(1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre cinquième. La Bible et Homère. — Chapitre III. Parallèle de la Bible et d’Homère. — Termes de comparaison. »
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(1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre cinquième. La Bible et Homère. — Chapitre III. Parallèle de la Bible et d’Homère. — Termes de comparaison. »

Chapitre III.
Parallèle de la Bible et d’Homère. — Termes de comparaison.

On a tant écrit sur la Bible, on l’a tant de fois commentée, que le seul moyen qui reste peut-être aujourd’hui d’en faire sentir les beautés, c’est de la rapprocher des poèmes d’Homère. Consacrés par les siècles, ces poèmes ont reçu du temps une espèce de sainteté qui justifie le parallèle et écarte toute idée de profanation. Si Jacob et Nestor ne sont pas de la même famille, ils sont du moins l’un et l’autre des premiers jours du monde, et l’on sent qu’il n’y a qu’un pas des palais de Pylos aux tentes d’Ismaël.

Comment la Bible est plus belle qu’Homère ; quelles sont les ressemblances et les différences qui existent entre elle et les ouvrages de ce poète : voilà ce que nous nous proposons de rechercher dans ces chapitres. Considérons ces deux monuments qui, comme deux colonnes solitaires, sont placés à la porte du temple du Génie, et en forment le simple péristyle.

Et d’abord, c’est une chose assez curieuse de voir lutter de front les deux langues les plus anciennes du monde ; langues dans lesquelles Moïse et Lycurgue ont publié leurs lois, et Pindare et David chanté leurs hymnes.

L’hébreu, concis, énergique, presque sans inflexions dans ses verbes, exprimant vingt nuances de la pensée par la seule apposition d’une lettre, annonce l’idiome d’un peuple qui, par une alliance remarquable, unit à la simplicité primitive une connaissance approfondie des hommes.

Le grec montre dans ses conjugaisons perplexes, dans ses inflexions, dans sa diffuse éloquence, une nation d’un génie imitatif et sociable ; une nation gracieuse et vaine, mélodieuse et prodigue de paroles.

L’hébreu veut-il composer un verbe, il n’a besoin que de connaître les trois lettres radicales qui forment au singulier la troisième personne du prétérit. Il a à l’instant même tous les temps et tous les modes, en ajoutant quelques lettres serviles avant, après ou entre les trois lettres radicales.

Bien plus embarrassée est la marche du grec. Il faut considérer la caractéristique, la terminaison, l’augment et la pénultième de certaines personnes des temps des verbes ; choses d’autant plus difficiles à connaître, que la caractéristique se perd, se transpose ou se charge d’une lettre inconnue, selon la lettre même devant laquelle elle se trouve placée.

Ces deux conjugaisons hébraïque et grecque, l’une si simple et si courte, l’autre si composée et si longue, semblent porter l’empreinte de l’esprit et des mœurs des peuples qui les ont formées : la première retrace le langage concis du patriarche qui va seul visiter son voisin au puits du palmier ; la seconde rappelle la prolixe éloquence du Pélasge qui se présente à la porte de son hôte.

Si vous prenez au hasard quelque substantif grec ou hébreu, vous découvrirez encore mieux le génie des deux langues. Nesher, en hébreu signifie un aigle : il vient du verbe shur, contempler, parce que l’aigle fixe le soleil.

Aigle, en grec, se rend par αἰετὸς, vol rapide.

Israël a été frappé de ce que l’aigle a de plus sublime : il l’a vu immobile sur le rocher de la montagne, regardant l’astre du jour à son réveil.

Athènes n’a aperçu que le vol de l’aigle, sa fuite impétueuse, et ce mouvement qui convenait au propre mouvement du génie des Grecs. Tels sont précisément ces images de soleil, de feux, de montagnes, si souvent employées dans la Bible, et ces peintures de bruits, de courses, de passages, si multipliées dans Homère98.

Nos termes de comparaison seront :

La simplicité ;

L’antiquité des mœurs ;

La narration ;

La description ;

Les comparaisons ou les images ;

Le sublime.

Examinons le premier terme.

Simplicité.

La simplicité de la Bible est plus courte et plus grave ; la simplicité d’Homère plus longue et plus riante.

La première est sentencieuse, et revient aux mêmes locutions pour exprimer des choses nouvelles.

La seconde aime à s’étendre en paroles, et répète souvent dans les mêmes phrases ce qu’elle vient déjà de dire.

La simplicité de l’Écriture est celle d’un antique prêtre qui, plein des sciences divines et humaines, dicte du fond du sanctuaire les oracles précis de la sagesse.

La simplicité du poète de Chio est celle d’un vieux voyageur qui raconte au foyer de son hôte ce qu’il a appris dans le cours d’une vie longue et traversée.

Antiquité des mœurs.

Les fils des pasteurs d’Orient gardent les troupeaux comme le fils des rois d’Ilion ; mais lorsque Pâris retourne à Troie, il habite un palais parmi des esclaves et des voluptés.

Une tente, une table frugale, des serviteurs rustiques, voilà tout ce qui attend les enfants de Jacob chez leur père.

Un hôte se présente-t-il chez un prince dans Homère, des femmes, et quelquefois la fille même du roi, conduisent l’étranger au bain. On le parfume, on lui donne à laver dans des aiguières d’or et d’argent, on le revêt d’un manteau de pourpre, on le conduit dans la salle du festin, on le fait s’asseoir dans une belle chaise d’ivoire, ornée d’un beau marchepied. Des esclaves mêlent le vin et l’eau dans les coupes, et lui présentent les dons de Cérès dans une corbeille : le maître du lieu lui sert le dos succulent de la victime, dont il lui fait une part cinq fois plus grande que celle des autres. Cependant on mange avec une grande joie, et l’abondance a bientôt chassé la faim. Le repas fini, on prie l’étranger de raconter son histoire. Enfin, à son départ, on lui fait de riches présents, si mince qu’ait paru d’abord son équipage ; car on suppose que c’est un dieu qui vient, ainsi déguisé, surprendre le cœur des rois, ou un homme tombé dans l’infortune, et par conséquent le favori de Jupiter.

Sous la tente d’Abraham, la réception se passe autrement. Le patriarche sort pour aller au-devant de son hôte, il le salue, et puis adore Dieu. Les fils du lieu emmènent les chameaux, et les filles leur donnent à boire. On lave les pieds du voyageur : il s’assied à terre, et prend en silence le repas de l’hospitalité. On ne lui demande point son histoire, on ne le questionne point ; il demeure ou continue sa route à volonté. À son départ, on fait alliance avec lui, et l’on élève la pierre du témoignage. Cet autel doit dire aux siècles futurs que deux hommes des anciens jours se rencontrèrent dans le chemin de la vie ; qu’après s’être traités comme deux frères, ils se quittèrent pour ne se revoir jamais, et pour mettre de grandes régions entre leurs tombeaux.

Remarquez que l’hôte inconnu est un étranger chez Homère, et un voyageur dans la Bible. Quelles différentes vues de l’humanité ! Le grec ne porte qu’une idée politique et locale, où l’hébreu attache un sentiment moral et universel.

Chez Homère, les œuvres civiles se font avec fracas et parade : un juge, assis au milieu de la place publique, prononce à haute voix ses sentences ; Nestor, au bord de la mer, fait des sacrifices ou harangue les peuples. Une noce a des flambeaux, des épithalames, des couronnes suspendues aux portes : une armée, un peuple entier, assistent aux funérailles d’un roi : un serment se fait au nom des Furies, avec des imprécations terribles, etc.

Jacob, sous un palmier, à l’entrée de sa tente, distribue la justice à ses pasteurs. « Mettez la main sur ma cuisse99, dit Abraham à son serviteur, et jurez d’aller en Mésopotamie. » Deux mots suffisent pour conclure un mariage au bord de la fontaine. Le domestique amène l’accordée au fils de son maître, ou le fils du maître s’engage à garder pendant sept ans les troupeaux de son beau-père, pour obtenir sa fille. Un patriarche est porté par ses fils, après sa mort, à la cave de ses pères, dans le champ d’Éphron. Ces mœurs-là sont plus vieilles encore que les mœurs homériques, parce qu’elles sont plus simples ; elles ont aussi un calme et une gravité qui manquent aux premières.

La narration.

La narration d’Homère est coupée par des digressions, des discours, des descriptions de vases, de vêtements, d’armes et de sceptres ; par des généalogies d’hommes ou de choses. Les noms propres y sont hérissés d’épithètes ; un héros manque rarement d’être divin, semblable aux Immortels, ou honoré des peuples comme un dieu. Une princesse a toujours de beaux bras ; elle est toujours comme la tige du palmier de Délos, et elle doit sa chevelure à la plus jeune des Grâces.

La narration de la Bible est rapide, sans digression, sans discours : elle est semée de sentences, et les personnages y sont nommés sans flatterie. Les noms reviennent sans fin, et rarement le pronom les remplace ; circonstance qui, jointe au retour fréquent de la conjonction et, annonce, par cette simplicité, une société bien plus près de l’état de nature, que la société peinte par Homère. Les amours-propres sont déjà éveillés dans les hommes de l’Odyssée ; ils dorment encore chez les hommes de la Genèse.

Description.

Les descriptions d’Homère sont longues, soit qu’elles tiennent du caractère tendre ou terrible, ou triste, ou gracieux, ou fort, ou sublime.

La Bible, dans tous ses genres, n’a ordinairement qu’un seul trait ; mais ce trait est frappant et met l’objet sous les yeux.

Les comparaisons.

Les comparaisons homériques sont prolongées par des circonstances incidentes : ce sont de petits tableaux suspendus au pourtour d’un édifice, pour délasser la vue de l’élévation des dômes, en l’appelant sur des scènes de paysages et de mœurs champêtres.

Les comparaisons de la Bible sont généralement exprimées en quelques mots : c’est un lion, un torrent, un orage, un incendie, qui rugit, tombe, ravage, dévore. Toutefois, elle connaît aussi les comparaisons détaillées ; mais alors elle prend un tour oriental, et personnifie l’objet, comme l’orgueil dans le cèdre, etc.

Le sublime.

Enfin, le sublime dans Homère naît ordinairement de l’ensemble des parties, et arrive graduellement à son terme.

Dans la Bible il est presque toujours inattendu ; il fond sur vous comme l’éclair ; vous restez fumant et sillonné par la foudre, avant de savoir comment elle vous a frappé.

Dans Homère, le sublime se compose encore de la magnificence des mots en harmonie avec la majesté de la pensée.

Dans la Bible, au contraire, le plus haut sublime provient souvent d’un contraste entre la grandeur de l’idée et la petitesse, quelquefois même la trivialité du mot qui sert à la rendre. Il en résulte un ébranlement, un froissement incroyable pour l’âme : car lorsque, exalté par la pensée, l’esprit s’élance dans les plus hautes régions, soudain l’expression, au lieu de le soutenir, le laisse tomber du ciel en terre, et le précipite du sein de Dieu dans le limon de cet univers. Cette sorte de sublime, le plus impétueux de tous, convient singulièrement à un Être immense et formidable, qui touche à la fois aux plus grandes et aux plus petites choses.