(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 2, de l’attrait des spectacles propres à exciter en nous une grande émotion. Des gladiateurs » pp. 12-24
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(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 2, de l’attrait des spectacles propres à exciter en nous une grande émotion. Des gladiateurs » pp. 12-24

Section 2, de l’attrait des spectacles propres à exciter en nous une grande émotion. Des gladiateurs

Cette émotion naturelle qui s’excite en nous machinalement, quand nous voïons nos semblables dans le danger ou dans le malheur, n’a d’autre attrait que celui d’être une passion dont les mouvemens remuënt l’ame et la tiennent occupée ; cependant cette émotion a des charmes capables de la faire rechercher malgré les idées tristes et importunes qui l’accompagnent et qui la suivent. Un mouvement que la raison réprime mal, fait courir bien des personnes après les objets les plus propres à déchirer le coeur.

On va voir en foule un spectacle des plus affreux que les hommes puissent regarder, je veux dire le supplice d’un autre homme qui subit la rigueur des loix sur un échaffaut, et qu’on conduit à la mort par des tourmens effroïables : on devroit prévoir néanmoins, supposé qu’on ne le sçut pas déja par son experience, que les circonstances du supplice, que les gemissemens de son semblable feront sur lui, malgré lui-même, une impression durable qui le tourmentera long-tems avant que d’être pleinement effacée ; mais l’attrait de l’émotion est plus fort pour bien des gens que les reflexions et que les conseils de l’experience. Le monde dans tous les païs va voir en foule les spectacles horribles dont je viens de parler.

C’est le même attrait qui fait aimer les inquietudes et les allarmes que causent les perils où l’on voit d’autres hommes exposez sans avoir part à leurs dangers. Il est touchant, dit Lucrece, de voir du rivage un vaisseau luter contre les vagues qui le veulent engloutir, comme de regarder une bataille d’une hauteur d’où l’on voit en sûreté la mêlée.

Plus les tours qu’un voltigeur temeraire fait sur la corde sont perilleux, plus le commun des spectateurs s’y rend attentif. Quand il fait un saut entre deux épées prêtes à le percer, si dans la chaleur du mouvement son corps s’écartoit d’un point de la ligne qu’il doit décrire, il devient un objet digne de toute notre curiosité. Qu’on mette deux bâtons à la place des épées, que le voltigeur fasse tendre sa corde à deux pieds de hauteur sur une prairie, il fera en vain les mêmes sauts et les mêmes tours : on ne daignera plus le regarder ; l’attention du spectateur cesseroit avec le danger.

D’où venoit le plaisir extrême que les romains trouvoient aux spectacles de l’amphithéatre. On y faisoit déchirer des hommes vivans par des bêtes feroces. Les gladiateurs s’entregorgeoient par troupes sur l’arene. On rafinoit même sur les instrumens meurtriers que ces malheureux devoient mettre en oeuvre pour s’entretuer. Ce n’étoit point au hazard qu’on avoit armé le gladiateur retiaire d’une façon et le mirmillon d’une autre ; on avoit cherché entre les armes offensives et les armes défensives de ces quadrilles une proportion qui rendît leurs combats plus longs et plus remplis d’évenemens. On vouloit que la mort y vînt à pas plus lents et plus affreux. D’autres quadrilles combattoient avec d’autres armes.

On vouloit diversifier les genres de mort de ces hommes souvent innocens. On les nourrissoit même avec des pâtes et des alimens propres à les tenir dans l’embonpoint, afin que le sang s’écoulât plus lentement par les blessures qu’ils recevroient, et que le spectateur pût jouir ainsi plus long-tems des horreurs de leur agonie. La profession d’instruire les gladiateurs étoit devenuë un art : le goût que les romains avoient pour ces combats leur avoit fait rechercher de la délicatesse et introduire des agrémens dans un spectacle que nous ne sçaurions imaginer aujourd’hui sans horreur. Il falloit que les maîtres d’escrime qui instruisoient les gladiateurs, leur montrassent non-seulement à se bien servir de leurs armes, mais il falloit encore qu’ils enseignassent à ces malheureuses victimes dans quelle attitude il falloit se coucher, et quel maintien il falloit tenir lorsqu’on étoit blessé mortellement. Ces maîtres leur apprenoient, pour ainsi dire, à expirer de bonne grace.

Ce spectacle ne s’introduisit point à Rome à la faveur de la grossiereté des cinq premiers siecles qui s’écoulerent immediatement après sa fondation. Quand les deux Brutus donnerent aux romains le premier combat de gladiateurs qu’ils eussent vû dans leur ville, les romains étoient déja civilisez : mais loin que l’humanité et la politesse des siecles suivans aïent dégoûté les romains des spectacles barbares de l’amphithéatre, au contraire elles les en rendirent plus épris. Les vierges vestales avoient leur place marquée sur le premier degré de l’amphithéatre dans les tems de la plus grande politesse des romains, et quand un homme passoit pour barbare, s’il faisoit marquer d’un fer chaud son esclave qui avoit volé le linge de table, crime pour lequel les loix condamnent à mort dans la plûpart des païs chrétiens, nos domestiques qui sont des hommes d’une condition libre. Mais les romains sentoient à l’amphithéatre une émotion qu’ils ne trouvoient pas au cirque ni au théatre. Les combats de gladiateurs ne cesserent à Rome qu’après que la religion chrétienne y fut devenuë la religion dominante, et que Constantin Le Grand les eut défendus par une loi expresse.

L’attrait du spectacle des gladiateurs le fit aimer des grecs aussi-tôt qu’ils le connurent : ils s’y accoutumerent, quoiqu’ils n’eussent point été familiarisez avec ses horreurs dès l’enfance. Les principes de morale où les grecs étoient alors élevez, ne leur permettoient pas d’avoir d’autres sentimens que des sentimens d’aversion pour un spectacle où, dans le dessein de divertir l’assemblée, on égorgeoit des hommes qui souvent n’avoient pas merité la mort.

Sous le regne d’Antiochus Epiphane, roi de Syrie, les arts et les sciences qui corrigent la ferocité de l’homme, et qui même quelquefois amolissent trop son courage, fleurissoient depuis long-tems dans tous les païs habitez par les grecs. Quelques usages pratiquez autrefois dans les jeux funebres, et qui pouvoient ressembler aux combats des gladiateurs, y étoient abolis depuis long-tems. Antiochus qui formoit de grands projets, et qui mettoit en oeuvre pour les faire réussir le genre de magnificence qui est propre à concilier aux souverains la bienveillance des nations, fit venir de Rome à grands frais des gladiateurs pour donner aux grecs amoureux de toutes les fêtes un spectacle nouveau. Peut-être pensoit-il aussi qu’en assistant à ces combats, on conçut le mépris de la vie qui avoit rendu le soldat des legions plus déterminé que celui des phalanges dans les guerres, où son pere Antiochus Le Grand et Philippe roi de Macedoine avoient été battus par les romains. D’abord, dit Tite-Live, l’aréne ne parut qu’un objet d’horreur.

Qu’on s’imagine ce que les grecs, toujours ingenieux à se vanter, comme à rabaisser les barbares, purent dire sur la ferocité des autres nations ; Antiochus ne se rebuta point. Afin d’apprivoiser peu à peu les peuples avec son nouveau spectacle, il y fit combattre les champions seulement jusqu’au premier sang. Nos philosophes regarderent avec plaisir ces combats mitigez, mais bientôt ils ne détournerent plus les yeux des combats à toute outrance, et ils s’accoutumerent à voir tuer des hommes uniquement pour les divertir.

Il se forma même des gladiateurs dans le païs.

Nous avons dans notre voisinage un peuple tellement avare des souffrances des hommes, qu’il respecte encore l’humanité dans les plus grands scelerats. Il a mieux aimé que les criminels échapassent souvent aux châtimens que l’interêt de la societé civile demande qu’on leur fasse subir, que de permettre qu’un innocent pût être jamais exposé à ces tourmens dont les juges se servent dans les autres païs chrétiens pour arracher aux accusez l’aveu de leurs crimes. Tous les supplices dont il permet l’usage, sont de ceux qui tuent les condamnez sans leur faire souffrir d’autre peine que la mort.

Neanmoins ce peuple, si respectueux envers l’humanité, se plaît infiniment à voir les bêtes s’entre-déchirer. Il a même rendu capables de se tuer ceux des animaux à qui la nature a voulu refuser des armes qui pussent faire des blessures mortelles à leurs semblables, il leur fournit avec industrie des armes artificielles qui blessent facilement à mort.

Le peuple dont je parle contemple encore avec tant de plaisir des hommes, païez pour cela, se battre jusqu’à se faire des blessures dangereuses, qu’on peut croire qu’il auroit de veritables gladiateurs à la romaine, si la bible défendoit un peu moins positivement de verser le sang des hommes hors les cas d’une absoluë necessité.

On peut dire la même chose d’autres nations très-polies et qui font profession de la religion ennemie de l’effusion du sang humain. Les fêtes les plus cheres à nos ancêtres, les tournois n’étoient-ils pas des spectacles où la vie des tenans couroit un veritable danger ; il y arrivoit quelquefois que la lance à roquet blessoit à mort aussi-bien que la lance à fer émoulu : la France ne le sçut que trop quand le roi Henri II fut blessé mortellement dans une de ces fêtes. Mais nous avons dans nos annales une preuve encore plus forte que celle-là, pour montrer qu’il est dans les spectacles les plus cruels une espece d’attrait capable de les faire aimer des peuples les plus humains. Les combats en champ clos, entre deux ou plusieurs champions, furent long-tems en usage parmi nous ; et les personnes les plus considerables de la nation y tiroient l’épée par un motif plus serieux que celui de divertir l’assemblée ; c’étoit pour vuider leurs querelles, c’étoit pour s’entre-tuer. On accouroit cependant à ces combats comme à des fêtes, et la cour de Henri II si polie d’ailleurs, assista dans S. Germain au duel de Jarnac et de La Chategneraie.

Les fêtes des taureaux coûtent bien souvent la vie aux combatans. Un grenadier n’est pas plus exposé à l’attaque d’un chemin couvert, que le sont les champions qui combattent ces animaux furieux. Les espagnols de toute condition montrent néanmoins pour des fêtes si dangereuses l’empressement qu’avoient les romains pour les fêtes de l’amphithéatre. Malgré les efforts des papes pour abolir les combats de taureaux ils subsistent encore, et la nation espagnole, qui se pique de paroître du moins leur obéir avec soumission, n’a point eu dans ce cas-là de déference pour leurs remontrances et pour leurs ordres. L’attrait de l’émotion fait oublier les premiers principes de l’humanité aux nations les plus débonnaires, et il cache aux plus chrétiennes les maximes les plus évidentes de leur religion.

Beaucoup de personnes mettent tous les jours une partie considerable de leur bien à la merci des cartes et des dez, quoiqu’elles n’ignorent point les mauvaises suites du gros jeu. Les hommes enrichis par ses bienfaits sont connus de toute l’Europe comme le sont ceux ausquels il est arrivé quelqu’avanture singuliere. Les hommes riches et ruinez par le jeu passent en nombre les gens robustes que les medecins ont rendus infirmes. Les fols et les fripons sont les seuls qui joüent par un motif d’avarice et dans la vûë d’augmenter leur bien par des gains continuels.

Ce n’est donc point l’avarice, c’est l’attrait du jeu qui fait que tant de personnes se ruinent à joüer.

En effet, un joüeur habile doué du talent de combiner aisément une infinité de circonstances, et d’en tirer promptement des consequences justes ; un joüeur habile, dis-je, pourroit faire tous les jours un gain certain en ne risquant son argent qu’aux jeux où le succès dépend encore plus de l’habileté des tenans, que du hazard des cartes et des dez : cependant il préfere par goût les jeux où le gain dépend entierement du caprice des dez et des cartes, et dans lesquels son talent ne lui donne point de superiorité sur les autres joüeurs. La raison d’une prédilection tellement opposée à ses interêts, c’est que les jeux qui laissent une grande part dans l’évenement à l’habileté du joüeur, exigent une contention d’esprit plus suivie : et qu’ils ne tiennent pas l’ame dans une émotion continuelle ainsi que le jeu des landsquenets, la bassette et les autres jeux où les évenemens dépendent entierement du hazard : à ces derniers tous les coups sont décisifs, et chaque évenement fait perdre ou gagner quelque chose. Ils tiennent donc l’ame dans une espece d’extase, et ils l’y tiennent encore sans qu’il soit besoin qu’elle contribuë à son plaisir par une attention serieuse dont notre paresse naturelle cherche toujours à se dispenser. La paresse est un vice que les hommes surmontent bien quelquefois, mais qu’ils n’étouffent jamais : peut-être est-ce un bonheur pour la societé que ce vice ne puisse pas être déraciné. Bien des gens croïent que lui seul il empêche plus de mauvaises actions que toutes les vertus.

Ceux qui prennent trop de vin, ou qui se livrent à d’autres passions, en connoissent souvent les mauvaises suites bien mieux que ceux qui leur font des remontrances ; mais le mouvement naturel de notre ame est de se livrer à tout ce qui l’occupe, sans qu’elle ait la peine d’agir avec contention. Voilà pourquoi la plûpart des hommes sont assujettis aux goûts et aux inclinations qui sont pour eux des occasions frequentes d’être occupez agréablement par des sensations vives et satisfaisantes. trabit sua quemque voluptas. en cela les hommes ont le même but ; mais comme ils ne sont pas organisez de même, ils ne cherchent pas tous les mêmes plaisirs.