(1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Adrienne Le Couvreur. » pp. 199-220
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(1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Adrienne Le Couvreur. » pp. 199-220

Adrienne Le Couvreur.

Il y a des noms qui vivent et dont on peut parler à chaque instant comme d’une chose présente. Prononcez le nom d’Héloïse, de La Vallière, chacun les connaît et pourtant est curieux d’en entendre parler encore. On désire, on espère toujours en apprendre quelque chose de plus. De l’éclat, du roman, une destinée d’émotion, de dévouement et de tendresse, un touchant malheur, voilà ce qui attache à ces poétiques figures, et ce qui, une fois transmises et consacrées, leur procure dans l’imagination des âges un continuel rajeunissement. Il se forme à leur sujet comme une légende qui ne meurt plus. Si l’on savait où est leur tombeau, on irait volontiers tous les ans en renouveler avec piété la couronne. Il en est un peu de même d’Adrienne Le Couvreur. Les raisons en sont assez confuses ; nous tâcherons ici d’en démêler quelques-unes. Elle est la première actrice en France qui ait eu à la fois de l’éclat sur la scène et de la considération dans la société. Elle a été aimée du plus brillant guerrier de son temps ; elle a inspiré au plus grand poète d’alors sa plus touchante élégie. Le scandale public causé par le refus de sépulture dont elle fut l’objet, l’explication tragique et l’affreux soupçon qui ont couru au sujet de sa mort, ont répandu sur sa fin un intérêt mystérieux et ont fait d’elle une victime qu’on se sent d’abord disposé à aimer et à venger. Que dire encore ? Elle est de celles qui, vivantes, ont eu le charme, et, ce qui n’est donné qu’à bien peu, le je ne sais quoi du charme a survécu : il continue d’opérer après elle.

Je voyais dernièrement le drame plein d’action dans lequel deux hommes de talent (et l’un d’eux le plus habile ingénieur dramatique de notre âge) ont reconstruit et remis en jeu sa mémoire13 : ils ont conçu le rôle au point de vue d’une grande actrice, l’Adrienne de nos jours, en le lui appropriant par d’heureux traits. Malgré tout, ce ne serait pas une raison suffisante pour moi de m’immiscer à ces choses de théâtre et de venir empiéter sur un domaine qui n’est pas le mien, si je ne me trouvais informé de certains documents nouveaux, de pièces originales, relatives à l’affaire de l’empoisonnement, et aussi de quelques lettres inédites qui font honneur à cette personne remarquable par l’esprit et la droiture comme par le talent. Un de mes amis, bibliophile avec passion et avec choix, a ressenti, à l’égard de Mlle Le Couvreur, ce je ne sais quoi du charme dont j’ai parlé ; il s’est mis à rechercher curieusement ce qui restait d’elle, et, comme il a la main heureuse, il a trouvé de quoi ajouter sur quelques points à ce qu’on savait déjà. En attendant cette prochaine publication que prépare M. Ravenel, et en me souvenant du drame intéressant qu’on applaudit encore, il me sera donc permis de m’arrêter un instant sur ce sujet d’Adrienne Le Couvreur comme pour un à-propos.

Adrienne était née vers 1690, à Fismes, entre Soissons et Reims. Son père, chapelier de son état, transplanta, en 1702, sa famille à Paris, et vint loger dans le faubourg Saint-Germain, non loin de la Comédie. Ce voisinage offrit à la jeune enfant l’occasion de fortifier une passion pour le théâtre qui était née avec elle.

Plusieurs des bourgeois de Fismes, raconte l’abbé d’Allainval, qu’on ne saurait que répéter sur ces commencements, m’ont dit que, dès son enfance, elle se plaisait à réciter des vers, et qu’ils l’attiraient souvent dans leurs maisons pour l’entendre. La demoiselle Le Couvreur était de ces personnes extraordinaires qui se créent elles-mêmes.

À l’âge de quinze ans, elle s’entendit avec quelques jeunes gens du voisinage pour représenter Polyeucte et la petite comédie du Deuil (de Thomas Corneille). Les répétitions se firent chez un épicier de la rue Férou. On en parla dans le quartier. Adrienne jouait Pauline, et n’était pas trop mal secondée par ses camarades ; il y avait un Sévère qui se distinguait par la vérité de son jeu. La présidente Le Jay prêta à cette petite troupe son hôtel, rue Garancière ; le beau monde y accourut ; on dit que la porte, gardée par huit suisses, fut forcée par la foule. Mais la tragédie s’achevait à peine, que les gens de police entrèrent et firent défense de passer outre. La petite pièce ne fut pas donnée. Ainsi finirent ces représentations sans privilège. Adrienne joua quelque temps encore dans l’enceinte du Temple, sous la protection du grand prieur de Vendôme ; puis on sait qu’elle reçut des leçons du comédien Le Grand, et on la perd de vue. Elle va faire ses caravanes en province et aux pays limitrophes, sur les théâtres de Lorraine et d’Alsace. Elle dut revenir plus d’une fois à Paris dans les intervalles, mais elle n’y reparut, pour y débuter, qu’au printemps de 1717, dans les rôles de Monime et d’Électre, et elle s’y montra du premier jour une actrice accomplie. On disait tout haut qu’elle commençait par où les grandes comédiennes finissent. Elle avait plus de vingt-cinq ans alors, et elle occupa la scène treize années.

Dans un art qui laisse aussi peu de traces, il est difficile, quand on juge à distance, de faire autre chose que de rapporter les témoignages des contemporains, et l’on n’a presque aucun moyen de les contrôler. Ici les louanges sont unanimes et s’accordent toutes dans le même sens. « On lui donne la gloire, dit le Mercure (mars 1730), d’avoir introduit la déclamation simple, noble et naturelle, et d’en avoir banni le chant. » Elle rechercha plus d’exactitude et de vérité dans les costumes ; elle fut la première, par exemple, à mettre en usage les robes de cour dans les rôles de reine et de princesse. Elle fit cette innovation en jouant la reine Élisabeth dans Le Comte d’Essex. En prenant le costume de reine, elle en prenait aussi le ton, c’est-à-dire qu’elle y parlait au naturel, sans faste, sans se croire obligée, comme faisaient les autres, de racheter par une solennité de commande ce qui avait manqué jusque-là dans le costume. Il semblait voir une princesse qui jouait la comédie pour son plaisir. Elle jouait aussi dans le comique proprement dit, mais avec moins d’étendue et de ressources, et elle n’y brillait que dans un petit nombre de rôles. Son domaine propre, sa gloire incomparable était dans le pathétique. « Elle avait l’art de se pénétrer au degré qu’il fallait pour exprimer les grandes passions et les faire sentir dans toute leur force. » On a dit de Mlle Champmeslé qu’elle avait la voix des plus sonores, et que lorsqu’elle déclamait, si l’on avait ouvert la loge du fond de la salle, sa voix aurait été entendue dans le café Procope. Je doute qu’il en eût été ainsi de Mlle Le Couvreur, mais sa voix s’insinuait avec justesse, avec finesse : elle soutenait même les vers faibles et donnait toute leur valeur aux plus beaux. « Elle n’avait pas beaucoup de tons dans la voix, mais elle savait les varier à l’infini, et y joindre des inflexions, quelques éclats, et je ne sais quoi d’expressif dans l’air du visage et dans toute sa personne, qui ne laissait rien à désirer. » Elle excellait dans les gradations, dans ces passages subits d’un ton à un autre qui expriment les vicissitudes de la passion. On a retenu des endroits de ses rôles de Bérénice, d’Élisabeth, d’Électre, où elle enlevait ainsi les cœurs par ces contrastes ménagés et attendrissants. On n’avait jamais si bien entendu l’art des scènes muettes, l’art de bien écouter et de jouer encore de toute sa personne et de son attitude expressive, tandis qu’un autre parlait. Il ne paraît pas que, hors de la scène, elle eût des beautés bien frappantes et bien extraordinaires ; mais elle en avait l’ajustement naturel, l’ensemble et l’harmonie. On connaît son portrait par Coypel, qui l’a peinte en grand appareil de deuil, tenant son urne de Cornélie. Le Mercure nous la montre plus au naturel, « parfaitement bien faite dans sa taille médiocre, avec un maintien noble et assuré, la tête et les épaules bien placées, les yeux pleins de feu, la bouche belle, le nez un peu aquilin, et beaucoup d’agrément dans l’air et les manières ; sans embonpoint, mais les joues assez pleines, avec des traits bien marqués pour exprimer la tristesse, la joie, la tendresse, la terreur et la pitié ».

Beaucoup d’âme, beaucoup d’entrailles, une constante étude, un amour passionné pour son art, tout contribua à composer en elle cet idéal de grande tragédienne qui, jusque-là, ne paraît pas avoir été réalisé à ce degré. Mlle Duclos n’était qu’un représentant de l’école déclamatoire ; et si Mlle Desmares et la Champmeslé avaient eu de grandes et belles parties, elles n’avaient certainement pas atteint à la perfection d’ensemble d’Adrienne Le Couvreur. Lorsque celle-ci parut, elle n’eut d’autre modèle que son goût, et elle créa.

De tout temps, dans les divers arts et dans celui du comédien en particulier, il y a eu en présence les deux manières, la manière de l’école officielle (Conservatoire ou Académie) et celle des talents originaux ; la manière qui déclame ou qui chante, et celle qui dit. Nous trouvons ces deux écoles en opposition déjà et en guerre au début de notre théâtre, la troupe de Molière aux prises avec celle de l’hôtel de Bourgogne. Qu’on se rappelle L’Impromptu de Versailles, où ce conflit est si bien posé. Molière veut que, même dans la tragédie, on parle naturellement, humainement ; la difficulté est de concilier avec la parfaite dignité et la noblesse ce naturel qui ne peut être ici qu’un naturel très travaillé et très savant. Molière, pour son compte, n’y réussit qu’imparfaitement dans les rôles tragiques, auxquels la nature ne l’avait pas destiné. Baron, son élève, formé tout entier par ses leçons, tint parole pour lui. Mlle Le Couvreur avait vu Baron lorsque, vieux et toujours excellent, il rentra au théâtre en 1720 ; mais elle ne l’avait pas attendu pour réaliser à sa façon la poétique de Molière et pour réunir en elle les qualités à la fois élevées, touchantes et naturelles de la parfaite actrice tragique.

On raconte qu’à ses débuts à Paris, au milieu des vifs applaudissements qu’elle excitait, un seul homme, enfoncé dans un coin de loge, et résistant à l’enthousiasme universel, se bornait de temps en temps et à de rares endroits à dire : « C’est bon, cela ! » comme s’il eût donné à entendre que le reste ne l’était pas également. On le dénonça à l’actrice, qui désira connaître cet original récalcitrant, et qui l’invita, par un gracieux billet, à dîner en tête à tête avec elle. C’était Du Marsais, le philosophe grammairien, homme naïf, peu façonné au monde, franc et d’une inexorable justesse. Avant de se mettre à table, il pria Mlle Le Couvreur de réciter quelque morceau, reprit, en l’écoutant, son attitude de silence, et ne lâcha que deux ou trois fois son mot : « C’est bon, cela ! » Pressé sur ses raisons, il ne fit pas difficulté de les dire, et une longue amitié s’ensuivit, durant laquelle le philosophe modeste n’épargna pas d’utiles conseils, des conseils qui se rapportaient tous à la vérité, au naturel, à la propriété de l’expression. Il voulait qu’on ne donnât jamais aux mots que la valeur qu’ils doivent avoir dans la situation. De tels conseils trouvaient dans l’intelligence droite de Mlle Le Couvreur un fonds tout préparé.

Ce rôle de Du Marsais auprès de Mlle Le Couvreur est une moitié de celui que les auteurs de la pièce nouvelle attribuent à Michonnet ; et cela me fait souvenir que l’acteur qui remplit si excellemment ce rôle, M. Régnier, prépare lui-même, pour la publication prochaine dont j’ai parlé, une étude sur le talent et l’invention dramatique de Mlle Le Couvreur ; je n’en dirai donc pas ici davantage. Ce rôle de Michonnet est double : il y a en lui le conseiller vrai, sincère, désintéressé, ce que fut en réalité Du Marsais ; il y a de plus l’amoureux également vrai, sincère, dévoué jusqu’au sacrifice, et ce rôle-là, nous ne le trouvons pas moins rempli auprès de Mlle Le Couvreur par un autre de ses amis, par d’Argental.

Mlle Le Couvreur, dans sa première jeunesse, avait accueilli bien des adorateurs, dont on a droit de nommer quelques-uns, Voltaire par exemple. Celui-ci, parlant à Thieriot des vers que lui avait arrachés son indignation sur l’enterrement de la célèbre comédienne, ajoute que cette indignation, trop vive peut-être, est « pardonnable à un homme qui a été son admirateur, son ami, son amant, et qui, de plus, est poète ». Voilà qui est clair. Mlle Le Couvreur avait eu deux filles qui vécurent : l’une, née à Strasbourg, fille de M. de Klinglin, qui était dès lors ou qui devint premier magistrat et, comme on disait, préteur de cette cité ; il est question plus d’une fois de cette fille de Monime dans les lettres de Voltaire. Une autre fille naquit à Paris, et fut baptisée à Saint-Eustache le 3 septembre 1710, comme fille de Philippe Le Roy, officier de monseigneur le duc de Lorraine, et d’Adrienne Le Couvreur ; elle épousa, en novembre 1730, Francœur, musicien de l’Opéra. Le savant mathématicien, mort depuis peu, était de cette famille. Mais la grande passion de Mlle Le Couvreur, celle qui mit fin aux hasards de sa première vie, ce fut son amour pour le comte de Saxe, lequel vint pour la première fois en France en 1720, et s’y fixa en 1722, sauf les fréquentes excursions et les aventures. À partir du moment où elle l’aima, et malgré les infidélités dont il ne se faisait pas faute, il paraît bien que Mlle Le Couvreur ne se considéra plus comme libre. Passionnément aimée du jeune d’Argental, elle faisait tout pour le guérir ; elle ne s’y prenait pas avec ces demi-façons qui ne sont propres qu’à exciter et à attiser ce qu’on a l’air de combattre ; elle avait le procédé net, loyal, sans arrière-pensée, celui d’un honnête homme. Elle lui écrivait :

Enfin, vous voulez que l’on vous écrive, contre toutes sortes de raisons. Se peut-il qu’avec tant d’esprit, vous soyez si peu maître de vous ? Que vous en reviendra-t-il, que le plaisir de m’exposer à des tracasseries désagréables, pour ne pas dire pis ? Je suis honteuse de vous quereller quand vous me faites tant de pitié ; mais vous m’y contraignez. Soyez, je vous prie, plus raisonnable, et dites à celui que vous chargez de me tourmenter qu’il me permette un peu de respirer : à peine, depuis quatre jours, m’en a-t-il laissé le temps. Je vous ferai voir bien clairement les inconvénients de cette conduite la première fois que le hasard pourra nous réunir, et je ne suis pas embarrassée de vous faire convenir que vous avez tort.

Adieu, malheureux enfant. Vous me mettez au désespoir.

Ayant appris que la mère d’Argental, Mme de Ferriol, pensait à éloigner son fils, et même à l’envoyer à Saint-Domingue, de peur qu’il ne se portât à quelque proposition de mariage, Mlle Le Couvreur n’hésita point à la rassurer ; elle alla trouver Mme de Ferriol, et, l’accueil de celle-ci l’ayant peu encouragée à parler, elle lui écrivit une lettre noble de ton, admirable de sentiments, et comme une femme qui veut concilier tous les devoirs naturels avec les convenances de la société. En écrivant cette lettre, dictée par le cœur, elle ne se doutait pas de l’élévation morale où elle se place, et cette élévation est grande, surtout si l’on vient à songer quelle est la femme (digne sœur de Mme de Tencin, c’est tout dire) à qui elle s’adresse :

(Paris, 22 mars 1721.) Madame, je ne puis apprendre, sans m’affliger vivement, l’inquiétude où vous êtes et les projets que cette inquiétude vous fait faire. Je pourrais ajouter que je n’ai pas moins de douleur de savoir que vous blâmez ma conduite ; mais je vous écris moins pour la justifier que pour vous protester qu’à l’avenir, sur ce qui vous intéresse, elle sera telle que vous voudrez me la prescrire. J’avais demandé mardi la permission de vous voir, dans le dessein de vous parler avec confiance et de vous demander vos ordres. Votre accueil détruisit mon zèle, et je ne me trouvai plus que de la timidité et de la tristesse. Il est cependant nécessaire que vous sachiez au vrai mes sentiments, et, s’il m’est permis de dire quelque chose de plus, que vous ne dédaigniez pas d’écouter mes très humbles remontrances, si vous ne voulez pas perdre monsieur votre fils. C’est le plus respectueux enfant et le plus honnête homme que j’aie jamais vu de ma vie. Vous l’admireriez, s’il ne vous appartenait pas. Encore une fois, madame, daignez vous joindre à moi pour détruire une faiblesse qui vous irrite, et dont je ne suis pas complice, quoi que vous disiez. Ne lui témoignez ni mépris ni aigreur ; j’aime mieux me charger de toute sa haine, malgré l’amitié tendre et la vénération que j’ai pour lui, que de l’exposer à la moindre tentation de vous manquer. Vous êtes trop intéressée à sa guérison pour n’y pas travailler avec attention, mais vous l’êtes trop pour y réussir toute seule, et surtout en combattant son goût par autorité ou en me peignant sous des couleurs désavantageuses, fussent-elles véritables. Il faut bien que cette passion soit extraordinaire, puisqu’elle subsiste depuis si longtemps sans nulle espérance, au milieu des dégoûts, malgré les voyages que vous lui avez fait faire, et huit mois de séjour à Paris sans me voir, au moins chez moi, et sans qu’il sût si je le recevrais de ma vie. Je l’ai cru guéri, et c’est ce qui m’a fait consentir à le voir dans ma dernière maladie. Il est aisé de croire que son commerce me plairait infiniment sans cette malheureuse passion, qui m’étonne autant qu’elle me flatte, mais dont je ne veux pas abuser. Vous craignez qu’en me voyant il ne se dérange de ses devoirs, et vous poussez cette crainte jusques à prendre des résolutions violentes contre lui. En vérité, madame, il n’est pas juste qu’il soit malheureux en tant de façons. N’ajoutez rien à mes injustices ; cherchez plutôt à l’en dédommager ; faites tomber sur moi tout son ressentiment, mais que vos bontés lui servent de dédommagement.

Je lui écrirai ce qu’il vous plaira ; je ne le verrai de ma vie, si vous le voulez ; j’irai même à la campagne, si vous le jugez nécessaire ; mais ne le menacez plus de l’envoyer au bout du monde. Il peut être utile à sa patrie ; il fera les délices de ses amis ; il vous comblera de satisfaction et de gloire : vous n’avez qu’à guider ses talents et laisser agir ses vertus. Oubliez, pendant un temps, que vous êtes sa mère, si cette qualité s’oppose aux bontés que je vous demande à genoux pour lui. Enfin, madame, vous me verrez plutôt me retirer du monde ou l’aimer d’amour, que de souffrir qu’il soit à l’avenir tourmenté pour moi et par moi…

M. d’Argental n’eut point connaissance de cette lettre dans le temps où elle fut écrite. Ce ne fut que soixante ans après, et quand il avait plus de quatre-vingts ans, qu’un jour, parmi d’anciens papiers de sa mère, cette lettre se retrouva. Il se la fit lire, et seulement alors il put connaître en entier le cœur de l’amie qu’il avait perdue.

Tout nous le dit déjà : Mlle Le Couvreur n’était pas simplement une personne de talent, elle était une personne distinguée par l’intelligence, par le cœur et les plus solides qualités. Elle en eut besoin dans sa condition pour se tirer de l’état social inférieur où la comédienne se trouvait encore au commencement du xviiie  siècle. Molière, à force de génie et d’esprit, Baron, par son talent aidé de sa fatuité même, avaient relevé l’état de comédien dans le monde, et s’y étaient maintenus sur un pied respectable. Mais les femmes, même celles de talent comme la Champmeslé, n’avaient pu conquérir à aucun degré la considération ; elles restaient dans une condition socialement infime. On allait chez la Champmeslé ; on la célébrait en vers galants, comme faisait La Fontaine ; on rimait avec le mari. On y vivait familièrement ; mais elle n’avait rien de ce qu’on peut appeler un salon. Elle n’avait pas réussi à gagner cette estime sociale qui se marque dans les moindres nuances, cette estime qu’obtenait Ninon. Racine, le tendre et autrefois amoureux Racine, parle de la Champmeslé, en apprenant sa mort, comme d’une pauvre malheureuse, et d’un ton que l’austère dévotion même n’eût jamais permis depuis à l’honnête homme du monde. Un jour, Mlle Beauval, actrice antérieure de bien peu à Mlle Le Couvreur, allait rendre visite à un jeune homme de sa connaissance, le jeune abbé Aunillon, qui était malade. Le jeune homme se trouvait dans sa chambre avec sa mère au moment où l’on vint annoncer qu’une dame demandait à le voir : « Une dame qui demande mon fils ! » dit la mère avec étonnement. Elle n’eut pas plutôt achevé, qu’elle vit entrer une femme qui dit brusquement : « Non, madame, ce n’est point une dame, c’est la Beauval. » Toute part faite à la singularité de la personne qui disait ce mot, on a là une mesure vraie du préjugé social au commencement du xviiie  siècle. Le siècle qui allait être celui de Voltaire ne pouvait souffrir longtemps un tel désaccord entre les divers interprètes des arts, et Mlle Le Couvreur fut la première, non pas à protester, mais (ce qui vaut mieux) à opérer doucement une révolution par le charme de son influence.

Elle eut beaucoup à faire, on peut le croire. Une comédienne était alors aux ordres de toute une classe privilégiée. C’est en parlant à Mlle Le Couvreur que milord Peterborough disait : « Allons ! qu’on me montre beaucoup d’amour et beaucoup d’esprit. » Ce qu’il disait là tout crûment comme un franc original qu’il était, bien d’autres se croyaient en droit de le penser, s’ils avaient la politesse de ne pas le dire. À force d’esprit, de bon sens, de sentiment des bienséances et de modestie, Mlle Le Couvreur sut se faire accorder ce qu’à cette époque nulle autre de son état n’était en mesure ni en droit de réclamer. Elle fut la première à conquérir en France, pour les actrices, la position de Ninon, c’est-à-dire d’une femme honnête homme, recevant la meilleure compagnie en hommes et même en femmes, pour peu que celles-ci eussent de la curiosité et un peu de courage. « C’est une mode établie de dîner ou de souper avec moi, écrivait-elle, parce qu’il a plu à quelques duchesses de me faire cet honneur. » Cet honneur avait bien ses charges et entraînait des sujétions, elle nous l’avoue :

Si ma pauvre santé, qui est faible, comme vous savez, me fait refuser ou manquer à une partie de dames que je n’aurais jamais vues, qui ne se souviennent de moi que par curiosité, ou, si j’ose le dire, par air (car il en entre dans tout) : « Vraiment, dit l’une, elle fait la merveilleuse ! » Une autre ajoute : « C’est que nous ne sommes pas titrées ! » Si je suis sérieuse, parce qu’on ne peut être fort gaie au milieu de beaucoup de gens qu’on ne connaît pas : « C’est donc là cette fille qui a tant d’esprit ? Ne voyez-vous pas qu’elle nous dédaigne, et qu’il faut savoir du grec pour lui plaire ? — Elle va chez Mme de Lambert, dit une autre ; cela ne vous dit-il pas le mot de l’énigme ? »

Mme de Lambert était l’amie de Fontenelle, de La Motte, de Mairan. On l’accusait de tenir bureau de bel esprit, parce que sa maison était « la seule, à un petit nombre d’exceptions près, dit Fontenelle, qui se fût préservée de la maladie épidémique du jeu, la seule où l’on se trouvât pour s’entretenir raisonnablement les uns les autres, et même avec esprit selon l’occasion ».

La maison de Mlle Le Couvreur, à certains jours, devait être du petit nombre de celles où l’esprit et la raison avaient chance de se rencontrer. Elle habitait, rue des Marais-Saint-Germain, une petite maison où l’on disait que Racine avait demeuré, et que Mlle Clairon occupa depuis. Une fortune considérable pour le temps, et qui montait, dit-on, à plus de trois cent mille livres, lui procurait une honorable indépendance. Les jours où elle n’était pas trop envahie par les duchesses et par les personnes de bel air, Mlle Le Couvreur se plaisait à recevoir ses amis :

Ma vanité, disait-elle, ne trouve point que le grand nombre dédommage du mérite réel des personnes ; je ne me soucie point de briller ; j’ai plus de plaisir cent fois à ne rien dire, mais à entendre de bonnes choses, à me trouver dans une société de gens sages et vertueux, qu’à être étourdie de toutes les louanges fades que l’on me prodigue à tort et à travers. Ce n’est pas que je manque de reconnaissance ni d’envie de plaire ; mais je trouve que l’approbation d’un sot n’est flatteuse que comme générale, et qu’elle devient à charge quand il la faut acheter par des complaisances particulières et réitérées.

Elle se privait donc, le plus qu’elle pouvait, de l’approbation des sots, et s’en tenait à celle des amis. Ces amis, honnêtes gens qu’elle préférait à tout, c’étaient Fontenelle, Du Marsais, Voltaire, d’Argental, le comte de Caylus, un abbé d’Anfreville, le comte de Saxe et quelques hommes de l’intimité de celui-ci, tels que le marquis de Rochemore. On peut y joindre une ou deux femmes spirituelles, de condition et pas trop grandes dames, telles que la présidente Bertier, par exemple. Voilà, j’imagine, ce que pouvait être, à de certains jours, le personnel d’un souper chez Mlle Le Couvreur, et il y en avait assurément en haut lieu de moins bien assortis que ceux-là. Le ton qui y régnait ne devait pas ressembler à celui que nous voyons établi, vers le milieu du siècle, dans les soupers de Mlle Quinault. Les Mémoires de Mme d’Épinay nous font assister à ces derniers ; l’entretien y est piquant, mais libre jusqu’à être licencieux, ce qui ne l’empêche pas de devenir parfois déclamatoire. Ce n’était pas là le ton habituel d’un lieu où Voltaire avait ses libres entrées et se permettait toutes ses saillies sans doute, mais où Fontenelle était goûté ; ce n’était pas le ton des soupers de Mlle Le Couvreur. Celle-ci a laissé de Fontenelle un portrait charmant qui la peint pour le moins autant elle-même que le philosophe qu’elle savait si bien apprécier :

Les personnes ignorées, écrit Mlle Le Couvreur, font trop peu d’honneur à celles dont elles parlent, pour oser mettre au grand jour ce que je pense de M. de Fontenelle ; mais je ne puis me refuser en secret le plaisir de le peindre ici tel qu’il me paraît.

Sa physionomie annonce d’abord son esprit : un air du monde, répandu dans toute sa personne, le rend aimable dans toutes ses actions.

Les agréments de l’esprit en excluent souvent les parties essentielles. Unique en son genre, il rassemble tout ce qui fait aimer et respecter ; la probité, la droiture, l’équité, composent son caractère. Une imagination vive, brillante, tours fins et délicats, expressions nouvelles et toujours heureuses, en font l’ornement. Le cœur pur, les procédés nets, la conduite uniforme, et partout des principes ; exigeant peu, justifiant tout, saisissant toujours le bon, abandonnant si fort le mauvais, que l’on pourrait douter s’il l’a aperçu. Difficile à acquérir, mais plus difficile à perdre. Exact en amitié, scrupuleux en amour : l’honnête homme n’est négligé nulle part. Propre aux commerces les plus délicats, quoique les délices des savants ; modeste dans ses discours, simple dans ses actions, la supériorité de son mérite se montre, mais il ne la fait jamais sentir…

Nous retrouvons ici cette langue excellente et modérée que j’ai déjà essayé de caractériser plus d’une fois, la langue des commencements du xviiie  siècle, remarquable surtout par le tour, par la justesse et la netteté, la langue d’après Mme de Maintenon, et que toute femme d’esprit saura désormais écrire, celle des Caylus, des Staal et des Aïssé. Le goût particulier à Mlle Le Couvreur se fait jour à son insu dans ce portrait, et l’on sent quelles qualités, avant tout, elle prise et elle désire chez les hommes de son intimité. Difficile à acquérir, mais plus difficile à perdre : telle est la vraie devise de l’amitié, et c’est un mérite que le cœur élevé de Mlle Le Couvreur mettait bien au-dessus des rapides caprices et des flammes passagères. Je trouve, dans des lettres inédites adressées par elle à un ami dont on ignore le nom, des paroles qui viennent confirmer de sa part ce sentiment habituel et sincère. Cet ami était parti brusquement sans le lui dire, sans le lui écrire ; elle s’en plaint avec grâce : faut-il donc y tant regarder avant de se mettre à écrire une lettre d’amitié ?

Je veux, lui dit-elle, vous instruire de mes principes. Quand il est question d’écrire à mes amis, je ne songe jamais qu’il faille de l’esprit pour leur répondre : mon cœur me suffit à tout. Je l’écoute, et puis j’agis ; et je m’en suis toujours bien trouvée. On me prend telle que je suis, ou bien on me laisse là. Tout l’art que j’y sais, c’est de ne me point jeter à la tête, pour quelques sentiments que ce puisse être. Je cherche d’abord de la probité jusque dans mes plus faibles liaisons. Quand les grâces s’y joignent, je sais les sentir, la nature m’ayant, donné un instinct admirable pour les démêler. L’usage du monde, le temps et un peu de raison m’ont convaincue qu’il faut beaucoup d’indulgence dans la vie ; mais ceux qui en ont le moins de besoin ne perdent rien avec moi : je leur donne, à la place, tout autant d’estime et d’admiration qu’il me paraît qu’ils en méritent. Et quand ils m’honorent de quelques bontés, vous sentez bien ce que la reconnaissance peut ajouter à de tels sentiments, et assurément je ne fus jamais ingrate…

En même temps qu’elle désire l’amitié, elle en redoute un peu les enthousiasmes ; elle craint toujours qu’un autre sentiment ne se glisse dessous, et elle en parle d’un ton à persuader sérieusement qu’elle en veut rester au premier :

Je suis, dit-elle, d’un sexe et d’une profession où l’on ne soupçonne pas volontiers cet honnête sentiment, l’unique que je désire, dont je sois flattée, et dont j’ose me croire digne par la façon dont je le sens ; j’ajoute même par celle dont je l’ai inspiré plus d’une fois.

Quoique d’un âge où il ne tient qu’aux femmes de paraître encore jeunes, elle ne craint pas de parler des années qui approchent et de ce qu’elles amènent de moins gracieux avec elles, des soins, des devoirs auxquels, dans dix ans, on sera obligé auprès d’une vieille amie. Elle veut qu’on se propose tout cela à l’avance, qu’on s’y accoutume en idée, et elle est la première à vous y convier avec franchise : « Allons rondement, dit-elle, vers l’amitié. » Un grand préservatif qu’elle a contre toute nouvelle faiblesse, c’est qu’au fond elle aime, c’est que son cœur est rempli, c’est qu’elle tremble pour un absent qui court des dangers, c’est qu’elle attend avec impatience un retour :

Une personne attendue depuis très longtemps, écrivait-elle le 23 octobre 1728, arrive enfin ce soir, selon les apparences, en assez bonne santé. Un courrier vient de devancer, parce que la berline est cassée à trente lieues. On a fait partir une chaise, et, ce soir, on sera ici.

Il n’est pas difficile d’imaginer quelle était cette personne si attendue : le comte de Saxe revenait, à cette date, d’un de ses voyages de Courlande à Paris.

La dernière année de la vie de Mlle Le Couvreur fut troublée par une étrange aventure qui a autorisé le bruit d’empoisonnement. Je tâcherai de dégager le récit de cette histoire des rumeurs populaires qui s’y sont mêlées, et qu’on peut lire reproduites dans les Lettres de Mlle Aïssé et dans le Journal de l’avocat Barbier. Vers le mois de juillet 1729, un petit abbé bossu et peintre en miniature, l’abbé Bouret, fils d’un trésorier de France à Metz, se présenta deux fois chez Mlle Le Couvreur, et, ne l’ayant pas trouvée, il laissa pour elle une lettre dans laquelle il lui disait qu’il avait des choses importantes à lui révéler, et que, si elle en voulait être informée, elle n’avait qu’à venir le lendemain dans une allée solitaire du Luxembourg qu’il lui désigna ; que là, à trois coups qu’il frapperait sur son chapeau, elle le reconnaîtrait et pourrait tout apprendre de lui. Mlle Le Couvreur, après avoir pris conseil de ses amis, se rendit au lieu indiqué en se faisant accompagner. Elle y trouva le petit bossu, qui lui dit en substance qu’une dame de la Cour dont il faisait la miniature lui avait proposé de s’introduire chez Mlle Le Couvreur comme peintre, et de lui donner un philtre qui éloignerait d’elle le comte de Saxe ; que, là-dessus, deux personnes masquées, à qui il avait eu affaire pour le détail de l’exécution, lui avaient déclaré qu’il ne s’agissait pas d’un philtre, mais bien d’un poison ; qu’à cet effet on déposerait, à un certain jour, dans un if des Tuileries, des pastilles empoisonnées ; que l’abbé les irait prendre, et que, s’il les donnait à Mlle Le Couvreur, on lui assurait 600 livres de pension et une somme de 6 000 livres. L’abbé ajoutait qu’il avait paru consentir à tout, et qu’il venait demander ce qu’il devait faire.

Mlle Le Couvreur ne trouva point d’abord cette histoire aussi invraisemblable qu’elle nous le semble aujourd’hui. Le comte de Saxe, de sa nature, était peu fidèle, bien que sincèrement attaché à Mlle Le Couvreur. Il avait essayé depuis quelque temps de se pousser du côté de la duchesse de Bouillon sans y réussir. Il était pris d’un goût vif pour une chanteuse de l’Opéra. Mlle Le Couvreur pensa vaguement qu’elle pouvait avoir quelque chose à craindre du côté de l’hôtel de Bouillon, ou du côté de l’Opéra. L’abbé entrait dans son sens en lui indiquant l’hôtel de Bouillon comme le lieu d’où venait le péril. Elle donna donc un second rendez-vous à l’abbé, consulta ses amis, et le comte de Saxe lui-même ; il fut décidé que l’abbé aurait l’air de se prêter à tout et qu’il irait prendre les pastilles aux Tuileries. Cela se fit comme on l’avait décidé. L’abbé eut les pastilles, les remit ; on les porta au lieutenant général de police, M. Hérault. L’abbé Bouret fut arrêté dans le premier moment, les pastilles analysées. L’analyse, faite par Geoffroy, de l’Académie des sciences, ne donna rien de décisif. J’ai sous les yeux le procès-verbal, daté du 30 juillet 1729. Quelques-unes des pastilles parurent douteuses ; mais la quantité n’était pas suffisante, disait le chimiste, pour permettre de constater les expériences et d’asseoir un jugement. Cependant l’affaire tout à coup s’ébruita, et l’on dit dans le public que la duchesse de Bouillon avait tenté d’empoisonner Mlle Le Couvreur. L’abbé Aunillon du Gué de Launay, ami des Bouillon, dans les mémoires plus intéressants que connus qu’il a laissés, nous raconte que ce fut lui qui le premier informa la duchesse de cette odieuse rumeur, afin qu’elle eût à la conjurer. Il nous peint en termes naturels l’étonnement et la douleur qu’elle témoigna à cette première nouvelle. Cette duchesse de Bouillon, disons-le en passant, n’était pas du tout la princesse de ce nom, née Sobieska, dont il est question dans le drame du Théâtre-Français, mais bien la jeune belle-mère de celle-ci, née de Lorraine. Le duc de Bouillon fut informé à l’instant ; toute la famille s’émut. On manda le lieutenant de police ; on le semonça de n’avoir pas poussé l’affaire à bout dès le premier éveil, et d’avoir fait élargir l’abbé Bouret. Celui-ci fut repris et mis à Saint-Lazare. On l’interrogea, et il maintint son dire. Mlle Le Couvreur, touchée de l’arrestation d’un homme qui peut-être avait voulu la duper et s’insinuer près d’elle, mais qui peut-être aussi avait voulu sincèrement la servir, écrivit au lieutenant de police une lettre pleine de dignité et d’humanité :

Je lui ai parlé et fait parler souvent et longtemps, disait-elle de ce jeune homme, et toujours il a répondu avec suite et ingénuité. Ce n’est pas que je désire qu’il dise vrai ; j’ai cent fois plus de raisons pour souhaiter qu’il soit fou. Eh ! plût à Dieu qu’il n’y eut qu’à solliciter sa grâce ! Mais, s’il est innocent, songez, monsieur, quel intérêt je dois prendre à ses jours, et combien cette incertitude est cruelle pour moi. Ne regardez point mon état ni ma naissance, daignez voir mon âme, qui est sincère et à découvert dans cette lettre…

Les choses en étaient là depuis plusieurs mois. L’abbé Bouret, détenu à Saint-Lazare, persistait dans son dire. La famille de Bouillon pressait ou avait l’air de presser pour obtenir une solution, lorsque tout à coup Mlle Le Couvreur, dont la santé depuis un an était fort altérée, après avoir joué Jocaste dans Œdipe et Hortense dans Le Florentin le mercredi 15 mars 1730, fut emportée par une violente inflammation d’entrailles le lundi 20. Cette mort soudaine réveilla les bruits de poison, quoiqu’il fût certainement peu vraisemblable que les personnes soupçonnées depuis plusieurs mois eussent choisi ce moment pour renouveler leur tentative, en les en supposant capables. On expliqua plus naturellement cette mort par une dose d’ipécacuanha prise mal à propos. On a le procès-verbal de l’ouverture du corps ; il n’indique que les résultats de l’inflammation la plus aiguë. Voltaire, qui était présent, et entre les bras duquel Mlle Le Couvreur expira, dit que tous les bruits qui coururent alors étaient sans fondement, et son témoignage serait décisif si on ne savait qu’il est systématiquement opposé à toute idée de poison.

Pour en finir sur ce point délicat et obscur, après la mort de Mlle Le Couvreur, on obtint, le 24 août 1730, de l’abbé Bouret, toujours détenu à Saint-Lazare, une rétractation pure et simple de ses premières dépositions, et une espèce de décharge en faveur de l’innocence de la duchesse de Bouillon. Mais cette pièce, dictée évidemment par la nécessité à ce malheureux, qui met le tout, en terminant, sur le compte de sa cervelle brouillée, serait de peu de valeur, si l’un des amis de la duchesse, mais galant homme, l’abbé Aunillon dont j’ai parlé, ne nous donnait une autre voie d’explication. L’abbé Aunillon pense qu’une dame de la Cour qu’il a en vue et qu’il ne nomme pas, une personne de considération, jalouse et sans doute rivale de la duchesse de Bouillon, et pour le moins aussi puissante, avait fait jouer toute cette machine, non pour empoisonner Mlle Le Couvreur, mais pour perdre de réputation la malheureuse duchesse dont on empruntait le nom. Il ajoute que celle-ci étant au lit de mort, sept ans après, fit, à haute voix, devant ses amis et toute sa maison, une confession générale de ses fautes, de ses égarements (et il y en avait beaucoup), et que toujours elle protesta de son entière innocence sur cet article de Mlle Le Couvreur.

Tout se réunissait au même moment pour exciter et passionner l’intérêt public autour du cercueil de l’actrice tant aimée. Le curé de Saint-Sulpice, Languet, refusa de la recevoir en terre sainte. Elle avait fait un legs considérable pour les pauvres de sa paroisse : « Soyez tranquille, disait-elle, le jour de sa mort, à un vicaire qui venait la visiter ; je sais ce qui vous amène, monsieur l’abbé ; je n’ai point oublié vos pauvres dans mon testament. » On ajoute, il est vrai, que, se retournant vers un buste du comte de Saxe, elle s’était écriée :

Voilà mon univers, mon espoir et mes dieux !

M. de Maurepas écrivit au lieutenant de police que l’intention du cardinal de Fleury n’était point d’entrer dans cette affaire de la sépulture ecclésiastique, mais de s’en rapporter à ce que feraient l’archevêque de Paris et le curé de Saint-Sulpice : « S’ils persistent à la lui refuser comme il y a apparence, écrivait-il, il faudra la faire enlever la nuit et enterrer avec le moins de scandale que faire se pourra. » Le corps fut donc enlevé de nuit dans un fiacre ; deux portefaix guidés par un seul ami, M. de Laubinière, allèrent l’enterrer dans un chantier désert du faubourg Saint-Germain, vers l’angle sud-est actuel des rues de Grenelle et de Bourgogne. Le fidèle d’Argental, nommé légataire universel, ne crut pas compromettre son caractère de magistrat en acceptant cette mission de confiance, et il s’honora par là dans l’opinion. Ce legs, en réalité, n’était qu’un fidéicommis : Mlle Le Couvreur laissait deux filles à pourvoir.

Voltaire eut un de ces élans de douleur et de sensibilité comme il en était si capable, et il laissa échapper les vers touchants qu’on sait par cœur :

Sitôt qu’elle n’est plus, elle est donc criminelle !
Elle a charmé le monde, et vous l’en punissez…

Mais ici je ne veux pas trop m’étendre, de peur de paraître toucher à la déclamation, en parlant de celle dont le principal mérite, au théâtre comme dans la vie, a été d’être la vérité, la nature, le contraire de la déclamation même. Ces simples mots résument le caractère de Mlle Le Couvreur. En entendant, l’autre jour, le drame intéressant dans lequel la lutte du talent et du sentiment vrai contre le préjugé et l’orgueil social est si vivement représentée sous son nom, je me disais combien les choses ont changé depuis un siècle, combien la haute société ne mérite plus, à cet égard du moins, les mêmes reproches, et combien elle est peu en reste d’admiration et de procédés délicats envers tout talent supérieur. Bien certainement la grande actrice dans laquelle on a personnifié Mlle Le Couvreur, en récitant certains passages qui ont si peu leur application aujourd’hui, le sentait avec ce tact parfait qui la distingue, et se le disait bien mieux que moi.