(1889) Histoire de la littérature française. Tome II (16e éd.) « Chapitre troisième »
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(1889) Histoire de la littérature française. Tome II (16e éd.) « Chapitre troisième »

Chapitre troisième

§ I. Histoire du poème dramatique jusqu’à la venue de Corneille. — § II. Corneille, inventeur des deux principales formes du poème dramatique, donne le premier modèle de la tragédie. — § III. Le Cid. — § IV. Caractère général des tragédies de Corneille. — § V. Des imperfections du théâtre de Corneille, et de leurs causes. — § VI. De ce que la tragédie laissait à désirer après Corneille.

§ I. Histoire du poème dramatique jusqu’à la venue de Corneille.

Le siècle qui portait ainsi l’empreinte des créations du génie de Descartes devait assister à d’autres créations non moins étonnantes, mais plus aimables et plus populaires. La même génération put le même jour lire le Discours de la méthode et battre des mains au Cid. Le père de la philosophie moderne, Descartes, n’était l’aîné que de dix ans du père du théâtre, le grand Corneille.

Aucun écrivain n’a plus mérité que Corneille le titre de génie créateur. Il est unique dans l’histoire de notre littérature par la prodigieuse distance qu’il y a entre lui et ceux qui le précèdent immédiatement. Depuis la Renaissance, les écrivains supérieurs semblent à quelques égards procéder les uns des autres et, selon la belle image de Lucrèce, se passer de main en main le flambeau de la vie, qui brille de plus en plus à mesure qu’on approche de l’époque de perfection. Cela est vrai des principaux prosateurs, Rabelais, Calvin, Montaigne, et, dans la poésie, de Malherbe lui-même, quoique si au-dessus de ses prédécesseurs immédiats. Mais un abîme sépare Corneille de tout ce qui peut s’appeler le théâtre avant lui. Et peut-être, pour la langue, y a-t-il plus loin de ce grand poète à la meilleure pièce de théâtre antérieure à lui, que de Descartes lui-même aux meilleurs écrivains du commencement du dix-septième siècle. Descartes crée la méthode, et ne fait que régler la langue ; Corneille crée la langue et la méthode.

Jusqu’à lui, l’histoire du théâtre n’offre que de vains noms, et pas une pièce. Ce grand art, qui n’a pour ainsi dire point de passé, sort consommé de la tête de Corneille.

C’est au quinzième siècle seulement qu’on peut reconnaître une ébauche de théâtre dans les mystères et soties, joués sur des tréteaux par deux confréries, l’une de bourgeois, dite des Confrères de la Passion ; l’autre d’enfants de naissance, dite les Enfants sans souci. Une troisième confrérie, les Clercs de la basoche, jouait, sur la table de marbre du Palais de justice, des pièces analogues au répertoire des Enfants sans souci.

L’histoire de ce triple théâtre dans ses rapports avec les mœurs et les progrès de la civilisation, serait un point intéressant de l’histoire générale de notre pays ; mais ce point n’est pas de mon sujet. Il me suffit, pour faire apprécier, par la bassesse des commencements de cet art, la hauteur où l’a porté le génie de Corneille, de déterminer le caractère des pièces qui s’y jouaient.

Les Confrères de la Passion avaient seuls le privilège de jouer les mystères. Le mot indique la chose. Ce sont ces mêmes mystères que Boileau repousse du théâtre, comme n’étant point susceptibles d’ornements égayés. Sous le nom de mystères on représentait généralement les récits de l’Ancien et du Nouveau Testament, les vies des prophètes et des apôtres, celles des saints. Dieu, les anges, la Vierge, le Christ, le diable, en étaient les personnages principaux. Le théâtre était divisé en trois compartiments : au-dessus était le paradis, au-dessous l’enfer, le monde au milieu. L’événement se passait dans le compartiment du milieu, le dénoûment s’accomplissait dans celui d’en haut ou dans celui d’en bas. Quant au dialogue, c’est le plus souvent une sorte de glose du texte sacré, qui n’a de poétique que la rime. Tels ont été les humbles commencements de la tragédie. C’est d’ailleurs à la même tendance d’esprit que répondent les mystères du moyen âge et la tragédie moderne. L’idéal que nous cherchons dans la représentation d’événements tragiques, nos pères le cherchaient dans la mise en scène de l’histoire de leur foi.

Les soties que jouaient les Enfants sans souci répondaient à un autre besoin d’où est née la comédie. Les mœurs du temps en fournissaient les sujets ; les contemporains, sous des noms allégoriques, en étaient les personnages. Il fallut, sur ce point, modérer à plusieurs reprises, par des règlements, la liberté de la langue des Enfants sans souci. Le seigneur Abus, personnage commun à quelques-unes de ces pièces, n’était rien moins que le roi, ou l’Eglise, ou les seigneurs et tout ce qui était privilège. Louis XI ne put endurer les leçons du Prince des sots 29 ; il le menaça de la hart s’il ne s’abstenait de toucher aux vivants. Louis XII lui rendit son franc parler, que lui ôta de nouveau la Sorbonne, sous le règne de François Ier.

Enfin, un troisième genre, intermédiaire entre les mystères et les soties, les moralités contentaient ce goût moins franc, mais non moins général, auquel s’adresse aujourd’hui le drame. Le privilège de jouer les moralités appartenait exclusivement aux Clercs de la basoche 30. Les moralités, en grande partie tirées des vies des saints, participaient des mystères par le mélange de la religion, des soties par les allusions satiriques. Dans cette analogie évidente entre ces trois formes du poème dramatique naissant, et ce qui s’appellera plus tard la tragédie, la comédie et le drame, je vois une preuve de plus que les genres sont comme les cadres naturels de l’esprit humain. Avant les chefs-d’œuvre qui en feront voir la parfaite conformité avec cet esprit, on en trouve les premiers traits aux époques les plus barbares et dans les plus grossières ébauches.

Le caractère commun de ces pièces est le même que j’ai remarqué dans tous les ouvrages d’esprit de cette période. C’est l’expression unique et exclusive du moment présent. Voltaire, dans le roman de l’Ingénu, fait dire à son héros, à propos de l’histoire ancienne : « Je m’imagine que les nations ont été longtemps comme moi, qu’elles ne se sont instruites que fort tard, qu’elles n’ont été occupées pendant des siècles que du moment présent qui coulait, très peu du passé, et jamais de l’avenir. » Rien n’est plus vrai de notre littérature, et en particulier de notre théâtre, jusque vers le milieu du seizième siècle. Deux choses alors remplissent le moment présent : la foi sans la science de la religion, sans l’intelligence de ses rapports avec la civilisation ; la critique, qui n’a pas d’idées générales, et n’est guère que l’impression vive d’un malaise actuel. Hors des croyances et de la critique des abus présents, il n’y a pas de sujets. On dirait que la France est seule au monde, et que dans cette France il n’y a qu’une génération, qui n’a rien appris de ses pères, et qui ne transmettra rien à ses descendants.

Cette singulière beauté du théâtre ne se forme que lentement : c’est le dernier, c’est peut-être le plus beau développement littéraire d’une grande nation. De tout ce qu’on peut appeler le théâtre d’alors, il n’est resté qu’une pièce qui mérite d’être lue : c’est la farce de Pathelin. Il y eut en ce temps-là, sinon un homme de génie, du moins un esprit heureux qui a tracé quelques ébauches de caractères finement observés, et, comme il arrive, trouvé une langue toute formée pour exprimer ces premiers traits de la vérité dramatique.

Peut-être importait-il plus encore, pour cette branche de la littérature nationale que pour les autres, que l’esprit français fût renouvelé par la Renaissance. Ce qui prouve à quel point l’art dramatique avait besoin de l’antiquité païenne, c’est l’oubli profond où sont tombés les ouvrages composés depuis lors par quelques superstitieux de l’ancienne mode, derniers représentants de ce qu’ils appelaient le théâtre national. La naïveté surannée des Confrères de la Passion, les grossières railleries des Enfants sans souci, ne méritaient pas les mesures de répression qui y mirent fin vers le milieu du seizième siècle. Ces restes de l’esprit gaulois auraient cédé naturellement place à l’esprit français entrevoyant pour la première fois, sous les mots charmants de tragédie et de comédie, l’idéal d’un art que le dix-septième devait réaliser.

Les premières imitations du théâtre antique sont de l’époque où du Bellay exhortait, avec tant de chaleur, les poètes ses contemporains à mettre la Grèce et Rome au pillage. Ronsard, en 1549, traduisait en vers français le Plutus d’Aristophane. En 1552, Jodelle, un des plus hardis de la Pléiade, faisait jouer dans un collège une Cléopâtre taillée sur le patron du théâtre grec. Le prologue de cette pièce accusait les Confrères de la Passion d’écrire et de jouer pour la populace en sabots. Dans l’enthousiasme de leur succès, les amis de Jodelle offrirent au jeune poète le bouc de l’antique tragédie, et en firent, dit-on, un sacrifice, à la mode des païens.

Qu’était-ce que cette Cléopâtre ? Un calque inanimé de la tragédie grecque. De longs monologues, des chœurs, une vaine application de toutes les règles de ce grand art ; rien n’y manque de tout ce qui peut s’emprunter. C’est en effet une dépouille arrachée à un corps plein d’embonpoint, pour en affubler une ombre. Jodelle avait laissé à ses modèles tout ce qui ne se prend point, les caractères, les passions et leurs contrastes, la vie enfin, qui ne peut être copiée. Mais ces noms tirés de l’histoire générale, cette gravité, cette rhétorique, grossière image de l’éloquence, charmaient les esprits. Quoique ce ne fût que l’apparence de l’art, l’admiration pour cette apparence était féconde ; elle préparait les esprits à admirer l’art lui-même.

A Jodelle succéda Garnier. Il continua cette imitation du théâtre antique, mais il se tint plus près de Sénèque que des Grecs. Préférer Sénèque était un progrès. On recherchait alors les vérités générales ; elles étaient tellement prisées, qu’on les distinguait dans le discours par des guillemets, et qu’on les y enchâssait à la façon des pierres précieuses, afin que le lecteur fût averti, même par les yeux, de leur présence. Or Sénèque est plein de ces vérités, sous forme de sentences. Sans doute elles y sont en trop grand nombre, et souvent où elles ne conviennent pas ; elles y tiennent la place de l’action, la première des vérités dans un poème dramatique. Mais il était bon qu’on en aimât le nombre avant d’en discerner la valeur relative, et qu’on les estimât comme pièces à part, avant de comprendre la beauté qu’elles tirent de l’ensemble de l’ouvrage, et de l’emploi discret qu’on en doit faire.

Les pièces de Garnier offrent d’ailleurs quelques traits de sensibilité et de noblesse, dont il a tout l’honneur. Sa versification, quoique sans beautés éclatantes, est plus régulière et plus facile que celle de Jodelle. Le mélange alternatif des rimes féminines et masculines y est observé invariablement. Mais le titre le plus honorable pour Garnier, c’est d’avoir fait une tragédie biblique, les Juives, peut-être son meilleur ouvrage. L’invention était heureuse. Il en a bien pris à Corneille et à Racine de la suivre, le premier dans Polyeucte, le second dans Esther et dans Athalie.

La fortune de Garnier fut de courte durée. C’était de la tragédie pour les savants. Le seul plaisir qu’on y pût prendre, celui d’y retrouver l’imitation des formes du théâtre ancien, ne pouvait guère toucher le public. Il voulait confusément un théâtre national, moins grossier que celui des Confrères de la Passion, moins savant que celui de Jodelle et de Garnier. On était las de la tragédie de collège ; tout au plus la trouvait-on bonne à lire. L’instinct du public en jugeait mieux que l’enthousiasme des érudits. Son impatience montrait assez où était le vice de ce théâtre ; ce qu’il voulait sans pouvoir le dire, c’était la vérité dramatique, l’action. Il y eut donc, à la fin du seizième siècle, contre la tragédie savante, une sorte d’insurrection, dont le chef et le héros fut Alexandre Hardi.

Hardi n’inventa rien. Il emprunta partout où il put. Il imita les pastorales italiennes et les drames espagnols ; il imita les imitations de Jodelle et de Garnier. Il mêla les chœurs, les nourrices, les messagers du théâtre antique, avec les Pantalons italiens et les Matamores espagnols ; et comme on n’imite que les défauts, il n’eut que les défauts de tous les théâtres auxquels il fit des emprunts. Mais il intéressa par un certain mérite d’action. Il n’attendait pas d’ailleurs qu’on s’ennuyât d’une pièce pour la remplacer par une autre. Il n’en fit pas moins de douze cents, qui défrayèrent pendant vingt ans le théâtre du Marais.

Cet homme, qui fut moins un poète qu’un entrepreneur de représentations théâtrales, était de l’école de Lope de Vega, au temps où Lope de Vega, sourd aux reproches secrets de son génie, enseignait, à titre de recette, l’art de faire deux mille pièces dans une vie d’homme. « Ce n’est pas, disait-il, que j’ignore les préceptes de l’art, Dieu merci ! Mais qui les suit meurt sans gloire et sans argent. J’ai quelquefois écrit suivant l’art, que très peu de gens connaissent ; mais quand je vois les monstruosités auxquelles accourent le vulgaire et les femmes, je me fais barbare à leur usage. Aussi, avant d’écrire une comédie, j’enferme les règles sous six clefs, et mets dehors Plante et Térence, pour que leur voix ne s’élève pas contre moi ; car la vérité crie dans les livres muets. Je fais des pièces pour le public ; et puisqu’il les paye, il est juste, pour lui plaire, de lui parler la langue des sots. » Lope du moins n’était pas dupe des défauts d’une telle fécondité. Je n’en dirais pas autant de Hardi.

Ce grossier pêle-mêle de toutes les imitations réussit pendant vingt années, alors même que Malherbe donnait les premières règles et les premiers modèles de l’art d’écrire en vers. On finit par s’en dégoûter, et on en revint à la tragédie savante. Les règles du théâtre antique furent remises en honneur, et de ce respect pour les unités, et de l’imitation du théâtre espagnol, il sortit des pièces fort supérieures à celles de Hardi, quoique tombées dans le même oubli. Huit de ces pièces sont signées du nom de Corneille. On les lit par curiosité ; on veut voir ce qu’était Corneille avant que son génie se fût éveillé ; mais il faut toute la beauté de ses chefs-d’œuvre pour intéresser à ces commencements. Une certaine fermeté pourtant dans les vers, quelques passages où l’expression est parfaite, parce que la pensée est vraie, font soupçonner un esprit supérieur qui ne se connaît pas encore, et qui commence par imiter ce qui réussit, en attendant qu’il crée des choses inimitables.

§ II. Corneille, inventeur des deux principales formes du poème dramatique, donne le premier modèle de la tragédie.

Tout était donc à créer au temps de Corneille ; car si l’on ne peut sérieusement donner le nom de poèmes dramatiques à des ouvrages sans caractères, sans passions, sans mœurs, sans style, sans ressemblance avec la vie, il n’y a rien d’exagéré à dire que Corneille avait tout à créer.

Ceux-là surtout le savent qui, n’étant point auteurs de poèmes dramatiques, n’ont point à faire une poétique particulière pour justifier leurs productions, et acceptent l’idée qu’on se fait généralement du poème dramatique. Si la tragédie est la représentation d’une action importante où figurent des personnages illustres, animés de passions dont la lutte doit produire un événement funeste ; si la comédie est une action où le contraste des caractères et des mœurs, chez des gens de condition privée, produit le ridicule, ou seulement des images frappantes de la vie commune ; s’il n’y a ni tragédie ni comédie sans la convenance suprême d’une langue durable, on ne peut contester à Corneille l’invention du poème dramatique.

Fontenelle, dans la Vie de Pierre Corneille, son oncle, a dit : « Pour juger de la beauté d’un ouvrage, il suffit de le considérer en lui-même ; mais pour juger du mérite d’un auteur, il faut le comparer à son siècle. » Il aurait dû ajouter : Et à ses devanciers. Pour juger du mérite d’un génie créateur, il faut le comparer au chaos d’où sont sorties ses créations. A ce point de vue, il n’y a pas de plus grand nom dans l’histoire de notre littérature que le nom de Pierre Corneille. Mais si l’on considère ses ouvrages en eux-mêmes, et qu’on les compare à l’idéal du poème dramatique, tout en ne mettant aucun nom au-dessus du nom de Corneille, on peut croire qu’il existe des ouvrages plus parfaits que les siens.

Au reste, avant de regretter ce qui a manqué à Corneille, donnons-nous le plaisir d’admirer tout ce qu’il a créé. Il a créé toutes les formes du poème dramatique. Il a donné les premiers modèles de la tragédie à Racine ; Molière a appris de lui le ton et le style de la comédie. On lui fait honneur d’une troisième création, la tragi-comédie, aujourd’hui appelée du nom spécieux de drame, afin de déguiser le vice originel du mélange des deux genres, qui en fera toujours un genre douteux. Mais peut-être est-ce trop peu ajouter à sa gloire que de dater de lui un genre de composition équivoque, qui, de l’aveu même de ceux qui le goûtent, est inférieur aux deux genres dont il participe. Il ne s’est pas fait une bonne tragi-comédie depuis Nicomède et Don Sanche ; et, même dans ces deux pièces, on admire moins le mélange du tragique et du comique que les scènes détachées où la tragédie et la comédie parlent la langue qui leur est propre.

Enfin, les partisans du drame bourgeois, qui tire son tragique du même fonds d’où la comédie tire son ridicule, c’est-à-dire de la société et des mœurs du temps, pourraient en trouver la première théorie dans Corneille, tant ce grand homme avait approfondi la matière du poème dramatique. « S’il est vrai, dit-il dans la préface de Don Sanche, que la crainte ne s’excite en nous par la représentation de la tragédie que quand nous voyons souffrir nos semblables, et que leurs infortunes nous en font appréhender de pareilles, n’est-il pas vrai aussi qu’elle pourrait être excitée plus fortement en nous par la vue des malheurs arrivés aux personnes de notre condition, à qui nous ressemblons tout à fait, que par l’image de ceux qui font trébucher de leurs trônes les grands monarques, avec qui nous n’avons aucun rapport qu’autant que nous sommes susceptibles des passions qui les ont jetés dans ce précipice, ce qui ne se rencontre pas toujours ? » A cette invitation de Corneille il a été répondu par le drame bourgeois, dont nous verrons au dix-huitième siècle la triste fortune. Le drame bourgeois n’a pas à se faire honneur d’un ouvrage durable. Voltaire oppose à la théorie de Corneille une raison qui, pour être très générale et très sommaire, n’en est pas moins invincible : « Il ne faut pas, dit-il, transporter les bornes des arts. » Tous les raffinements de l’esthétique échouent contre cette raison ; c’est un article de foi littéraire dans notre pays.

Les arts sont en effet des domaines distincts, circonscrits dans des limites hors desquelles les séductions même du génie ne peuvent nous entraîner ; car ces limites ne sont elles-mêmes que les dispositions et les instincts de notre esprit. Par un de ces instincts que développe et fortifie en nous l’éducation, nous cherchons l’idéal de la tragédie au-dessus de nos têtes, dans les événements considérables qui affectent directement des personnes illustres. On ne la fait pas descendre impunément jusqu’aux événements et aux mœurs des personnes de condition privée ; la tentative n’en a jamais réussi. Corneille lui-même se paye ici de mots ; car si don Sanche passe pour n’avoir point de naissance, il n’en est pas moins fils d’un roi ; la grandeur de son origine perce sous l’obscurité de sa condition présente. Mais que de justesse dans cette remarque, que nous ne sommes touchés des malheurs des princes « qu’autant que nous sommes susceptibles des passions qui les ont fait tomber dans le précipice ! » Voilà le secret même de la tragédie ; voilà cette ressemblance avec la vie, qui en fait toute la vérité. Voilà par contre la condamnation de tout poème dramatique où l’on met en scène des passions « dont nous ne sommes pas susceptibles. » Cette vue supérieure de Corneille, Racine en fera la règle même de son théâtre.

Dans la comédie, Corneille laissait beaucoup à faire après lui. Sans doute, en apprenant à Molière à chercher la comédie dans les mœurs et les caractères, le Menteur l’avait averti de son génie ; mais il n’avait fait que le mettre sur la voie de la comédie bourgeoise, et il lui laissait à créer tout entière la haute comédie. Il n’en est pas de même de la tragédie. Corneille en avait si bien fait voir les caractères et comme l’essence, que, même en la perfectionnant d’après ses exemples, on ne pouvait guère arriver qu’à la gloire de l’égaler.

A l’autorité des exemples Corneille joignit celle des préceptes. Ses discours sur le poème dramatique, les jugements qu’il fit de ses pièces sont remplis d’observations délicates et profondes sur toutes les parties de ce grand art. Tantôt Corneille commente en homme de génie les règles de la critique ancienne ; tantôt il en établit lui-même de nouvelles, tirées d’une connaissance encore plus profonde de l’homme. Ainsi, au prologue de la tragédie antique il substitue le premier acte de la tragédie moderne, et il pose cette règle, « que le premier acte doit contenir les semences de tout ce qui doit arriver, tant pour l’action principale que pour les épisodiques ; en sorte qu’il n’entre aucun acteur dans les actes suivants qui ne soit connu par ce premier, ou du moins appelé par quelqu’un qui y aura été introduit. » Le prologue de la tragédie antique, tel qu’Aristote le caractérise, est un artifice dramatique dont la grossièreté ne peut pas être dissimulée par le mérite des paroles : il nous avertit que nous allons assister à un mensonge. Le premier acte de la tragédie moderne, c’est l’action elle-même, où nous entrons si soudainement, que le temps nous manque pour réfléchir qu’il s’agit d’aventures imaginaires et d’un plaisir de convention. Quoi de plus semblable d’ailleurs à la vie que cette maturité de l’événement, qui fait que, dès les premières scènes, le spectateur connaît tous ceux qui doivent y figurer, et qu’avant d’avoir pu penser qu’il y a là un habile homme dont la fable ingénieuse va le transporter du réel dans l’imaginaire, il est saisi dès le lever de la toile de ces images frappantes de la vie, et prend parti dans la lutte qui va s’engager ?

Théoricien admirable, Corneille ne fait pas de règles pour excuser ses fautes. En même temps qu’il donnait, sous la forme de règles, le secret des beautés de son théâtre, en critiquant ses propres défauts il donnait le secret des beautés qui lui ont manqué. Jugeant l’art en homme de génie, et ses propres œuvres en honnête homme qui ne craint pas d’avouer en quoi il a failli à l’idéal, Corneille inventait à la fois l’œuvre et les perfectionnements. Aucun écrivain ne s’est examiné avec plus de désir véritable de connaître ses défauts, et d’en faire tourner la critique à la gloire de l’art. Il se jugeait lui-même comme il eût fait d’un autre ; aimant ses qualités jusqu’à les admirer, comme s’il n’y avait eu aucun mérite ; critiquant ses défauts sans les grossir par fausse modestie, ni les atténuer par vanité. Voltaire a dit beaucoup plus de mal de ses tragédies qu’il n’eût souffert qu’on en dît ; se trop critiquer touche à s’estimer trop. Combien j’aime mieux la sincérité de Corneille se rendant justice dans le bien et se faisant justice dans le mal ! Mais il y a peut-être une vertu supérieure : c’est celle de ne rien dire de soi, ou de n’en dire que des choses qui laissent chacun libre de son jugement. Ce devait être là le mérite de Racine.

§ III. Le Cid.

Ce fut un grand jour dans l’histoire de notre littérature, vrai jour de fête pour les contemporains, que celui qui vit paraître, après des commencements si obscurs et des progrès si lents, après les prédécesseurs de Corneille, après Corneille lui-même, s’essayant dans ces huit pièces, meilleures seulement que ce qui s’était fait avant lui, le Cid, cette merveille, comme on l’appela tout d’abord, qui mit Corneille bien plus au-dessus de ses premiers ouvrages que ceux-ci ne l’avaient mis au-dessus de ses devanciers !

Deux amants qu’attache l’un à l’autre une passion profonde et légitime, et que va rendre ennemis la loi du devoir filial et de l’honneur domestique ; Rodrigue aimant Chimène, mais forcé de venger l’affront de son père dans le sang du père de sa maîtresse ; Chimène forcée de haïr celui qu’elle aime, et de demander sa mort, qu’elle craint d’obtenir ; Rodrigue, tout plein des grands sentiments qui feront bientôt de lui le héros populaire de l’Espagne ; Chimène, héritière de l’orgueil paternel,

fière Castillane, qui veut se battre contre Rodrigue avec l’épée du roi ; ce roi, si plein de sens et d’équité, image de la royauté de Salomon, par sa modération, par sa connaissance des hommes, par sa justice ingénieuse : les deux pères si énergiquement tracés ; le comte, encore dans la force de l’âge, qui a été vaillant à la guerre, mais qui se paie de ses services par le prix qu’il en exige et par les louanges qu’il se donne ; le vieux don Diègue, qui a été autrefois ce qu’est aujourd’hui le comte, mais qui n’en demande pas le prix, et ne s’estime que par l’opinion qu’on a de lui ; le duel de ces deux hommes, si rapide, si funeste, d’où va naître entre les deux amants un autre duel dont les alternatives seront si touchantes ; Rodrigue, après avoir tué le comte, défendant son action devant Chimène, qui n’en peut détester le motif, puisque c’est le même qui l’anime contre Rodrigue ; la piété filiale aux prises avec l’amour ; l’ambition désappointée ; l’idolâtrie de l’honneur domestique ; des épisodes étroitement liés à l’action ; un récit qui nous met sous les yeux le sublime effort de l’Espagne se débarrassant des Maures, d’un pays rejetant ses conquérants : quel sujet ! Et comme je comprends l’enthousiasme dont furent saisis nos pères, il y a un peu plus de deux siècles, quand ils virent cette aimable et pathétique image de la vie, et qu’ils entendirent cette voix des passions parlant le langage de tous les temps et de tous les pays !

La ressemblance avec la vie, c’est en effet ce qui rendra cette pièce éternellement nouvelle. Le même charme qui attirait nos pères nous y attire nous-mêmes, quoique nous n’ayons plus le tour d’imagination de l’époque, qui faisait aimer jusqu’aux défauts d’une si charmante nouveauté.

Entrez dans le détail du Cid. Toutes les parties de l’œuvre tirent leur beauté de cette ressemblance avec la vie. La compétition des deux pères pour les fonctions de gouverneur du fils du roi, les hauteurs du comte, la dignité du vieux don Diègue, l’intervention du roi entre Rodrigue et Chimène, le rôle de don Sanche, estimé, mais point aimé, que Chimène accepte pour champion, tout en désirant secrètement qu’il succombe ; tout cela, c’est la vie universelle et qui ne change pas. Mais nulle part l’image n’en est plus frappante que dans le combat entre Rodrigue et Chimène.

La lutte de la passion et du devoir, qu’est-ce autre chose en effet que la vie elle-même ? A quoi nous reconnaissons-nous le plus, sinon aux alternatives de cette lutte dans laquelle cèdent tour à tour, chez les meilleurs, la passion et le devoir, et chez les autres le devoir plus souvent que la passion ? Et en quel temps de la vie cette lutte prend-elle fin ? A quel âge n’avons-nous plus à choisir entre une passion et un devoir ? Si, pour ceux qui sont jeunes, le Cid est l’idéal même de la passion qu’ils ont dans le cœur, ceux qui sont agités par les passions de l’âge mûr ou de la vieillesse n’y trouvent-ils pas le souvenir de ce qu’ils ont été, et l’image de ce qu’ils sont ?

Corneille, dans ce chef-d’œuvre, n’a rien conçu d’absolu, ni la passion sans quelques remontrances secrètes du devoir, qui la troublent lors même qu’elle est la plus forte, et qui la contraignent à se voiler ; ni le devoir sans que la passion s’insinue jusque dans ses protestations les plus exaltées, et qu’il ne ressemble par moments à la passion elle-même se donnant le change. Rodrigue veut tuer le père de Chimène. Voilà le devoir. Mais n’y a-t-il pas pour Rodrigue un moyen honorable d’y échapper ? Une mort volontaire le rendrait libre. Il y paraît décidé :

Allons, mon âme, et puisqu’il faut mourir,
Mourons du moins sans offenser Chimène.

Chimène, à son tour, veut venger la mort de son père par celle de Rodrigue : c’est pour elle le devoir. Elle s’y oblige par les plus fortes raisons ; elle y appelle son imagination au secours de sa conscience, qui va fléchir ; elle s’y engage de réputation par l’éclat de ses plaintes devant le roi. Mais ne sentez-vous pas sa passion pour Rodrigue jusque dans la violence de son ressentiment, jusque dans cet excès de paroles dont elle réchauffe le devoir languissant ? N’a-t-elle pas secrètement l’espoir que le roi lui refusera la mort d’un ennemi auquel elle a résolu de ne pas survivre ? Et quand elle fait parler avec tant d’éloquence la plaie par où son père lui demande vengeance, n’avoue-t-elle pas que, pour la mieux convaincre de son devoir, il a fallu que le sang paternel le lui traçât sur la poussière31?

Ainsi le devoir et la passion se suivent comme l’ombre suit le corps ; ils s’observent, ils se pressent, ils ne se laissent pas respirer. Cette lutte remplit la pièce ; c’est la pièce tout entière ; on ne s’en lasse point, tant cette image de la vie est forte et attachante. Ces combats sont nos combats. Jamais notre passion n’est si forte que nous ne sentions quelque chose qui y résiste : aujourd’hui un avertissement, demain un remords. Jamais non plus le devoir n’est si impérieux ni si certain que, sous la forme d’un répit, d’un regret, d’un doute, la passion ne le contredise tout bas et n’ait quelque chance de se faire écouter. Le Cid est l’idéal de ceux qui peuvent faire des fautes sans souiller leur âme, et qui ne peuvent être vertueux que dans la mesure de la faiblesse humaine.

On a admiré l’esprit que déploie Corneille pour varier par les détails une situation qui est toute la pièce. Corneille lui-même avoue qu’il y en a trop. Vingt ans après le succès du Cid, examinant son ouvrage, non en père, mais en juge, il reconnaissait qu’en certains endroits il ne s’était pas défendu de complaire au goût de son temps. Sur la foi d’un si excellent juge, on peut reprocher au Cid l’abus de l’esprit ; encore cet abus ne vient-il que de trop de fidélité dans la ressemblance avec la vie. Le trop d’esprit est le trait de gens qui ont besoin de justifier leur passion ou de s’exagérer leur devoir. Des scènes moins développées auraient laissé trop à deviner au spectateur ; au théâtre, il importe que nous ayons peu à suppléer. Je veux que la passion plaide sa cause, qu’elle soit abondante, ingénieuse ; que les personnages de la tragédie soient à la fois passionnés et gens d’esprit.

Mais, dans tout cet esprit du Cid, le trait le plus semblable à la vie, c’est que le devoir a plus d’esprit que la passion. Parmi les raisons dont se sert Chimène pour se convaincre de son devoir, combien, pour quelques-unes très solides, n’en donne-t-elle pas qui sont seulement ingénieuses ! L’excès même en ce point est une vérité de plus. Tout en effet dans ce devoir est-il également naturel ? Tout vient-il du cœur ? Ne s’y mêle-t-il pas quelque chose du dehors, l’influence des mœurs locales, et ce que le roi lui-même appelle un point d’honneur32? Comment faire que ce devoir soit assez fort pour balancer la passion, où tout est si naturel, et qui s’est formée de convenances si invincibles, la jeunesse, la gloire, la beauté ? Comment égaler deux forces si inégales, sans appeler l’esprit au secours de la première, et sans que le cœur, qui n’accepte le devoir qu’à demi, se fasse aider par la tête pour l’accepter tout entier ? Voilà pourquoi Chimène, si spirituelle et si subtile quand elle combat son amour par son devoir, est d’une bonne foi si naïve et d’un naturel si charmant quand elle laisse parler sa passion. Pour s’exciter à venger son père, elle ne se refuse pas même le sophisme ; mais qu’elle a peu d’efforts à faire, et que tout cet esprit lui est inutile, quand elle cède à son amour !

Va, je ne te hais point…
Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix…
Adieu, ce mot lâché me fait rougir de honte.

L’Académie française, dans la critique que Richelieu lui commanda de faire du Cid, et qu’elle fit plus modérée qu’il n’eût voulu, crut de bon goût de prendre le parti du devoir contre la passion. Elle condamna Chimène comme une fille dénaturée. Ce jugement eût été vrai du haut d’une chaire ; d’une compagnie de gens d’esprit, il était excessif. Tout Paris réclama pour la vérité selon la nature humaine, contre la vérité selon les casuistes de Richelieu.

Tout Paris pour Chimène eut les yeux de Rodrigue.

Une Chimène comme l’eût voulue le rédacteur fort habile du jugement de l’Académie, Chapelain, eût ennuyé tout des premiers Richelieu et son Tristan littéraire, Chapelain.

Nos pères avaient donc meilleur goût que les beaux esprits du temps, quand, après avoir applaudi ce chef-d’œuvre, ils s’obstinèrent dans leur admiration, en dépit des censures du cardinal. Le public d’un jour jugea comme la postérité. Le mérite en est à Corneille, qui, en créant l’art, avait créé un public pour le goûter. Quel esprit sain n’eût fait son éducation dramatique à la première représentation du Cid ? Tout en était si vrai, caractères, situations, langage ! Avant le Cid, le plaisir de la curiosité était le seul que l’on connût au théâtre. Jodelle et Garnier l’avaient contentée par de froides imitations du théâtre antique, Hardy l’avait saturée par un plagiat de tous les théâtres. Corneille fit connaître le premier le plaisir de la raison, en présence de la vérité durable ; le plaisir du cœur, averti de ses propres passions par des personnages vivants ; le plaisir du goût, par la perfection de l’art d’écrire en vers. Quelle nouveauté, en effet, même après Malherbe, que ces vers si pleins, si nerveux, où la rime enfonce le sens, et cette propriété, cette force, après la fadeur romanesque des poésies du temps ! Quelle joie dut causer à nos pères ce langage si bien approprié à la diversité des sentiments qu’il exprime, si haut et si fier dans les scènes d’explication et de défi, si naïf et si fin dans les scènes d’amour combattu, si poétique dans les épisodes ! On aurait mauvaise grâce à noter, dans les créations du poète, les endroits où trébuche l’écrivain. De la hauteur où de si rares beautés transportent l’esprit ébloui et charmé, il n’aperçoit pas les fautes. Corneille d’ailleurs ne fut pas longtemps sans contenter ses critiques. Trois ans après le Cid, il écrivait Horace et Cinna ; un an après Cinna il donnait Polyeucte, son chef-d’œuvre.

Après ces grands ouvrages, on ne trouve plus à admirer que des actes dans des pièces imparfaites ; et plus tard, des scènes, des traits sublimes dans quinze pièces qui rappellent le Corneille d’avant le Cid. La gloire de Corneille est donc toute dans ces quatre années (1636-1640) ; quatre années dans une vie de septuagénaire ! Mais ce n’était pas trop de tout le temps qui avait précédé ces quatre années pour en préparer les fruits immortels ; et peut-être, après des productions si fortes, l’épuisement était-il permis.

§ IV. Caractère général des tragédies de Corneille.

Quoique le génie de Corneille semble avoir grandi dans Horace, Cinna et Polyeucte, on garde néanmoins une préférence de cœur pour le Cid, si on ne l’admire pas plus, peut-être l’aime-t-on davantage. Un charme extraordinaire de jeunesse et de passion est répandu dans ce chef-d’œuvre. Le génie de Corneille, qui s’était cherché pendant dix années, s’est enfin trouvé. Lui-même était très vif sur le sentiment de l’honneur, et l’on sait qu’à vingt ans il avait connu dans toute sa force la passion qu’il peint dans Rodrigue. Il faisait, pour la première fois, parler son cœur encore ému de souvenirs personnels, et déjà le poète savait choisir entre les sentiments qu’avait éprouvés l’homme. Cette première révélation du génie intéresse singulièrement. Oserai-je la comparer au premier épanouissement d’une fleur, plus belle quand elle s’est ouverte tout entière, plus charmante quand elle vient de s’entrouvrir ? Ce sera plus tard l’attrait de l’Andromaque de Racine, le premier épanouissement de ce divin génie.

Le Cid est d’ailleurs, de toutes les pièces de Corneille, la plus humaine, c’est-à-dire la plus conforme à l’homme tel qu’il est. Le devoir n’y est peut-être pas au-dessus de notre vertu, ni la passion plus forte que notre cœur. Nous sommes plus près de Rodrigue et de Chimène que nous ne le serons d’Auguste, d’Horace, de Polyeucte, de Sévère. Ceux-ci sont plus des héros que des hommes ; ou, si l’on veut y voir des hommes, ce sont des hommes tels qu’ils devraient être.

Tel est en effet le caractère général des tragédies de Corneille, et ce qu’en a dit La Bruyère a l’autorité d’une tradition. « Corneille, dit-il, nous assujettit à ses caractères et à ses idées… Il peint les hommes comme ils devraient être. Il y a plus dans Corneille de ce que l’on admire et de ce que l’on doit imiter33… » Ce jugement est complet : il indique à la fois et le genre de vérité propre au théâtre de Corneille, et l’effet qu’elle produit. Cette vérité, c’est celle d’une nature supérieure non à nos conceptions, mais peut-être à notre vertu : cet effet, c’est le devoir de l’imiter.

Entre les héros fabuleux et ceux de Corneille, il y a cette différence que la grandeur des premiers est trop inaccessible pour nous tenter, tandis que la grandeur des seconds n’est pas si hors de notre portée, que nous ne sentions le désir de nous en rapprocher, ou du moins quelque honte d’en être loin.

Une certaine grandeur, également éloignée d’un héroïsme impossible et d’une vertu ordinaire, est le trait commun aux principaux personnages de Corneille. C’est le vieux don Diègue, qui pour se venger du soufflet du comte, pousse son fils à un duel où ce fils peut périr.

… Meurs ou tue !

C’est le vieil Horace apprenant que le dernier survivant de ses trois fils a pris la fuite, et prononçant le fameux Qu’il mourût ! C’est ce fils disant à Curiace, qui va devenir le mari de sa sœur :

Albe vous a nommé, je ne vous connais plus.

C’est Auguste tendant la main à son assassin. C’est Polyeucte renversant le sacrifice ; Cornélie bravant César ; Cléopâtre buvant le poison, pour qu’on ne suspecte pas la coupe qu’elle offre à Rodogune, et ne voulant que vivre assez pour voir mourir sa rivale. C’est Nicomède défiant Rome dans la personne de Flaminius ; c’est Sertorius, du fond de l’Espagne, disant à Pompée :

Rome n’est plus dans Rome ; elle est toute où je suis.

Un des plus fiers enfants de cette famille cornélienne, don Sanche, s’asseoit dans le conseil de la reine de Castille, du droit de son courage, et malgré l’étiquette qui l’interdit à un soldat de fortune. La reine, invitée par ses Etats à choisir un époux entre trois seigneurs de sa cour, le fait juge du plus digne. Elle lui remet son anneau pour celui qu’il aura choisi. Don Sanche reçoit l’anneau, et s’adressant aux trois seigneurs :

Comtes, de cet anneau l’or vaut un diadème ;
Il vaut bien un combat : vous avez tous du cœur,
Et je le garde…

DON LOPE.

A qui, Carlos ?

DON SANCHE.

A mon vainqueur.

Cette grandeur est quelquefois hors de la nature. La force d’âme y paraît toucher à la dureté, par exemple dans les deux Horaces, chez qui le citoyen a étouffé l’homme. Corneille lui-même en a du scrupule. A ces paroles du jeune Horace, d’un sublime un peu sauvage :

Albe vous a nommé, je ne vous connais plus,

le poète, par la bouche de Curiace, fait cette réponse si touchante :

Je vous connais encore, et c’est ce qui me tue…

corrigeant ainsi par ce qu’il y a de plus naturel dans l’homme ce qu’il y a d’outré dans le héros.

Le plus souvent cet héroïsme n’est pas au-dessus des grandes âmes ; il n’excède pas ce qu’en fait de vertus nous concevons de possible par la comparaison et par l’expérience de nos vertus médiocres. D’ailleurs, parmi ces héros, quelques-uns ont vécu ; leur grandeur est une tradition historique. Si l’histoire ne les a pas exagérés, ils ont pu être tels que Corneille les a faits. Pour ceux qu’il a tirés de son imagination, et qui sont comme les frères de ceux que lui fournissait l’histoire, leurs actions, si au-dessus qu’elles soient des actions communes, nous paraissent pourtant vraisemblables, grâce à la faculté que Dieu nous a donnée d’être meilleurs dans le jugement que dans la conduite, et de nous reconnaître même dans les vertus dont nous sommes incapables.

Il se mêle de l’étonnement au plaisir que nous prenons aux pièces de Corneille. La Bruyère, qui l’a bien senti, ajoute à l’excellent portrait qu’il en a tracé : « Corneille élève, étonne, maîtrise. » Quand Descartes définit l’admiration « une subite surprise de l’âme qui fait qu’elle se porte à considérer avec attention les objets qui lui semblent rares et extraordinaires34 », ne semble-t-il pas définir l’impression que nous recevons, soit de la représentation, soit de la lecture des pièces de Corneille ? L’admiration dont ce grand homme a trouvé le secret est bienfaisante et féconde. Si elle ne peut enfanter des héros, ces ouvrages de prédilection de Dieu, elle nous attache aux vertus dont l’héroïsme n’est que le suprême degré ; elle remue la nature engourdie ; elle nous rend, du moins pour un moment, plus dignes de nous-mêmes. Sur qui donc seraient sans effet les beautés qui arrachaient des larmes au grand Condé ?

La popularité de Corneille honore notre pays. Elle y est née de cet amour pour les grandes choses et de cette passion pour les grands hommes, deux traits de notre caractère national. Nous aussi nous sommes un peuple héroïque. Qu’y a-t-il que nous préférions à l’honneur, à ce que nous regardons comme notre devoir envers les peuples opprimés et la justice violée ? Ne sommes-nous pas toujours tentés d’être le vieux don Diègue, Horace, Auguste, Nicomède, Sévère ? A peine souffrons-nous qu’on nous veuille donner le goût de vertus moins sublimes, mais plus sûres. Nous n’avons qu’une justice étroite et tardive pour les gouvernements sages qui ménagent notre sang et notre argent. Mais la faveur populaire est assurée aux gouvernements héroïques qui ont fait de grandes choses, au prix du sang des générations, du deuil des mères, de la ruine publique. Nous sommes idolâtres des héros, et du fond de notre misère nous battons des mains à ceux qui nous font jouer quelque grand rôle sur la scène du monde, et qui nous attirent les applaudissements du genre humain. A Dieu ne plaise que cette superstition pour l’héroïsme s’affaiblisse dans notre pays ! C’est le ressort de nos âmes ; c’est ce qui rendra toujours parmi nous la paix glorieuse et le repos respectable. Le jour où le grand Corneille cesserait d’être populaire sur notre théâtre, ce jour-là nous aurions cessé d’être une grande nation.

§ V. Des imperfections du théâtre de Corneille, et de leurs causes.

Si les beautés du théâtre de Corneille sont si populaires en France, le sentiment de ses imperfections ne l’est pas moins. De même que rien ne plaît plus à notre nation que l’idéal d’héroïsme qui brille dans ces pièces, rien n’effarouche plus sa délicatesse et son goût que l’inégalité dans les ouvrages de l’esprit. Quelques réflexions, qui n’ôteront rien à la gloire de Corneille, sont nécessaires sur ce point, soit pour justifier le goût de la nation, soit pour apprécier l’espèce d’autorité que voudraient tirer des défauts do Corneille certaines innovations téméraires dans le poème dramatique. Il faut d’ailleurs rechercher ce qui restait à faire après lui, et ce qui devait être la création personnelle de Racine.

Aucun esprit sérieux n’a songé à dissimuler la singulière inégalité du génie de Corneille. Quatre de ses pièces, sur plus de trente, sont seules des chefs-d’œuvre. Encore, parmi ces quatre, les esprits difficiles n’en trouvent-ils que deux parfaites, le Cid et Polyeucte ; les deux autres, Horace et Cinna, leur paraissent défectueuses dans l’ensemble. Je ne souscris pas à cette restriction. Je plains même ceux que de si grandes beautés laissent assez maîtres d’eux-mêmes pour songer à prendre avantage, sur ce grand homme, d’imperfections qui sont plus de l’homme en général que de Corneille. Le précepte d’Horace semble fait pour ces pièces : « Où les beautés l’emportent en nombre, je ne me blesse pas de certains défauts échappés à la négligence ou à la faiblesse humaine. » Mais ce précepte ne convient qu’aux quatre chefs-d’œuvre que je viens de nommer. Dans les sept autres pièces qui suivent, en rang de mérite, Rodogune, la Mort de Pompée, Nicomède, Don Sanche, Sertorius, Othon, Héraclius, les défauts prennent le dessus, et il faut déjà que le respect soutienne l’esprit dans une lecture inquiète et difficile. Enfin, dans le reste, à peine y a-t-il à recueillir, parmi les mille défauts d’une conception vicieuse, quelques beautés de bonne fortune.

Cette courte durée du génie de Corneille, cette décadence dans l’âge viril, cette inégalité qui le fait glisser à chaque instant de ses qualités les plus élevées dans les défauts opposés, de la grandeur dans l’emphase, de l’éloquence dans la déclamation, du raisonnement dans la subtilité de l’école, des plus hautes pensées dans l’abus des sentences, le dirai-je enfin ? du sublime dans le ridicule ; cette naïveté même, une des séductions de ce beau génie, qui lui fait mettre sa Mélite sur le même rang que ses chefs-d’œuvre, et trahit ainsi, jusque dans une connaissance si précise de son art, une si singulière illusion sur ses œuvres ; tant de maladresse dans une si grande habileté ; des défauts si peu soupçonnés par lui et si mal surveillés, parmi des qualités supérieures dont il paraît avoir une conscience si claire : tous ces contrastes ont de quoi confondre d’abord, et Corneille n’est guère moins étonnant par sa hauteur que par l’impuissance de s’y soutenir.

Voltaire se tire de l’explication par un trait plaisant, qui d’ailleurs a le mérite de donner une vive idée de ces inégalités du génie de Corneille. Il imagine un lutin qui lui inspirait ses beaux endroits et l’abandonnait dans les mauvais. Où Corneille a tout son génie, c’est plus qu’un homme, c’est la Muse même de la tragédie ; sitôt que le génie l’abandonne, c’est à peine l’habileté incertaine d’un tragique de profession. Pourtant, Voltaire s’y est plus d’une fois trompé. Outre ses impatiences contre les incorrections d’une langue où Corneille semble créer, par la façon dont il les fait siennes, jusqu’aux expressions que lui fournissait l’usage, on peut reprocher au Commentaire sur le théâtre de Corneille le trop facile avantage que Voltaire s’y donne sur certains défauts de ce théâtre dont il n’a pas toujours su préserver le sien. Là est le plus grave tort de ce commentaire si sensé et si piquant, où d’ailleurs, soit crainte du reproche d’envie, soit complaisance d’auteur pour des fautes où il était tombé lui-même, la critique de Voltaire souvent hardie jusqu’à l’imprudence, est par endroits timide. Une explication plus générale et moins tracassière, un examen approfondi des causes de certaines imperfections capitales, d’où sont nées toutes ces fautes de détail dont le goût de Voltaire triomphe trop aisément, eussent été plus dignes de lui, et l’auraient sauvé de l’accusation, d’ailleurs fort injuste, d’avoir voulu rabaisser Corneille35.

On a indiqué quelques-unes de ces causes. Son séjour presque continuel à Rouen, loin de la cour, expliquerait tout au plus les locutions provinciales qui gâtent son beau langage. D’autres auraient leur excuse dans le tour d’esprit de son temps, dans ce changement de mœurs qui fit succéder aux intrigues politiques, mêlées de galanteries, la galanterie sans intrigues politiques. Enfin, sa pauvreté, honteuse pour la France, l’aurait forcé de travailler trop vite. Ces causes n’ont pas été sans influence, mais je les crois secondaires. La principale, c’est le système dramatique suivi par Corneille.

Ce grand homme s’était fait une idée du poème dramatique d’après deux sortes de modèles bien différents : les anciens, dont il dissertait plus qu’il ne les lisait, et les Espagnols, qui lui avaient inspiré le Cid. Son penchant fut toujours plus de ce côté ; et, quoique fort occupé des doctrines d’Aristote, il suivit bien plus les exemples de Lope de Véga que ceux de Sophocle.

Or, entre la conduite du théâtre antique et celle du théâtre espagnol, la différence est profonde.

Des situations vraisemblables ou non, mais toujours surprenantes ; des complications, ou, selon le mot consacré, une intrigue pour amener ces situations ; des caractères à peines indiqués et qui sont subordonnés aux situations : voilà la marche du théâtre espagnol.

Le théâtre antique se conduit tout à l’inverse. Le poète conçoit d’abord des caractères qu’il emprunte soit à l’histoire, soit aux traditions religieuses ; il les place au milieu d’événements vrais ou vraisemblables, avec des passions et des intérêts opposés, dont la lutte donne naissance aux situations.

Prenez la meilleure des pièces du théâtre espagnol, qu’y voyez-vous ? Des situations inattendues, qui piquent plus la curiosité qu’elles ne contentent la raison, et une prodigieuse abondance de complications pour les produire. Pour des caractères, n’en cherchez pas, à moins qu’un jeune homme épris, un jaloux, un seigneur entêté du point d’honneur aragonais ou castillan, ne soient des caractères. Ce sont là, je le veux bien, des conditions, des mœurs. Mais si l’on entend par caractère un naturel toujours le même, qui marque toutes les actions d’un homme, une habitude de l’âme ancienne et profonde, indépendante des circonstances extérieures de condition, de temps et de lieu, j’attends encore qu’on m’en montre un exemple dans le théâtre espagnol. Il est très vrai qu’une fois engagés dans les situations, les personnages y gardent leur condition et leurs mœurs, et c’est là une première vérité dramatique qui a son prix. Mais il est une autre vérité bien plus profonde et plus attachante : c’est celle qui résulte de caractères fortement conçus, ou plutôt empruntés vifs à la nature pour la scène, dont les passions, très compliquées au milieu d’événements très simples, ont assujetti à leur empire ou employé à leur service toutes les facultés de l’homme. Cette vérité-là je ne la trouve que dans le théâtre antique, et j’en vois l’expression parfaite dans le nôtre.

La fatalité, ce grand ressort du théâtre antique, qu’est-ce, au fond, que cette loi de la nature humaine par laquelle certains caractères sont invinciblement entraînés à certaines actions ? Qu’est-ce que ce dieu qui pousse les personnages antiques, sinon une grande passion, née avec eux, qui a grandi et vieilli avec eux, et a réduit leur volonté en servitude ? C’est une force si impérieuse, si supérieure à la raison séduite ou subjuguée, que les anciens n’en ont pas voulu laisser la responsabilité à l’homme, et qu’ils l’ont rejetée sur les dieux : en cela moralistes médiocres, mais observateurs profonds, qui ont connu toute la faiblesse de la volonté. Aussi, dans le théâtre antique, où tant de choses touchent le cœur et contentent la raison, où il y a tant à admirer, rien n’étonne. Dès que les caractères se sont fait connaître, les situations sont prévues. A la différence du théâtre espagnol, où l’art du poète consiste à dérouter cette logique intérieure, qui de certaines causes conclut par pressentiment certains effets, et à amuser l’imagination de l’embarras même où il jette la raison, l’art du poète, dans le théâtre antique, est de développer cette logique, et de faire profiter la raison des plaisirs de l’imagination. C’est la différence de la tragédie de situation à la tragédie de caractère.

Les chefs-d’œuvre de Corneille sont des tragédies de caractère. Les personnages du Cid, de Polyeucte, de Cinna, d’Horace, ne sont si vivants que parce qu’ils représentent des caractères. Ils font eux-mêmes les situations où ils sont jetés, et je ne m’étonne ni que les uns y succombent, ni que les autres en triomphent. Chacun recueille ce qu’il a semé. C’est là le grand art, et c’est pour en avoir quitté la voie à partir de Polyeucte, que le génie de Corneille s’est affaibli tout à coup.

Depuis ce chef-d’œuvre, en effet, Corneille inclina de plus en plus vers la tragédie de situation et vers les procédés du théâtre espagnol. Par une erreur qui me surprend d’un si grand esprit, il crut qu’il y avait plus d’invention dans les pièces embarrassées, comme il les appelle ; qu’il fallait plus d’esprit pour les imaginer et plus d’art pour les conduire36; et il fit des pièces embarrassées. Il confondit les expédients avec l’art ; et cet homme qui avait réalisé dans le Cid et dans Polyeucte l’idéal de la tragédie, parut avoir perdu son propre secret.

Qu’entendait-il par des pièces embarrassées ? Des situations inattendues, amenées par des moyens artificiels sans aucune ressemblance avec la vie, les situations pour but, l’intrigue pour moyen. C’était la voie espagnole. Une fois qu’il y fut engagé, il lui devint impossible de revenir sur ses pas, et dans la force de l’âge et du talent, l’auteur d’œuvres sublimes ne put retrouver sa propre tradition. Il avait abandonné sans retour le grand chemin frayé par lui, où allaient entrer, pour y marcher jusqu’au bout, Molière et Racine.

Là est la véritable cause de la précoce décadence du génie de Corneille. Les circonstances extérieures y aidèrent ; mais le mal venait d’une fausse vue, et sous ce rapport Corneille est un grand exemple de ce que dit Descartes, qu’un homme est moins supérieur aux autres hommes par l’esprit que par l’emploi qu’il en fait. Il tomba au-dessous de lui-même le jour où, pour nouer par l’intrigue des situations surprenantes, il employa le même esprit qui avait fait sortir de caractères bien conçus et admirablement tracés des situations fortes, naturelles et prévues.

Cet art parasite qui a les situations pour but, et l’intrigue pour moyen, gâte toutes les pièces où Corneille a suivi le système espagnol. Quand la situation lui manque, il semble que tout lui manque à la fois. Que de vaines combinaisons, pour suspendre, pour embrouiller l’action ! Que d’artifices pour forcer l’intérêt, lequel naît sans effort, dans la tragédie de caractère, des rapports nécessaires qui lient les caractères aux situations ! Ne cherchez pas une autre cause de l’incertitude et des obscurités soudaines de la langue de Corneille, après cette lumière, cette force, cette netteté, ce feu divin des belles scènes. Pourquoi sa langue s’éclipse-t-elle tout à coup ? C’est qu’il n’y a plus de situations, et qu’il n’y a point de caractères. Il reste je ne sais quelles idées vaines, équivoques, auxquelles résiste la langue même que Corneille a créée.

On sait d’ailleurs, par l’anecdote de Baron, lui demandant le sens de quelques vers de Tite et Bérénice, qu’il ne se reconnaissait pas toujours dans ses propres ténèbres, et qu’il l’avouait avec candeur. Ce qu’il avait fait comme poète, par un mauvais emploi de son esprit, comme juge il l’appréciait de ce premier coup d’œil toujours sûr d’un homme de génie rendu à son naturel.

Ces remarques s’appliquent exclusivement aux pièces de Corneille qui peuvent être dites de second ordre dans son théâtre. Quand on y compare les beaux endroits avec le reste, il semble que le génie de Corneille, délivré des entraves de sa théorie, se retrouve tout entier, tant il a d’élan, de vigueur et de netteté. Le même écrivain qui tout à l’heure était si obscur, si incertain, et qui paraissait vouloir se donner le change sur la pauvreté de son fonds, redevient l’écrivain le plus clair, le plus franc, le plus sûr de sa pensée, le plus maître de sa langue.

Mais, dans les dernières pièces de Corneille, au lieu de belles situations amenées par des moyens défectueux, je ne vois plus que de stériles efforts pour tirer des situations médiocres d’un fond sans événements et sans caractères. Les ténèbres du plan et de la langue s’épaississent de plus en plus. Il est vrai que, pour la plupart, la vieillesse s’était jointe au mauvais système. Mais l’habitude était si forte, que, même dans ces chétifs enfants de la vieillesse de Corneille, où l’on ne s’étonnerait pas de trouver plus de faiblesse d’exécution que de vice de plan, le plan est toujours plus vicieux que l’exécution.

Par malheur, on le louait beaucoup trop de l’esprit qu’il déployait dans cette mauvaise sorte d’invention. C’était l’enfoncer dans son faible. Il avait en effet plus de tendresse pour l’intrigue, où portait le plus fort de son travail ; et telle était son illusion à cet égard, qu’il égalait à ses chefs-d’œuvre ses pièces les plus défectueuses, pour y avoir mis, pensait-il, la même quantité d’esprit. La seule différence qu’il en fît, c’est que, dans les premiers, « ayant eu, disait-il, moins de secours du côté du sujet, il lui avait fallu plus de force devers, de raisonnement et de sentiment, pour les soutenir » ; et que, dans les autres, la richesse du sujet, l’art de la conduite, l’imagination des détails, les soutenaient assez sans qu’il y fallût autre chose. Le poète reçoit ses sujets de l’histoire et de la nature humaine ; Corneille croyait qu’il doit les inventer. Rien de plus naïf que l’éloge qu’il se donne, dans la préface de sa Sophonisbe, de n’avoir rien imité de celle de Mairet. Il en a, dit-il, tout changé. Où Mairet suivait l’histoire, il s’en est écarté ; où Mairet l’avait altérée, il l’a rétablie. Il a fait, en un mot, toutes les choses autrement que son devancier, non pour rendre sa pièce plus vraie, mais pour ne pas ressembler à Mairet ; tant il est vrai qu’il voyait dans le sujet, non pas un événement vrai ou vraisemblable qui s’accomplit par un enchaînement de circonstances invincibles, mais une matière à pétrir, à laquelle le poète est libre de donner toutes les formes, pourvu qu’on y voie la marque de l’inventeur.

Ce droit du poète sur les sujets est une théorie du théâtre espagnol ; je la trouve excellente pour des pièces qui ne prétendent pas plus à la gloire d’être relues qu’à celle d’être redemandées. Mais dans un pays où la tragédie est le premier des arts, où l’idée d’art implique l’idée d’une vérité durable, l’autorité même du grand Corneille n’a pas pu consacrer sa théorie. Autant vaudrait dire que la nature humaine est du droit du poète. Je m’étonne qu’un si grand homme se soit si fort mépris à cet égard, et qu’ayant si admirablement résumé la beauté d’un poème dramatique en ces trois choses : force de vers, de raisonnement et de sentiment, il se soit imaginé que, là où brille cette beauté, il n’y ait pas nécessairement un sujet tragique, ou qu’il y en ait un là où cette beauté manque. Qu’est-ce en effet que la force du vers, le raisonnement, le sentiment, sinon autant de traits de ressemblance avec la vie ? et peut-il y avoir ressemblance avec la vie là où la vie elle-même n’est pas tout le sujet ?

Un autre vice de la tragédie de situation, c’est qu’elle se fait trop vite. Corneille tombait dans ce double défaut, bien plus par l’effet de cette vue fausse sur le théâtre, que pressé par la pauvreté dont il n’est que trop vrai qu’il sentit les atteintes. On trouve plus aisément des situations indépendantes des caractères, que des caractères qui amènent des situations. L’histoire abonde en personnages dont la vie offre une situation, une vicissitude dramatique, de quoi fournir quelques scènes à effet. Il suffit de la feuilleter d’un doigt distrait, pour trouver des sujets à situations. Mais il faut joindre à de longues recherches une grande force de réflexion, pour trouver un sujet où les situations naissent des caractères. Le petit nombre des pièces de Racine pourrait s’expliquer par la rareté des sujets tout aussi bien que par ses scrupules de religion. L’histoire littéraire du temps parle de sujets essayés par lui, puis rejetés après une première ébauche. Elle ne dit pas que Corneille en ait rejeté aucun.

Dans la tragédie de situation, le nœud n’est qu’un artifice plus ou moins grossier, un moyen de théâtre, à la disposition du moins habile. Aussi est-ce à l’endroit même où la pièce devrait se serrer, qu’elle languit et se relâche.

Le nœud est, au contraire, la suprême beauté de la tragédie de caractère, parce qu’il en est la plus grande vérité. C’est au moment où l’on voit les caractères s’engager d’une manière irrésistible dans les situations, et se compléter ainsi la vraisemblance avec la vie, qu’éclate la perfection du poème dramatique. Là se révèle l’invention, qui n’est que la connaissance et le sentiment profond de la réalité ; là est le trait par lequel l’œuvre du génie se rapproche le plus des œuvres de Celui qui sonde les cœurs, et pour lequel toute vie qui s’écoule est un drame qui s’accomplit. On peut avec du talent traiter heureusement une situation ; c’est un bonheur échu à bon nombre d’auteurs du second ordre. Mais il n’y a pas d’exemple, dans un auteur sans génie, d’une pièce où le nœud soit formé des rapports nécessaires qui lient un caractère à une situation.

Je reconnais un autre vice du système espagnol dans ce mélange de la vérité héroïque et de la vérité bourgeoise, qui marque la plupart des pièces de Corneille. Le personnage du roi dans le Cid, celui de Félix dans Polyeucte, en sont les types les plus adoucis. Aristie, dans Sertorius, en est l’excès. Femme divorcée de Pompée, elle le presse de la reprendre et de se joindre à Sertorius contre Sylla. Pompée, qui aime sa femme, mais qui craint Sylla, résiste ; il la supplie d’attendre l’abdication ou la mort du dictateur. Aristie insiste :

Mais il est temps qu’un mot termine ces débats.
Me voulez-vous, seigneur ? ne me voulez-vous pas ?

Si dans cette pièce, comme dans beaucoup d’autres de Corneille, les personnages, au lieu de n’être que de grands noms groupés autour d’une situation, étaient des caractères concourant à une action, ils ne tomberaient pas dans ces scènes de ménage et dans ces vers de comédie. Dans la tragédie de caractère l’action est si forte, l’événement marche d’un pas si rapide, que les personnages ne peuvent s’en arracher un moment, et qu’ils ressemblent à des coureurs emportés vers le but.

Telle fut l’influence du goût espagnol sur le génie de Corneille. Le tour d’esprit de son temps lui imposa le mélange de la politique et de la galanterie. Il fit des politiques galants : Sertorius, Pompée et plusieurs autres. Plus tard, ses héros parlèrent comme Benserade. Non qu’il ne sentît cette servitude de la mode : « J’ai cru jusqu’ici, écrit-il à Saint-Evremond, que la passion de l’amour est trop chargée de faiblesse pour être la dominante d’une pièce héroïque ; j’aime qu’elle y serve d’ornement et non de corps. » Mais cette mesure n’est-elle pas chimérique ? Oh l’amour n’est qu’un ornement, un épisode, qui intéresse-t-il ? Et s’il n’intéresse pas, il n’est même plus un ornement ; c’est un vain remplissage. Un amour épisodique n’inspirera pas au poète un langage touchant, pathétique, durable, et s’il l’emploie comme embellissement, il risque de ne donner qu’une image bientôt surannée de la manière dont on comprenait l’amour de son temps. Là au contraire où l’amour est une partie essentielle de la pièce, il rend la tragédie plus semblable à la vie, où l’amour est mêlé à tous les événements, comme cause ou comme nœud. Alors il peut recevoir toutes les beautés du langage ; car, au lieu d’être imité du tour d’imagination d’une époque, il est tiré du fond du cœur humain, cette source inépuisable où Boileau nous conseille d’en aller chercher la peinture. Ainsi l’avait compris Corneille dans le temps de ses chefs-d’œuvre : c’est pour un amour de ce genre qu’on pardonne à Chimène d’hésiter entre son père et son amant ; à Camille, de haïr la patrie qui lui a coûté la vie de Curiace ; à Cinna, de conspirer contre son bienfaiteur ; c’est cet amour qui rend Pauline adorable, et fait de Sévère une des plus nobles figures du théâtre. Au contraire, l’amour épisodique, l’amour employé comme ornement, rend ridicules César dans la Mort de Pompée ; Sertorius et Pompée, dans Sertorius ; Thésée, dans Œdipe.

Ces erreurs de jugement, dans un si grand homme, prouvent à quel point le poète dramatique est dépendant du tour d’esprit et des mœurs de son temps. Il n’est guère de défauts dans Corneille qui ne lui soient venus de ses contemporains. C’est presque toujours quelque mode littéraire qu’il accepte avec trop de facilité : ainsi l’emploi de l’amour comme ornement. Par là il pensait faire pièce aux doucereux et aux enjoués, comme il appelait les partisans de Quinault. Racine eut à connaître lui aussi cette dépendance : mais alors le goût s’était épuré, et le naturel, réglé par la raison, était à son tour à la mode. Voilà pourquoi l’on peut remarquer utilement pour l’art les imperfections de Corneille, sans manquer à sa gloire. Avec plus de génie peut-être que Racine, il tira moins de secours de son époque ; et s’il est juste de laisser la plus grande partie de ses fautes à la charge de ses contemporains, il faut, pour admirer Racine sans superstition, laisser à l’époque plus saine où il lui fut donné de vivre37 une part dans cette perfection de son théâtre, au-delà de laquelle l’art ne pouvait que descendre.

§ VI. De ce que la tragédie de Corneille laissait à désirer.

Après la vérité héroïque, il restait à voir sur la scène la vérité humaine ; après les hommes tels qu’ils devraient être, les hommes tels qu’ils sont ; après l’idéal, la réalité.

Il restait à arracher la tragédie à l’imitation du théâtre espagnol, à la ramener dans la voie du théâtre antique, à subordonner, non plus les caractères aux situations, mais les situations aux caractères.

Il restait à se rapprocher de plus en plus de ce qui fait la beauté durable et populaire du poème dramatique, la ressemblance avec la vie.

Sauf Chimène et Pauline, les deux plus touchantes créations de Corneille, les femmes, dans son théâtre, participent de la nature héroïque des hommes. On appelait l’Emilie de Cinna adorable furie, croyant n’en faire qu’un éloge raffiné. Corneille lui-même se vantait de préférer le reproche d’avoir fait ses femmes trop héroïques à la louange d’avoir efféminé ses héros Il fallait que, dans un pays où la religion et les mœurs ont fait de la femme l’égale de l’homme, la tragédie nous en fît voir de vivantes images dans les passions qui lui sont propres, ou dans celles qui lui sont communes avec l’homme : dans l’amour violent, ou dans l’amour timide et chaste ; dans la tendresse maternelle, ou dans la passion de dominer ; dans le crime, ou dans la vertu.

Il restait à perfectionner la langue des chefs-d’œuvre de Corneille, non pour le nerf, l’élévation, la hardiesse, le feu, mais pour la correction, qui est un degré de vérité de plus ; en soutenant les créations de ce grand homme, et en y ajoutant. Il y avait en effet toute une langue nouvelle à créer, pour la variété, la profondeur, la finesse de nuances que le poème dramatique tire de l’analyse et du développement des caractères. Il y avait à faire parler la femme dans une langue aimable, où l’on sentît l’exquise délicatesse de sa nature jusque dans l’emportement de ses passions. Enfin, il était d’un intérêt pressant de réparer la langue des mauvaises pièces de Corneille, autorisée par la gloire de ses chefs-d’œuvre.

Si la poésie est à la fois un langage, une peinture et une musique, si elle doit plaire à l’âme, à l’imagination et à l’oreille, il restait à faire connaître, après le style de Corneille, plus oratoire que poétique, plus énergique qu’harmonieux, plus ferme que varié, où il y a plus de feu que de douceur et plus de mouvement que d’images, un style qui réunît à toutes les beautés du style de Corneille, dans des vérités dramatiques du même ordre, toutes les beautés propres aux vérités dramatiques qui restaient à exprimer ; un style qui contentât la raison par l’exactitude des paroles, l’âme par leur accent, l’imagination par leur éclat, l’oreille par leur harmonie.

Corneille laissait à désirer Racine.