(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — T. — article » pp. 372-383
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — T. — article » pp. 372-383

Tressan, [Louis-Elisabeth de Lavergne Comte de] Lieutenant-Général des Armées du Roi, de l’Académie Françoise, de celles des Sciences de Paris, de Londres, de Berlin, d’Edimbourg, & des Sociétés Royales & Littéraires de Montpellier, de Nancy, de Caen & de Rouen, né dans le Diocese de Montpellier en 1706.

Ses Œuvres diverses, recueillies en un vol. in-8°. de plus de quatre cents pages, offrent différentes Pieces de Prose & de Vers, qui lui donnent le droit de figurer avantageusement parmi les personnes qu’une naissance illustre n’a point empêchées de cultiver les Lettres & de grossir le nombre des Auteurs. La plupart des Grands, sans en excepter les Princes, semblables à ces arbres nés dans le silence, & accrus à l’ombre des forêts, vivent & meurent sans que leur existence & leur chute fassent une sensation & un vide dans le monde : il n’en est pas de même de l’homme qui a su se rendre utile par ses lumieres ou ses talens ; il est connu par-tout où ses Ouvrages pénetrent ; & plus ou moins honoré de ses Contemporains, selon qu’il s’est montré plus ou moins supérieur dans le genre qu’il a embrassé, il peut se flatter d’exister encore avec honneur dans la mémoire des générations futures.

Jaloux d’ajouter ce genre de gloire à celle que ses aïeux & lui-même se sont acquise dans les armes, M. le Comte de Tressan a consacré à l’étude des Sciences & à la culture des Beaux-Arts, les momens de loisir que lui ont laissés les fonctions de son état. Histoire, Morale, Métaphysique, Eloquence, Poésie, Mathématiques, Histoire Naturelle, tout a été du ressort de son esprit pénétrant & actif, & dans les différentes matieres qu’il a traitées il ne s’est jamais montré au dessous de son sujet. Ses Epîtres, ses Chansons, ses Madrigaux, & ses Discours prononcés aux Séances publiques de la Société Royale de Nancy, sur-tout celui du 8 Mai 1752, prouvent qu’il réunit aux graces touchantes des Chaulieu, l’éloquence instructive des Fontenelle.

Il est remarquable que, malgré ses liaisons avec feu M. de Voltaire & d’autres Ecrivains licencieux, M. le Comte de Tressan soit non seulement toujours resté fidele aux vrais principes, mais qu’il les ait défendus contre les attaques de ces mêmes Ecrivains. On peut juger de son zele à cet égard, par sa Réponse à un de ses parens qui lui avoit écrit une Lettre en Vers, dans laquelle il faisoit l’apologie de l’Homme machine de la Métrie. « J’y professe, dit cet estimable Littérateur, des principes dont je ne me suis jamais écarté, & auxquels la vraie Philosophie ramenera toujours ».

……………..
Mais, cher Damon, loin de vous écouter,
Quand follement vous cherchez à détruire
Des nœuds sacrés ; quand je vous vois lutter
Contre le jour qui peut seul vous conduire,
Les plus beaux Vers ne peuvent me séduire,
Et dans les miens je dois les réfuter.
Un vil Mortel, un nouvel Erostrate,
Ose abuser du grand art d’Hippocrate ;
Par le scalpel il découvre à nos yeux
De nos ressorts les accords merveilleux :
Il voit leur force, il prévoit leur ruine.
Il en conclut : « L’homme est une machine
Que le concours des atomes forma,
Et que l’éther plus rapide anima ».
Ah ! cher Damon, se peut-il que votre ame,
Méconnoissant cette céleste flamme
Qu’en votre sein versa le Créateur,
Puisse écouter la voix d’un imposteur ?
Quoi ! notre esprit, cette vive lumiere,
Quoi ! ces ressorts l’un à l’autre liés,
Pour nos besoins, féconds & variés,
Assujettis aux loix de la matiere,
Par le hasard seroient modifiés !
Le croirez-vous ? Quoi ! notre intelligence,
Notre pensée est un corps circonscrit
Qu’un agent meut par sa vive effluence,
Qui suit, sans choix, les lignes qu’il décrit ?
A ces traits-là reconnoît-on l’esprit ?
Reconnoît-on la sublime substance
Qui se souvient, compare, aime, choisit ?
Le hasard n’est qu’un être fantastique,
Qu’un mot qui sert l’ignorance publique ;
Jamais ce mot, qui d’elle est émané,
N’offre à l’esprit un sens déterminé.
Tout mouvement, un Dieu moteur l’imprime,
Tout obéit à sa direction.
De ses Décrets, la chaîne, quoiqu’intime,
Reste cachée à la perception.
Depuis les temps de l’enfance du monde,
Même parmi les êtres végétans,
Observe-t-on sur la terre, sous l’onde,
Ou dans les airs, de nouveaux habitans
Nés du concours des atomes flottans ?
Non, cher Damon ; une force seconde
Entretient tout, sans que rien se confonde :
De son pouvoir la source est dans les Cieux.
Que vers le Tage un taureau furieux,
Qui, de l’Auster sent la brûlante haleine,
A la jument, qu’il poursuit dans la plaine,
S’unisse !…. Alors, nos regards curieux
En verront naître une espece imparfaite,
Qui du cheval n’aura point la beauté,
Ni du taureau la force & la fierté ;
De tous les deux sa nature est extraite,
Mais impuissante à se régénérer.
D’un sein fécond, sans jamais s’altérer,
Chaque saison, la Nature abondante
Répand les dons qu’une main bienfaisante,
Dans leur principe, a pour nous préparé.
Mais produit-elle une nouvelle plante ?
D’astres nouveaux le Ciel est-il paré ?
………….
Si notre esprit dépendoit de nos sens,
Plus ses ressorts seroient fermes, puissans,
Plus cet esprit atteindroit au sublime !
Ont-ils rendu Milon digne d’estime ?
Et dans Paschal ils étoient languissans.
…………
.. Je déteste un traité dogmatique
Qui m’avilit, qui m’ôte tout espoir,
Et qui sur-tout veut me faire entrevoir
Que la vertu, l’honneur sont des chimeres,
Fantômes vains, foiblesses de nos peres,
Liens adroits, dont la Société
A par degrés connu l’utilité.

C’est sur-tout dans ses Réflexions sommaires sur l’Esprit, que M. le Comte de Tressan manifeste des sentimens qui lui assurent des droits à l’estime publique. Nous connoissons peu d’Ouvrages aussi solidement pensés, aussi sagement écrits, & plus capables de former l’esprit & le cœur des jeunes gens. Jamais on n’a renfermé en un moindre volume plus de connoissances, plus de lumieres, plus de raison & de goût. L’Auteur y enseigne ce qui peut rendre l’esprit actif, juste, & véritablement éclairé ; il y fait connoître les écueils qui peuvent le détruire, y expose les fausses notions capables de l’égarer, & y indique les moyens de se garantir des torts qui l’avilissent ou le rendent coupable. Ces Réflexions, composées pour l’instruction de ses enfans, donnent une idée avantageuse de son ame, qui s’y montre sensible, élevée, pleine d’indulgence & de philanthropie. Le Résumé par lequel il les termine, renferme des conseils trop sages & trop utiles à la Jeunesse, pour qu’on puisse nous savoir mauvais gré d’en présenter ici un court extrait.

« Telles que soient ces Réflexions sommaires, mes chers enfans, je les crois suffisantes pour vous donner une notion claire des objets que j’ai fait passer tour-à-tour sous vos yeux ; c’est à vous à vous approprier ces idées, à les éten dre, & à suppléer de vous-mêmes les détails que j’ai passés sous silence. Si la voix d’un pere vous touche, si la route que je viens de vous tracer commence à vous plaire, vous saurez la parcourir & franchir les obstacles qui retardent plus ou moins l’esprit dans l’acquisition des connoissances & dans la recherche de la vérité.

« La vérité !… ô mes enfans ! quel grand sens ! quelle inmensité ! quelle lumiere universelle n’entraîne-t-il pas avec lui, ce mot auguste & sublime !… La vérité !… Songez qu’elle est le flambeau de toutes les Sciences, l’ame de toutes les vertus, l’existence réelle des êtres, & que sans elle tout n’est qu’illusion…

Je ne me suis attaché, dans ces Réflexions, qu’aux vérités relatives à la marche éclairée de l’esprit humain. C’est à la Religion, c’est à votre propre cœur à vous instruire sur tout ce qui tient aux vérités morales.

« La justesse & la lumiere de l’esprit influent nécessairement sur les mœurs, puisque c’est de ces deux perfections que naissent l’ordre & l’appréciation des idées. Lorsqu’on essaiera de se former l’idée la plus complette de ce qu’on nomme l’Esprit, cette idée rassemblera nécessairement la lumiere qui éclaire, la justesse qui dirige, & la raison qui compare, juge & choisit…

« Je ne peux ni ne dois vous cacher, que les mœurs de nos jours ont assez dégénéré de l’ancienne candeur de cette Chevalerie, pour que la fausseté, la perfidie même, déguisées sous le nom de finesse, ne soient presque plus régardées que comme l’art de se conduire. Ah Dieu ! se peut-il que l’homme civilisé se méprise assez lui-même & méprise assez son semblable, pour se forger un art de tromper !… Songez que vous êtes nés pour conserver une intégrité d’ame qui s’avilit bientôt, dès qu’elle se pardonne la plus légere fausseté.

« La Philosophie, mes chers enfans, cet amour pur de la sagesse, est inséparable de celui de la vérité. En vous parlant, dans un chapitre précédent, des moyens de former votre entendement, je vous ai indiqué nécessairement ceux de former votre cœur. Le vrai Philosophe, éclairé par les vérités qu’il connoît, est sans cesse enflammé par le désir d’en connoître de nouvelles ; s’il réfléchit sur ce qu’il fait, s’il observe bien, s’il apprécie ce qui l’entoure, c’est depuis la combinaison de ce qu’il sait & de ce qu’il voit, qu’il s’éleve à de nouvelles découvertes, ou dans les profondeurs de la Nature, ou dans les replis du cœur humain.

« Voilà, mes enfans, quel est le flambeau qui doit vous conduire. Portez-le sur tout ce qui vous affecte. Si vous trouvez les hommes corrompus, injustes, ignorans, ne les blessez point ; mais fuyez-les, rompez avec eux. Si vous les trouvez frivoles, médisans, & ridicules, supportez-les, mais sans vous y attacher ; & ne vous attirez pas leur haine en les humiliant, en leur faisant sentir trop de supériorité. Trop de facilité dans les mœurs que vous porteriez dans la Société, finiroit peut-être par les corrompre : trop de misanthropie finiroit sûrement par vous nuire. Etre frivole, trop complaisant, & flatteur ; être dur, cynique, & tout fronder : ce sont les deux extrêmes que l’homme sage doit également éviter.

« Vous êtes appelés à des places que j’espere que vous mériterez, & qui pourront vous donner quelque autorité sur d’autres hommes : souvenez-vous plus que jamais alors, que vous avez obéi ; souvenez-vous de ce grand précepte émané de la Divinité même : Fais à autrui ce que tu voudrois qu’il te fût fait. Ne faites point haïr en vous & votre rang & votre pouvoir. Plus il vous sera facile de punir celui qui oseroit vous manquer, moins vous devez user de cette facilité. Eclairez, ramenez par la raison, les esprits obscurs ou violens ; ramenez-les doucement à leurs devoirs, & ne les poussez jamais à bout. Un des caracteres distinctifs de la beauté & de la bonté de l’ame d’un homme revêtu d’une autorité [qui ne peut être qu’une subdivision d’une autorité supérieure], c’est d’exercer cette autorité sans dureté, sans orgueil, & sur-tout sans personnalité. Ne montrez jamais l’homme absolu qui commande ; ne montrez jamais que la loi qui vous commande à vous-mêmes.

« Ce n’étoit point Catinat, ce n’étoit point Fénélon * qui punissoient le Militaire ou l’Ecclésiastique qui avoient manqué, c’étoient les Loix écrites ; & Catinat & Fénélon n’aggraverent jamais la peine que ces Loix pouvoient imposer, par des propos durs qui révoltent & qui sont une punition inutile, & souvent plus cruelle encore que celles que la Loi fait subir.

« Je finis, mes chers enfans ; &, prêt à descendre au tombeau de mes peres, mon expérience, ma tendresse, & mon inquiétude prévoyante, m’ont dicté pour vous des préceptes que souvent je n’ai pas assez suivis ; mais j’en ai toujours conservé la vérité, mais je les ai toujours respectés….. Puissent-ils vous frapper assez, pour vous éclairer dans quelque moment dangereux ! Puissent-ils alors, & lorsque vous triompherez de vous-mêmes, vous rappeler le pere le plus tendre ! Et vers la fin de votre carriere, puissent-ils vous voir paru assez utiles, pour que vous les transmettiez à vos enfans » !