(1874) Premiers lundis. Tome I « A. de Lamartine : Réception à l’Académie Française »
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(1874) Premiers lundis. Tome I « A. de Lamartine : Réception à l’Académie Française »

A. de Lamartine :
Réception à l’Académie Française

Il y a six ans, M. de Lamartine était ce qu’il est aujourd’hui : il avait publié ses admirables Méditations et son Dernier chant de Child-Harold ; l’impression de cette divine poésie était toute fraîche et vive dans les âmes. Ses amis le décidèrent un jour à se mettre sur les rangs pour l’Académie et on lui préféra M. Droz. Depuis ce temps, fier et blessé dans sa candeur, le poète s’en retourna vivre sur cette terre d’Italie dont il aimait l’air, la lumière et la noble beauté. Échappant au tourbillon du monde parisien, étranger à toute coterie, fidèle à ses mystérieuses pensées, mais les contenant pour la solitude, il observa un religieux silence, et laissa derrière lui s’apaiser le bruit de son passage et tomber cette écume que son esquif avait soulevée. La renommée des œuvres fut prompte à mûrir durant l’absence du poète ; la postérité commença vite pour lui : on le relut avec larmes et délices ; son nom devint cher et familier à tous ; on se montra presque facile à reconnaître le génie de celui qui était absent et qu’on ne voyait plus. L’Académie elle-même ne résista pas à ce retour d’équité. D’heureux choix récents l’avaient relevée dans l’estime publique et lui avaient rendu quelque vie ; elle devait réparation à M. de Lamartine, et elle le nomma, quoique absent. La solennité de la réception, retardée plusieurs mois par un douloureux accident, avait réuni jeudi, dans la salle de l’Institut, toute l’élite de la société : c’était en effet un véritable événement littéraire.

Tout étranger à la littérature active et militante que soit toujours resté M. de Lamartine, quelque réelles et profondes que paissent déjà paraître aujourd’hui les différences qui le séparent des générations poétiques plus jeunes et plus aventureuses, il ne demeure pas moins incontestable qu’il est avec M. de Chateaubriand, et le second par la renommée et par l’âge, à la tête de cette révolution dans l’art qui s’est ouverte avec le siècle. M. Victor Hugo, admirateur, ami de tous deux, les suit et les presse ; mais, de son côté, la lutte n’est pas terminée, et la fumée du combat dérobe encore la victoire. Or, il arrive souvent que les hommes de génie qui commencent les révolutions dans l’art se lassent sitôt que leur œuvre individuelle est achevée ; il arrive qu’un matin ils ressentent pour eux-mêmes un soudain besoin de repos et désespèrent volontiers : que d’autres puissent jamais aller plus loin. Ils se retournent alors, à la manière de Mirabeau, contre cette révolution qu’ils ont faite, et lui commandent avec un geste d’impatience de s’arrêter. Mais, si toutes les conséquences de l’art nouveau ne sont pas tirées, s’il reste encore des applications possibles au gré des génies inventeurs, si, parmi les idées en jeu dans la société, il en est quelqu’une, noble et féconde, qui attende encore son organe éclatant et son expression éternelle, rien ne s’arrête ; la révolution que les uns ont entamée se consomme par d’autres, et le siècle accomplit jusqu’au bout sa destinée de gloire. Tel sera notre siècle, nous osons l’espérer. Pourtant nous aimons à entendre des voix puissantes et graves nous le redire ; car, par moment, dans les fatigues de la marche, au milieu des inégalités du terrain, l’horizon échappe à nos yeux, et nous nous prenons à douter du but où notre ardeur aspire. Et si les chefs révérés, si les guides dont la voix nous est connue se mettaient à nous délaisser avant le terme, s’ils se couchaient en travers du chemin en nous criant de faire halte et qu’au-delà tout est confusion et ténèbres, un tel spectacle serait assurément bien propre à jeter du trouble dans l’esprit même des plus ardents et à déconcerter les espérances. Grâce à Dieu, il n’en est pas ainsi. Les vrais, les dignes chefs du mouvement littéraire n’ont pas encore poussé le cri d’alarme, et il est permis de croire que la terre ne va pas tout à l’heure manquer sous nos pieds. L’occasion d’entendre sur ce sujet l’opinion de nos poètes est rare ; pour ceux que leur réputation a portés jusqu’ici à l’Académie,  ç’a été presque toujours une affaire de tactique et de bon ton de ne pas se prononcer : leur discours de réception a ressemblé souvent à un discours du trône, vague et insignifiant à dessein. L’opinion de M. de Lamartine, en ce moment de crise littéraire, devait donc exciter un vif intérêt. Poète de recueillement et de rêverie, on désirait savoir sa pensée encore ignorée sur cette renaissance poétique dans laquelle sa part est si grande ; on voulait entendre de quel ton il s’adresserait à ses devanciers, et comment il désignerait ceux qui le suivent. La politique était aussi pour quelque chose dans la curiosité universelle. M. de Lamartine appartient par ses convictions à ce centre droit, honnête et modéré, qui veut la liberté avec prudence et sous la sauvegarde de la dynastie : M. Lainé est pour lui un type de prédilection. La destinée du pays dépend en ce moment du rôle qu’oseront prendre ces hommes sages, mais un peu timides, et c’est toujours avec une sorte d’anxiété affectueuse que la France les écoute parler. Honneur à M. de Lamartine ! il s’est exprimé sur tous points avec convenance et franchise ; il n’a manqué ni à ses convictions politiques ni à sa haute position littéraire, et, dès le premier jour, il a pris dans l’Académie, avec une noble aisance, la place que son génie lui assure partout.

Si par malheur vous comprenez peu et que vous n’aimiez guère la poésie ; si vous n’avez pas reçu de la nature le sens délicat de la mélodie, le goût exquis du chant, et que vous vous trouviez embarrassé pour apprécier directement le mérite d’un poète, écoutez-le une demi-heure parler en prose ; et si sa prose est molle, vide d’idées, sans éclat, sa poésie court grand risque d’être elle-même pauvre, pâle et chétive ; osez-le ranger impitoyablement parmi les versificateurs. Dès les premiers mots, il était clair à tout le monde que M. de Lamartine possédait les plus beaux dons de l’esprit. M. Dupuytren, qui était debout attentif, en face de lui, devait être là-dessus du même avis que le plus passionné lecteur des Méditations. Voix sonore et retentissante, timbre éclatant et pur, geste simple ; puis une parole facile, abondante, harmonieuse ; une manière de style étrangère à toute affectation, à toute enflure ; un laisser-aller plein de ressources ; un art heureux de diriger, de détourner sa pensée, de la lancer chemin faisant dans les questions, et de l’arrêter toujours à propos ; un penchant à s’étendre sur les moralités consolantes quand il y a jour, et, sitôt qu’on arrive aux hommes, un parfait mélange de discrétion et de loyauté, voilà ce qui nous a surtout frappé dans l’éloquent discours de M. de Lamartine. La vie pleine et compacte de M. Daru semblait un lourd fardeau à remuer pour un poète tout de sentiment et de loisir. M. de Lamartine a su en dégager ce qu’elle avait de trop sec, de trop étouffant, et s’y ouvrir encore çà et là des horizons et des perspectives. L’ordre s’organisant avec l’Empire, la liberté revenant avec la Restauration, un jugement philosophique et moral sur la poésie d’Horace, un touchant et cordial éloge du feu duc Matthieu de Montmorency, ont tour à tour fourni aux développements de l’orateur et aux applaudissements de l’auditoire. Mais c’est quand M. de Lamartine, au terme de son discours, est venu à jeter un regard en arrière et autour de lui, quand il a porté sur le xviiie  siècle un jugement impartial et sévère, quand il s’est félicité de la régénération religieuse, politique et poétique de nos jours, qu’il appelle encore une époque de transition, et qu’il s’est écrié prophétiquement : « Heureux ceux qui viennent après nous ; car le siècle sera beau » ; — c’est alors que l’émotion et l’enthousiasme ont redoublé : « Le fleuve a franchi sa cataracte, a-t-il dit ; plus profond et plus large, il poursuit désormais son cours dans un lit tracé ; et, s’il est troublé encore, ce ne peut être que de son propre limon. » Puis il a insinué à l’Académie de ne pas se roidir contre ce mouvement du dehors, d’ouvrir la porte à toutes les illustrations véritables, sans acception de système, et de ne laisser aucun génie sur le seuil.

M. de Lamartine s’est assis au milieu des applaudissements unanimes, et M. Cuvier, se levant aussitôt, a répondu que l’Académie n’avait jamais fait autre chose que d’accueillir tous les génies, toutes les illustrations, et il a énuméré à l’appui nos grands écrivains académiciens, depuis Racine jusqu’à Buffon, en omettant, je ne sais pourquoi, Molière, Diderot et Jean-Jacques ; il a prétendu qu’aucun novateur de vrai talent, aucun nova leur raisonnable n’avait été exclu de l’Académie et qu’en nommant M. de Lamartine, c’était précisément l’alliance du goût et du génie, la juste mesure de la nouveautés de la correction qu’on avait voulu reconnaître et couronner. On voit que la mesure académique a varié depuis six ans ; elle n’avait déjà pas mal varié depuis Atala ; espérons qu’elle se modifiera encore. M. Cuvier est un homme de génie lui-même ; arrivé à ces hauteurs de la science où elle se confond presque avec la poésie, il était digne de comprendre et de célébrer le poète philosophe qui, dans l’incertitude de ses pensées, avait plus d’une fois plongé jusqu’au chaos, et demandé aux éléments leur origine, leur loi, leur harmonie : Aristote pouvait donner la main à Platon. Il nous coûte d’avouer qu’il est resté au-dessous de sa tâche. Il a parlé des premières Méditations avec esprit, mais sécheresse. L’onction, la foi manquaient à ses paroles, quand il essayait de caractériser ces poésies aimables, peu s’en faut qu’il n’ait dit légères. Il a passé sous silence les secondes Méditations, supérieures encore aux premières, et plus admirables de plénitude et d’immensité ; il n’a pas nommé le Dernier chant de Child-Harold, où tant de sublimité abonde. Quant à ta Mort de Socrate, c’est à ce poème sans doute que M. Cuvier faisait allusion, en signalant à M. de Lamartine des lacunes dans ses derniers ouvrages. En revanche, il s’est étendu sur le poème des Alpes de M. Daru. Toute la partie du discours de M. Cuvier qui se rapporte à cet homme d’État est d’une analyse ingénieuse et mordante ; on a remarqué un parallèle entre le général d’armée et l’administrateur : d’Alembert, dans ses Éloges, n’eût pas mieux fait.

La séance s’est terminée par des vers de M. Lebrun sur la Grèce ; il faut y louer le sentiment, la grâce et l’éclat naturels à ce poète.

En somme, la nomination de M. de Lamartine est une précieuse conquête de l’opinion publique sur l’esprit de notre premier Corps littéraire. Ajoutée aux nominations de MM. Lebrun, Royer-Collard, de Barante, Philippe de Ségur, aux réintégrations légitimes de MM. Étienne et Arnault, elle semble consacrer pour l’Académie une ère tout à fait nouvelle, et l’on aime à y voir un gage irrévocable d’indépendance et de raison pour l’avenir. Il y a pourtant dans les Corps une lenteur de progrès et une tendance aux rechutes, dont il faut se défier. Un choix excellent aujourd’hui n’en garantit pas toujours un bon pour le lendemain, et il est utile que la publicité surveille les intrigues de coterie qui pourraient entraver la réforme naissante. Ainsi, au moment où rentrée triomphante de M. de Lamartine vient d’honorer l’Académie, où M. Philippe de Ségur est prêt à se joindre au groupe des hommes distingués qui y siègent, croirait-on que pour l’élection prochaine du successeur de M. de Lally on ait encore à redouter le scandale d’une de ces nominations niaises qui marquèrent la dictature de M. Roger17? Cela n’est pas trop invraisemblable toutefois. Une poignée d’hommes médiocres ou usés, libéraux à ce qu’on dit, mais obéissant à un triste esprit de rancune littéraire ou philosophique, et s’accordant fort bien dans leurs petites haines avec leurs adversaires religieux et politiques, seraient à la veille de laisser encore une fois le génie sur le seuil, pour s’attacher à je ne sais quel candidat bénin et banal qui fait des visites depuis quinze ans18. Il convient aux hommes qui ont crédit et valeur dans la Compagnie de mettre fin une fois pour toutes à ces sottes prétentions, et de ne pas laisser interrompre cette série de choix graves et glorieux, qui d’abord donnent du lustre à l’Académie, et qui bientôt pourront lui assurer sur notre littérature une influence réelle, active et salutaire.