(1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Rivarol » pp. 245-272
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(1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Rivarol » pp. 245-272

Rivarol

Œuvres de Rivarol, études sur sa vie et sur son esprit, par MM. Sainte-Beuve, Arsène Houssaye, Armand Malitourne, Léonce Curnier. — Œuvres choisies de Rivarol par M. de Lescure.

1

Voici un assez joli volume, intitulé, un peu… cauteleusement : Œuvres de Rivarol, quoiqu’il n’en soit guère qu’une faible partie. Après ce volume, les œuvres complètes de Rivarol n’en resteront pas moins à rééditer. En voyant aujourd’hui à quel poids spécifique on a réduit l’édition ancienne, on se demande si c’est par respect ou par enthousiasme pour Rivarol, que les éditeurs du présent volume se sont donné les airs de faire un choix dans ses ouvrages, de prendre ceci ou de laisser cela, au nom de leur propre goût à eux, éditeurs, et de leurs préférences, ou si c’est plutôt par mépris bien entendu pour le public, qui n’aime et ne lit que les petits livres, quand il les lit toutefois…

Ce qu’il y a de certain, c’est que nous n’avons pas là Rivarol ; c’est que nous n’avons en petit paquet que quelques paillettes de ce Pactole intellectuel, qui passa, en brillant, à travers le xviiie  siècle. Disjecta membra poetæ ! Nous n’avons qu’un abrégé de Rivarol ; mais vous savez si Rivarol est un de ces hommes qu’on abrège ! Je m’imagine que s’il revenait au monde, lui, le superbe de son esprit, il regarderait comme une impertinence envers sa mémoire cette manière d’agir, littéraire ou commerciale, avec ses œuvres, — si on peut appeler de ce nom d’œuvres les improvisations d’un homme qui, en produisant, a si peu travaillé ! En effet, pour qui veut parler avec cette propriété qu’il aimait et qu’il appelait la probité de la langue française, les ouvrages de Rivarol ne sont pas des œuvres. Le mot œuvres sous-entend l’idée de combinaison, d’effort, de patience, de durée dans le travail, et Rivarol, c’est tout le contraire. C’est la facilité, la facilité dans la paresse, c’est la promptitude, le jaillissement, l’électricité ! Les pages que nous avons de lui ne sentent pas la lampe, comme disait cet Ancien, mais le lustre, le lustre allumé sur sa tête dans les salons du xviiie  siècle et qui éblouissait moins que lui ! Les œuvres de Rivarol sont comme les reliefs d’un repas fini et splendide, offert par un dissipateur. Le plus beau, le meilleur de ce repas a été dévoré, mais à ces reliefs on peut juger encore de la magnificence de ce prodigue qui, sans avoir un sou, donna aux riches de son temps des fêtes merveilleuses avec son esprit seul, et y mangea sa gloire en y dépensant son génie.

Rivarol fut un dissipateur immense. Mais il était né riche comme tous les grands dissipateurs. Il avait les facultés les plus hautes, les plus profondes et les plus variées. Il aurait pu laisser après lui quelque monument immortel, mais la puissance nous ôte peut-être le désir. Voluptueux intellectuel, il se contenta de s’enivrer du plaisir qu’il donnait aux autres, et il le donnait sur place, à l’instant même, — avec l’idée, avec l’image, avec la parole, le geste, le regard, la voix, jouissant de son esprit comme les femmes jouissent de leur beauté ! Sardanapale d’un nouveau genre, couronné des roses des succès d’un jour, le malheureux brûla son génie tout entier sur le bûcher du monde, fait, comme l’autre, de bûches entassées, ces sots que son esprit savait animer tous les soirs ! Rien de plus triste en réalité que cette brillante destinée… Pour moi, du moins, qui ai la faiblesse d’aimer Rivarol lorsque je devrais le condamner, — et qui ramasserais comme un trésor les points et les virgules tombés de sa plume, persuadé que je serais qu’ils devraient pétiller de quelque chose encore, — je ne connais rien de plus lamentable que cette ruine anticipée d’une gloire qui ne se leva jamais, que cette déperdition d’un génie qui aurait pu être si beau ! Et quand l’occasion d’en parler est inévitable, c’est avec un mortel regret que j’en parle toujours.

II

C’est le regret des forces perdues, ramer regret, pour qui aime les choses de l’intelligence, des chefs-d’œuvre qu’un homme pouvait faire et qu’il n’a pas faits. Je ne crains pas de l’affirmer, Rivarol était de nature, de premier jet, — hélas ! il n’en eut jamais un second, — de pure munificence divine, l’homme le plus admirablement doué du xviiie  siècle, de ce temps qui fourmillait de gens d’esprit, et dans lequel planaient ces trois hommes qu’il est convenu d’appeler des génies jusqu’à nouvel ordre, Voltaire, Buffon et Montesquieu. Voltaire ! Rivarol en a l’ironie, l’épigramme, la riposte, la clarté, la grâce. Buffon ! il en a la magnificence, l’imagination dans le style, avec une chaleur que Buffon n’avait certes pas. Et Montesquieu ! il en a aussi le diamant taillé à facettes, et je crois même qu’il se reconnaît en se mirant dans la facette, ce qui explique par de la fatuité son amour si vif pour Montesquieu.

Ce n’est pas tout. À l’éloquence de Rousseau, devenue patricienne sous sa plume, de bourgeoise de Genève qu’elle est sous la plume de Rousseau, il joint une faculté de métaphysique qui, s’il l’eût prise à partie et développée l’eût mis bien autrement haut que Condillac. La vocation réelle de Rivarol était peut-être cette rareté, — un métaphysicien pittoresque ! Ainsi, pour qui se rend compte, à part de leur emploi, des forces vives qu’atteste ce qui nous est resté de Rivarol, il est évident que jamais personne ne fut plus apte aux choses littéraires, et dans une proportion plus considérable et plus puissante. Mais, malheureusement pour nous qui n’étions pas de son temps, et pour lui qui n’est plus d’aucun temps, il préféra le monde à la littérature et les salons à la postérité. Il avait en lui deux génies fraternels : le génie de la conversation, qui a besoin des autres pour exister, et le génie littéraire, qui n’a besoin que d’étude et de solitude pour chercher son idéal et pour le trouver.

Or, comme toujours, ce fut ce qui valait le moins qui tua ce qui valait le plus en lui. Caïn a tué toujours Abel. D’écrivain éternel qu’il aurait pu être, il devint cette charmante mais éphémère chose, un causeur, dans une société de la corruption la plus raffinée. Il fut cette flamme qui s‘éteint lorsque la vie a quitté nos lèvres. Et c’est ainsi, non pas que les salons le tuèrent, car les salons qui assassinent tant de talents n’avaient pas une atmosphère de force à tuer l’étonnant talent de Rivarol, mais qu’il se suicida lui-même en s’y épuisant de rayons !

Il y était incomparable. Ni avant, ni après Rivarol, on n‘entendit et on ne vit de conversation semblable à la sienne, car on la voyait autant qu’on l’entendait, cette incroyable conversation ! Voltaire ravi la comparait à un feu d’artifice perpétuel tiré sur l’eau, et Chênedollé, qui en a parlé quarante ans après l’avoir entendue, à une cascade inépuisable, éclatante et sonore, qui a ses courbes et ses arcs-en-ciel, et qui jaillit pour retomber et pour rejaillir.

Chateaubriand, après autant d’années, Chateaubriand, génie de rêverie, de mélancolie et de silence, n’avait pas pardonné à Rivarol cette supériorité de conversation écrasante qu’il avait eu à subir quand il le rencontra dans sa jeunesse, et le vaniteux des Mémoires d’outre-tombe, le jaloux de Napoléon et de lord Byron, associa Rivarol aux deux seules jalousies de son âme, et le grandit par ses ressentiments…

Quant à nous, venus longtemps après Rivarol, le piano de Liszt ou le violon de Paganini ont pu seuls nous donner la sensation de cette conversation inspirée qu’il exécutait, a dit Sainte-Beuve, à la manière d’un virtuose ; mais les idées, ces idées qu’exprime la parole et que n’exprime pas la musique, elles ne sont plus, et rien ne saurait les rappeler ! Rivarol ne les cherchait pas. Elles venaient à lui dans le regard des hommes…

Comme les lys qui ne filent point et qui ont leur blancheur, Rivarol ne travaillait jamais sa causerie comme Chamfort et comme Sheridan. Il n’était pas, comme eux, un calculateur d’effets et de mots préparés comme des coups de théâtre. Il n’aiguisait pas longtemps une épigramme pour qu’elle brillât mieux et qu’elle pénétrât davantage. Il ne la trempait pas à l’avance dans quelque poison concentré. Non ! Rivarol, c’est l’improvisation la plus vraie, la plus impétueuse, la plus bondissante. C’est l’éloquence donnée à pur don comme la beauté, existant comme la beauté, et qu’il avait comme la beauté, cet homme à qui Dieu avait tout donné et qui n’ajouta rien aux dons de Dieu, fascinant mais lâche génie ! Il était beau, et ce n’est pas pour lui que Jean-Paul eût fait son mot célèbre : « On ne s’aperçoit pas plus de la laideur d’un homme éloquent, qu’on ne voit la corde de la harpe quand elle commence à résonner. »

III

Tel fut Rivarol. Tel fut son mérite et sa gloire, gloire finie, qui, au lieu de grandir comme la gloire littéraire ira chaque jour diminuant. Il en fut bientôt las, du reste. Dès vingt-huit· ans, il écrivait à un ami : « La vie que je mène est un drame si ennuyeux que je prétends toujours que c’est Mercier qui l’a fait. » Cet homme, le dandy de ce temps frivole, qui portait des habits fleur de pêcher et de la poudre de la couleur des cheveux de la Reine, regrettait de ne s’être pas fait homme des champs. Il était blasé, dégoûté de cette gloire misérable des salons, clinquant dont l’autre gloire est l’or. Ce Roi de la causerie savait où le blessait sa couronne. Il avait le même mal que cette autre ennuyée, la marquise du Deffand, de cette femme, charmante aussi, que le monde fais ait mourir d’ennui pour sa peine de l’avoir aimé, de l’avoir diverti, et d’avoir mis à son service un esprit fait pour monter plus haut !

Ah ! il avait voulu être un causeur ! il avait aimé mieux jouer de cette cymbale — cymbalum tinniens — que de développer, dans une généreuse et fière solitude, les facultés mères des grandes œuvres. Il avait voulu être un causeur ! Eh bien, le causeur trouvait autour de lui ce désert d’hommes, comme dit Chateaubriand, plus triste, plus désolé que l’autre désert, qui n’est que du sable et du vide. Pauvre grand homme manqué, qui s’était cassé à force de se courber sous tous ces plafonds, il rejetait loin de lui toute cette poussière humaine qu’il avait cru faire tressaillir, comme le baladin rejette de son tambour de basque les grains de sable que le bruit de l’instrument qui vibre faisait tressauter sur la peau sonore ! Ah ! il avait voulu être un causeur ! et, tout en maudissant le choix qu’il avait fait dans ses facultés et dans sa destinée, il en devait porter éternellement l’esclavage. En effet, il ne fut jamais qu’un causeur, et même quand il crut le moins l’être. Quand il écrit, il l’est encore, et il n’est pas plus. Prenez ses ouvrages, et jugez ! Qu’est-ce que son discours l’Universalité de la langue française ? Son titre le dit, un discours ! Que sont les Actes des Apôtres, cette causerie à bâtons rompus sur le dos de ses ennemis politiques ou littéraires ? Des improvisations de journal, qui ressemblent très fort à des improvisations de discours !

Il en est de même des articles, plus graves cependant, qu’il fit insérer dans le Journal politique. Qu’est-ce que ses Lettres à M. Necker, si ce n’est des discours avec tous les caractères du discours ? Qu’est-ce que le Petit Almanach des grands hommes, sinon des épigrammes fixées pour mémoire, qui avaient été parlées avant d’être écrites ? Et qu’est-ce enfin que la préface de ce Dictionnaire impossible, qui fut la chimère caressée de toute sa vie, sinon encore, comme toute préface, un discours préliminaire, — un discours ! C’est ainsi qu’il fut toujours cloué au discours, quand il voulut s’échapper au livre. C’est ainsi que le moule dans lequel il aimait le plus à couler sa pensée, finit par s’empreindre sur elle avec une telle force qu’elle se pétrifiait, violentée, sous ce moule fatal, et qu’en dehors de son étreinte elle ne pouvait plus exister. Voilà ce qu’il gagna à être un causeur !

IV

C’est dans cette préface du dictionnaire qu’il ne fit point, et auquel il pensa toujours, que Rivarol — dit très bien Sainte-Beuve — introduisit sa politique et sa métaphysique sur lesquelles, selon moi, Sainte-Beuve, qui a vu pourtant dans Rivarol le mal que le monde fait à la pensée, l’a cependant beaucoup trop favorablement jugé. Voluptueux aussi en littérature, d’une délicatesse presque morbide, mais naturaliste de fin fond, malgré les convenances morales de la surface, Sainte-Beuve a été séduit sans nul doute par cet enchanteur de Rivarol, qu’il a classé parmi les délicats qu’il aime, et chez lequel le critique du dix-neuvième siècle, assez indifférent· aux idées, a vu surtout les grandes qualités oratoires qui auraient pu devenir si aisément de grandes qualités littéraires.

Pour l’expression et pour le geste de sa phrase, Sainte-Beuve est allé jusqu’à comparer Rivarol à Joseph de Maistre, et nous avouons que de diction, de mouvement, de sentiment parfois, le rapport paraît exister entre eux deux. Seulement, nous que l’expression si enlevante qu’elle soit n’enlève pas au fond des choses, nous trouvons Rivarol, malgré sa supériorité de nature, sur ce fond de choses de la plus profonde infériorité, et ce n’est pas d’une infériorité relative, mais absolue. Là, comme ailleurs, c’est l’homme de son temps, et c’en est la victime. Il n’en dépasse pas de beaucoup la philosophie, et même il y croit, ce qui est bien pis.

C’est un sceptique, qui sans la politique serait peut-être un athée, un utilitaire de religion, qui met la morale au-dessus de toute religion positive, la morale sans sanction, se payant de ses propres mains ses propres mérites, et se punissant de ces mêmes mains qui n’osent se frapper jamais.

Rivarol, avec tout son esprit, part, comme tous les imbéciles de son époque, du principe qui faussa tout au dix-huitième siècle : à savoir que l’homme est excellent ; et il ne se doute pas de la Chute, ce qui, théologie à part, est honteux pour un observateur qui doit se connaître en nature humaine et qui est aussi peu badaud qu’on peut l’être. Historiquement, il hait le Moyen Âge ; mais du moins il ne méconnaît pas ce qu’il eut de réglé, de fort et de politique, ce fier temps !

Enfin, en politique, Rivarol est un oligarque qui a pris tout ce qu’il sait dans Montesquieu, n’ayant pas une conception plus nette ou plus simple de l’organisa lion du pouvoir que la constitution d’Angleterre appliquée indifféremment à tous les peuples. Certes, il faut être terriblement Joseph de Maistre par l’expression, pour l’être au milieu de tout cela. Or, quel que soit l’accent de Rivarol à certaines places des écrits qu’il nous a laissés, il n’est jamais, même pour une minute, l’écrivain accompli et de tenue irréprochable que Joseph de Maistre est toujours.

V

Je crois donc qu’il eût mieux valu laisser un si grand nom tranquille. Seulement, puisqu’il a été prononcé, j’oserai dire au critique qui n’a pas craint l’imprudence d’une comparaison entre des hommes si différents, que c’est bien moins l’idée d’une analogie qu’il fait naître que d’un contraste. À part, en effet, les idées, la conscience et les mœurs, c’est-à-dire à part ce qui est le plus important et doit être le premier chez les hommes, Joseph de Maistre s’oppose encore à Rivarol, et par d’autres côtés il le surpasse. Par exemple, comme Rivarol, il fut un grand et étincelant causeur. Il fut moins éblouissant peut-être, moins abondant, moins virtuose que Rivarol, mais il n’en fut pas moins une conversation toute-puissante, une repartie formidable. Il eut, — on le savait déjà parmi ceux qui l’avaient connu, mais ses Lettres récemment publiées l’ont appris à ceux qui ne le connaissaient pas, — il eut toutes les grâces que le monde adore et tout l’imposant qu’il respecte. Un jour, dit-on, il fit taire madame de Staël… Eh bien ! ce grand homme sut s’arracher aux enivrements de la causerie dans laquelle il était passé maître, et qui dévora Rivarol. Il trouva le temps de vivre tête à tête avec sa pensée, de tirer de son cerveau et de son cœur tout ce qu’il y avait de génie, et de le verser dans des œuvres qui maintenant ne périront pas !

C’était là, il me semble, ce qu’il fallait dire, puisqu’on risquait ce nom de de Maistre auprès du nom de Rivarol, il fallait tirer de la vie de Rivarol, jetée à tous les vents du monde et des ouvrages plutôt parlés qu’écrits de cet écrivain, un enseignement sévère et un avertissement utile. Mais les biographes de Rivarol sont Français, et, en France, la causerie qu’il convenait d’attaquer est sacrée. Qu’importe qu’elle énerve ou étiole le talent, qu’elle dissipe le temps nécessaire aux œuvres fortes et au développement des facultés, qu’elle tue l’originalité ! elle est la plus jolie des gloires françaises, et rien ne prévaudra contre elle. Ici, Sainte-Beuve, qui voit plus loin, n’ira pas plus loin que M. Arsène Houssaye et M. Armand Malitourne. Il y a bien encore un quatrième biographe de Rivarol ; mais à quoi bon parler de celui-là, qui n’est que solennel et vulgaire là où MM. Sainte-Beuve, Houssaye et Malitourne sont superficiels ? C’est M. Léonce Curnier, qui, pour qu’on n’en n’ignore, fait suivre son nom de son titre sur la couverture de son livre. Est-ce par faste ou par modestie ? M. Léonce Curnier est le receveur général du département du Gard ; mais il n’a pas reçu grand-chose en fait de talent littéraire… À lire son livre de critique sur Rivarol, je le crois un fameux comptable !

VI

Après ce livre insuffisant sur Rivarol où ils se sont mis quatre, comme pour une contredanse, ces pauvres biographes, paillettes d’un or dont Rivarol était le lingot, on aurait pu avoir l’idée qu’il ne fallait pas toucher aux œuvres de Rivarol laissées comme elles l’étaient dans la pénombre du passé, et que rien ne valait, pour sa mémoire, l’espèce de gloire sans œuvres et sans preuves dont il avait été brillamment et vaporeusement enveloppé. La gloire de Rivarol, qui avait certainement en lui le génie littéraire et avec, bien d’autres génies encore ! cette gloire qui, dans un autre temps que le sien, aurait pu être fièrement et grandement littéraire, avait presque disparu tout entière dans une autre gloire qui semble l’avoir consumée, et c’était la gloire brûlante et sur place du causeur, et du causeur le plus spontané, le plus éclatant, le plus étonnant d’un siècle fameux surtout par la causerie. Gloire spéciale, celle-là ! plus rare que la gloire littéraire, car vous pouvez compter ce qu’il y a dans un siècle de littérateurs — et même de littérateurs de talent ! — contre un seul causeur de la force de Rivarol.

Mais, quelques années après le livre de MM. Sainte-Beuve, Houssaye, Malitourne, Curnier, un critique plus sérieux, et qui allait plus à fond, fit voir on Rivarol plus que le causeur. Jusque-là, pour moi aussi, Rivarol, le grand conversationniste Rivarol, était bien au-dessus du Rivarol des livres ; et c’était là sa vraie gloire, bien autrement méritée, bien autrement triomphante et poétique que la gloire positive qu’on discute pièces et livres en main… Il avait celle-là qui ne laisse rien après elle pour qu’on puisse la juger. Il avait l’idéale, l’immatérielle, l’obsédante ! la vibration puissante et mystérieuse d’une conversation évanouie, — d’une chose incomparable et absolument disparue, — mais qui résonne encore et qui résonnera toujours dans l’imagination des hommes, pour la faire éternellement rêver !

Oui, c’était là le vrai et le grand Rivarol, aussi pour moi le Rivarol impossible à retrouver, comme la beauté d’une femme morte, le Rivarol imaginé, puisque je ne l’ai pas entendu, et qui enivre toujours ma pensée comme si je l’avais entendu, et même peut-être davantage ! Mais la publication qu’a faite dernièrement M. de Lescure des œuvres choisies de Rivarol, a modifié beaucoup, j’en conviens, mon opinion sur l’autre gloire qui doit revenir à Rivarol, — à cet homme qui ne fut pas seulement, après tout, qu’un improvisateur sublime, le Génie spontané et prodigieux de la causerie, et chez qui la conversation, si feu du ciel et foudre qu’elle ait été, n’a pas cependant tout dévoré de ses autres supériorités. Seulement, M. de Lescure publia les Œuvres choisies de Rivarol. Or, pourquoi choisies ? Pourquoi pas toutes ? Pourquoi M. de Lescure, très digne par son érudition, par la hardiesse et la sûreté de son goût et surtout par son enthousiasme pour Rivarol, de nous le donner intégral, a-t-il imité, — avec des qualités nouvelles, je le reconnais, — mais a-t-il imité cependant les éditeurs par fragments qui l’ont précédé, au lieu de nous enrichir d’une Édition complète des Œuvres de Rivarol qui va manquer encore, — qui peut-être manquera toujours ?… Quoique j’aie cherché, sans le trouver, dans les deux trop petits volumes de M. de Lescure, l’écrivain oublié des Actes des Apôtres, de ces Apôtres moins heureux que ceux de Jésus-Christ, qui fondèrent le Christianisme, tandis qu’eux, ces nouveaux pauvres diables d’Apôtres, n’ont pu empêcher la royauté très chrétienne de s’en aller en quatre morceaux, j’y ai trouvé pourtant assez de journaliste et même, disons le mot, assez d’homme d’État dans Rivarol pour appuyer aujourd’hui sur ce qu’il fut comme journaliste, malgré le flot du temps qui remporta et qui, comme journaliste, devait l’emporter, et sur ce qu’il aurait pu être comme homme d’État, sans la faiblesse aveugle d’une Royauté vouée à toutes les fautes, et dont l’imbécillité fut le bourreau, avant le bourreau…

VII

Oui, le journaliste, — et, à travers le journaliste,, l’homme d’État que le journaliste, comme on sait, n’implique pas toujours, voilà ce qu’est et ce qu’apparaît presque exclusivement Rivarol dans cette publication nouvelle de M. de Lescure. Pour l’acquit probablement de sa conscience d’éditeur littéraire, M. de Lescure a recueilli, il est vrai, comme un double échantillon des aptitudes littéraires et philosophiques de Rivarol, le Discours (si connu du reste) sur l’universalité de la langue française, couronné par l’Académie de Berlin, et le Discours (moins apprécié) sur l’homme intellectuel et moral, d’un si mâle spiritualisme encore malgré les influences de toutes les philosophies du xviiie  siècle, qui tendaient à l’anéantir. Mais l’intérêt profond et presque inattendu de l’édition de M. de Lescure n’est pas là encore. Il est particulièrement dans ce Journal de Rivarol qui embrasse tout le second volume. Il est dans ces pages intitulées : Tableaux de la Révolution, journal politique national, où, sous la plume de Rivarol, le Journalisme est monté à la hauteur de l’Histoire, et, depuis un siècle tout à l’heure, n’est pas redescendu de cette hauteur… Et je ne crois pas qu’il en redescende !… Le temps a passé depuis ces « Tableaux de la Révolution » qui en peignirent si bien l’affreuse aurore, et qui allumèrent contre elle l’imagination du grand Burke, un des hommes qui l’ont le plus haïe et méprisée, et ces « Tableaux », qui n’ont pas perdu une nuance de leur horrible fraîcheur première, sont restés de l’histoire, — de la définitive, ineffaçable et incorruptible histoire, — quand tout est fini des exaltations et des passions contemporaines d’un journalisme qui n’est plus !

Tel est le mérite de ces pages de Rivarol, tirées si tard, mais enfin tirées de l’ombre et replacées sous nos yeux, et qui révèlent en cet homme, d’une littérature que sa phénoménale conversation a fait oublier, un autre homme qu’on n’y cherchait passait pour l’histoire et les choses sévères de l’histoire. À distance, et dans l’état de l’opinion sur Rivarol, l’aurait-on dit ?… Que lui, l’étincelant Rivarol, ce bel esprit dans toute la splendeur du mot, cette mitrailleuse d’épigrammes qui en faisait un feu roulant à propos de tout et partout, soit devenu journaliste à une époque où toute la France se ruait aux journaux et que les lettres françaises s’enfonçaient dans la fondrière de la politique, qui les souille toujours et qui les étouffe, c’était là un malheur, sans doute, mais ce n’est pas ce qui peut surprendre. Le journalisme est de la conversation encore, et quelquefois celle-là est terrible ! Elle devait tenter Rivarol. Par la sveltesse et le vif de son esprit, par cette succession d’éclairs dont il était la source, par l’armature aiguisée de ses facultés qui ressemblaient à des javelots et à des flèches, Rivarol était un journaliste né. Mais que, dans ce redoutable Sagittaire il y eût un historien, et précisément l’historien qui frappa tant Burke, la première fois qu’il le lut, que du coup il l’appela : « tacite », c’est là, n’est-il pas vrai ? ce qui doit étonner. On savait bien que le tourbillon d’une politique qui prenait la France aux cheveux au temps de Rivarol, faisait tourner toutes ces folles têtes qui allaient tomber. Mais on savait moins que celle de Rivarol, qui semblait de feu, eût résisté froidement à l’universel vertige et qu’il lui eût opposé, sur le bord même du gouffre, un front aussi beau et aussi impassible que le front de Séraphita sur la cime du Falberg ! Chose renversante quand il s’agit de ce volcan intellectuel de Rivarol ! lorsqu’il se met à écrire l’histoire, on trouve tout à coup en lui la froideur sublime qui est, dit-on, dans le soleil.

VIII

Jamais, en effet, l’horreur, le mépris, l’indignation ne se sont plus contenus, plus condensés que dans ces pages d’un journalisme qui est devenu de l’histoire. Jamais impersonnalité plus détachée et plus haute, jamais sang-froid plus saisissant et plus tuant ne sont tombés d’une plume, depuis Tacite ! Burke a raison. Cette tête irlandaise, — exagérée comme toute tête irlandaise (toutes têtes de poètes !), — n’a ici rien exagéré. Je viens de lire ces pages concentrées, calmes et profondes, où l’éloquence toujours un peu tribunitienne du journaliste ne s’est pas montrée une seule fois, où l’homme de parti n’a pas poussé une seule fois de ces cris familiers aux partis. Et je n’ai rien vu de plus beau, je l’avoue, que cette martingale de bon sens politique mise à l’hippogriffe de l’imagination, et qui est plus forte que l’imagination et les passions d’un homme, qui avait de l‘une comme un poète, et des autres comme un homme de parti. M. de Lescure a fait précéder son édition de Rivarol d’une biographie qui ne nous laisse rien ignorer de ce qu’il fut. C’était un royaliste ardent. Il l’était de droiture d’esprit, de tempérament, de prétention et presque de fatuité. Rivarol n’était peut-être pas assez sûr de la noblesse de sa naissance pour n’avoir pas au fond du cœur la rage de l’aristocratie. En se faisant royaliste, il se classait… Les uns le disaient comte, d’une ancienne famille tombée. Les autres non, objectant comme preuve de basse extraction, ce qui n’en est pas une, — le métier de son père. Mais quoi qu’il fût d’ailleurs, il avait l’esprit, l’élégance, la tournure, la distinction, la beauté, toutes les aristocraties naturelles qui vengent de la seule qu’on n’ait pas ! Ce furent ces aristocraties naturelles qui le portèrent, d’emblée, au cœur d’une société qui avait perdu son ancienne fierté et qui ne demandait plus son blason à personne, sinon pour monter — étiquette stupide ! — dans les voitures du roi ! Sa beauté célèbre commença ses succès, et son irrésistible esprit les acheva. Il eut l’ivresse de cette fortune. Dandy audacieux pour un cuistre d’homme de lettres, il osa porter l’habit rouge comme le comte d’Artois, alors dans toute sa magnificence (voir leurs portraits à tous les deux), et vraiment, quand on regarde ces portraits et qu’on les compare, on ne sait trop lequel des deux est le plus prince… Il y a des femmes qui diraient que c’est Rivarol ! À la veille de la Révolution qui s’annonçait, il compta parmi les écrivains qui mirent leurs plumes, dévouées comme des épées, au service de la monarchie et d’une Cour qui ne savait plus se défendre. Il était de ces Légers terribles qui voulaient combattre les idées nouvelles avec le ridicule, cette vieille arme de France, et franchement c’était là beaucoup de raisons, à ce qu’il semble, pour que le Tacite de Burke ne pût jamais naître dans Rivarol. Toutes les ardeurs d’esprit d’un tel homme, de ce somptueux de style, de ce fulgurant, de cet Écarlate d’esprit comme d’habit, ses entraînements, son monde, ses vanités, ses mœurs frivoles (elles l’étaient, et même un peu plus…) toutes ses manières de sentir et de se produire au dehors, auraient fait croire, en Rivarol, à un tout autre historien que Tacite, et cependant ce fut celui-là qu’il devint quand il fallut écrire l’histoire ! Lui qui vivait si fort dans le bouillonnement des faits contemporains, il les a racontés comme s’il avait été à soixante ans d’eux, avec la fermeté dépensée., la possession de soi et la portée de l’homme d’État… Un jour, Napoléon, de la hauteur méprisante de son esprit impérial, découvrit le journaliste dans Tacite, malgré l’immortel préjuge de sa gloire d’historien, Eh bien ! on se demande ce qu’il aurait dit du Tacite de Burke, s’il avait lu Rivarol. Par contre du journaliste retrouvé dans le grand historien romain, Napoléon aurait-il trouvé, dans le journaliste français, le grand historien que Burke y a vu le premier ?…

L’histoire de ce « Tacite de la Révolution », pour lui conserver le nom de Tacite que Burke lui a donné, n’est pas très longue, mais quelle plénitude dans sa brièveté ! Elle s’arrête brusquement aux néfastes journées d’octobre… Mais pour un esprit comme celui de Rivarol, pour qui sait calculer la portée des fautes et des lâchetés du pouvoir, — encouragement des populaces ! — l’histoire de la Révolution est finie à cette date honteuse et funeste… Ce qui suivra sera le luxe inutile des atrocités et des massacres ; mais au 5 et au 6 octobre, quand la Royauté s’arrache elle-même de Versailles., aux injonctions d’une canaille devenue la Reine de France, pour passer, le front bas, sous la voûte d’acier de l’Hôtel de Ville de Paris, on peut dire que la Révolution est définitivement accomplie. Il ne faut pas s’y méprendre : avant le coup de guillotine final de Sanson, les Sansons à douze cents têtes de l’Assemblée nationale avaient bien des fois guillotiné la Royauté en détail, et même d’une façon plus définitive encore que Sanson, car leurs coups de guillotine, à eux, étaient avilissants, et le coup de guillotine de Sanson n’avilissait pas. Au contraire, il relevait ! Le sang de Louis XVI a refait une pourpre à la Royauté déshonorée qui n’en avait plus. Rivarol avait compris cela, et voilà pourquoi il arrêta là son histoire ! Mais, tout interrompue qu’elle ait été, cette histoire ne frappa pas uniquement, pour la féconder, que la tête politique et puissante de Burke. Elle eut le triste honneur de frapper également la tête hébétée d’un gouvernement éperdu, qui demanda toujours à tout le monde un secours dont il ne sut jamais se servir, depuis Pezay jusqu’à Mirabeau ! Les conseils demandés à son tour au royaliste Rivarol, ne furent pas plus suivis que ceux qui furent achetés et payés au démocrate Mirabeau, redevenu plus tard royaliste, et c’est alors que Rivarol émigra. Il n’émigra pas devant la quenouille que s’envoyaient chevaleresquement les gentilshommes du temps pour se décider à partir. Il émigra devant un gouvernement tombé bien plus bas qu’en quenouille… M. de Lescure, dans sa biographie, dit quelque part, pour grandir peut-être l’émigration de Rivarol, qu’il croyait mieux servir sa cause à l’étranger et qu’un moment il y noua des relations avec Pitt. Mais, pour ma part, j’ai peine à croire que le perçant historien des Tableaux de la Révolution, qui ne s’était jamais trompé sur personne dans son histoire, ni sur le Roi, ni sur la Reine, ni sur Necker, ni sur Lafayette, ni sur Mirabeau, ait été ici la dupe de quelqu’un et n’ait pas pénétré de son regard l’impuissance radicale des intrigues dans lesquelles, en émigration, le royalisme s’agitait, Rivarol y mourut au milieu des tronçons dispersés de ces intrigues, qui ne se rejoignirent jamais. Il mourut jeune encore. J’aimerais à penser que ce fut de mépris, mais M. de Lescure nomme la maladie qui l’emporta. Cet Alcibiade du Royalisme, par sa puissance de séduction et par sa beauté, mourut à l’étranger, comme Alcibiade chez les Perses. Chateaubriand, le rêveur ennuyé qui dans le monde ne disait mot, le rencontra et put juger, un jour, des derniers et magnifiques rayons de l’astre de conversation qu’était Rivarol, et il en a parlé dans ses Mémoires d’outre-tombe, mais avec la sécheresse d’un esprit jaloux· Ce n’était pas Chateaubriand, ce muet de génie, qui était fait pour jouir de l’esprit solaire de Rivarol et pour en être le Memnon !

IX

Et il ne peut plus y en avoir maintenant. Chênedollé a été le dernier. Qui n’a lu ses Mémoires, personnels et passionnés ? À présent, il n’y a plus sur Rivarol que le silence. Je l’ai dit plus haut, mais avec désespoir : pour avoir ce Rivarol-là qui ne peut pas sortir des livres qu’on exhume aujourd’hui, pour avoir une idée de ce génie de la conversation évaporé avec la vie, nous n’avons plus que la biographie de M. de Lescure, qui ne l’a pas entendu… Insuffisante et impatientante biographie, très bien faite pourtant. Un détail piquant que j’en veux citer, c’est que le bel et éblouissant Rivarol, — ce lettré mondain et plus que mondain, dont la fatuité heureusement avait assez d’esprit pour faire une peur blême aux imbéciles, qui sans cette peur se seraient peut-être moqués d’elle, — c’est que l’homme enfin de l’habit rouge du Comte d’Artois et de la poudre, comme le Prince de Ligne, de la couleur des cheveux d’or de la Reine, avait été un instant l’abbé, le petit et modeste abbé Rivarol. Ce superbe avait commencé par porter le petit collet ! Il avait été élevé au séminaire de Bagnols. En ce temps-là, les séminaires versaient dans la plus haute société française une corne d’abondance d’esprits distingués et supérieurs. Ils en versèrent même dans la Révolution, où ce qu’il y eut encore de mieux dans le mal furent des prêtres… On y vit Talleyrand, Sieyès, Foucher et beaucoup d’autres, plus avancés dans l’Église que l’abbé Rivarol, et qui s’en échappèrent avec scandale quand lui n’y était pas entré. Est-ce à cette circonstance du séminaire et de l’éducation qu’il y reçut, que l’on doit de rencontrer dans les écrits de Rivarol un fonds d’idées qui n’est pas du xviiie  siècle ? Rivarol en est par les mœurs que son biographe a drapées ; il n’en n’est point par les doctrines.

J’ai signalé déjà le spiritualisme du Discours sur l’homme intellectuel et moral. Par l’élévation et l’aristocratie de sa nature, Rivarol répugnait au matérialisme comme il répugnait à la canaille, et pour les mêmes raisons. S’il n’était plus chrétien comme on lui avait appris à l’être en ses premières années, il avait emporté et gardé de son christianisme ce fort déisme qui allait à son royalisme, — qui est même le royalisme en philosophie, car Dieu, en métaphysique, c’est le Roi ! Rivarol, à l’heure qu’il est venu, n’était ni le de Maistre, ni le Bonald qui allaient venir ; mais, précurseur de ces grands esprits, il devait balayer devant eux la place où ils allaient établir leurs doctrines chrétiennes. Il y a telles phrases de l’auteur des Tableaux de la Révolution qu’on pourrait recueillir, et qui sont comme des pierres d’attente de l’édifice que de Maistre et Bonald s’étaient chargés de rebâtir… Il est certainement de leur famille, comme le Fils Prodigue est le fils de son père… Il n’a ni la pureté de la vie ni la rectitude absolue d’entendement de ces deux grands esprits ; mais il est bâti sur le même axe, et la force de son esprit historique le sauve toujours des chimériques sottises de la philosophie… C’est par le sens de la politique et de l’histoire qu’il rejoignait la vérité chrétienne. Il avait l’acuité de ceux que j’ai appelés un jour : les Prophètes du passé. À distance et sans le consulter, Rivarol a dit comme de Maistre, sur Bonaparte, dont l’étoile se levait, à quelle place cette étoile devait se coucher à coup sûr, et il l’a peut-être mieux dit que de Maistre lui-même. Il a peut-être serré la réalité de plus près… « Bonaparte — écrit-il — fit réellement au 30  vendémiaire ce que Louis XVI fut accusé faussement d’avoir fait le 10 août. La France roulait de précipice en précipice vers un abîme, et elle s’est raccrochée aux baïonnettes d’un soldat… Quand, en 1790, on me demanda comment la Révolution finirait, je fis cette réponse bien simple : Ou le roi aura une année, ou l’armée aura un roi. Et j’ajoutai : nous aurons quelque soldat heureux, car les révolutions finissent toujours par le sabre : Sylla, César, Cromwell… Si, après la Ligue, nous n’avions pas eu un maître, c’en était fait de la Maison de Bourbon. Mais le jeune roi grandissait pour devenir grand, et tout rentra « dans l’ordre… Quel Bourbon ne faudra-t-il pas après notre affreuse Révolution ? Car la légitimité réunira les rois, et tôt ou tard elle tuera Bonaparte. »

« Je fis cette réponse bien simple. » C’est lui-même qui le dit, Rivarol ! Mais, c’est par ces simplicités toutes puissantes qu’il a toujours quand il pense ou parle en histoire, qu’il mérite le nom glorieux que Burke, critique ce jour-là, lui avait donné. Partout ailleurs, il est éclatant, débordant, imagé, asiatique, comme disaient les Latins pour marquer la magnificence de ces espèces de génies ; mais, en histoire, l’asiatique redevenait romain.

L’histoire assainissait, froidissait, purifiait l’esprit de Rivarol. C’est le contraire de Michelet, que l’histoire enivre et entraîne… — on sait bien où — comme l’enfant aveugle de Wordsworth, perdu sur la mer, dans son écaille de tortue ! En histoire, l’asiatique chez Rivarol reployait sa pourpre, laissait là ses ornements, comme une femme, plus belle sans eux, ôte ses bijoux quand elle est belle. Et alors il est beau, comme le Romulus nu de David dans Les Sabines, de la seule beauté de la pensée… De tous les Rivarols qui faisaient de Rivarol une gerbe de tant de couleurs différentes, c’est ce Rivarol-là que M. de Lescure a plus spécialement voulu nous faire admirer dans son édition, manifestement plus historique que littéraire· C’est le Rivarol très mâle au fond, sous son luxe de Sardanapale, qu’il savait grandement brûler comme Sardanapale brûle le sien, non pas quand il fallait mourir, mais quand il s’agissait d’écrire l’histoire. La trouvaille d’aujourd’hui de M. de Lescure, la voilà ! Il nous avait annoncé il est vrai, pour plus tard, un autre volume sur Rivarol et sur son temps, et nous l’avons eu, mais ce volume, qui est une biographie très bien faite, dans laquelle M. de Lescure a prouvé la noblesse très ancienne de Rivarol, et le titre nullement apocryphe de comte porté par lui montre l’homme et non l’écrivain. L’écrivain est surtout dans les Tableaux de la Révolution. C’est de là qu’il jaillit dans sa supériorité absolue, et le mérite de M. de Lescure, c’est de l’avoir vu.