II
Nous avons vu madame des Ursins, douée d’un esprit supérieur et hardi, se jeter avec vigueur dans les affaires et ne pas s’y ménager. Sans mystère ni scrupule, elle ne désavoue pas son crédit, en use largement, hautement, et s’inquiète peu des discours clandestins. A l’aise au milieu des embarras et même des désastres, elle y garde sa liberté d’esprit, sa fermeté d’action et jusqu’à sa verve de badinage et de gaieté. Jamais elle ne désespère, et tant qu’on peut oser encore, elle se déclare pour le parti de l’audace. Dans un siècle où la dévotion était de mise, au moins dans les manières, elle n’en a que l’indispensable ; son esprit purement ambitieux et humain croit à la vertu de M. de Vendôme bien plus qu’à celle d’une oraison, et juge les débats théologiques avec une supériorité tout à fait mondaine. En un mot, madame des Ursins est le parfait contraste de madame de Maintenon ; jamais parallèle historique n’a prêté autant que celui de ces deux dames à cette heureuse ou malheureuse symétrie, si conforme aux règles de l’Académie et de la rhétorique. Cette fois, il n’y a pas moyen d’y échapper ; qu’on nous fasse seulement la grâce de penser qu’il n’y a rien de notre faute dans l’opposition, jusqu’au bout uniforme, que le second portrait va offrir à côté du premier.
Jetée, jeune et pauvre, dans le monde, avec sa beauté et son titre de demoiselle,
exposée dès l’enfance aux persécutions des dévots, qui la convertirent à grand’peine, et
plus tard chez Scarron, aux galanteries des grands seigneurs qui ne la séduisirent pas,
madame de Maintenon se distingua de bonne heure, et dans tous les états, par cette
prudence accomplie, cet esprit de conduite, qu’alors on regardait comme la première
vertu de son sexe, et qui de nos jours est resté tant à cœur à la haute société
monarchique, sous le nom presque sacré de convenance. Épouse du
libertin Scarron, gouvernante des bâtards de Louis XIV, femme non avouée d’un roi qui
n’avait pas toujours été scrupuleux, elle est partout la même, fidèle à la bienséance
dans les moindres choses, et sauvant par une habileté de menus détails l’équivoque de sa
position. Sa vie entière s’était consumée dans cette lutte subtile ; ses facultés s’y
étaient resserrées ; et, grâce à tant de travail sur elle-même, nulle femme ne possédait
à son égal l’entente profonde et déliée des tracas de salon ; c’était une gloire dans la
société, mais, en même temps, un obstacle à l’intelligence des grandes affaires. En
s’approchant du trône, elle ne changea pas ; sa circonspection se raffina de plus en
plus ; la dévotion qu’elle avait affichée jusque-là, par contenance plutôt que par
componction, s’accrut par l’âge, l’oisiveté, l’habitude, et ne devint que plus étroite
en devenant plus sincère. Par principe de prudence, comme par principe d’humilité, elle
affecta de se rapetisser et de s’effacer au milieu de tant de grandeurs ; les calamités
de toutes sortes, qui affligeaient la France et la famille de Louis XIV, lui inspirèrent
un découragement trop naturel pour ne pas être vrai, qu’il entrait dans ses vues et ses
manières d’exagérer encore. Il est curieux de la voir, dans cette correspondance,
protester à tout propos contre l’idée qu’on pouvait avoir de son crédit : « Je ne
suis qu’une particulière assez peu importante ; je ne sais pas les affaires, on ne
veut point que je m’en mêle, et je ne veux point m’en mêler. »
Tantôt elle se
compare avec pruderie à une ingénue de quinze ans : « Je suis un peu comme Agnès,
je crois ce qu’on me dit, et ne creuse pas davantage. »
Tantôt elle se
vieillit avec une complaisance qui fait sourire : « Si vous me voyiez, madame,
vous conviendriez, que je fais bien de me cacher : je ne vois presque plus ; j’entends
encore plus mal ; on ne m’entend plus, parce que ma prononciation s’en est allée avec
mes dents, la mémoire commence à s’égarer ; je ne me souviens plus des noms propres,
je confonds tous les temps, et nos malheurs joints à mon âge me font pleurer comme
toutes les vieilles que vous avez vues. »
Sans croire tout à fait à ce
renoncement absolu au monde, on est pourtant forcé de reconnaître qu’il y a dans ce
langage de madame de Maintenon plus de manie que d’hypocrisie, et qu’à force de se
faire, en paroles, insignifiante et inactive, elle l’était sur la fin réellement
devenue. Dévouée, jusqu’à la superstition, à la volonté de Louis XIV, elle n’osait se
commettre en rien, de peur de lui déplaire ; un mot de sa bouche eût sauvé Racine, et
elle se garda de le risquer ; malgré sa prédilection pour le maréchal de Villeroi, elle
en était venue à refuser sa protection à l’abbé de Villeroi pour l’archevêché de Lyon :
« Je ne le connais pas assez, écrit-elle, pour me mêler de son établissement ;
les places dans l’Église intéressent un peu la conscience de ceux qui les donnent, et
l’on a bien assez de ses péchés sans avoir à répondre de ceux des autres. Il est vrai,
ajoute-t-elle, que je n’aime pas à me mêler d’affaires, que je suis naturellement
timide, mais il est vrai que je ne m’en suis que trop mêlée. C’est moi qui ai attiré
M. l’abbé de Fénelon, sur la réputation de son mérite : quel déplaisir ne m’a-t-il pas
attiré ! C’est moi qui ai désiré ardemment l’archevêché de Paris : quelles terribles
affaires avons-nous contre un prélat (le cardinal de Noailles) qui, étant
irréprochable dans ses mœurs, tolère le plus dangereux parti qui pût s’élever dans
l’Église ; qui désole sa famille, et afflige sensiblement le roi dans un temps où sa
conservation est si nécessaire. »
Il faut le dire, cependant, cette vénération
excessive pour la personne du vieux monarque n’est souvent qu’un devoir d’épouse qui
honore madame de Maintenon ; il semble que ce soit le seul sentiment capable d’enlever
cette âme froide à elle-même, et d’en tirer des accents de véritable émotion. La lettre
où elle rapporte la mort du dauphin et le deuil du roi est pleine de larmes, d’une
simplicité parfaite et d’une onction pénétrante. Dans tout ce qu’elle écrit se mêle la
pensée de Louis XIV ; elle en est absorbée ; sa sollicitude n’omet aucune circonstance
sur la santé défaillante du vieillard ; une garde-malade n’en dit pas plus ; elle
omettrait plutôt un succès de Villars qu’une prescription du médecin Fagon, et chaque
fois que le roi prend sa médecine de précaution, madame des Ursins en
est informée.
En général, madame de Maintenon ne s’élève pas au-dessus des détails, et même, dans ses
plus grands chagrins, ne les perd pas de vue. Ses lettres sont remplies des nouvelles de
la cour et de la ville, telles que les naissances, les mariages, et surtout les morts,
qui font plus d’impression sur son âme attristée. « Je n’entends parler que de
morts, dit-elle ; M. le duc de Foix est mort ; madame la comtesse de Miossens est
morte ; M. de Montpéroux, commandant la cavalerie, est mort ; l’archevêque de Lyon se
meurt, et le marquis d’Effiat se mourait hier. Je m’en vais voir une reine que je
trouverai bien affligée de n’être point morte. »
On dirait qu’elle se complaît
au milieu de tant de deuil. Cette reine, dont elle parle, est celle d’Angleterre, qui
résidait à Saint-Germain, et qu’elle aimait à visiter pour causer ensemble des malheurs
du temps. Le même besoin de condoléance et de chuchotage la rapprochait de Villeroi :
« Notre maréchal de Villeroi et moi, écrit-elle avec une sorte de satisfaction
chagrine, déplorons souvent nos pertes et critiquons tout ce qui se passe. »
Le vieux favori mécontent compatissait de grand cœur, comme on peut croire, aux plaintes
éternelles de sa désolée confidente, et tous deux se consolaient à l’envi dans ces
épanchements lamentables.
Si madame des Ursins avait désiré se faire une souveraineté indépendante dans les
Pays-Bas pour s’assurer une retraite, madame de Maintenon sut s’en préparer une, qui
était plus à sa portée et dans ses goûts. Prêcheuse par tournure et habitude d’esprit,
un peu pédante, de ce pédantisme dont on a dit qu’il était le plus joli du
monde, elle avait de tout temps aimé à conseiller et à moraliser. En fondant
Saint-Cyr, elle réalisa un doux rêve : avec Louis XIV, Saint-Cyr eut toute sa
tendresse ; lui parler de Saint-Cyr et des trois cents enfants qu’elle y élevait,
c’était l’attaquer par son endroit sensible. « Votre politesse, écrit-elle à
madame des Ursins, veut donc aller jusqu’à m’en demander des nouvelles, connaissant la
faiblesse des mères. »
Elle avait fini par y passer toutes ses journées, et
n’allait plus qu’au soir à Versailles. Ainsi retirée de la cour à moitié, la mort de
Louis XIV ne la prit pas au dépourvu ; son asile était prêt, arrangé de ses mains avec
une longue et attentive prévoyance, véritable sanctuaire décoré d’ombrages, de parfums
et de cantiques pieux. Après que les grilles se furent fermées sur elle pour la dernière
fois, elle parut seulement se recueillir plus longuement qu’à l’ordinaire. Dès lors son
unique pensée est d’achever doucement de vivre, et de savourer à loisir la béatitude
qu’elle s’est ménagée : dans sa lettre d’adieux à madame des Ursins, le rayonnement de
l’amour-propre satisfait perce sous la froideur ascétique et les sentiments chrétiens :
« Vous avez bien de la bonté, madame, d’avoir pensé à moi dans le grand
événement qui vient de se passer ; il n’y a qu’à baisser la tête sous la main qui nous
a frappés. Je voudrais de tout mon cœur, madame, que votre état fût aussi heureux que
le mien. J’ai vu mourir le roi comme un saint et comme un héros ; j’ai quitté le monde
que je n’aimais pas ; je suis dans la plus aimable retraite que je puisse désirer ; et
partout, madame, je serai toute la vie, avec le respect et l’attachement que je vous
dois, votre très humble et très obéissante servante. »
Nous ne pousserons pas plus loin ces citations, qui suffisent, ce nous semble, pour
définir le caractère de madame de Maintenon. Il ne faut pas la faire pire qu’elle n’a
été, en s’exagérant sa portée d’esprit. D’un tact consommé dans la société, ses vues ne
s’élargirent pas avec sa fortune ; elle eut moins d’hypocrisie que de petitesse, et elle
est moins haïssable pour ses fautes que le gouvernement absolu qui les permit. Quant au
mérite littéraire de sa correspondance et de celle de madame des Ursins, il est tel
qu’on peut l’attendre de deux femmes de cet esprit, nourries au milieu des délicatesses
d’un si beau siècle. Le mouvement de leur style diffère autant que la physionomie de
leur pensée : plus vif et varié dans madame des Ursins, plus doux et monotone dans
madame de Maintenon. Mais ce qui est commun à toutes deux, et ce qu’on retrouve
également chez mesdames de Sévigné et de La Fayette, c’est cette franchise et cette
naïveté d’un langage toujours pur, malgré ses négligences et ses familiarités. La
prétention n’en approche jamais ; on n’y rencontre même rien de cette précision utile,
mais étroite, qu’ont introduite les analyses des philosophes et des moralistes du siècle
dernier. L’expression, avant tout, y est large et abondante, jusqu’à paraître un peu
vague et diffuse. « Le seul art dont j’oserais soupçonner madame de Sévigné, dit
madame Necker, c’est d’employer souvent des termes généraux, et, par conséquent, un
peu vagues, qu’elle fait rassembler, par la façon dont elle les place, à ces robes
flottantes, dont une main habile change la forme à son gré. »
La comparaison
est ingénieuse ; mais il ne faut pas voir un artifice dans cette manière de madame de
Sévigné, non plus que dans celle de mesdames des Ursins et de Maintenon : c’est la
manière de l’époque et l’un des mérites inséparables de son style. Avant de s’ajuster
exactement aux différentes espèces d’idées, le langage est jeté à l’entour avec une
ampleur qui lui donne l’aisance et la grâce ; mais quand le siècle d’analyse a passé sur
la langue et l’a travaillée à son usage, on ne peut plus qu’admirer et regretter ce
charme à jamais évanoui du grand âge littéraire ; on essayerait en vain d’y revenir à
force d’art ; et la critique, qui sent tout ce qu’il a d’exquis, est dans l’impuissance
de le définir sans l’altérer.