(1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre II : La littérature — Chapitre II : La littérature du xviie  siècle »
/ 2841
(1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre II : La littérature — Chapitre II : La littérature du xviie  siècle »

Chapitre II : La littérature du xviie  siècle

Le principe des vérités générales a conduit M. Nisard à concevoir l’histoire de la littérature française d’une manière originale et féconde, et lui a inspiré une idée qui est comme la trame de tout son livre et qui lui assure une valeur philosophique. Son véritable héros ce n’est pas tel ou tel écrivain, ce n’est pas Boileau, Racine ou Bossuet, c’est ce qu’il appelle l’esprit français, qu’il représente comme un type, Platon dirait comme une idée à laquelle participent plus ou moins tous nos grands écrivains, et dont ils sont les diverses expressions. L’esprit français, tel que le conçoit M. Nisard, est une certaine raison, non spéculative, mais pratique, qui ne se laisse dominer ni par l’imagination ni par la sensibilité, mais qui n’est cependant pas une raison froide et abstraite, qui se colore et s’anime, sans jamais s’emporter, qui partout cherche le vrai, mais le vrai aimable, séduisant, charmant, non pas le vrai arbitraire des métaphysiciens, ou le vrai absolu et abstrait du savant, mais ce vrai solide et éprouvé de la vie mondaine, de la vie pratique, de la vie morale. C’est une raison qui ne rompt jamais en visière avec le sens commun, sans être esclave cependant d’aucun préjugé ; qui cherche dans le beau l’idéal et le général, sans se payer cependant du servile et du banal, qui met au-dessus de tout intérêt l’homme et le genre humain, et qui obéit à la règle, sans jamais décourager la liberté.

Ce type de l’esprit français une fois formé dans son esprit, M. Nisard en a montré le développement et, comme on dirait en Allemagne, l’évolution dans l’histoire de notre littérature ; sans avoir jamais eu, à notre connaissance, le moindre commerce avec la philosophie de Hegel, M. Nisard semble en avoir imité le procédé en nous montrant l’idée de l’esprit français s’enrichissant successivement dans chaque nouvel écrivain, d’un trait nouveau, d’un caractère nouveau qui manquait au type ; il nous montre cette idée passant par degrés de l’abstrait au concret, du simple au composé ; il nous en montre l’éclosion au xvie  siècle, l’épanouissement au xviie  siècle, la décadence, coïncidant toutefois avec un nouvel enrichissement, au xviiie. A ce point de vue, qui n’est guère celui de la critique classique d’autrefois, les grands écrivains de la France perdent en quelque sorte leur individualité ; ils ne sont que les moments différents de l’évolution de l’idée : ils en expriment les diverses étapes. Rabelais, Calvin, Montaigne, Malherbe, Corneille, Descartes, Pascal, Racine et Boileau, Molière et La Fontaine, Bossuet et Fénelon, Voltaire et Montesquieu, sont l’un après l’autre les divers oracles par lesquels s’exprime ce dieu caché, ce dieu interne qui est l’esprit humain, sous la forme de l’esprit français. Cette pensée fondamentale de l’auteur donne à son livre une grande force et une grande unité ; on peut trouver sans doute que cette manière abstraite de juger les œuvres et les écrivains conviendrait mieux à un métaphysicien qu’à un critique. On ne cherchera pas dans son livre les analyses biographiques et psychologiques d’un Sainte-Beuve, ni la critique précise et pratique d’un La Harpe ou d’un Voltaire, ni les grandes vues de littérature comparée d’un Villemain, ni les applications morales d’un Saint-Marc-Girardin, ni les méditations individuelles d’un Sacy. Non ; l’esprit de ce livre, sa force, son intérêt, c’est la théorie. M. Nisard n’a pas cherché à refaire ce qui avait été si bien fait à côté de lui ; mais aussi personne n’avait fait ce qu’il a essayé de faire et ce qu’il a fait en partie : une philosophie de la littérature française.

Cette philosophie, nous l’avons vu, serait la nôtre, s’il ne s’y mêlait pas deux points de vue de nature opposée et presque contradictoire : l’un, vraiment philosophique, qui ramène le beau à la part de généralité et de raison que contiennent les ouvrages d’esprit : l’autre, que je me permets d’appeler peu philosophique, et qui mesure la beauté et la vérité des écrits au degré de leur conformité avec les opinions moyennes, qui composent ce qu’on appelle à tort ou à raison le sens commun. M. Nisard, par son goût pour la raison générale, a un peu trop oublié ce que cette raison générale doit à la raison individuelle ; il a trop préféré la raison qui conserve à la raison qui découvre ; surtout il n’a pas fait la part qui convient en littérature à l’imagination inventive, et il a trop méconnu la part du génie personnel des écrivains.

Donnons quelques exemples de cette double critique, d’un côté large, éclairée, vraiment philosophique, de l’autre trop restreinte et trop circonspecte, trop jalouse de maintenir au détriment du libre génie, la règle et l’autorité.

Il y a deux écrivains au xviie  siècle que M. Nisard nous paraît avoir très-bien jugés. C’est Descartes et Pascal. Il est le premier qui ait donné une place aussi grande à Descartes dans l’histoire de notre littérature. On lui en a fait un reproche ; on a dit que c’était une exagération, que Descartes n’a pas tant de mérite littéraire, que de son temps personne ne l’avait jamais cité comme un écrivain. C’est prendre là le petit côté des choses. Peu importe que Descartes soit ou non un habile écrivain (il l’est cependant, et la première partie du Discours de la méthode est un chef-d’œuvre d’esprit, de naïveté, de grandeur) ; là n’est pas la question. Dans une théorie littéraire qui partout fait prédominer le fond sur la forme et demande d’abord aux écrivains non comment ils ont écrit, mais comment ils ont pensé, dans cette théorie, la première place était due à celui qui nous a appris à penser, et à préférer la raison à toutes choses. J’approuve donc que M. Nisard ait donné une grande place à Descartes, et le jugement qu’il en porte me paraît de tous points excellent. Seulement, on peut demander à M. Nisard : Au nom de quel principe jugez-vous Descartes ? Est-ce au nom du principe des vérités générales ? Rien de plus légitime alors que votre admiration ; que de vérités en effet dans ce grand penseur malgré ses erreurs ! Est-ce, au contraire, au nom du principe de la tradition, de la discipline, du sens commun ? Il faut alors abandonner Descartes, car il représente précisément le principe contraire, le principe de la liberté, du sens propre, de la raison individuelle.

Quelle est la méthode de Descartes, méthode que M. Nisard approuve sans réserve ? C’est l’examen : « Ne rien admettre pour vraique ce qui me paraîtra évidemment être tel. » Quelle est la première application de cette méthode ? C’est le doute, non pas ce doute mitigé qui, laissant subsister le fond de nos croyances, s’arrête seulement devant nos opinions, mais un doute absolu, qui embrasse tout, qui détruit tout pour tout reconstruire. Son ambition, il le dit lui-même, était de réformer ses propres pensées, « et de bâtir dans un fonds qui fût tout à lui ». Sans doute, il continue à se soumettre extérieurement aux lois de la société ; il révère les dogmes de la religion ; il se fait une morale provisoire empruntée aux opinions moyennes des mieux sensés : tout cela est de sens commun ; mais c’est la moindre partie de lui-même que Descartes abandonne ainsi. Le meilleur, c’est-à-dire sa raison, n’a d’autre règle qu’elle-même : elle ne se soumet qu’à l’évidence. Ni autorité, ni tradition, ni maître, ni sens commun, ne lui sont rien. On peut même penser que Descartes a trop rejeté la tradition et l’autorité. Sa rupture avec le passé est évidemment trop radicale. Son doute hyperbolique, comme il l’appelle, et qui porte sur les principes mêmes de la connaissance, est un doute extravagant, dont on ne peut plus se débarrasser, quelque effort qu’on fasse : semblable à ce balai enchanté qu’un novice magicien avait dressé à porter de l’eau, mais qu’il ne put désensorceler, et qui finit par l’inonder.

Descartes est donc un écrivain du sens propre. Sans doute il ne l’est pas à la manière de Montaigne, et M. Nisard a finement et justement fait ressortir cette différence. L’un obéit à son humeur, l’autre à sa raison ; mais remarquez bien que c’est à sa raison qu’il obéit et non à la raison commune. Et, d’ailleurs, cet amour du spéculatif, cet isolement de toute société, ce retranchement des intérêts et des sentiments humains, tout cela, n’est-ce pas aussi une sorte d’humeur, une manière d’être individuelle ? Personne n’a jamais été moins dans la règle commune que Descartes : ni sa personne, ni sa pensée, ne sont les expressions du sens commun. En un mot, si Bossuet est l’idéal du vrai, il faut que Descartes soit l’idéal du faux, car l’un est le contraire de l’autre : l’un représente le sens propre, l’autre le sens commun ; l’un la liberté, l’autre l’autorité ; l’un les droits, l’autre les limites de la pensée.

Pascal est encore un de ces écrivains que M. Nisard aime, admire, juge en perfection, et qui néanmoins se concilient très-difficilement avec son principe de la discipline et du sens commun. Est-il au monde une manière de penser plus personnelle, plus individuelle que celle de Pascal ? Et cette fois il ne s’agit pas d’une raison pure et tout abstraite comme celle de Descartes, il s’agit d’une raison mêlée à l’humeur, à la passion, à tout ce qui fait l’éloquence. A-t-on jamais, je le demande, conçu la religion de cette façon et sous cette forme étrange et audacieuse ? Je ne parle pas des Provinciales où Pascal, avant Voltaire, a soumis la théologie au bon sens ; je parle des Pensées. Or, M. Nisard admire les Pensées autant que qui que ce soit, et ce grand sujet, qui a inspiré les écrivains les plus illustres de notre siècle, Chateaubriand, M. Cousin, M. Villemain, M. Sainte-Beuve, a inspiré encore à M. Nisard quelques-unes des pages les plus heureuses et les plus fortes que l’on ait écrites sur ce grand sujet. Cependant, s’il était rigoureusement conséquent, M. Nisard devrait avoir le courage de sacrifier Pascal, comme il a fait pour Fénelon, à la règle de la discipline. Ou bien il faut reconnaître qu’il y a un genre de beautés dont l’ordre et la règle ne sont pas le principe, ou il faut condamner les Pensées de Pascal comme une œuvre déréglée où quelques beautés sublimes ne compensent pas le dangereux exemple d’une raison fière et solitaire, qui dans l’obéissance même a tous les caractères de la révolte, et, tout en se soumettant, ne veut se soumettre qu’à sa manière et ne servir que comme un roi vaincu. Je trouve donc dans l’admiration même, si bien motivée, de M. Nisard pour Descartes et Pascal un démenti donné à sa théorie de la discipline et à son goût de la règle. Ici l’une de ses deux théories est mise en échec par l’autre : son goût naturel, si sûr et si droit, s’est affranchi du joug de ses propres principes, ou du moins de l’un d’entre eux. C’est encore à l’aide du principe des vérités générales que M. Nisard a défendu et relevé, avec courage et avec le plus ferme bon sens, le génie un instant dédaigné de nos grands poètes classiques. Quelques personnes, dupes encore des préjugés d’un autre temps, lui en feraient volontiers un reproche. Pour moi, je l’en loue de tout mon cœur, car vraiment n’était-ce pas une chose triste de voir, comme on l’a vu il y a trente ans, un grand pays se dépouiller de gaieté de cœur de toutes ses admirations et de toutes ses gloires, et les sacrifier à des dieux étrangers ? Que dirait-on si l’on voyait aujourd’hui l’Italie répudier avec mépris Raphaël, Léonard de Vinci, le Guide, le Corrége, pardonnera peine à Michel-Ange en faveur de ses défauts et n’avoir d’enthousiasme que pour les peintres du Nord, Rubens, Van Dyck et Rembrandt ? Tel fut cependant le spectacle que donna la France il y a une trentaine d’années : elle jouait, sur des promesses incertaines et sur l’espérance de chefs-d’œuvre futurs non encore éclos, tout son passé littéraire et cette gloire même que l’Europe entière avait consacrée. M. Nisard a relevé le drapeau de notre poésie classique, et il a bien fait. C’est une des choses dont le goût public doit lui savoir le plus de gré ; mais ici encore je ferai quelques réserves, et, si j’admire ces poètes, c’est à titre de poètes vrais et non de poètes disciplinés. M. Nisard, d’ailleurs, les défend par le premier de ces motifs beaucoup plus que par le second.

C’est surtout sur la poésie tragique que le débat entre les deux écoles avait été vif et prolongé, et voici la théorie qui s’était peu à peu formée et répandue. Le théâtre tragique du xviie  siècle, disait-on, est un théâtre artificiel, froide imitation de l’antiquité, et qui recouvre d’un vernis de cour et d’une pompe de convention les fables et les histoires d’un autre âge. Cette théorie une fois admise, on accordait que Racine et surtout Corneille ne manquaient pas de génie, mais que ce génie avait été enchaîné et gâté par un faux système. La conséquence assez claire de ces principes, c’est que la France n’avait pas de théâtre, pas plus que d’épopée. Voici au contraire la théorie solide et profonde que je recueille, en la développant, dans les analyses et les observations de M. Nisard sur Corneille et Racine.

Rien n’est moins exact que de représenter le théâtre français comme une imitation du théâtre grec. Les ressemblances sont beaucoup plus apparentes que réelles. L’objet de la tragédie en Grèce, Aristote nous l’a dit, c’est d’exciter la terreur et la pitié. Prométhée, Œdipe, Oreste, Hécube, Électre, sont tous des personnages ou touchants ou terribles, en qui se manifestent les fureurs ou les cruautés du destin. Ajoutez à ce premier caractère que ce théâtre est à la fois religieux et national : ce sont des légendes sacrées et toutes grecques, mais touchantes et effroyables, que le génie d’un Eschyle ou d’un Sophocle développait dans une action simple, relevée et animée par le mélange des chœurs et de la musique. Tel est le théâtre grec, forme merveilleuse et sublime, mais non unique, du génie dramatique.

Le théâtre français n’est ni religieux ni national, il est humain ; son objet, c’est la nature humaine, la vie humaine dans sa plus grande généralité. Il met en action les vérités les plus générales du cœur humain exprimées par les plus grands cœurs et par les âmes les plus passionnées. Ce n’est pas tout : la terreur et la pitié, qui étaient tout dans le drame grec, ne sont plus le principal objet du théâtre français. Cet objet, c’est la lutte de la passion et du devoir, ou du vice et de la vertu. C’est là l’invention, la création, l’originalité suprême du théâtre français. Nul peuple n’a conçu ce genre de drame, dont l’action est toute morale, qui néglige tous les accidents secondaires de la vie, tous les événements extérieurs, toutes les formes changeantes de l’humanité, pour peindre l’homme en général et surtout l’homme aux prises avec lui-même dans ce grand combat de la passion et de la vertu. Ce système dramatique pouvait donner naissance à deux formes différentes : dans l’une domine la vertu, dans l’autre la passion. Dans l’une, l’homme est décrit tel qu’il doit être, dans l’autre tel qu’il est ; mais ni les passions ne sont absentes dans Corneille, ni la vertu dans Racine. L’un est toujours grand et quelquefois touchant, l’autre est toujours touchant et quelquefois grand. A eux deux, ils expriment dans sa perfection et ils épuisent le système dramatique que nous avons analysé.

De ce caractère fondamental de notre drame, qui le distingue, comme on voit, si radicalement du théâtre grec (et même du théâtre anglais, le système de Shakespeare étant encore tout différent), de ce caractère naissent toutes les conditions particulières de notre théâtre : d’abord sa noblesse, son caractère idéal et héroïque. En effet, la lutte morale est ce qui donne à la vie humaine un aspect noble et imposant. Il a bien pu se joindre à cette noblesse essentielle de notre théâtre une noblesse tout extérieure qui avait son origine dans le goût du temps ; mais ce n’est là qu’un goût accessoire et insignifiant, auquel on a donné à tort beaucoup trop d’importance. La même cause explique le choix des personnages et des sujets. Pourquoi des sujets si éloignés dans le lieu et dans le temps, pourquoi des personnages si haut placés dans la hiérarchie sociale, des rois, des princes ? Racine nous le dit, c’est que le lointain du temps, du lieu, de la situation inspire le respect, major a longinquo reverentia . Des personnages trop près de nous ne se prêtent pas à l’idéal, ce sont des hommes, ce n’est pas l’homme. Notre théâtre, qui est en quelque sorte tout platonicien et qui sacrifie partout le sensible à l’intelligible, éloigne de nous ses personnages, afin qu’il n’y ait plus qu’une seule chose de commune entre eux et nous : le cœur. Enfin là est encore l’origine des unités, sur lesquelles on a tant déraisonné. En Grèce, les unités avaient leur origine dans la simplicité du génie grec. En France, elles ont un rapport étroit avec la conception même de notre drame. Le principal objet de ce drame étant la lutte morale, cette lutte est d’autant plus intéressante qu’elle est plus concentrée ; de là l’unité d’action. M. Nisard a finement fait remarquer que les deux autres unités naissent naturellement de celle-là, et qu’une action, pour être concentrée, a besoin d’aller vite et d’avoir lieu dans un étroit espace. J’ajoute que, dans notre théâtre classique, l’unité de lieu et l’unité de temps m’ont toujours paru être tout simplement l’absence de lieu et l’absence de temps. L’esprit ne se porte pas sur ces deux objets. Le drame étant tout idéal, peu importe en quel lieu, en quel temps il se passe. Le concret ne tient dans notre système dramatique que la moindre place possible. Au contraire, il est tout dans le système anglais ; de là la réalité du lieu et du temps dans les drames de Shakespeare, et de là, comme conséquence, la diversité des lieux et des temps.

Je comprends que la tragédie classique, telle que je viens de la définir et de l’expliquer, ait beaucoup de peine à plaire aux hommes de notre temps : c’est que nous préférons en tout le sensible à l’intelligible ; pour que le cœur humain nous intéresse, il faut qu’il soit mêlé à des événements réels plus ou moins semblables à ceux que nous connaissons. De là notre passion pour les romans. Je comprends encore que l’on proteste contre ceux qui voulaient imposer d’une manière absolue à tous les pays et à tous les temps cette conception dramatique, qui est un des plus beaux types possibles de l’art tragique, mais non pas le seul. Ce que je ne puis comprendre, c’est que l’on ne sente pas l’extrême originalité, la profondeur de ce système, les rares et merveilleuses beautés que Racine et Corneille en ont tirées. Au lieu de les considérer comme des imitateurs, fidèles à un type convenu, je voudrais qu’on les montrât surtout comme des inventeurs qui n’avaient pas eu de modèles, si originaux qu’on n’a pu les imiter, et qu’ils ont emporté avec eux non-seulement leur génie, mais la forme même dans laquelle ils l’avaient exprimé. S’il y a un poëte dans le monde qui ne ressemble à aucun autre, c’est le grand Corneille : j’en dirais autant de Racine, si Virgile n’avait pas existé.

On le voit, c’est à l’aide du principe des vérités générales que M. Nisard a si bien pénétré le vrai caractère de notre génie dramatique : c’est on cherchant dans le drame, non la vérité extérieure ou la vérité de costume, mais la vérité morale, idéale, éternelle, qu’il nous a montré combien ce théâtre est beau. Vienne maintenant sur la scène un artiste de génie, un Talma, une Rachel (que n’a-t-on pu les unir ensemble !), que ces grands interprètes nous donnent un vrai Corneille, un vrai Racine dans toute leur noblesse et leur simplicité, que cette poésie si profonde et si délicate, si mâle et si savante, trouve une expression digne d’elle ; et, malgré nos préjugés, malgré les corruptions de notre goût, malgré quelques défauts inséparables du génie humain, nous nous reconnaîtrons dans le Cid, dans Chimène, dans Polyeucte ou dans Andromaque, dans Auguste et dans Agrippine ; nous y reconnaîtrons nos passions ou nos vertus embellies et agrandies, et nous applaudirons encore à cette image idéale de nous-mêmes, comme si ces immortelles créations étaient nées d’hier.

Dans tous les jugements de M. Nisard que je viens de résumer et d’autres qu’il serait trop long de rappeler, je ne vois donc que l’application d’un seul principe, le principe des vérités générales. Quant au second, le principe de la tradition et de la discipline, M. Nisard semble l’oublier ou ne lui fait qu’une part secondaire et sans importance. Il n’en est pas de même dans d’autres appréciations qu’il nous reste à discuter.

Le principe de la discipline est représenté au xviie  siècle, selon M. Nisard, par deux grandes autorités, Louis XIV et l’Académie française, et par deux grands écrivains, Boileau et Bossuet. Une foi excessive en ces deux autorités, une admiration presque superstitieuse pour ces deux écrivains, voilà ce qui, dans la doctrine littéraire de M. Nisard, me paraît provoquer le plus d’objections et nous commander le plus de réserves. M. Nisard attribue à Louis XIV sur la littérature française une influence presque aussi grande que celle de Descartes ; il lui consacre un chapitre aussi long, il lui donne autant d’éloges et presque les mêmes éloges : ils semblent être au même titre les représentants de l’esprit français et de la raison humaine. Or, je crois que l’on peut contester l’influence de Louis XIV sur les lettres françaises, et, dans les limites où elle a pu s’exercer, le bienfait de cette influence.

Louis XIV n’a pas eu sur notre littérature une aussi grande influence que le dit M. Nisard. Il n’en a pas eu d’abord sur Descartes, sur Corneille, sur Pascal, qui lui sont antérieurs, ni sur la Rochefoucauld, ni sur Mme de Sévigné, ni sur la Fontaine ; il n’en a pas eu sur Fénelon, sur la Bruyère, sur Saint-Simon. Que lui reste-t-il ? Il a défendu Molière contre les courtisans : c’est là littérairement son plus beau titre de gloire ; mais a-t-il eu la moindre influence sur ce génie populaire et hardi, si grand et si simple, si profond et si familier, si français et si humain ? Pas la moindre que l’on puisse saisir. Il a inspiré à Boileau le Passage du Rhin ; mais M. Nisard dira-t-il, comme l’ancienne critique classique, que ce soit là le chef-d’œuvre de Boileau ? Non sans doute, son goût naturel et pur sait bien que ce n’est pas dans la poésie de cour que Boileau est lui-même, que c’est dans la solide poésie bourgeoise, la poésie de la raison et de la conscience : là l’influence de la cour est nulle. J’accorderai que Racine a pu devoir une partie de sa noblesse, de son goût exquis et délicat, et sa connaissance des passions au commerce de la cour ; mais franchement la Champmeslé lui en avait appris bien plus sur les mystères du cœur que le spectacle plus ou moins intime des galanteries de Versailles. Enfin Bossuet est le dernier grand écrivain qui ait vu de près Louis XIV et qui ait pu ressentir son influence. Grâce au ciel le grand roi n’a pas eu assez d’empire sur ce merveilleux génie pour polir et discipliner cette imagination biblique et orientale, naïve et sublime. J’accorde qu’il lui a fourni l’occasion de faire des chefs-d’œuvre ; mais le génie a-t-il besoin d’occasions ? Ne les trouve-t-il pas en lui-même ? Pascal n’a pas eu besoin de Louis XIV pour trouver l’occasion d’écrire les Provinciales ou les Pensées. Enfin il est possible que le génie impérieux de Louis XIV ait passé jusqu’à un certain point dans le génie dominateur de Bossuet ; mais ce n’est pas ce que j’aime le mieux ni de l’un ni de l’autre.

Que Louis XIV et sa cour aient pu avoir quelque action heureuse sur le goût, je ne me refuse pas à l’admettre. Toutefois, après avoir fait la juste part à cette influence, je voudrais que l’on me dît en même temps ce qu’elle a pu avoir de fâcheux, ce que le goût du roi, noble sans doute, mais sec et froid, a pu retrancher de beautés libres et hardies à notre littérature. Un trait le résume : la création de Versailles. M. Nisard ici cite Saint-Simon : « Saint-Germain, dit celui-ci, offrait à Louis XIV une ville toute faite ; il l’abandonna pour Versailles, le plus triste et le plus ingrat de tous les lieux, sans vue, sans bois, sans eau, parce que tout y est sable mouvant et marécage ; il se plut à y tyranniser la nature et à la dompter à force d’artet de trésors. Il n’y avait là qu’un très-misérable cabaret ; il y bâtit une ville entière. » C’est là, nous dit M. Nisard, « le plus bel éloge des travaux de Louis XIV ». Je m’étonne de ce jugement dans cet esprit si juste et si droit. Eh quoi ! « tyranniser la nature » serait le comble du génie humain ! Abandonner Saint-Germain pour Versailles, c’était quitter le naturel et l’historique pour le nouveau créé à froid. Dans Versailles, je vois précisément l’amour du factice, le goût du despotisme exercé jusque sur une nature inerte, la haine et l’oubli de la tradition, le contraire enfin du génie libre et spontané. Après cela je ne veux point dire que Versailles ne soit pas une grande chose ; c’est une grandeur froide qui impose, mais qui éteint. Ce qu’il y a de plus beau d’ailleurs à Versailles, c’est la mélancolie de cette grandeur évanouie et déserte ; ce n’est pas là l’œuvre de Louis XIV.

C’est encore un excès du même genre que je trouve dans ce jugement de l’auteur sur l’Académie française. Il dit, à propos de ce grand corps : « La règle, en France, a précédé les chefs-d’œuvre ; la discipline a prévenu la liberté. » J’accorde que, pour la date, la création de l’Académie française est antérieure à la plupart des chefs-d’œuvre du xviie  siècle ; mais y a-t-elle été pour quelque chose ? C’est là une autre question. Jusqu’au moment où l’Académie s’est trouvée remplie par les hommes de génie du siècle, par ceux-là mêmes qui ont fait les chefs-d’œuvre qu’elle aurait précédés, jusque-là, dis-je, l’Académie me paraît avoir eu bien peu d’influence sur les œuvres littéraires. Eh quoi ! Chapelain, Conrart et tant d’autres oubliés auraient provoqué et dirigé les comédies de Molière et les tragédies de Racine ? Les mauvais auteurs contre lesquels écrivait Boileau étaient de l’Académie française. Ici encore, la raison et la discipline ne marchaient pas ensemble. La discipline représentée par l’Académie était ennuyeuse, médiocre et sans goût ; la raison représentée par Boileau était alors une indiscipline.

Boileau est la passion de M. Nisard. J’avoue que je partage assez volontiers ce goût suranné ; seulement, je fais deux parts dans Boileau, et, comme un scolastique, je dis à M. Nisard : Distinguo. Lorsque je vois Boileau s’échauffer contre les mauvais ouvrages, comme si c’étaient de mauvaises actions, louer et célébrer avec foi et passion et avec une admiration désintéressée Racine et Molière, lorsque j’entends sa voix mâle et émue demander au poëte l’honnêteté, la dignité, la fierté du cœur, je l’aime et je l’admire avec M. Nisard, et je ne lui chicane pas le titre de poëte. Boileau n’est pas, comme on l’a cru, un poëte de cour ou un poëte académique : c’est un poëte vrai, plus fort qu’élégant, plus mâle que délicat, c’est une raison vivante, un cœur sans molle tendresse, mais plein d’ardeur pour la vertu, c’est une âme d’honnête homme. C’est le vieux bourgeois de Paris, non le bourgeois badaud comme l’Étoile, notant jour par jour ce qui se passe dans la rue ; non le bourgeois railleur et frondeur comme Gui Patin, qui se dédommage dans les lettres familières du décorum des fonctions officielles ; non le bourgeois pédant et esprit fort comme Naudé, qui fait le politique parce qu’il a été le secrétaire d’un cardinal italien ; non le bourgeois naïf et licencieux, comme la Fontaine, qui flâne en rêvant ; — c’est le bourgeois parlementaire, né près du palais de justice, ayant jeté aux orties le froc de la basoche, mais ayant conservé le goût des mœurs solides et des sérieuses pensées, le bourgeois demi-janséniste, quoique dévoué au roi, aimant Paris, peu sensible à la campagne, détestant les mauvais poètes et les fausses élégances des ruelles et des salons, peu mondain, indifférent aux femmes, et par cela même un peu gauche, un peu lourd, mais franc du collier. Comment, vous critiques, qui regrettez sans cesse dans notre littérature l’élément gaulois et populaire, comment n’avez-vous pas vu que ce poëte est de race gauloise, de race populaire, que c’est là le Parisien, mais le Parisien à l’âge mûr, frère de Molière et de la Fontaine, quoique au-dessous. Par sa passion du vrai, par son horreur du faux, Boileau a instruit le goût public, et, s’il n’a pas formé les grands poètes de son temps, qui auraient pu se passer de lui, il a rendu le public attentif et sensible aux beautés de leurs chefs-d’œuvre ; par là, il s’est associé à leur gloire, et avec justice.

Maintenant, lorsque Boileau, dans un ouvrage spécial et presque technique, nous donne en termes un peu froids des recettes pour faire des chefs-d’œuvre, lorsqu’il imite Descartes et fait en quelque sorte le Discours sur la méthode de la poésie, je crains qu’il n’ait donné au didactique plus que la poésie n’en peut supporter, et qu’il n’ait cru à la vertu des règles plus qu’elles ne le méritent. Ce rapprochement même si ingénieux et si vrai que M. Nisard établit entre Descartes et Boileau me fait pressentir ce que la poétique de celui-ci peut avoir de sec et d’étroit, car comment cet esprit de méthode, si excellent dans les sciences, serait-il en même temps bon pour la poésie, sans que celle-ci en fût un peu diminuée et refroidie ? Horace à la vérité a fait aussi un art poétique ; mais ce sont les rhéteurs qui l’ont baptisé ainsi : pour lui, ce n’était qu’une lettre aux Pisons, lettre familière à des jeunes gens auxquels il donne des conseils en se jouant dans le langage de la plus libre et de la plus aimable conversation. Au contraire, dans l’Art poétique de Boileau, tout est solennel, méthodique, dogmatique : c’est évidemment un code. Or, la poésie a-t-elle besoin de code ? Homère et Sophocle en avaient-ils un ? Ce n’est pas qu’il faille dédaigner l’Art poétique de Boileau ; les conditions saines et solides de toute poésie y sont vivement exprimées ; mais j’ai besoin, après l’avoir lu, et pour ne pas oublier que la poésie est chose divine et légère, de relire la Lettre à l’Académie française de Fénelon.

J’aurais également, et même plus encore, à contredire dans le chapitre très-fort d’ailleurs et très-nourri que M. Nisard consacre à Bossuet. Il cherche quelle est la qualité distinctive de ce grand écrivain, et il trouve que c’est le bon sens, c’est-à-dire « la faculté de voir juste et de se conduire en conséquence ». J’accorde que Bossuet est éminent par le bon sens, que le bon sens est une belle et excellente chose, assez rare, quoi qu’en dise Descartes13, surtout dans les vérités de cette hauteur. J’approuve l’ingénieux et hardi rapprochement que M. Nisard ne craint pas de taire entre Bossuet et Voltaire, supérieurs l’un et l’autre par le bon sens, l’un dans les vérités familières, l’autre dans les plus hautes vérités morales ; mais enfin le bon sens suffit-il à constituer le génie ? Au moins le bon sens de Voltaire s’est-il exercé à des vérités nouvelles et hardies ; au contraire, en essayant de décrire le bon sens de Bossuet, M. Nisard s’attache surtout à prouver qu’il n’a rien découvert, qu’il n’a rien inventé. Il semble plutôt relever en lui des mérites négatifs que des mérites positifs ; il le loue d’avoir évité les témérités en philosophie, en politique, en religion. Je veux croire que c’est un grand mérite de n’avoir pas fait de système métaphysique, de n’avoir inventé ni utopies ni hérésies ; mais il est un grand nombre d’honnêtes gens qui sur ce point ne sont pas plus téméraires que Bossuet. Si le trait distinctif de Bossuet est le bon sens, je ne vois vraiment pas ce qui le distingue de Bergier, le solide apologiste du xviiie  siècle. Bergier avait du bon sens, il a défendu la tradition, il n’a pas été métaphysicien, ni utopiste, ni hérésiarque, enfin il n’y a pas en lui la moindre trace de l’esprit de chimère. Et cependant qui pense à Bergier ?

Je m’étonne que M. Nisard, dans son admiration pour Bossuet, ait à peine pensé à nous faire remarquer l’imagination de cet admirable écrivain. Eh quoi ! Bossuet est la plus grande imagination que nous ayons dans notre littérature, c’est une imagination biblique, homérique, grande, fière, simple, naïve, hardie, ayant toutes les qualités sans un seul défaut, et dans cet écrivain si surprenant, le premier de la France sans aucun doute, et qui n’a peut-être de rival dans toutes les littératures du monde que Platon, vous vous oubliez à nous faire admirer son bon sens, à nous montrer les limites de ses pensées, à lui faire un mérite de ces limites mêmes ! Je ne doute pas que, si M. Nisard eût été moins préoccupé de défendre dans Bossuet son principe de la discipline, il se serait attaché beaucoup plus à mettre en relief les qualités incomparables de Bossuet que des mérites secondaires et négatifs qui ne peuvent que nous refroidir.

Je suppose que c’est un scrupule de ce genre, et la remarque faite après coup, que, pour avoir voulu trop louer Bossuet, il ne l’avait pas assez loué, qui a déterminé M. Nisard à revenir encore, dans son dernier volume, sur Bossuet, quoiqu’il ne soit cependant pas un écrivain du xviiie  siècle. Massillon lui est une occasion de traiter de nouveau Bossuet comme sermonnaire, et cette fois il le loue surtout de la liberté de son génie. A merveille, voilà le vrai Bossuet supérieurement saisi ; mais il y avait donc quelque chose de nouveau à dire, et le premier jugement était incomplet.

Après avoir trouvé que M. Nisard ne loue pas assez Bossuet, je vais dire qu’il le loue trop, et qu’il lui fait en quelque sorte une place trop élevée au-dessus de l’humanité. Il nous dit par exemple « qu’il n’y a pas d’écrivain qui ait eu plus souvent et plus naturellement raison. Bossuet tombe toujours sur le vrai ». Cependant il reconnaît que Bossuet s’est trompé sur deux points : « Il s’est trompé quand il a cru le protestantisme incompatible avec de grandes sociétés réglées et prospères ; il s’est trompé quand il a vu l’idéal des gouvernements dans la royauté absolue tempérée par des lois fondamentales. » Mais ce ne sont pas là deux petites erreurs, à ce qu’il me semble, et je ne crois pas qu’on puisse dire que celui qui les a commises soit toujours tombé sur le vrai. N’avoir pas deviné la grandeur des sociétés protestantes ni la grandeur des sociétés libres, c’est avoir eu les yeux fermés sur les plus grands faits des temps modernes, sur l’esprit moderne lui-même, tel qu’il est sorti du xvie  siècle, génie momentanément interrompu dans ses destinées par la halte glorieuse de Louis XIV, mais qui devait en avoir de tout autres que celles que rêvait Bossuet. Oserai-je dire ce qui l’a trompé ? C’est que Bossuet ne savait pas l’histoire. « Quel paradoxe ! s’écriera-t-on, Bossuet, l’auteur du Discours sur l’Histoire universelle, ne savait pas l’histoire ! De quelle histoire voulez-vous parler ? » Je m’explique : Bossuet savait l’histoire ancienne et l’histoire de l’Église ; mais ces deux histoires ne lui servent de rien pour comprendre les temps modernes. Ce que Bossuet ne savait pas, ce qu’on ne savait pas de son temps, c’était l’histoire de notre pays, de ses crises, de ses révolutions, de ses institutions changeantes, autrefois libres dans une certaine mesure, peu à peu supprimées et absorbées par le pouvoir absolu ; c’était l’histoire de l’Europe au moyen âge, au xve , au xvie  siècle, dans ces temps où l’ordre politique des temps modernes s’était lentement et péniblement élaboré. Enfin dans ce magnifique Discours sur l’Histoire universelle, fait à l’usage d’un prince moderne et d’un prince français, il ne manque que deux petites choses : l’histoire moderne et l’histoire de France. En cela, Bossuet était bien du siècle de Louis XIV. Chose étrange, ce règne de la tradition n’avait pas de tradition ! Ce grand triomphe du génie français n’a pas pu nous laisser une histoire nationale ! Il a fallu la Révolution pour donner à la France le souci du passé et le sentiment de la tradition française. Sous Louis XIV personne ne s’intéresse aux âges précédents. La Fronde, bien entendu, est un événement perdu auquel on ne fait que de vagues et lointaines allusions : à plus forte raison a-t-on oublié le xvie  siècle. A peine parle-t-on de Henri IV, car il ne fallait pas qu’aucun nom pût effacer et ternir celui du grand roi. Ainsi ce règne de l’autorité a voulu, comme plus tard la révolution française, que tout datât de lui. La philosophie faisait table rase avec Descartes de tout le passé, la tragédie cherchait des héros dans la fable antique, dans l’histoire turque ou romaine, jamais en France. Ainsi nulle tradition en aucun genre, excepté en histoire ecclésiastique : hors de là, on sautait directement de Rome à Louis XIV. Cette ignorance de la tradition dut enfanter, comme il arrive toujours, l’utopie. Il y a deux sortes d’utopies : l’utopie de ce qui est et l’utopie de ce qui peut être. On est utopique en considérant comme un idéal absolu et éternel l’état de choses dans lequel on vit ; on l’est en rêvant un état nouveau : Bossuet est utopique de la première manière, Fénelon de la seconde. Ne saisissant pas l’origine historique et tout humaine du spectacle qu’il avait devant les yeux, Bossuet n’en vit que la beauté idéale, et crut y reconnaître une œuvre divine. L’ignorance et l’indifférence du passé lui fermaient les yeux sur l’avenir. Que dis-je ? le xviie  siècle ne pense jamais à l’avenir, et Bossuet, en cela, est encore l’interprète de son temps. Ce temps est comme Dieu : il vit dans un éternel présent, sans passé et sans futur.

Ce n’est pas seulement sur deux points particuliers que Bossuet me paraît s’être trompé : c’est sur tout un ensemble de faits qui, dans la politique, dans la science, dans la conscience, se sont produits à partir du xve  siècle, et qui, espérons-le, sont appelés à conquérir le monde. Tous ces faits se résument en deux mots : droit et liberté. « Là où Bossuet a manqué, nous dit M. Nisard, c’est del’humanité et non d’un homme en particulier. Il n’y a eu ni chute par trop d’ambition, ni mauvaise foi, ni erreur de jugement, ni une volonté libre, à qui la passion fait prendre le faux pour le vrai : il y a eu l’impossible. Si je résiste à Bossuet, c’est pour obéir à Dieu. » Il me semble que les erreurs de Bossuet n’ont pas un caractère si particulier et si miraculeux. Sans doute, je ne lui en veux pas de ses erreurs : elles ne viennent ni de la mauvaise foi ni de l’amour-propre. Ne viendraient-elles pas cependant d’une sorte d’orgueil, de cet orgueil de domination que Louis XI avait dans la politique et Bossuet dans la controverse ? N’avait-il pas, lui aussi, le besoin de régner, le goût du pouvoir absolu, une involontaire répulsion contre tous ceux qui s’affranchissaient de son empire ? Sa dureté à l’égard de Fénelon et de Malebranche pour des opinions toutes spéculatives, son allusion barbare à la mort de Molière, qui mourut, comme on sait, dans un dernier acte de dévouement pour ses pauvres compagnons de scène, le ton perpétuel d’autorité impérieuse avec lequel il décrète et promulgue ses pensées comme des lois et des dogmes, tout cela, dis-je, est-il absolument exempt de tout orgueil humain, et la vérité est-elle si hautaine et si insolente ? Tels sont mes doutes à l’égard de Bossuet, et, si je les exprime, ce n’est point pour diminuer cette grande figure, mais par impartialité, et pour lui appliquer la même méthode de stricte justice que M. Nisard applique sans remords et sans scrupule à d’aussi grands hommes que lui.