de beaucoup tous ceux que nous pouvons construire ou même imaginer. Pourtant il existe et opère. Dans la grenouille dont on a enlevé le cerveau, si l’on pince ou si l’on cautérise une portion du dos, non seulement la patte postérieure du même côté exécute le mouvement de défense qu’on a décrit tout à l’heure, mais encore, ainsi qu’on l’a remarqué, si l’irritation se prolonge, l’autre patte postérieure vient au secours, et à la fin la grenouille saute, s’enfuit et, pour s’enfuir, se sert de ses quatre membres, de tout son corps, de tous ses muscles. Des animaux supérieurs donnent parfois le même spectacle. Dans une expérience faite à Strasbourg151, Kuss, ayant amputé la tête d’un lapin avec des ciseaux mal affilés qui hachèrent les parties molles de façon à prévenir l’hémorragie, vit l’animal, réduit à sa moelle épinière, « s’élancer de la table et parcourir toute la salle avec un mouvement de locomotion parfaitement régulier ». Or la locomotion régulière suppose le jeu alternant, systématique, coordonne, non seulement des quatre membres, mais encore de beaucoup d’autres muscles, partant le jeu alternant, systématique, coordonné de plusieurs centres distincts des deux côtés, dans les régions supérieures et dans les régions inférieures de la moelle. Et ce jeu total si compliqué, si harmonieux, si bien adapté à la préservation de l’animal, est provoqué par toute irritation un peu intense, quel qu’en soit le siège, à droite ou à gauche, en avant ou en arrière, dans les membres ou dans le tronc.

Parmi ces mécanismes reliés entre eux, les uns sont subordonnés aux autres ; leur ensemble n’est pas une république d’égaux, mais une hiérarchie de fonctionnaires, et le système des centres nerveux dans la moelle et dans l’encéphale ressemble au système des pouvoirs administratifs dans un État. — Dans chaque département, pour toute affaire locale, le préfet reçoit les informations et donne les ordres : parfois, après avoir reçu l’information, il donne l’ordre aussitôt et de lui-même ; d’autres fois, il en réfère au ministre et attend pour agir la décision de son supérieur. Dans le premier cas, entre l’information et l’ordre, la distance est courte : il n’y a qu’un corridor entre le bureau des nouvelles et le bureau des injonctions. Dans le second cas, la distance est grande ; il faut que la nouvelle, expédiée par le premier bureau à la capitale, en revienne sous forme d’injonction au second bureau. — Tel est le double rôle des trente et un centres spinaux ; ce sont autant de préfectures subordonnées à un ministère qui siège dans la moelle allongée. Chacun de ces centres a son département ou territoire propre ; il en reçoit les informations par ses nerfs sensitifs ; il y donne les ordres par ses nerfs moteurs. Ses nerfs sensitifs arrivent tous à lui par un seul chemin, sa racine postérieure ; ses nerfs moteurs partent tous de lui par un seul chemin, sa racine antérieure ; ainsi, chez lui, le bureau des informations est contigu au bureau des ordres. Du premier au second, tantôt la communication est directe : en ce cas, l’information détermine l’ordre sans intermédiaire ; tantôt la communication est indirecte : en ce cas, l’information ne détermine l’ordre qu’après deux opérations interposées : il faut d’abord que, par un premier courant nerveux, la nouvelle monte, du centre local, à la moelle allongée ; il faut ensuite que, par un second courant nerveux, l’injonction descende de la moelle allongée jusqu’au centre local. Ordinairement, d’autres injonctions partent en même temps de la moelle allongée vers les autres centres locaux. De cette façon, une seule nouvelle transmise par un seul centre local provoque dans le centre supérieur un système d’injonctions coordonnées que les divers centres locaux exécutent, chacun pour sa part, chacun dans son domaine, chacun à son rang ; et, sous ce chef unique, toutes ces, administrations distinctes opèrent avec harmonie.

Tel est le premier ministère ; il occupe toute la moelle allongée, c’est-à-dire le bulbe, la protubérance et peut-être les commencements des pédoncules cérébraux. Il gouverne non seulement la moelle épinière avec ses trente et une paires de nerfs, mais encore les dix dernières paires de nerfs crâniens. Il a plusieurs étages superposés, des bureaux sensitifs de plusieurs espèces, des bureaux moteurs, des communications qui relient ses bureaux entre eux et qui le relient lui-même à ses supérieurs hiérarchiques, soit pour transmettre des informations, soit pour recevoir des ordres. En quoi consiste cette organisation compliquée ? Nous ne pouvons le dire avec précision ; mais il est certain que la moelle allongée a des supérieurs qui jouent par rapport à elle le rôle qu’elle joue elle-même par rapport aux centres locaux. — Au-dessus d’elle, à la base de l’encéphale, un autre groupe d’organes, les pédoncules cérébraux, les couches optiques et les corps striés, forment un centre distinct, en partie sensitif, notamment dans les couches optiques, en partie moteur, notamment dans les corps striés. Considéré dans son ensemble, ce groupe est le ministère suprême, et il a le précédent pour subordonné. Outre les informations que lui transmet la moelle allongée, il reçoit les renseignements qu’apportent les deux premières paires de nerfs crâniens, olfactifs et optiques ; ainsi toutes les impressions sensitives se réunissent dans ses bureaux, et, de plus, par la moelle allongée, il expédie des impulsions dans tous les nerfs moteurs. — Au-dessus de lui, dans l’écorce cérébrale, siège le souverain : là est la dernière étape des informations ; là les nouvelles incessantes du présent rencontrent les archives bien classées du passé ; de là partent, par plusieurs points récemment découverts152 les premières injonctions motrices. — Enfin, à la portion postérieure de l’encéphale est un troisième centre, le cervelet, supérieur aussi, mais d’espèce particulière : il n’est subordonné qu’au souverain et collabore avec lui à peu près comme un chef d’état-major avec son général ; il est informé en même temps que le général, mais par d’autres voies ; quand l’écorce cérébrale commande un mouvement à quelque groupe musculaire, le cervelet commande du même coup aux autres groupes musculaires les contractions complémentaires ou compensatrices qui, pendant le mouvement, maintiendront le corps entier en équilibre, et sans lesquelles l’exécution de l’ordre envoyé d’en haut n’aurait ni sûreté ni précision.

Ainsi, dans le même tronc nerveux, de la racine postérieure à la racine antérieure, la communication se fait par quatre voies, et le circuit par lequel l’impression sensitive se convertit en impulsion motrice est d’autant plus long qu’il passe par un centre hiérarchique plus élevé. — Tantôt, de la racine postérieure, le courant va directement à la racine antérieure, comme on l’a vu dans le tronçon de grenouille dont la patte irritée se déplace pour fuir la cause d’irritation. — Tantôt, de la racine postérieure, le courant remonte jusqu’à la moelle allongée et en redescend jusque dans la racine antérieure ; c’est le cas du lapin décapité ou du rat à qui l’on a coupé les pédoncules cérébraux au-dessus de la protubérance. — Tantôt, de la racine postérieure, il remonte dans la moelle allongée, puis dans les ganglions de la base, pour redescendre dans la moelle allongée, puis dans la racine antérieure ; c’est le cas pour les animaux à qui l’on a enlevé les hémisphères. — Tantôt enfin, de la racine postérieure, il remonte dans la moelle allongée, puis dans les ganglions de la base, puis dans l’écorce cérébrale, pour descendre de là dans les ganglions de la base, puis dans la moelle allongée, puis dans la racine antérieure, en compagnie d’autres courants qu’une de ses branches collatérales ascendantes a déterminés dans le cervelet et qui redescendent en même temps que lui pour aboutir à d’autres racines postérieures ; c’est le cas des animaux intacts et sains.

Courant direct, ou courant à un, deux, trois intermédiaires, courant simple ou à branches multiples, il n’y a là évidemment que des actions réflexes. — En quoi consiste une action réflexe ? Une onde de changement moléculaire se propage le long d’un filet nerveux avec une vitesse qu’on évalue aujourd’hui à 34 mètres par seconde si le nerf est sensitif, et à 27 mètres s’il est moteur. Arrivée à la cellule, cette onde y provoque un changement moléculaire encore plus grand ; nulle part, dans les tissus organisés, l’usure et la réparation ne sont si rapides153 ; nulle part il ne se produit un travail si actif et un si grand dégagement de force. On peut comparer la cellule à un petit magasin de poudre qui à chaque excitation du nerf afférent, prend feu, fait explosion et transmet multipliée au nerf efférent l’impulsion qu’il a reçue du nerf afférent. Tel est l’ébranlement nerveux au point de vue mécanique. Au point de vue physique, il est une combustion de la substance nerveuse qui en brûlant dégage de la chaleur154. Au point de vue chimique, il est une décomposition de la substance nerveuse qui perd sa graisse phosphorée et sa neurine. Au point de vue physiologique, il est le jeu d’un organe qui, comme tous les organes, s’altère par son propre jeu et, pour fonctionner de nouveau, a besoin d’une réparation sanguine. — Mais, par tous ces points de vue, nous n’atteignons dans l’événement que des caractères abstraits et des effets d’ensemble ; nous ne le saisissons point en lui-même et dans ses détails, tel que nous le verrions si, avec des yeux ou des microscopes plus perçants, nous pouvions le suivre, du commencement à la fin, à travers tous ses éléments et d’un bout à l’autre de son histoire. À ce point de vue historique et graphique, l’ébranlement de la cellule est certainement un mouvement intérieur de ses molécules, et ce mouvement peut être comparé très exactement à une figure de danse, où les molécules très diverses et très nombreuses, après avoir décrit chacune, avec une certaine vitesse, une ligne d’une certaine longueur et d’une certaine forme, reviennent chacune à leur place primitive, sauf quelques danseurs fatigués qui défaillent, sont incapables de recommencer et cèdent leur place à d’autres recrues toutes fraîches pour que la figure puisse être exécutée de nouveau.

Voilà, autant qu’on peut le conjecturer, l’acte physiologique dont la sensation est le correspondant mental. Grâce à cette correspondance, nous sommes en état de nous représenter plusieurs détails de la figure de danse. Aux éléments de la sensation correspondent les éléments de la danse ; par conséquent, si, dans une sensation de son musical qui dure un dixième de seconde, il y a cent sensations élémentaires semblables : qui durent chacune un millième de seconde et sont chacune composées d’un minimum, d’un maximum avec une infinité de degrés intermédiaires, il faut admettre que, dans la cellule sensitive et pendant ce même dixième de seconde les molécules ont exécuté cent évolutions semblables qui ont duré chacune un millième de seconde et ont été composées chacune d’un minimum, d’un maximum avec une infinité de degrés intermédiaires ; de plus, si la sensation de son présente cette qualité particulière qu’on appelle le timbre et qui est produite par l’accolement de quelques petites harmoniques aiguës, on peut admettre que, dans le tourbillon des danseurs, quelques petits groupes collatéraux ont exécuté leur évolution avec une vitesse qui était un multiple de celle des autres. — Règle générale : les portions successives ou simultanées de la sensation, totale transcrivent en termes psychologiques les portions successives ou simultanées de la danse totale. Dès lors, nous comprenons la diversité de nos sensations totales, leur composition infiniment complexe, leur division en familles ou (espèces qui nous semblent irréductibles l’une à l’autre. Une très petite différence introduite dans la composition chimique ou dans la structure organique d’une cellule suffit pour changer du tout au tout le groupement et les pas de ses danseurs, par suite la vitesse de leur évolution, la forme, la longueur et les combinaisons des lignes qu’ils décrivent : ce sera par exemple le menuet au lieu de la valse. Dessinez sur deux carrés de papier égaux les mouvements d’un même nombre de couples pendant le même temps, d’abord dans la valse, puis dans le menuet ; les deux tracés sont très réguliers et pourtant si compliqués que l’œil n’y discerne rien de commun ; ils lui apparaissent comme des arabesques irréductibles l’une à l’autre ; chacune d’elles semble un type à part. Telles sont pour la conscience nos cinq familles de sensations, dans chaque famille plusieurs groupes, dans chacun de ces groupes plusieurs espèces, et, parmi les sensations du goût et de l’odorat, presque chaque espèce. — Du même coup, une lumière jaillit sur la structure et sur le jeu interne de notre appareil sensitif. Primitivement, une cellule n’est qu’un magasin de force, et tout son emploi consiste à multiplier une impulsion qu’elle transmet à un nerf moteur ; ultérieurement, à mesure que l’animal s’élève dans la série et que les sens deviennent spéciaux, la cellule perfectionnée s’acquitte par surcroît d’un autre office ; selon qu’elle sert à l’audition, à la vue, au goût, à l’odorat, elle traduit une forme particulière d’ébranlement extérieur, des vibrations de l’air, des ondulations de l’éther, des systèmes de déplacements atomiques ; or, pour cela, il faut qu’elle soit construite de manière à exécuter tel type de danse, et non tel autre. Selon notre hypothèse, il y aurait cinq de ces types, et, par conséquent, cinq familles de cellules, tactiles, acoustiques, gustatives, optiques, olfactives. Sous l’impulsion du nerf afférent, chaque famille exécuterait son type de danse ; mais, ainsi qu’on l’a vu, cette impulsion est susceptible de plusieurs rhythmes, et par conséquent, dans chaque type de danse, la diversité des rhythmes introduirait des espèces et des variétés correspondantes à celles que, par la conscience, nous remarquons dans nos sensations.

Il reste à chercher la façon dont ces cellules doivent être disposées et reliées entre elles, pour que les combinaisons de sensations primaires ou secondaires qui font nos pensées puissent s’effectuer. — D’après les expériences de Vulpian sur le lapin et sur le rat, il est très probable que la protubérance contient le premier bureau complet de cellules tactiles, acoustiques et gustatives. D’après les recherches anatomiques de Luys sur l’homme et les expériences de Ferrier sur le singe, il est probable que les ganglions de la base, et notamment les couches optiques, contiennent un second bureau des mêmes cellules, et en outre un bureau de cellules olfactives et optiques. Plus haut, l’écorce corticale forme le dernier bureau, beaucoup plus étendu que les précédents, relié avec eux par le vaste éventail de la couronne de Reil, et contenant les centaines de millions de cellules olfactives, optiques, gustatives, acoustiques et tactiles, qui servent de répétiteurs aux cellules similaires des deux précédents bureaux. De ces deux bureaux inférieurs au bureau supérieur, les cellules de la même famille sont reliées entre elles par des filets nerveux, et l’on comprend comment la danse d’une cellule tactile dans la protubérance ou d’une cellule olfactive dans les couches optiques provoque la danse semblable d’une cellule tactile ou olfactive dans l’écorce, en d’autres termes, comment la sensation proprement dite se répète et devient une image. — Examinons maintenant quel mécanisme physiologique est requis pour que les images aient les propriétés qu’on leur a reconnues. En premier lieu, après que la sensation a cessé, son image dure plus ou moins longtemps, eu s’effaçant par degrés, comme un écho indéfiniment répété et de plus en plus lointain. Cela s’explique, si l’on admet que la danse correspondante se répète de cellule semblable en cellule semblable, et subsiste par cette répétition en s’éloignant de plus en plus de son point de départ. Or, pour fournir à cette opération, il suffit que les cellules du même type fassent un ou plusieurs cordons continus. Supposez que chaque cellule des bureaux inférieurs communique avec l’écorce par un faisceau de fibres irradiées, que chaque fibre et chacune de ses ramifications fournisse à la cellule un cordon de répétiteurs corticaux : telle est la disposition qu’annonce la couronne de Reil. En ce cas, une cellule des bureaux inférieurs qui rayonnerait dans l’écorce par dix cordons, chacun de cent cellules, aurait mille répétiteurs dans les hémisphères, et l’on concevrait comment, au deuxième, au troisième, au dixième, au centième plan, une danse précédente se prolongerait sous forme d’image, sans faire obstacle à la danse actuelle, c’est-à-dire à la sensation du premier plan.

Non seulement les images persistent, mais, quoique de familles différentes, l’une tient à l’autre ; quand la première se produit, la seconde surgit par contrecoup ; les deux forment un couple plus ou moins solide, parfois indestructible. Quand nous lisons le nom d’un objet, aussitôt, par association, nous imaginons cet objet lui-même ; de plus, nous prononçons mentalement son nom, nous entendons mentalement ce nom prononcé, et, si nous savons d’autres langues que la nôtre, nous lisons, entendons, prononçons mentalement le nom correspondant dans chacune des autres langues. Voilà une chaîne de dix ou douze anneaux de diverses espèces, et l’on a vu les lois qui lient plus ou moins fortement chaque anneau à son voisin. En termes physiologiques, cela signifie que deux cellules d’espèce différente, par exemple une cellule acoustique et une cellule optique, se mettent réciproquement et directement en danse. Pour cela, il faut qu’elles communiquent ; pour qu’elles communiquent, il leur faut un filet nerveux intermédiaire. Voilà donc, outre le système de fibres ascendantes par lesquelles chaque cellule des bureaux inférieurs se relie dans l’écorce avec ses répétiteurs, tous de même espèce, un système de fibres transversales par lesquelles les répétiteurs d’espèce différente se relient entre eux ; c’est ce que semble indiquer le treillis prodigieusement multiple et entrecroisé des fibres corticales ; à tout le moins, il y a de ces fibres réunissantes qui vont d’un hémisphère à l’autre, et, selon les micrographes, le corps calleux en est entièrement composé. Ainsi, entre les cordons d’espèce différente, il se trouve un ou plusieurs chemins anatomiques. — Maintenant, il faut nous rappeler une loi que nous avons déjà constatée dans la moelle. Plus un fil nerveux a conduit, plus il est devenu bon conducteur. Plus un chemin nerveux a été frayé, plus il a chance d’être suivi. Plus le courant nerveux a été énergique et fréquent de telle cellule à telle autre, plus il a de pente pour passer de la première à la seconde. Quand la préparation a été assez forte et assez longue, la pente devient irrésistible ; arrivé à la première cellule, désormais le courant prend toujours le chemin qui conduit à la seconde. Il se peut que de cette première cellule partent deux, trois, quatre, dix filets ; entre ces dix filets, le courant en choisit un, par force, et toujours le même, celui qui est habitué à le recevoir.

En cela consiste le mécanisme physiologique de l’association mentale : évidemment, il est le même pour un courant simple et pour un courant compliqué, entre deux cellules et entre deux groupes plus ou moins nombreux de cellules ; quels que soient les groupes mentaux associés, si divers et si multipliés que soient leurs éléments, c’est toujours ainsi que leur association s’établit. Deux groupes reliés de la sorte peuvent être comparés à un cliché plus ou moins étendu, cliché d’un mot, cliché d’une ligne, cliché d’une page ; la lettre entraîne le mot, qui entraîne la ligne, qui entraîne la page. Dès lors, on comprend à quoi servent les cinq cents millions de cellules et les deux milliards de fibres de notre écorce cérébrale ; grâce à leur multitude, notre mémoire est pleine de clichés ; c’est pour cela qu’un cerveau humain peut posséder une ou plusieurs sciences complètes, cinq ou six langues et davantage, se rappeler des myriades de sons, de formes et de faits. Quatre cents millions de lettres font mille volumes, chacun de quatre cent mille lettres ; si un cerveau humain contient quatre cents millions de clichés mentaux, cela lui fait une riche bibliothèque de réserve, et il lui reste encore cent millions de cellules pour les usages courants.

Cela admis, on comprend en quoi consiste le souvenir, surtout le souvenir d’un événement ancien, notamment le souvenir qui semble avoir péri et qui ressuscite tout d’un coup, précis et complet, après dix ou vingt ans d’intervalle. Pendant ce long intervalle, la danse de cellules qui le constitue ne s’est point répétée incessamment ; au contraire, après quelques minutes ou quelques heures, elle a reculé graduellement jusque dans des groupes éloignés où elle a fini par s’amortir. Il n’est resté d’elle qu’un cliché, c’est-à-dire une modification de structure dans un groupé lointain de cellules et de fibres, une prédisposition organique, la prédisposition à vibrer dans tel ordre, et par suite, pour le courant nerveux qui atteindra ce groupe, la nécessité de couler dans le lit tracé d’avance. Ainsi préparé, ce groupe pourra demeurer très longtemps inactif, à l’un des derniers plans de l’écorce cérébrale, loin de la grande route que suivent nos impressions usuelles, et très loin de l’endroit où ces impressions, arrivées au premier plan, atteignent leur maximum d’éclat. À cette distance et avec si peu d’occasions de vibrer, il sera pour nous comme s’il n’était pas ; pendant des années, aucun des courants cérébraux ne l’atteindra ; il faudra un accident pour qu’une de ses cellules entre en danse. Mais, si elle y entre, la modification organique et la prédisposition acquise feront leur effet ; le courant nerveux suivra la route frayée ; chacune des cellules hibernantes recommencera sa danse dans l’ordre préétabli, et cet ordre de danses, propagé de groupe en groupe à travers l’écorce, repassera du dernier au premier plan. Nous arrivons ainsi à une conception d’ensemble des opérations cérébrales. À la vérité, nous n’y arrivons que par conjecture, et tout ce que nous affirmons avec certitude, c’est que la pensée pourrait s’exercer par le mécanisme décrit. Mais, si ce n’est par celui-ci, c’est par un autre de même espèce ; car, quelle que soit l’opération cérébrale, elle n’a pour éléments que les courants qui cheminent dans les fibres et les danses qui s’exécutent dans les cellules. Combinez, comme il vous plaira, ces courants et ces danses ; vous n’aurez jamais que des combinaisons de danses et de courants. Nous avons choisi la plus simple, la plus cohérente, la mieux appropriée à l’opération mentale qu’elle supporte, et il s’est trouvé qu’elle en explique plusieurs détails inexpliqués. Elle est donc vraisemblable ; à tout le moins, elle explique comment, en quoi, par quelle correspondance et par quel genre de service l’écorce cérébrale peut être l’instrument de la pensée. — Cette écorce grise, à quinze ou dix-huit étages superposés, ressemble à une imprimerie où l’atelier actif, éclairé, est entouré de vastes magasins obscurs et immobiles. Les innombrables caractères qui sont remués dans l’atelier ou qui reposent dans les magasins ne sont jamais que les vingt-quatre lettres de l’alphabet ; il n’y en a peut-être pas davantage dans notre alphabet cérébral, à savoir vingt-quatre figures de danse avec les cinq ou six types de cellules nécessaires pour les exécuter. Dans l’atelier, le travail est double : d’une part, sous l’impulsion du dehors, il compose incessamment des mots qu’il envoie dans les magasins où ils se transcrivent en clichés fixes ; d’autre part, les magasins lui envoient incessamment des clichés fixes qu’il transcrit en lettres mobiles ; et l’œuvre qu’il produit à la lumière est une combinaison continue des mots nouveaux qu’il compose et des mots anciens qu’il transcrit.