(1890) La fin d’un art. Conclusions esthétiques sur le théâtre pp. 7-26
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(1890) La fin d’un art. Conclusions esthétiques sur le théâtre pp. 7-26

Ces pages furent publiées dans la Revue d’art dramatique, à Paris, et dans la Revue blanche, à Liège, livraisons du 1er octobre 1890.

« Le théâtre est un objet de consommation comme un autre, cela entre dans l’article Paris. On va au spectacle pour se divertir. Ce qui est bien, c’est ce qui amuse. »
                                                                                             Bouvard et Pécuchet.

« Cette gazette, étant littéraire, s’occupera rarement des théâtres », annonçait, au premier numéro de ses éphémères Taches d’encre, un jeune maître des jeunes, M. Maurice Barrès. La génération de M. Barrès, et celle d’aujourd’hui qui la suit de près, professent le même dédain à l’égard du théâtre envisagé comme art. Déjà M. Lemaître, un ami de Sarcey pourtant, est, après trois ou quatre ans de feuilleton, fatigué sinon dégoûté « des vaudevilles et des mélodrames », comme il appert de sa bienveillance nonchalante ou ironique. Même mépris chez M. Gustave Kahn, chez M. Jean Schopfer, chez M. Pierre Veber, chez M. Auguste Germain. L’un d’eux me déclarait naguère qu’il ne va jamais plus au théâtre ; j’insinuai alors que l’ahurissante stupidité des fabricants du jour était sans doute la cause de son indifférence : « Non, mon ami, me répondit-il ; n’accusez point l’impuissance de ces dégénérés ; s’ils savaient porter à la scène une intrigue adroite ou des caractères ingénieux, ils ne me feraient pas davantage sourire : par quelle nouveauté pourrait bien encore m’amuser une intrigue, « depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent » à bâtir des scénarios ? Je n’éprouve aucune joie à discerner la trajectoire de leurs fantoches laborieux. Je ne sais pas m’en étonner. Les « caractères » me glacent plus encore ; aussi bien savons-nous qu’il en existe si peu en deçà de la rampe : tout au plus, dans leur universelle veulerie, le caractère de nos contemporains serait « de n’en pas avoir ». Des petites choses drôles du dialogue, des « mots » salés ou poivrés, le cœur me lève rien que d’en parler… Si j’ai paru m’intéresser à la pantomime, c’est exclusivement parce qu’elle me graciait des « paroles ». En ce sens, les Vingt-huit jours de Chocolat, figurés au Nouveau-Cirque, valurent mes applaudissements : c’était du Chivot moins Chivot (il y avait donc un progrès), et aussi moins les « effets » de vos comédiens qui me crispent à en pleurer ; leur inintelligence normale est mise en valeur par l’hypertrophie de leur vanité ; et je ne vois d’égal à leur cabotinage que celui des critiques, qui tous ont le front de nous entretenir chaque lundi des « artistes », comme si nous ne savions pas d’avance qu’ils approuvent la distinction de Mme Bartet et la rondeur de M. Bailly, qu’ils déplorent la sécheresse de M. Laroche et l’excentricité de Mlle Desclauzas… Ah ! vous voyez de l’art au théâtre, mon ami ? »

— Certes, j’en vois : dans Les Perses, dans Œdipe roi, dans Les Nuées, dans Sacountala, dans La Jeunesse du Cid, dans Polyeucte, dans Esther, dans Le Misanthrope, dans Macbeth, dans Ce qu’il vous plaira, dans Le Jeu de l’Amour, dans Le Mariage de Figaro, dans La Belle Hélène… Et parce que j’admire l’art dans ces pièces d’il y a trente siècles ou d’il y a trente ans et que je le cherche en vain dans celles d’aujourd’hui, je veux trouver le secret de cette esthétique spéciale et diverse, pour apprendre si sa formule est, ou n’est plus, pour nous réalisable. Qu’est-ce donc que la beauté d’une œuvre dramatique ? Quel est, au vrai, le domaine de l’art dans le théâtre ?

 

Telle esthétique définition du théâtre peut-être me guiderait ; mais je n’en sais point encore. Il est vrai, une petite phrase fut extraite d’un dialogue rapide de Molière : la plupart se plurent à inclure en elle toute la dramatique de ce poète ; puis la paresse des généralisateurs pressés y découvrit le définition universelle du genre. « C’est une étrange entreprise que de faire rire les honnêtes gens. » « Faire rire » (on dédoubla, pour le tragique) « faire pleurer les spectateurs », voilà l’idéal soufflé chaque jour aux écrivains de théâtre. Ne le retrouvions-nous pas encore hier, dans un essai pourtant de M. Jean Jullien : « Le but est d’intéresser le spectateur et surtout de l’émouvoir. » Barberou l’écrivait à Bouvard : « Le théâtre est un objet de consommation comme un autre, cela, entre dans l’article Paris. On va au spectacle pour se divertir. Ce qui est bien, c’est ce qui amuse. » Alors, amuser un public, c’est là le rêve qui exalte un artiste dans l’enfantement de son drame ; toute l’esthétique théâtrale ne tend qu’à découvrir la meilleure recette, celle qui assure le maximum d’hilarité ou d’émotion. M. Jullien propose : « Serrer la vie du plus près possible. » Voilà qui est bien. Mais le concurrent satisfait ses honnêtes gens par la méthode opposée ; j’en suis donc content aussi. Et nous proclamerons le plus fort celui qui fait déborder le plus de larmes ou glousser le plus de rires. Dans les yeux qui se fondent et les rates qui se gonflent, cherchons la raison, le secret et le prix de cet art étrange, qui provoque, pour quelque argent, l’excitation nerveuse qu’on lui demande. Reconnaissons dès lors que la Tosca est supérieure au Cid, et Les Femmes collantes à Amphitryon, car on ne s’est jamais esclaffé à Molière comme à Gandillot, jamais désolé à Corneille comme à Sardou. Mais j’observerai que la place de la Roquette est plus tragique encore que la Porte-Saint-Martin ; l’exécution y est meilleure ; et malgré quelques défaillances, M. Deibler est plus troublant que M. Sardou. D’un autre côté les pensionnaires de la Renaissance, quand l’interne Feydeau est de service, rappellent assez les habitués du préau de Charenton, mais moins que les Hanlon-Lees des Folies-Bergère, surtout moins que les polichinelles des Champs-Élysées. Du théâtre pour rire et pleurer les inaccessibles idéaux sont le guignol et la guillotine. En somme une industrie quelconque où, dans l’actuelle division du travail, le dramaturge opère entre un imprésario, des décorateurs, des machinistes, des acteurs et des curiosités. Il n’est que d’acquérir le tour de main qui force sûrement la grimace du rire ou du pleur, pour tenir la recette à tout faire : farces et mélos, le procédé élastique, la formule-caoutchouc des succès imperméables. Les soucis esthétiques sont superflus ; ce métier ne touche pas à l’art : la conclusion négative est nécessaire, — si la raison du théâtre est de divertir, si, comme dit Barberou, ce qui est bien c’est ce qui amuse.

Seulement, à Bouvard lui soumettant l’empirique réponse de son correspondant, Pécuchet répliquait triomphant : « Mais, imbécile, ce qui t’amuse n’est pas ce qui m’amuse, et les autres et toi-même s’en fatigueront plus tard. » Pécuchet parlait d’or. L’écrivain qui ne souhaite que les applaudissements et leurs conséquences, toujours est incertain de sa réussite. Chaque semaine nous voyons éclore ces pièces dont la valeur, commerciale, ne saurait être expertisée à la répétition générale, et dont le succès fou ou le four noir dépend de la moyenne des digestions des spectateurs de la première. Faut-il donc, au théâtre comme ailleurs, renoncer au critérium chancelant du suffrage universel, estimer que la beauté des drames ne se mesure pas aux nombres des représentations ou aux chiffres des encaissements, bien que ces nombres et ces chiffres attestent, d’un témoignage mathématique, irrécusable, le jugement du vrai public ? Mais si « faire rire les honnêtes gens » n’est qu’une décevante recette, Molière n’est-il pas un farceur ?

À la vérité, c’est assez et trop mettre Molière en cause. On sait, les honnêtes gens, style du xviie , c’était le monde, la cour, la société polie, frivole et blasée, aussi difficile à divertir que peut l’être aujourd’hui la compagnie des monocles du mardi. Dans la phrase qu’on fit célèbre sans la comprendre, l’artiste épanchait son agacement contre cette médiocrité dorée, dont l’impertinente inattention devait faire encore de nos jours rugir le chroniqueur du Temps. Ainsi le petit texte de Molière, érigé en loi de son théâtre et de tout théâtre, n’indique sans doute qu’un mouvement d’humeur, au plus l’aveu d’une difficulté très contingente. Et nous pouvons sacrifier la théorie sans diminuer celui de qui l’on en a soutiré la malencontreuse expression. Il nous est permis sans sacrilège de renoncer au principe démocratique de la salle à distraire. L’analyse de ce principe n’avait révélé aucune trace d’art ; mais puisqu’il était ruineux, ne nous étonnons pas qu’on n’en ait pu tirer qu’une solution esthétique négative. Peut-être serons-nous plus heureux, sachant nous élever au-dessus de l’idéal objectif des Barberous de théâtre. Aussi bien cette émancipation était-elle faite depuis quelque temps en d’autres genres ; on s’était décidé à reconnaître que l’art d’agrément n’est pas synonyme de grand art ; on avait concédé que le roman littéraire n’est pas écrit « pour l’amusement des jeunes demoiselles en chemin de fer ». Non plus donc, le théâtre d’art n’est pas fait pour la récréation des commis voyageurs, après le billard. La mission du dramaturge de génie n’est pas de mettre les badauds en effervescence. Ne regardons pas ceux-ci plus longtemps pour découvrir l’esthétique de celui-là.

 

D’ailleurs la définition ci-dessus démasquée n’eût-elle pas été fausse, elle serait vaine : au plus elle énoncerait un effet du théâtre, non sa cause qui seule importe. La logique nous invite à déterminer la condition de l’œuvre d’art, ensuite à distinguer le cas particulier de l’art dramatique ; en termes de l’école : à définir par le genre prochain et par la différence spécifique.

Sur l’éclosion de l’œuvre d’art, les théoriciens sont en désaccord, bien entendu. Deux systèmes. Les uns (M. Taine, Émile Hennequin) considèrent l’artiste comme un produit naturel de son milieu, pondant nécessairement ses chefs-d’œuvre, suivant les lois d’une obstétrique spéciale que découvre l’histoire et que formule l’esthétique, branche de la sociologie. Les autres (MM. Gabriel Séailles, J.-K. Huysmans) contestent que l’hérédité et le milieu aient une décisive influence, et voient dans le génie de l’artiste, une raison suffisante de ses œuvres. De ces théories absolues et contradictoires, le tiers système que je vais esquisser n’est pas une conciliation (à quoi bon ?), mais il indiquera, accidentellement, par des points évidents de concordance, ce qui dans l’une et l’autre doctrine me paraît être la vérité.

D’abord, il convient de fixer la signification que nous prêterons à un terme aux diverses acceptions, le mot génie. On l’a dit une longue patience, et encore une névrose. Quels que puissent être les féconds résultats de cette vertu d’âne et de cette maladie de débauché, je ne vois guère l’une ni l’autre chez Corneille, chez Rembrandt, chez Hugo, qui travaillaient vite et vivaient vieux… Mais allons-nous discuter sérieusement les aphorismes prétentieux de trop matériels ironistes ?

— Par contre, si, évoquant le vieux sens mythologique et liturgique, on veut désigner par ce vocable une faculté mystérieuse, une force semi-divine, un don accordé à quelques élus qu’on peut nommer et compter, je demanderai, de bonne foi, sur qui est descendue cette grâce et à quelle auréole on la reconnaît. Qu’on dresse le palmarès des géniaux, si on le peut. Sinon ? Sinon, je ne dénierai pas pour cela au génie la paternité de l’œuvre d’art, mais je chercherai à me rendre un compte précis de sa nature et de son mécanisme. Qu’est donc — puisqu’enfin nous ne l’avons pas défini — ce génie qui n’est ni névrose, ni patience, ni miracle ?

Le sage classement qu’un critique proposait, un jour, pour les artistes de lettres, va nous suggérer une solution. Sa répartition, extensible aux autres arts, séparait : 1º les artistes créateurs (il eut pu donner pour exemple, Flaubert) ; 2º les artistes adaptateurs (exemple, si vous voulez, M. de Maupassant) ; 3º les employés de librairie (exemple, entre mille, M. Maizeroy). Or, il est trop clair, nous ne pouvons reconnaître de génie qu’aux artistes de la première de ces catégories ; l’étymologie et la raison sont ici d’accord : le génie, c’est la faculté de créer. Mais prenons garde que ce dernier mot ne nous trompe, et que, pour nous comme pour le vulgaire, il ne signifie : faire naître quelque chose de rien. Cela serait une pure absurdité. Rien ne sort de rien. Personne n’est le siège et la raison sociale de créations spontanées. Nos idées, qui sont le plus intime et le plus personnel de nous, ne sont élaborées que grâce à la matière fournie par notre sensibilité. Il n’y a création qu’au sens chimique où l’on dit qu’avec de l’oxygène et de l’hydrogène est créée de l’eau. Toute création se réduit à une modification d’essence. Le travail intellectuel de l’homme se borne à sentir, et après qu’il a senti, à idéer. Un être qui n’aurait pas de sens, une autre statue de Condillac supposée vivante, n’aurait pas une idée ; elle ne penserait pas. Notre esprit ne produit qu’en transformant mystérieusement des données de sensibilité en faits d’intelligence. L’enfant crée de la sorte une foule d’idées ; il a du génie ; chaque mère en est sûre, et elle a raison. (Par la suite, il multiplie les idées qu’il a créées par celles que ses antécesseurs : parents, maîtres, livres, lui repassent toutes faites.) Seulement, nous ne savons aucun gré à l’homme qui crée des idées déjà frappées et mises en circulation. Au contraire, nous nous intéressons à celui qui émet les inédites : il enrichit le bien commun. Tel est l’artiste. La matière de son œuvre est forcément prise au monde extérieur (les chimériques fictions d’un Poe ou d’un Rops sont faites avec des morceaux de réalité), mais il est génial, c’est-à-dire créateur, parce que :

1º Sa sensibilité exceptionnelle (supériorité nerveuse) le fait descendre à des profondeurs encore vierges, où il sent les harmonies cachées et les beautés inconnues ;

2º Son intellectualité exceptionnelle (supériorité cérébrale) lui découvre, après des analyses plus subtiles ou des synthèses plus générales, les expressions neuves et les formules définitives.

Nous voyons au juste, maintenant, l’influence du milieu : il n’est pas une cause suffisante, il est un élément nécessaire. Le domaine de l’art est fait du domaine des sens, qui n’est autre que le milieu. En dehors de tout milieu l’art est inconcevable. Il faut à l’artiste un champ de sensibilité.

Cette sensibilité doit être complétée par une autre faculté, non plus réceptive mais expressive, que nous avons pu appeler l’intellectualité : seconde vertu qui rarement, hélas, accompagne la première : il y a mille dilettanti pour un artiste. L’artiste sait transformer la sensation en idée ; en d’autres termes : exprimer dans une œuvre d’art l’émotion que la vie extérieure lui a communiquée. Pourquoi, et comment, cette transposition ? Puisque la sensibilité plus aiguë de l’artiste lui procure, dans la vie vécue ou vue, des admirations plus délicates et de plus parfaites contemplations, que va-t-il peiner pour réfléchir sur la toile, sur le papier ou sur le marbre, un reflet plus ou moins pâle de l’émotion déjà passée ?

C’est que, cette émotion, l’artiste voudrait la ressusciter à sa volonté. Transporté jusqu’à l’extase par l’harmonieuse beauté de la sensation, il rêve de la garder, pour cela s’efforce de la noter. Le simple sensitif, le dilettante est impuissant à le faire ; même c’est pour lui la plus douloureuse amertume. Mais l’artiste, par son intellectualité, qui n’est autre chose que la faculté de rendre sans déchet ce qu’il a senti, formule avec aisance, naturellement ; son esprit souple laisse déborder l’émotion qui remplit son cœur ; il crée par la surabondance de sa sensation qui se répand et s’exprime ; la sensation exprimée est l’idée, et celle-ci est toute l’œuvre d’art. Car l’idée comprend et le choix de la forme d’art adéquate : statue, drame, symphonie, et l’ouvrage lui-même dans l’harmonie de son ensemble et le détail de ses parties. Ainsi considérée comme la transfiguration complète de la sensation, l’idée est bien l’œuvre d’art, parce qu’elle est sa cause finale. Quand Euripide conçoit l’idée d’Iphigénie, ou Vinci celle de La Joconde, l’œuvre d’art est née, et pour quelle devienne publique, il suffit du métier qui est facile. Le génie est d’avoir l’idée : celle-ci crée d’elle-même le seul vêtement qui lui soit propre. L’artiste a précédé, imposé, dirigé le praticien. L’art a fait le métier (qui le lui rend bien depuis, hein, Barbedienne ?). Ce n’est pas un imagier qui a inventé l’art de la peinture, un scribe l’art de l’écriture ; c’est l’artiste qui a été forcé de trouver l’instrument capable de faire résonner ses propres vibrations. À chaque ordre de sensations esthétiques répondit un art résonateur. Par là encore, le milieu, qui déjà fournit la sensation, commande indirectement l’instrument qui seul la peut rendre, l’art qui lui est adéquat.

 

Préparé par ces lemmes, notre problème s’énonce : « Dans quel cas la forme dramatique s’impose-t-elle à l’artiste ? »

Cette forme consiste en la représentation parlée et active de fictions, sur une scène, par des comédiens, devant un public. Ceci définit un art très complexe, donc très difficile et spécial :

Difficile — en dépit de l’insolent prolifisme des falsificateurs les plus mal fameux — difficile, car, devant, selon des rapports préétablis, séduire divers sens, l’œil, l’oreille, l’esprit, il réclame le concours de plusieurs métiers, et exige que l’inspiration soit servie par beaucoup d’ingéniosité, de délicatesse et de capitaux : pour des raisons analogues, on dirait la peinture plus difficile que le dessin, la statuaire polychrome que la statuaire monochrome ; un des moyens est-il en désaccord avec un autre, l’ensemble grimace : voir le musée Grévin, cette boulevardière adaptation des musées d’anatomie suburbains ;

Spécial — car son extension est en raison inverse de sa compréhension. Un art est d’un emploi d’autant plus restreint qu’il est plus exigeant. La peinture, la gravure ou l’architecture ont chacune un moindre domaine que le dessin, parce qu’elles sont d’un degré plus complexes. Il est donc a priori probable que le champ d’application d’un art aussi multiple que le théâtre est très étroitement borné.

Les deux parties de sa définition, l’une après l’autre, resserreront ses limites. « Le théâtre est une représentation parlée et active… » Dans quel milieu dut être localisée la sensation de l’artiste, pour que son idéisation logique soit une imitation de vie, figurée par des mouvements et des paroles d’acteurs ? Elle ne put naître qu’en un milieu caractérisé par une vie d’activité et de relation. La poésie de la nature, la grandeur de la science, la sublimité du mysticisme, le charme de la retraite : toutes choses intraduisibles en théâtre. La vie en société est le seul domaine où l’artiste puisse trouver des sensations dont l’expression naturelle soit l’œuvre d’art dramatique.

La définition ajoute : « … sur une scène, devant un public. » La représentation n’est complète, l’idée n’est formulée, à vrai dire n’existe, que s’il y a un public à qui elle est soumise. La récitation ne vaut que si elle est en même temps audition… Mais, de nouveau, ne va-t-elle pas grincer, la vieille guitare : « faire rire les honnêtes… » ? Non point, car nous ne considérons pas le public comme une foule étrangère à amuser ; comme un but, principal ou accessoire. Il est, à l’égal des comédiens, un des éléments dont se constitue la forme d’art théâtrale. On ne conçoit pas des auteurs produisant et des acteurs interprétant une pièce sur une scène devant laquelle, au lieu d’un rideau, s’élèverait un mur. Il faut qu’à l’action du spectacle réponde la réaction du spectateur, et que du choc des deux mouvements jaillisse l’émotion dramatique. La sensation de l’artiste n’est réalisée ni dans la mélopée des comédiens qui débitent son texte, ni dans la satisfaction des fauteuils d’orchestre connaisseurs ; mais bien dans la vibration à l’unisson, dans l’étincelle qui éclaire la salle et la scène. — De quel milieu spécial de vie put surgir la sensation du dramaturge, pour que son expression adéquate soit l’émotion d’une foule devant un spectacle ? L’impression de l’artiste fut du même ordre : une impression de spectateur d’actes. Donc le milieu doit être tel que la sensation qu’y reçoit l’artiste ait, elle déjà, une apparence théâtrale : nécessairement, milieu de vie publique, de vie extérieure, de vie qui n’est complète qu’avec entourage et galerie. À cette indispensable conditionna représentation sur la scène d’une action fictivement empruntée au réel suscitera l’émotion complémentaire, dans la communion de tous les spectateurs, voyant, en eux et devant eux, la double image d’une vie de représentation et de la représentation de cette vie. Ainsi, le théâtre qui n’était, avons-nous vu, propre qu’à l’évocation des vies humaines et sociales, n’est, voyons-nous maintenant, apte qu’à l’évocation de celles de ces vies, qui sont (coïncidence significative avec la terminologie dramatique) théâtrales et décoratives.

 

La formule de la condition du théâtre analytiquement établie, vérifions sa justesse par le contrôle de l’histoire, avant de la requérir pour nous expliquer le présent et nous pronostiquer l’avenir.

Une inexorable revue des époques et de leurs théâtres serait abusive jusqu’à l’indiscrétion. Bien qu’il ne soit pas malaisé de montrer, dans les drames religieux de l’Inde ancienne, l’image d’une vie tout intérieure mais que des cultes pieux faisaient sociale ; dans les tragi-comédies du moyen âge espagnol, la double expression du mélange trouble, d’un obscurantisme fanatique et d’une nature lumineuse ; dans les licencieuses fantaisies du théâtre italien plus moderne, la mise en scène d’une société brillante et dissolue ; — mieux vaut rappeler, pour convaincre par des exemples tout à fait décisifs, les deux peuples dont la vie sociale fut le plus harmonieuse, et la vie théâtrale le plus artistique, la Grèce et la France.

L’équilibre de la cité grecque, avant son succès contre l’invasion perse, n’était pas encore stable. La victoire, en assurant la paix du dehors, développa dans ces républiques, particulièrement dans la république athénienne, une vie politique d’une activité incomparable. Nous entendons souvent dire que « l’on fait trop de politique ». Oui, un nombre excessif de Prudhommes et d’Homais ont la mauvaise habitude de ruminer devant le monde les proses indigestes de leur quotidien favori. Mais, qu’est-ce que cette infirmité tout intime, auprès de l’existence publique des citoyens d’Athènes ? Ils avaient d’autres armes que le bulletin de vote. Chacun pouvait parler dans les assemblées, à la fois législatives et municipales, chacun pouvait être, non seulement orateur, mais juge, administrateur, général. On y vivait pour tous : c’est à-dire pour l’admiration, la reconnaissance, la gloire. Jamais une cité réelle n’approcha davantage de l’idéale république de Platon. Or, en face de cette vie exubérante, le théâtre eut sa place naturelle. Il était une fonction de l’État. Élevé et entretenu aux frais du Trésor ou des plus riches, il offrait un spectacle gratuit au peuple entier. Les pièces étaient reçues par une sorte de comité national du goût public. On regardait comme un honneur réservé aux seuls hommes l’interprétation de ces œuvres, représentant la vie héroïque d’un peuple privilégié. Ce fut un théâtre national que celui où des artistes comme Eschyle, Sophocle, Aristophane, montraient, suivant le tour pathétique ou ironique de leur sensibilité, les hauts faits des spectateurs et de leurs ancêtres, aussi les faiblesses d’une démocratie trop vite enthousiaste. Ce peuple, le plus intelligent du monde, vibrait comme un cœur unique, écoutant les gémissements d’Atossa, mère de Xerxès, dans la sublime péroraison des Perses : parce qu’il y sentait, traduite dans la langue des dieux, l’émotion encore chaude de Salamine, de la victoire remportée, de la liberté sauvée. Quand sur l’immense scène au ciel ouverte, Iphigénie sacrifiée pleurait la douce lumière du Soleil, Athènes, comme elle, était pénétrée de reconnaissance envers l’astre qui la favorisait. Encore, lorsque dans ses Chevaliers, Aristophane marquait les démagogues au rouge de sa satire, la foule tremblait comme une houle, de colère et d’émotion. Il y a un an, à Paris, on jugea presque subversif un couplet de revue, qui parodiait (si peu !) la fâcheuse claudication du préposé d’alors à la garde de nos sceaux. À Athènes, au siècle de Périclès, des invectives sincères contre Cléon n’étaient pas tenues pour déplacées. Le théâtre étant l’expression parfaite de cette vie publique, il était logique d’y donner, à côté de l’exaltation de ses grandeurs, la dérision de ses mesquineries. Plus tard, on prohiba ce publicisme du théâtre. Athènes ne fut plus digne de comparer sans rougir ses tares nouvelles et sa pureté passée. Elle s’était laissé asservir, et dans son engourdissement impuissant, en même temps que mourait sa vie nationale, l’image de cette vie — l’art de son théâtre s’évanouissait.

Même parallélisme, en France, des courbes de l’histoire de la société et de l’histoire du théâtre. La société naît d’une création brusque, et comme artificielle, chez les Rambouillet, sous Louis XIIL Jusqu’à cette aurore du xviie  siècle, on n’avait pas l’usage des relations mondaines ; les honnêtes femmes ne sortaient point. Tout d’un coup, et pour un siècle, brille une vie nouvelle : la vie de cour, la vie de représentation. Ce n’est pas un renouveau de l’activité de la Grèce où la vie publique était fondée sur l’intérêt public, où les fêtes mêmes étaient celles de la religion de l’État. Le roi et sa cour, voilà le centre et la raison de tout. Certes, jamais vie ne fut plus géométrique, plus artificielle, plus hypocrite ; mais aussi plus extérieure. Le xviie  siècle est tout en façade. Il n’est pas construit pour la commodité de ceux qui vivent au dedans, mais pour la contemplation de ceux qui regardent du dehors. Dans le décor empesé de Versailles, les seigneurs paradent, habits de soie, perruques poudrées, presque costumés. Or, ce siècle qui, le premier et le mieux, pratique la vie en société, est aussi celui où vit le jour et atteignit la perfection l’art qui l’exprime ; complètement : le théâtre. Avant, rien ou peu, des essais, des traductions. À moins de quinze ans d’intervalle, voici la tragédie et la comédie définitives. La majesté froide et grandiose de la première représente bien la noblesse un peu figée de l’époque ; la gaieté, quelquefois grossière ou guindée de la seconde, rappelle les rieurs survivants de l’âge précédent, et les jeunes maniérés du jour. Les formes factices de ce tragique et de ce comique rendent à merveille l’artificiel de la vie ambiante. La convention de l’art exprime le convenu de la vie. L’une et l’autre, d’ailleurs, se pénétraient. Le théâtre formulait la vie (non pas seulement parce que ses costumes, même dans la tragédie, restaient ceux de la cour, mais) par sa conception, par ses règles, par sa langue, par les allusions qui transparaissaient : on donnait d’autres noms à Alceste, à Cinna, à Aman. La vie montait sur ce théâtre. Elle y montait si bien que la scène était encombrée de spectateurs. Diderot, les en faisant descendre, n’a pas compris ce qu’il y avait de piquant dans le rapprochement de ceux qui jouaient et de ceux qu’on jouait. De quel ragoût devait être l’exquis Impromptu de Versailles, quand Molière, montrant sur la même scène des gentilshommes et des comédiens, raillait, à la barbe et à la perruque des marquis, leurs impertinents ridicules. Le mélange était plus intime encore, dans ces ballets que le roi faisait coudre aux comédies, et où il ne dédaignait pas de figurer en personne. Enfin, si l’on veut percevoir le contact parfait de cette société et de son théâtre, qu’on se rappelle ces solennités à la fois théâtrales et mondaines, dans le parc du château royal, où les intermèdes dramatiques, les danses, les festins et les musiques se fondaient dans une combinaison délicieuse de fête et de comédie, et dont Molière, dans Les Plaisirs de l’Isle enchantée, nous a laissé une relation qui tient (comme la vie de ce siècle) de l’histoire, du théâtre et du ballet. Jamais plus, après Louis XIV, la France ne recouvra cet éclat de vie publique. Le respect du pouvoir alla s’affaiblissant ; la société se fragmenta ; au lieu d’une cour il y eut vingt salons. Mais, en même temps que le monde se dissémina, le théâtre s’anémia. Plus de grandeur : plus de tragédie. Cependant, le charme des relations de salon mérita d’être fixé au théâtre par la grâce de Marivaux ; la turbulence des parvenus de l’argent inspira la vigueur de Lesage ; et l’échauffement des discussions sociales alluma la verve de Beaumarchais. La Folle Journée et la folle soirée de son succès montrent la dernière œuvre dramatique comme le dernier public de l’ancien régime : c’était la ruine prochaine que la pièce présageait et que la société acclamait. Après le cataclysme de la Révolution et les guerres de l’Empire, il n’y eut plus de société : donc plus de théâtre d’art. Les drames hétéroclites des Dumas ne sont-ils pas aussi indifférents que les vaudevilles soignés des Scribe ? Un milieu favorable n’avait pas de chances de retour : l’égalité, en supprimant les hiérarchies, avait effacé l’unité de l’ensemble, au profit des individus. La monarchie commerciale et tempérée ne ramena rien. Seule, la fumisterie du prince Napoléon, exploitant la France pour un bail de six-douze-dix-huit, fit jouir aux Tuileries, à Compiègne, à Paris, cette société trépidante, dont la fermentation putride mais mousseuse fut symbolisée par des librettistes vraiment artistes, dans ces folies étourdissantes, dans cet Orphée, dans cette Vie Parisienne aux quadrilles enragés, rhythmant la bacchanale d’une société qui se détraque, le grand écart d’un monde qui se disloque.

 

L’histoire a corroboré la conclusion de notre raisonnement : en fait comme en droit, le théâtre d’art fut l’expression des sensations perçues par les artistes dans les milieux de vie publique et théâtrale. Oserons-nous maintenant demander si notre vie a droit à ces épithètes, alors qu’il n’y a pas d’exemple d’une conduite plus personnelle que celle de nos contemporains ? Si l’ostentation désœuvrée des femmes laisse ouverts les salons, qui donc y va, s’il n’est incité par ses affaires ou par le buffet ? Oh, le dernier salon où l’on cause, où vous cachez-vous ? — Je vois bien qu’on se coudoie fort, mais pour s’envoyer subrepticement des coups de coude. On lutte pour ce que vous savez, du haut en bas de l’échelle. Toute la différence digne d’être marquée entre la foule et les mandarins est que celle-là veut l’assouvissement de son appétit, ceux-ci la satisfaction de leur curiosité. Égoïsme ou égotisme, plaisir de digestion ou plaisir d’analyse : mais rien du cœur, nulle sympathie, nul groupement, nulle société. La conséquence est nul théâtre. On le reconnaît volontiers : mais il est plaisant d’entendre toutes les mauvaises raisons qu’on avance. À qui ne s’en prend-on pas ? M. Claveau accuse les réalistes ; M. Jullien, les rétrogrades ; M. Bergerat, les directeurs ; M. Lefranc, la critique. Ils conviennent que le sujet est malade, mais, divergeant sur le diagnostic, préconisent des remèdes divers. Les jeunes revues insèrent périodiquement d’édifiantes attestations, où des docteurs empiriques certifient l’excellent usage du théâtre symboliste, du théâtre naturaliste, du théâtre des familles. Même, tandis qu’après les démographies pessimistes de M. Lagneau, certains économistes conseillent d’insuffler quelques sangs étrangers dans nos veines appauvries, d’autres cosmopolites convaincus promettent, par la transfusion du théâtre exotique, la convalescence du nôtre : le malheur est qu’on ne veut pas comprendre les traductions, et que les adaptations ne servent à rien. — Notre esthétique est d’une triste exactitude, si la prévision négative suggérée par le séparatisme contemporain se réalise aussi juste. Mais que lui objecter ? il est, hélas, trop indéniable, M. de Bornier est à Corneille ce que M. Tirard est à Richelieu. — Alors donc, que les consultations demeurent vaines et les thérapeutiques inefficaces, dirons-nous le mal incurable ? Comme disparaissent sous nos yeux telles espèces vivantes, assistons-nous pas à l’agonie d’une espèce artistique ?

Tant que dure la vie, reste l’espoir. J’entrevois un symptôme que je voudrais rassurant. Paris aime ses spectacles. L’an passé, le dernier dont on ait les statistiques, les théâtres parisiens atteignirent à des recettes jusqu’alors inconnues. Mais que parlé-je de théâtre ? À la porte du Grand Café, tout l’été, stationne une foule avide de saisir les notes aigrelettes d’approximatives tziganes ; — en face du passage des Panoramas, un autre groupe approuve chaque soir la succession d’annonces d’un transparent ; — place du Théâtre-Français, à minuit, une haie respectueuse admire la sortie des sociétaires ; — dans la rue, un cheval glisse, deux cochers se querellent, un agent paraît : c’est assez pour retenir les passants amusés… D’abord, on aime les spectacles et leur cuisine (à preuve, dans les journaux obséquieux, le développement de la rédaction théâtrale : critiques, soireux, échotiers, indiscrétionistes) : au besoin, on se contente du spectacle de tout ce qui se laisse écouter ou regarder. Ceci est un trait notable du caractère parisien curieux, gouailleur et naïf ; c’est peut-être quelque reste atavique d’une inclination, jadis normale, aux temps de vie plus chatoyante ; c’est surtout badauderie. Qu’importe ? si le besoin de tuer le temps nous conserve le théâtre, si le goût du spectacle nous sauve un art ?

Mais le spectacle n’est pas le théâtre, et le progrès de l’un n’entraîne pas l’autre. Loin que la badauderie bon enfant d’un public pas difficile ait retardé la décadence du théâtre, elle l’a plutôt précipitée : car les indulgences des acheteurs firent les négligences des marchands. Ils abusèrent de la pacotille ; et la rue Saint-Denis elle-même commence à s’apercevoir qu’on lui vendait de la camelote, et rechigne à accepter les drames brûlés et les vaudevilles mauvais teint. Elle préfère porter son argent à des divertissements moins chers, plus amusants, plus nouveaux, en tout cas, dont la répétition garde quelque attrait : le cirque, le concert, le bal, les arènes, c’est-à-dire le spectacle — par opposition au théâtre où l’on ne joue que des œuvres dramatiques représentées par des comédiens — le spectacle, avec toute la variété d’attractions que son cadre énorme peut enclore. Orchestres, gymnastiques, clowneries, pantomimes, Pezon, la Goulue, bars, montagnes russes, les spectacles tiennent tous ces articles, et même un autre. Or leur succès va croissant ; dans les statistiques honorables des théâtres, ils figurent pour des chiffres chaque année plus considérables. On sait la fortune du Moulin-Rouge, du Nouveau-Cirque et de ses lions, de la Plaza et de ses taureaux. Je ne gémirai pas, après saint Augustin et la Société protectrice, sur la grossièreté de ces spectacles. Je dois seulement constater qu’ils ne protègent pas le théâtre, qu’ils l’envahissent. Même sur les anciennes scènes, on cède la place aux Lauris, aux Blackson, et autres exhibitions. Les excès de la décoration scénique sont autant de conquêtes du spectacle sur le théâtre : l’Ambigu, la Porte-Saint-Martin, le Gymnase sont en train d’évoluer d’un genre à l’autre. Un temps viendra où à Paris, comme déjà aujourd’hui à Londres, on comptera quatre théâtres contre vingt-cinq spectacles. Nous allons à ce résultat fatal avec une si étonnante vitesse, que je ne conçois pas qu’elle échappe au critique officiel de l’ancien théâtre : il laissait l’autre jour couler ces plaintes d’une touchante mélancolie : « Je me dis quelquefois : quel malheur que les critiques de théâtre ne vivent pas comme les corbeaux deux ou trois siècles… Encore un peu plus outre, comme dit Corneille, et notre heure sera venue. C’est dommage : je sens que je regretterai le théâtre. » Tant mieux, au contraire, mon doux maître, car dans trente ans c’est un théâtre défunt qu’il vous faudrait regretter : tandis que, vos amis peuvent l’espérer, cela durera bien toujours autant que vous, heureusement ! — heureusement pour vous, car pour nous, nous ne voyons pas en quoi il est plus fâcheux de contempler des exercices ingénieux, en fumant des cigares blonds, parmi les cohues voluptueuses, que de sécher sur le velours des fauteuils des Nouveautés, pour entendre des Burâneries.

Gardons-nous d’irrévérencieuses exagérations, même à l’égard de l’avenir. Encore dans trente ans, il subsistera, de par la force acquise de l’habitude et l’influence gardée de la corporation, un reste de forme théâtrale. On aura la Comédie-Française, musée, et l’Odéon, atelier ; aussi, peut-être, si Baron et Galipaux sont là, une scène de vaudeville, et, qui sait ? quelque vague Ambigu. Cela suffira pour que, dans des reprises de Patrie ou de Durand et Durand, les vieillards puissent aimer le souvenir de leur jeunesse. Mon distingué confrère, M. Brisson, sera l’héritier tout désigné pour tenir le sceptre rouillé de la critique en enfance sous ces théâtres désagrégés. Mais non ! La ruine du théâtre ne hâtera pas celle de la critique, elle a ses rez-de-chaussée à bail, on ne l’en expropriera point. Plutôt que d’abdiquer. elle analysera les chansons de l’Alcazar : déjà elle juge les Folies-Bergère, ce qui est d’une assez haute bouffonnerie. J’attends les arrière-héritiers de Fiorentino et de Saint-Victor, pour savourer l’art avec lequel ils rendront compte, en leurs cinq cents lignes hebdomadaires, des productions véreuses d’un art enterré...

 

… Cependant que se meurt notre théâtre, notre littérature, reste forte. Or, il y a des sujets qui, littérairement, gagnent à être traités dans la forme du dialogue : les philosophes le savent comme les chroniqueurs (cf. Leibnitz, Berkeley, Maxime Boucheron). D’autre part, le contact de quelques esprits raffinés toujours échauffa la griserie des plaisirs d’art. Cela étant, on entrevoit, non une salle de spectacle, mais un cénacle où des œuvres littéraires seraient lues ou jouées devant un groupe d’élite. Le Théâtre Libre, et c’est, qu’on le sache, sa seule raison d’être, nous fournit un plaisir de cet ordre, avec des publics et des programmes trop mélangés. Il y aura mieux. Il y aura quelque cercle analogue à ceux de Rome, au temps des récitations. Dans l’académie que je rêve, des artistes désintéressés, réfléchissant la conception de la vie et du monde, spéciale à ce petit groupe, ne ressasseront pas, comme les optimistes conventionnels, le tragique du malheur national et le comique du malheur matrimonial, mais traduiront, en des œuvres écrites bien que jouées, la résignation (dans la vie active) et l’ironie (dans la vie spectative), qui, parmi l’universel déterminisme, sont les seules postures d’esprit non ridicules. Les talents initiateurs de MM. Henry Céard, Henry Becque, Georges Ancey, nous garantissent la possibilité d’un tel art. Ce n’est pas leurs succès qui nous rassurent : leurs meilleures œuvres furent mal reçues : Les Corbeaux, si supérieurs à La Parisienne qu’on affecte de seule connaître, subirent un accueil moins que médiocre ; fut jouée trois fois. Néanmoins, Les Corbeaux et Grand-mère sont des essais délicieux de ce qui, dans cette littérature, pourrait remplacer le tragique, trop grand, et le comique, trop gros pour nous. Avec eux, et combien au-dessus, Les Résignés de M. Henry Céard, par la vision aiguë qu’ils découvrent de la vie, par l’impitoyable philosophie qu’il révèlent, par l’eurhythmie de leur composition et la maîtrise de leur style, Les Résignés ne sont pas un simple essai de cet art nouveau, ils en sont le premier, l’incontestable chef-d’œuvre.

Seulement, pas plus que le spectacle, cette littérature ne sauvera le théâtre, parce qu’elle aussi est autre chose. Des œuvres que seuls quelques délicats pleinement pénètrent, et pour qui seuls elles sont écrites, n’appartiennent pas plus à cet art populaire et en plein air du théâtre, que les Dialogues philosophiques. Sarcey gémit : « Ce n’est pas du théâtre. » Sarcey a raison. Mais nous ajouterons : c’est heureux, car le théâtre ne saurait plus être artistique, et ces œuvres sont des œuvres d’art, d’art littéraire, bien que de forme dramatique. Ainsi les auteurs qui tentent de se soustraire à la tradition stérile et au spectacle vulgaire, qui veulent se réfugier en un asile d’art, quittent en même temps le domaine du théâtre.

 

Pauvre théâtre, ce n’est pas faute d’une consciencieuse auscultation qu’il nous faut confesser ta déchéance artistique irrémédiable. Ceux qui, résistant à l’évidence, crieraient qu’un art ne meurt pas, un illustre membre de la Société des Auteurs dramatiques, c’est M. Renan que je veux dire, les a par avance démentis : « Le progrès de l’humanité n’est en aucune façon esthétique… Le grand art même disparaîtra. Le temps viendra où l’art sera une chose du passé, une création faite une fois pour toutes, création des âges non réfléchis, qu’on adorera, tout en reconnaissant qu’il n’y a plus à en faire. » C’est le cas de l’art du théâtre, comme il ressort du présent examen, poursuivi en toute bonne foi. Que si cette solution pessimiste était repoussée par les personnes qui se refusent à souscrire aux vérités pénibles, sous le fallacieux prétexte qu’« elles abaissent les cœurs », nous avouerons que la conclusion désolante est toujours pour nous une raison dernière de croire à l’exactitude des déductions qui la commandent.