(1863) Cours familier de littérature. XVI « XCIIIe entretien. Vie du Tasse (3e partie) » pp. 129-224
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(1863) Cours familier de littérature. XVI « XCIIIe entretien. Vie du Tasse (3e partie) » pp. 129-224

XCIIIe entretien.
Vie du Tasse (3e partie)

I

Le Tasse, après avoir énuméré les plats, raconte comment son hôte vénérable vint à parler de ces fruits et des autres mets, produits de sa basse-cour. Passant d’un sujet à un autre, il s’étendit sur l’économie domestique et particulièrement sur l’agriculture. Notre poète traita lui-même ces divers sujets avec une grande supériorité ; mais, lorsqu’il eut parlé en termes sublimes et un peu mystérieux de la création du monde et des mouvements du soleil, il nous raconte que son hôte se mit à l’examiner avec une plus grande attention, et dit, après un moment de silence, qu’il voyait bien qu’il avait donné l’hospitalité à un personnage plus illustre qu’il ne l’avait d’abord supposé, et que peut-être c’était celui dont on s’entretenait vaguement dans le pays, qui, étant tombé dans l’infortune par suite de quelque faiblesse, était aussi digne, par la nature de sa faute, du pardon des hommes, qu’il était digne de leur admiration par son génie.

II

Cette aventure fit, malgré sa simplicité, une vive et douce impression sur le Tasse. Le moindre poids soulevé du cœur oppressé lui rend l’élasticité et la vie ; le Tasse se complut à célébrer depuis cette hospitalité du gentilhomme de Novare, dans son charmant dialogue du Père de famille. On ne peut guère douter que l’épisode d’Herminie chez le jardinier, dans la Jérusalem, ne soit une réminiscence de cette soirée chez l’hôte champêtre. On sent que le poète retouchait sans cesse son ouvrage, pour y ajouter de nouvelles descriptions ou de nouveaux détails.

Il arriva le surlendemain aux portes de Turin ; son costume flétri par la route, son dénuement d’argent et de lettres pour le gouverneur, lui firent refuser l’entrée par les gardes ; il fut contraint à traverser de nouveau le Pô et à aller, suivant son habitude, demander un asile pour la nuit au couvent des Capucins. Ce couvent, situé au sommet d’une des collines escarpées qui bordent le fleuve et dominent de très haut la ville, est un des sites les plus pittoresques qu’un poète pût imaginer pour son repos. Il rappelle les deux monastères de Monte-Oliveto à Naples et de Saint-Onufrio à Rome, qui donnèrent plus tard au poète, l’un l’asile de ses derniers beaux jours, l’autre l’éternel asile de son tombeau.

Le Tasse, à son réveil, alla entendre la messe dans la chapelle des capucins. Par une de ces providences qui manquent rarement aux hommes en apparence abandonnés du sort, et qui ressemblent à un sourire dans les larmes, un homme de lettres, Ingegneri, qui habitait pendant la belle saison la colline de Turin, entra dans la chapelle au bruit de la clochette qui appelait les paysans à la messe. Il reconnut le Tasse, qu’il avait vu et cultivé à Ferrare, dans l’étranger agenouillé au pied d’une colonne. Il l’attendit à la porte de l’église, l’accueillit comme la gloire errante et méconnue de l’Italie, répondit de lui aux gardiens de la ville et le conduisit chez le marquis Philippe d’Este.

Le marquis d’Este, oncle de Léonora, avait épousé une princesse de la maison de Savoie ; il s’était établi à Turin, où il commandait la cavalerie de l’armée. Il reçut chez lui le Tasse comme un serviteur de la maison d’Este. Le duc de Savoie, Charles-Emmanuel, honora le poète qui portait avec lui l’illustration et l’immortalité ; il le conjura de s’attacher à lui et lui offrit un traitement et des distinctions analogues à la situation qu’il occupait à la cour d’Alphonse.

« Sachez, illustrissime seigneur, écrit le Tasse au cardinal Albano, à Rome, que je suis à Turin, à la cour du marquis d’Este, auquel j’ai un désir infini de m’attacher à cause de ma dépendance de son illustre famille et de mon affection pour son beau-frère ; il désire aussi me prendre à son service ; mais telle est l’instabilité de mon caractère et de ma fortune, que rien, dans ces engagements, ne peut paraître stable, à moins qu’une autre main ne stipule pour moi plus que je ne peux garantir moi-même. Or il n’y a que Votre Seigneurie qui, par le poids de son autorité sur moi, puisse fixer les irrésolutions de mon esprit, dans le cas où il chancellerait par inconstance ou par folie.

« Par les os de mon père, qui vous servit avec tant de fidélité, établissez-moi invariablement ici ; moi, je vous promets, de mon côté, que, bien que mon infirmité puisse me rendre coupable de quelque mobilité de résolution, cependant, ni pour aucune fantaisie d’imagination, ni pour la mort même, je ne me laisserai entraîner à une action qui ne serait pas bonne et honorable ! Et soyez certain que je serai désormais aussi plein de reconnaissance que je me suis montré jusqu’ici plein d’ombrages et de soupçons ! »

Quand on considère que ces aveux de sa propre inconstance, de sa propre folie et de sa propre injustice, sont écrits par le Tasse à son protecteur le plus intime et le plus bienveillant à Rome ; qu’ils sont écrits de Turin, où le Tasse était à l’abri de toute influence et de toute crainte du duc de Ferrare ; qu’il y demande avec une telle passion la faveur de s’éloigner à jamais du séjour de ce prince, peut-on considérer sa démence comme une calomnie d’Alphonse, et sa passion persévérante pour Léonora comme le mobile et la cause de ses infortunes ?

III

La réponse véritablement paternelle du cardinal Albano à cette lettre est un modèle de charité samaritaine ; elle ne confirme que trop les accusations que le Tasse portait contre lui-même ; la voici. Si la première mouille les yeux de pitié, la seconde les mouille d’admiration ; il est impossible de n’être pas aussi convaincu qu’attendri en lisant ces touchantes paroles :

« Illustre seigneur !

« Vous ne pourriez avoir trouvé une meilleure méthode pour obtenir votre pardon, recouvrer votre honneur, et pour me consoler moi et vos amis, que de confesser vos torts et de détruire vous-même, dans tous les esprits, une opinion aussi ridicule qu’odieuse (ses prétendues persécutions). Dieu fasse que vous reconnaissiez pleinement votre erreur, et que cela vous soit une leçon pour l’avenir ! Et cela sera ainsi, je l’espère, car je vous jure, sur mon honneur, qu’il n’y a personne au monde qui vous persécute ou qui songe seulement à vous nuire ou à vous menacer ; mais, au contraire, chacun vous aime et désire ardemment que vous viviez….

« Vos craintes, vos suspicions, sont, je vous assure, complètement imaginaires ; chassez-les donc, je vous en conjure, de votre esprit ! Si vous le faites, nous vous chérirons et nous vous honorerons tous ; si vous ne le faites pas, vous perdrez à la fois votre santé et votre honneur ; et, malgré votre sollicitude à fuir la mort, dont vous vous croyez poursuivi, en errant comme vous faites, tantôt ici, tantôt là, il n’est pas douteux que cette vie vagabonde ne soit précisément pour vous votre perte ; croyez-en quelqu’un qui vous aime avec tant de tendresse que moi. Tranquillisez-vous, et livrez-vous à vos travaux littéraires ; jouissez d’être auprès du marquis d’Este, qui est un si noble et si vertueux protecteur ; en outre, comme il faut enfin laisser sur les chemins cette humeur maladive qui vous travaille, et que cela ne peut avoir lieu sans quelques remèdes de médecins, résignez-vous à vous laisser gouverner pour votre santé par les médecins et à obéir aux conseils de vos protecteurs et de vos amis, au nombre desquels sachez bien que je suis et que je serai toujours celui qui vous chérira et qui vous soignera avec le plus de tendresse !

« Que Dieu vous ait sous sa sainte protection !… Rome, le 29 novembre 1578. »

Qu’opposer à des témoignages pareils, quand on considère que le cardinal Albano était un ami des Médicis peu favorable à la maison d’Este ? Qu’opposer aussi à cette protection empressée du marquis Philippe d’Este, prodiguée à un poète qui aurait été poursuivi par la haine de son neveu Alphonse, pour cause du déshonneur de Léonora, sa nièce ? Tout proteste, dans les faits et dans les paroles, contre toute persécution du Tasse à cette époque.

IV

La maladie du Tasse avait des accès et des intermittences qui laissaient au malade l’exercice de son génie. Les conseils du cardinal Albano, les bontés du marquis d’Este, les admirations de la princesse Marie de Savoie et des dames de la cour pour le poète qui avait élevé dans son poème les femmes jusqu’à l’héroïsme, rassurèrent l’imagination du Tasse. Quelques-uns des vers écrits par lui à cette époque, pour une des cinq dames qui suivaient la princesse de Savoie, attestent que l’image de Léonora avait fait place à une autre image, qui n’éclairait pas seulement, mais qui consumait son cœur.

« Je loue les autres et je les admire », dit-il dans ces vers à la belle inconnue ; « mais toi, je te célèbre et je t’adore ! Je marche à ta seule clarté ; ta pensée féconde mon génie ; ta présence tempère et rafraîchit seule les brûlures de mon cœur ; toutes les fleurs et tous les fruits que j’ai pu cueillir dans les saisons de mon printemps et de mon été, ne sont que les parures destinées à orner ton autel dans les jours de fête qui me restent ! »

De tels amours retentissant dans de tels vers à Turin, à Ferrare, chantés dans le palais même de l’oncle de Léonora, n’auront-ils pas été le plus douloureux dédain ou le plus cruel outrage à cette infortunée princesse, si Léonora a été pour le Tasse plus qu’une bienfaitrice et une amie ? Mais cet amour même et l’enthousiasme de la cour, à Turin, ne purent prévaloir sur l’inconstance du poète. Il écrivit, au printemps de 1579, à son protecteur le cardinal Albano, pour lui retirer les paroles données et pour réclamer son intervention auprès du duc de Ferrare. Après cette seconde évasion, il réclamait l’autorisation d’un second retour ; le duc Alphonse accorda tout au cardinal, retour, traitement, somme d’argent pour le voyage, amnistie, faveur.

Le marquis d’Este s’efforça en vain de modérer cette impatience de quitter Turin ; il engagea amicalement le poète à attendre quelques semaines, après lesquelles il le conduirait lui-même à Ferrare et le réconcilierait avec son neveu Alphonse. Le Tasse n’écouta rien ; il arriva inopinément et inopportunément à Florence, la veille du jour où Alphonse allait épouser, en troisièmes noces, Marguerite de Gonzague, fille du duc de Mantoue. Dans la préoccupation de cette noce et de ces fêtes, au milieu du concours de princes et de princesses accourus de toute l’Italie pour y assister, le retour du Tasse fut inaperçu, le bruit de sa démence éloignait de lui les indifférents ; la duchesse d’Urbin, Léonora elle-même, affligées des outrages que les évasions et les accusations du Tasse avaient faites à la réputation de leur frère et à la gloire de leur maison, étaient refroidies, au moins en apparence, pour le poète. Le Tasse oublia qu’il avait à se faire pardonner des torts plus qu’à exiger des faveurs. Sa colère, contre l’oubli dans lequel on le laissait, s’emporta publiquement jusqu’aux plus violentes invectives contre la maison d’Este.

Alphonse, à qui ces outrages furent rapportés, fit emprisonner le Tasse, soit comme malade, soit comme criminel d’État, dans l’hôpital Sainte-Anne de Ferrare, maison qui servait à la fois d’hospice aux infirmes, de prison aux coupables, de refuge aux insensés. C’est de ce jour que le prince, jusque-là indulgent et même généreux, mérita et assuma sur son nom les malédictions de la postérité. Le Tasse était trop sacré pour être traité en fou, il était trop fou pour être traité en criminel, il était trop malheureux pour être jeté sans pitié à ces gémonies des vivants, parmi les balayures du monde. Un accès de délire, dont la nature seule était coupable, n’était pas un crime ; Alphonse, en le punissant comme d’un crime, devint plus criminel que sa victime.

Tous les écrivains du temps se sont efforcés de découvrir les motifs d’une cruauté si contraire aux sentiments qu’Alphonse avait manifestés jusque-là pour le Tasse : les uns ont aggravé cette cruauté en prétendant que la démence du Tasse était une calomnie et un prétexte ; les autres l’ont attribuée à la découverte des amours du Tasse et de Léonora ; le plus grand nombre, à la crainte que le Tasse libre n’allât porter à quelque autre cour d’Italie la gloire de son génie et la dédicace de son poème. Aucun de ces motifs n’explique la dure captivité du poète ; nous avons trop de preuves de la réalité de sa démence, nous avons trop d’indices de l’innocence de Léonora ; les deux évasions du Tasse des États de Ferrare, avant cette captivité, sont le démenti, de fait, le plus formel à ces suppositions.

Quelle gloire pouvait retirer la maison d’Este d’une dédicace d’un poème qui lui était déjà dédié, arrachée par sept ans de captivité aux yeux de l’Italie entière ? Cette gloire, arrachée par la torture, n’aurait-elle pas été au contraire la flétrissure éternelle d’Alphonse, devenu le bourreau de son poète ? Les papes, les cardinaux à Rome, les Médicis à Florence, les Gonzague à Mantoue, les Sforza à Milan, la maison de Savoie à Turin, la république de Venise, où le Tasse comptait déjà tant d’admirateurs et tant d’amis, n’allaient-ils pas protester unanimement contre l’ignominie de la maison d’Este ? Cette supposition impliquerait d’ailleurs le mystère le plus profond répandu par Alphonse sur l’état d’esprit et sur le supplice de sa victime. Or le Tasse avait promené partout sa démence ou sa mélancolie ; il avait été incarcéré en pleine publicité, au milieu des fêtes d’un mariage, en présence de tous les princes et de tous les ministres d’Italie rassemblés à Ferrare pour ces fêtes.

Les seuls motifs plausibles auxquels on puisse raisonnablement attribuer la cruauté et la brutalité de l’emprisonnement du Tasse sont donc une démence réitérée et presque incurable, et l’odieuse impatience que les nouveaux accès de cette démence avaient suscitée contre le Tasse dans l’esprit du duc de Ferrare. Le crime de ce prince fut de vouloir, ou punir un insensé qui n’avait pas conscience de son délire, ou guérir par la sévérité et par la violence un délire sacré qui ne pouvait être guéri que par la douceur, la compassion et la charité. Le prince, en agissant ainsi, fut plus insensé que le poète, et plus féroce que la nature : l’amitié se lassa en lui, et l’ami se changea en persécuteur. C’est par là qu’il encourut les justes malédictions de la postérité. Les grands hommes sont sacrés par la nature et par la Providence. Dieu, qui a donné le génie en garde aux princes ou aux nations, ne le donna pas comme un jouet que ces princes ou ces nations peuvent rejeter ou briser selon leur caprice, mais comme un dépôt dont ils doivent compte à la postérité. Malheur aux princes ou aux républiques qui méconnaissent, qui persécutent ou qui négligent ces élus de l’avenir : les infortunes des grands hommes sont l’éternelle accusation des nations ou des souverains.

V

La réclusion du Tasse dans une chambre basse d’un hospice de fous, la solitude, la honte, l’abjection, l’appareil de la force, le tête-à-tête avec ses pensées quelquefois lucides, souvent égarées, le désespoir enfin, déchirant ses mains contre des murailles sourdes et insensibles, aggravèrent péniblement l’état mental du prisonnier, et l’irritèrent jusqu’à la frénésie. Une tradition unanime de Ferrare accuse le prieur de l’hôpital Sainte-Anne, nommé Mosti, d’avoir aggravé par sa dureté et par son mépris la triste situation du malade. Ce Mosti était un de ces vils envieux de la gloire vivante, qui ne pardonnent pas à un de leurs contemporains de rivaliser avec les grands hommes ensevelis et consacrés dans leur gloire acquise. Il était fanatique de l’Homère de Ferrare, le divin Arioste ; et le crime du Tasse, à ses yeux, était d’oser entrer en parallèle avec cette mémoire. Il jouissait d’humilier les partisans du Tasse en leur montrant leur idole dégradée et privée de sens dans une loge de fous. C’est à ce prieur de Sainte-Anne qu’on attribue généralement les indignes traitements qui déshonorèrent la cour de Ferrare. Mais ce prieur avait auprès de lui un neveu d’un âge tendre, nommé Julio Mosti, qui compensait autant qu’il était en lui par ses assiduités, ses entretiens, ses tendresses, la dureté de son oncle. Les jeunes gens et les femmes, ces deux charités visibles des malheureux, sont partout la Providence des persécutés : on trouve toujours un disciple ou une femme au pied de l’instrument du supplice, au seuil du cachot ou sur la pierre des sépulcres.

Le Tasse dut ses premières consolations à ce jeune homme, qui fit sans doute rougir son oncle de son inhumanité. Il reprit assez de calme pour écrire à Scipion Gonzague une élégie de sa propre misère.

« Hélas ! malheureux que je suis, dit-il dans cette lettre à Scipion Gonzague ; moi qui ai été assez prédestiné pour écrire, outre deux poèmes épiques du ton le plus héroïque, quatre tragédies, et tant d’ouvrages en prose pour le charme ou pour l’utilité du genre humain ; moi qui me flattais de terminer ma vie dans une nuée de gloire, j’ai perdu toute perspective d’honneur et de renommée ! Je me regarderais maintenant comme trop heureux si je pouvais seulement, sans crainte du poison, étancher à satiété la soif qui me consume, et, comme l’homme de la condition la plus vulgaire, passer mes jours en paix, mais libre, dans quelque pauvre chaumière de paysan ! Ce serait assez pour moi de n’y être pas avili, et, si je ne pouvais pas y vivre à la manière des hommes, de pouvoir du moins y boire à ma soif comme les brutes qui se désaltèrent aux ruisseaux et aux fontaines !… La crainte surtout d’une prison perpétuelle accroît ma mélancolie ! Les indignités que je subis l’augmentent encore ; la squalidité de ma barbe, mes cheveux hérissés, mon costume délabré, la saleté de mon linge, les immondices de mon cachot, me pénètrent de répugnance ; mais, par-dessus tout, je suis obsédé par la solitude, qui fut toujours ma plus cruelle ennemie, tellement qu’à l’époque où j’étais le mieux portant, après quelques heures de solitude, j’étais obligé de sortir pour aller chercher la compagnie des hommes. Je suis sûr que si un seul de ceux qui ont nourri pour moi le plus léger attachement me voyait dans cet état, il ne pourrait s’empêcher de fondre en larmes de compassion. »

Jules Mosti se cachait de son oncle pour transmettre ces lettres du Tasse et lui rapporter les réponses. Le Tasse s’était vivement attaché à ce jeune homme ; il lui communiquait les vers qu’il composait encore dans sa prison, et lui permettait d’en prendre des copies sous ses yeux. Une de ces poésies les plus pathétiques est l’ode qu’il adressa à Lucrézia et à Léonora, les deux sœurs de son persécuteur, les deux amies de ses belles années.

« À vous deux, disent ces vers, nées dans le même sein, nourries toutes petites ensemble du même lait !… À vous, les deux sœurs du grand et invincible Alphonse ! C’est à vous que je m’adresse ! À vous, en qui brillent dans une si parfaite harmonie l’honnêteté, le génie, l’honneur, la beauté, la gloire !… C’est à vous que je veux raconter ma disgrâce, et retracer, hélas ! à moitié, à travers mes sanglots, l’histoire de mes malheurs ! C’est en vous que je veux raviver quelque mémoire de moi et quelque mémoire de vous-mêmes !… votre accueil si gracieux, mes belles années écoulées près de vous, ce que je suis, ce que je fus, ce que j’implore, le lieu où je languis, ce qui m’y conduisit, ce qui m’y renferma, hélas ! ce qui m’inspira confiance et ce qui me perdit !

« Tout cela, je vous le rappelle en pleurant, ô vous ! deux illustres descendantes des rois et des héros ! Et si les paroles manquent à mon angoisse, les larmes abondent à défaut des vers ; je pleure malheureux et je repleure les lyres, les trompettes, les couronnes de laurier, les études, les plaisirs, les affaires, les banquets, les loges, les palais où je fus avec vous, tantôt noble serviteur, tantôt compagnon familier de vos fêtes !… Je pleure ma liberté, ma santé, hélas ! et les lois de l’humanité violées en moi !…

« Quoi donc me sépare aujourd’hui des autres fils d’Adam ? Et quelle Circé m’a relégué parmi les brutes ?… hélas ! dans un état pire encore !… Car, ou dans le tronc, ou dans le rameau, l’oiseau vient s’abriter et construire son nid, et la bête féroce choisit sa tanière ; la nature les guide et leur offre les eaux pures, douces, rafraîchissantes, le pré, la colline, la montagne ; respirant l’air salubre et vital, le ciel libre et la lumière qui les enveloppe, les réchauffe, les ravive…

« Ah ! j’ai mérité mes peines ! J’ai été coupable, je le confesse ! Mais coupable de la langue, non du cœur ! Et maintenant, je demande pitié ! Et si vous, vous ne compatissez pas, qui compatira ? qui implorera pour moi dans mes détresses, si vous, vous n’implorez pas ?

« Va donc où je t’adresse, ô ma plainte ! Le bonheur n’est pas avec moi ; et, là où tu vas, si tu ne vas pas avec confiance, il n’y a plus de confiance à avoir ici-bas. »

VI

Cette ode, une des plus admirables que le Tasse ait jamais écrite, aussi touchante et plus poétique que l’ode écrite par Gilbert, insensé aussi dans l’hôpital de Paris, prouve que le poète conservait tout son génie en pleurant la perte de sa raison. C’est que le génie n’est que la vibration d’une des cordes de l’organisation intellectuelle de l’homme, et que la raison est l’harmonie de toutes ces cordes ensemble. Une des cordes de l’instrument peut être saine, intacte, sonore, et l’harmonie générale être détruite par la tension excessive ou par la rupture d’une des fibres. L’intelligence immatérielle, ou ce qu’on nomme l’âme, a été assujettie, par une loi incompréhensible de son Créateur, à ne voir juste au dehors d’elle-même et en elle-même que par le miroir des sens. Altérez ou brisez une partie de ce miroir, l’intelligence verra juste dans la partie invulnérée du miroir ; elle verra faux ou elle ne verra rien que ténèbres dans la partie lésée de la glace. C’est ce qui explique ces folies partielles où l’homme est génie d’un côté, démence de l’autre. Le Tasse, Gilbert, Rousseau, n’étaient que des fractions de génie. La nature n’avait brisé en eux qu’un coin du miroir qui leur réfléchissait l’univers : plaignons l’homme, et demandons à Dieu moins d’éclat et moins de ténèbres.

VII

Une lettre pleine de l’éloquence du désespoir, adressée au même moment par le Tasse au cardinal Albert d’Autriche, frère de l’empereur Rodolphe, pour solliciter l’intervention de l’empereur auprès d’Alphonse, témoigne de la même vigueur d’esprit au milieu de la même infirmité de raison.

« Je suis ce Torquato Tasso, dit-il dans cette lettre, qui écrivis il y a peu de jours à l’empereur, votre frère. Si vous ne m’assistez pas, mon nom pourrait bien ne pas parvenir à la postérité ! Quoi ! faudrait-il que l’insensé qui, par une frénésie de gloire, brûla le temple d’Éphèse, soit parvenu à la postérité, malgré la convention que les Grecs avaient faite de ne jamais prononcer son nom, et que mon nom, à moi, tombe dans l’oubli ? »

Mais, pendant cette dure captivité, la protectrice du Tasse, Léonora, mourut de langueur dans le palais de Ferrare. Soit que cette mort lui ait été cachée jusqu’à sa sortie de prison ; soit qu’il ait craint, en exprimant sa douleur, d’irriter davantage le duc de Ferrare ; soit encore que le neveu du geôlier, son jeune confident, pressentant quelque danger à laisser ébruiter les expressions du désespoir de Torquato, en ait anéanti le témoignage, rien n’indique, dans les lettres ou dans les poésies du Tasse à cette époque, un contrecoup de cette mort sur son cœur. On n’a pas retrouvé au milieu de ce déluge de vers qui coulent de sa prison avec ses larmes et ses plaintes un seul qui ait été adressé à cette mémoire ou à ce tombeau. La belle et pieuse Léonora avait été au moins sa Providence à la cour de son frère pendant les plus brillantes années de sa jeunesse. Trompée peut-être par l’inconstance de son poète, elle avait tourné toutes ses pensées vers le ciel, sans cesser d’excuser et de protéger celui dont elle avait aimé au moins l’imagination et la gloire : la reconnaissance seule aurait exigé davantage.

Elle mourut en réputation de sainteté parmi le peuple de Ferrare ; les médailles que nous avons sous les yeux, et ses portraits, la représentent comme le profil de la mélancolie et de la douceur ; des yeux bleus, une chevelure noire, un front sans nuage, une bouche où l’intelligence fine donne de l’agrément à un sourire naturellement rêveur, un ovale arrondi des joues, un port de tête un peu incliné en avant, comme celui d’une figure qui écoute, ou comme le buste d’une princesse qui se penche pour accueillir avec pitié les malheureux, enfin la grâce française de sa mère mêlée à la gravité pensive d’une Italienne, font aimer cette femme, que son tendre intérêt pour le Tasse associe à jamais à son immortalité. Aimée, servie ou négligée par l’infortuné poète dont elle avait protégé les premiers chants, Léonora d’Este mérita du moins de rester, avec Laure et Béatrice, une de ces figures qui deviennent les saintes femmes du ciel ou du Calvaire de la poésie.

« Elle désirait vivement la mort, écrit son frère le cardinal d’Este au cardinal Albano. Vous pouvez être sûr de son éternelle félicité dans le séjour de la bonté et de la piété. » Elle n’avait que quarante-deux ans quand elle mourut.

VIII

Cependant, soit par la connivence secrète du duc Alphonse, pressé de constater et de revendiquer pour son nom la gloire du patronage sur la Jérusalem délivrée, soit par l’avidité des libraires de Venise, de Vicence, de Lyon, les éditions subreptices et inexactes de ce poème paraissaient en foule à la ruine et au désespoir du prisonnier. Il se résolut enfin à en faire donner, sous ses propres yeux, une édition avouée et correcte. Son ami Ingegneri, qui se fit renfermer avec lui pour ce dessein, copia en six jours le poème tout entier. La publication du poème, stérile pour la fortune du poète, fut au moins propice à l’adoucissement de sa captivité.

L’enthousiasme pour son nom devint si passionné et si unanime, qu’Alphonse n’osa retenir plus longtemps dans une loge de fou celui que l’Italie et la France proclamaient à l’envi le Virgile de son siècle. Un appartement salubre et décent fut affecté, dans l’intérieur de l’hôpital Sainte-Anne, à la réclusion du poète. Il put y recevoir de rares visiteurs ; le voyageur français Montaigne, en contemplant cette triste ruine, s’apitoya sur la dégradation du génie.

La princesse de Mantoue et Scipion de Gonzague son ami vinrent le visiter dans sa prison ; la princesse Marphise d’Este, cousine d’Alphonse, et le prince de Guastallo lui apportèrent des hommages et des présents ; le cardinal Albano, son protecteur à Rome, lui écrivit pour lui conseiller de mériter sa délivrance complète en parlant du duc de Ferrare en termes plus respectueux qu’il n’avait fait jusque-là.

Mais les accès de sa mélancolie, seule véritable cause de sa réclusion prolongée, succédaient fréquemment à des améliorations momentanées de son état. Il en donne lui-même de tristes témoignages dans le récit des apparitions qui troublent ou consolent sa solitude, et dans ses prétendus entretiens avec un esprit céleste dont il est visité. Il écrit à ses médecins qu’il se croit ensorcelé ; il confère avec des capucins de sa maladie. On doit reconnaître que le duc de Ferrare, à cette époque, cherchait sincèrement à le guérir de ses imaginations, derniers assauts de son mal, en lui procurant les distractions propres à évaporer ses songes. On le menait visiter les églises et les monastères ; on le conduisait même par l’ordre du duc aux mascarades du carnaval ; on le laissait passer des jours et des semaines dans les maisons de ses amis. Il raconte lui-même les fêtes de Ferrare auxquelles il avait assisté dans la maison de Gianlucco, un de ses admirateurs ; ce dialogue, écrit dans sa prison, est intitulé les Mascarades.

Une crise décisive et favorable, attribuée par lui à un miracle de la Vierge, se produisit dans son état au printemps de 1586. Il rentra dans la plénitude, sinon de ses forces, au moins de son intelligence. Le duc de Mantoue, de la maison de Gonzague, qui n’avait pas cessé de s’intéresser à lui depuis le voyage qu’il avait fait autrefois à Mantoue avec son père, vint à Ferrare, et passa chaque jour plusieurs heures dans sa prison. Ce prince, charmé du rétablissement du poète, demanda le Tasse au duc de Ferrare. Le duc de Ferrare n’hésita pas à consentir à la liberté et au départ du poète pour la cour de Mantoue. Cette condescendance empressée d’Alphonse aux désirs du duc de Mantoue dément assez l’odieuse pensée qu’on attribue au duc de Ferrare, d’avoir voulu faire mourir le Tasse dans une éternelle captivité, de peur que ce grand homme ne portât son génie et sa gloire à une autre cour. Les Gonzagues, alliés aux Médicis, étaient précisément les princes dont il aurait eu le plus à redouter le patronage pour le Tasse. Le tort d’Alphonse était d’avoir traité pendant sept ans un délire de génie comme un crime vulgaire.

Le Tasse, après avoir résidé quelques semaines libre à Ferrare, dans la maison de l’ambassadeur des Médicis Serassi, pour s’occuper de recueillir sa fortune et ses manuscrits, partit le 15 juillet 1586 de Ferrare, sans avoir vu une dernière fois Alphonse. Le duc devait répugner à contempler sa victime, le poète à remercier son geôlier. Le duc de Mantoue emmena lui-même le Tasse avec lui ; il fut reçu à la cour de Mantoue comme une conquête que la maison de Gonzague faisait sur celle d’Este. La jeune princesse Léonora de Médicis le combla d’un enthousiasme qui ressemblait à un culte ; ses malheurs semblaient relever son génie. Le vieux duc de Mantoue, père du libérateur du Tasse, charmé de voir son fils lié d’affection avec le premier des poètes d’Italie, lui fit préparer des appartements somptueux dans son propre palais, le vêtit du costume et des armes d’un chevalier, et ordonna qu’il fût traité par ses serviteurs comme le plus illustre des hôtes.

Le Tasse s’enivra de cette liberté, de ce respect et de ce bien-être si différents des chaînes, des hontes, des peines d’esprit et de corps qu’il venait de supporter pendant six ans de captivité.

« Je suis à Mantoue, écrit-il à son ami Licinio, logé auprès de l’illustrissime prince, servi par ses domestiques de tout ce que je puis désirer, fêté par Leurs Altesses sous tous les rapports ; ici je jouis d’une bonne table, d’excellents fruits, d’un pain savoureux, d’un vin doux et sucré, tel que mon père l’aimait tant, d’admirable poisson, d’abondant gibier et surtout d’un air pur ; peut-être cependant, ajoute-t-il, que l’air de Bergame, ma patrie, est encore plus sain… Je veux rester à Mantoue, parce que mon appartement y est magnifique, et que le prince m’y comble de courtoisie ; j’y veux jouir d’abord de tout l’été et même de l’hiver prochain. Cependant », poursuit-il, « je suis encore poursuivi et obsédé, malgré les soins des médecins, par mes imaginations et mes fantômes. »

Il y acheva, à la requête de la princesse Léonora de Médicis, sa tragédie commencée, de Torrismond ; il y repolit les derniers chants de la Jérusalem.

Mais, après quelques mois de séjour dans cet Éden de poésie, il commença, selon son usage, à se lasser du repos, à soupçonner qu’il n’était pas libre, à quitter Mantoue, à se plaindre de ce que les égards dont on l’avait environné à son arrivée n’avaient plus le même caractère de vivacité et de chaleur, et à parler d’aller à Loretto pour y implorer un nouveau prodige de la Vierge. « Le sérénissime prince, dit-il, me laisse bien circuler dans toute la ville de Mantoue, suivi par un seul page ; mais je ne me sens pas sûr d’être libre ; d’ailleurs je suis aussi mélancolique ici qu’à Ferrare, j’ai besoin d’être guéri ailleurs. » Plus loin : « Je ne puis continuer, écrit-il, à vivre dans une ville où toute la noblesse ne me cède pas le premier rang ; c’est là mon humeur et mon principe ! » Cependant le souvenir de la perte de Léonora d’Este occupait si peu son cœur que, pendant le carnaval de 1587, à Mantoue, la beauté d’une des jeunes femmes de cette cour parut faire une impression puissante sur son esprit. « Peut-être vous en dis-je trop dans une lettre, écrit-il à Mori, un de ses confidents ; mais jamais je n’ai été plus humilié de n’être plus un heureux poète qu’en ce moment ; je passe un délicieux carnaval au milieu d’un cercle nombreux de belles et gracieuses femmes. En vérité, si ce n’était la crainte de paraître trop impressionnable ou trop inconstant en faisant un nouveau choix, j’aurais réfléchi sur laquelle de ces beautés je devais porter mes pensées. »

La grande-duchesse de Toscane, sans doute à l’instigation de la jeune princesse de Mantoue sa fille, envoya au poète un riche présent en argent, pour payer le voyage qu’il se proposait de faire à Florence. Mais, au lieu de partir pour Florence, il partit pour Bergame où le souvenir de ses aïeux l’attirait. Il ne tarda pas à se lasser de l’accueil que lui fit sa famille et sa ville natale. « Je ne jouis, écrit-il au cardinal Albano, que d’une ombre de liberté ; je n’aurai de repos qu’à Rome. » La mort du vieux duc de Mantoue et l’élévation au trône du jeune prince de Mantoue, son ami, le rappelèrent encore dans cette ville. Ce prince s’efforça, même par des refus d’argent, de le détourner de son voyage de Rome. Rien ne put le retenir : il s’achemina au mois d’octobre 1587 vers Rome, sans autre bagage qu’un porte-manteau contenant son linge, et une malle pleine de ses livres et de ses manuscrits. « J’irai en pèlerin, en marchant, à cheval, à pied, par mer ou par terre, mais j’irai, écrit-il à Alario ; je suis si malade que je passe pour fou aux yeux des autres et à mes propres yeux. »

Son voyage néanmoins fut un triomphe, partout où il se fit reconnaître à ses amis et à ses admirateurs. Il s’arrêta d’abord à Bologne, chez son ami Constantin ; la ville savante se pressa tout entière à la porte de son hôte ; de là il alla à Loretto ; arrivé sans argent à la porte de la ville, il écrivit à don Ferrante Gonzagua, qui se trouvait par dévotion à Loretto, de lui prêter dix écus pour continuer son voyage. Le gouverneur de Loretto, informé par don Ferrante de la présence du Tasse, sortit en grand cortège pour complimenter le poète et pour lui offrir tout ce qui pourrait faciliter et honorer sa visite au sanctuaire. Le Tasse accomplit pieusement le pèlerinage, et composa une ode à la Vierge, pleine d’invocation et de repentir. Soulagé par le vœu qu’il avait fait à son autel de ne plus consacrer ses chants qu’aux choses immortelles, il reprit à cheval la route de Rome, y arriva le 4 novembre, et descendit chez Scipion Gonzague, qui le reçut en père.

Ses lettres du commencement de novembre débordent de joie et de félicitations qu’il s’adresse à lui-même, pour avoir accompli son projet de venir chercher la santé, le repos, la gloire à Rome. Ses lettres, à la fin du même mois, portent déjà l’accent du désillusionnement et de la plainte. « Je suis à Rome, écrit-il, et, à mon inconcevable peine, j’y vois déjà le renversement de toutes mes espérances ; je suis au désespoir, surtout par la nécessité où je me vois de devenir encore un courtisan, métier dont j’abhorre le nom, sans parler de la chose ; mais, plutôt que de le recommencer, je m’enfuirai dans un désert, tant je suis las des cours et du monde ! »

IX

Sixte-Quint régnait alors ; pape en tout l’opposé de Léon X, ce Périclès de la Rome moderne, Sixte-Quint dédaigna même d’accorder une audience au poète. Le Tasse se persuada que ce refus humiliant venait des intrigues secrètes du duc de Ferrare, et même du duc de Mantoue auprès du Pontife. « Ils ont résolu de me tuer ou de me pousser au suicide », écrit-il ce jour-là à Licinio. Son inconstance et ses plaintes incessantes avaient aliéné ou refroidi tous ses anciens protecteurs à Rome, même le cardinal Albano. Il écrivit à sa sœur une lettre que nous possédons aussi, du 14 novembre 1587, pour sonder le dernier cœur qui lui restait ouvert dans le monde, et pour lui annoncer son prochain départ pour Sorrente. Sa sœur lui devait de la reconnaissance, car il avait placé ses deux fils, ses neveux, l’un au service du duc de Mantoue, l’autre à la cour du duc de Parme. Dans cette lettre pathétique il fait à la pauvre Cornélia le tableau le plus désolant de sa situation.

« Malade de corps, égaré d’esprit, le cœur oppressé, la mémoire perdue, les amis devenus indifférents, la fortune obstinément adverse, au milieu de tant de causes de désespoir j’espère au moins que vous vivez encore pour me recevoir une seconde fois en habit de mendiant, car je ne puis me présenter dans aucun autre !

« Je vous conjure d’avoir plus d’égard à mon génie qu’à ma misère, car, si je le voulais bien, je pourrais facilement trouver cinq cents écus de traitement et même plus ; mais, malade comme je le suis, que puis-je envisager, si ce n’est de mourir dans un hôpital ? Ô madame ma chère sœur, mon état est incurable ; je vous supplie, par la mémoire et l’âme de notre père et de notre mère qui nous ont nourris, de permettre que je vienne auprès de vous, je ne dis pas pour goûter, mais au moins pour respirer cet air des lieux où je suis né ! pour me consoler moi-même, par la vue de notre mer et de nos jardins, pour m’envelopper de votre tendresse, pour boire de ce vin et de cette eau qui soulagèrent autrefois mes infirmités ! Dites-moi aussi s’il y a quelque espoir de recouvrer une partie de cet héritage de notre mère, au sujet duquel vous m’avez écrit ; car autrement je ne vois pas comment vivre, et avec cela tout mal sera supportable et léger, et je remercierai Dieu de sa miséricorde, s’il permet au moins que j’expire dans vos bras, au lieu d’expirer dans les bras indifférents des domestiques d’un hôpital d’incurables ! »

Hélas ! cette sœur, son unique refuge sur la terre, était destinée à mourir avant lui de ses propres peines. Une lettre d’un capucin du couvent de Sorrente, qui mentionne cette mort en passant, laisse croire que le Tasse ne revit jamais sa sœur.

X

Il partit de Rome à la fin de mars 1588 ; l’accueil qu’il reçut dans sa patrie fut le premier et le dernier sourire de sa fortune. Naples, alors à demi espagnole, contrée de poésie, de chevalerie et d’amour, avait retrouvé tout son génie national dans son poète. Elle l’accueillit comme sa propre gloire et voulut le venger des critiques jalouses des Toscans et des Romains, exprimés avec mépris dans un jugement de l’Académie florentine de la Crusca, contre la Jérusalem. Les lettres y étaient cultivées avec passion par la jeune noblesse d’Espagne, de Sicile et de Naples, qui voyait dans le Tasse un autre Virgile et un autre Sannazar. Le comte de Paleno, fils du grand amiral du royaume, alla à sa rencontre, à cheval, avec un cortège d’honneur et voulut loger le poète dans le palais de son père. Le Tasse, ennuyé, comme on l’a vu, du métier de courtisan, préféra recevoir l’hospitalité tranquille des moines du couvent de Monte Oliveto.

Le couvent de Monte Oliveto, sorte d’Escurial de Naples, mais Escurial délicieux au lieu de l’Escurial funèbre de Madrid, rivalisait de site et d’horizon avec le monastère napolitain de San Martino, le plus poétique ermitage de l’univers. Quoique enfermé dans l’enceinte de la ville si peuplée et si bruyante de Naples, le couvent de Monte Oliveto, couronnant de ses cloîtres une colline d’où le regard plane par-dessus les toits et les quais sur la vaste mer, renfermait dans son enceinte, inaccessible aux rumeurs de la grande ville, des bois de lauriers, des jardins d’orangers, des fontaines aux murmures calmants et rafraîchissants. On n’y entendait que les chants sourds des religieux dans leur église, leurs pas sur les dalles des longs cloîtres, et le retentissement régulier des vagues du golfe sur la plage sonnante de la Maddalena, selon l’expression d’Alfieri. Le Tasse y apercevait de sa fenêtre, au soleil levant, la pointe du cap avancé de Sorrente, les sombres verdures et les murs blanchissants de la chère patrie de son enfance. L’air natal, l’évaporation de ses chimères à la lumière splendide de ce ciel, le sentiment de la sécurité dans ce port de sa vie, l’admiration de la jeunesse chevaleresque de Naples, les soins attentifs des religieux, fiers d’un hôte si illustre, dissipèrent en peu de jours, comme à son premier voyage, la mélancolie du poète. Il se lia d’une amitié, d’abord poétique, puis intime, avec le marquis Manso de Villa, jeune seigneur qui méritait le rôle de Mécène du seizième siècle, et qui, après avoir été l’ami du Tasse, devint plus tard l’ami de Milton, attachant ainsi, par la plus rare des fortunes, son souvenir par des liens de cœur aux deux plus immortelles épopées du monde chrétien.

« Je ne trouverai jamais d’éloquence, lui dit le Tasse dans ses billets, qui arrive à égaler votre tendre courtoisie pour moi, ni d’images qui puissent peindre votre modestie. »

Le Tasse, protégé par tant de hautes influences à Naples, intenta un procès pour réclamer la dot considérable de sa mère, retenue par les oncles de Porcia, et cinq mille écus des propriétés confisquées de son père Bernardo Tasso. Il espérait au moins obtenir du roi d’Espagne une indemnité égale à dix années de revenu de ces biens ; les légistes napolitains lui promettaient le gain de ces deux procès. Son grand nom sollicitait pour lui, il l’agrandissait encore par des vers et des chants nouveaux ajoutés à loisir à son poème ; il composait, à la requête des religieux de Monte Oliveto, un poème pieux sur l’origine de leur ordre, pour leur exprimer sa reconnaissance de leur magnifique et tendre hospitalité. Il quittait quelquefois ses appartements dans le couvent, soit pour aller s’attendrir, pleurer et chanter sur le seuil de la maison de sa sœur à Sorrente, soit pour aller habiter la maison de campagne du marquis de Villa, à Bizaccio.

Les lettres du marquis de Villa y décrivent familièrement la vie du Tasse à la campagne :

« Le seigneur Tasso, dit son hôte, est devenu un grand chasseur ; il brave toutes les intempéries de la saison et des lieux. Quand le temps est contraire, nous passons les journées et les longues heures du soir à écouter de la musique et des canzones ; car un de ses plus vifs plaisirs est d’entendre nos improvisateurs rustiques, dont il envie la facilité à versifier, la nature, à ce qu’il prétend, ayant été moins prodigue envers lui à cet égard. Quelquefois aussi nous dansons avec les jeunes filles de Bizaccio, un des divertissements qui lui fait le plus de plaisir ; mais plus souvent nous restons assis au coin du feu, et nous y revenons souvent sur l’esprit qu’il prétend lui être apparu à Ferrare ; et véritablement il m’en parle de telle sorte que je ne sais trop qu’en dire et qu’en penser. »

Pendant cette douce détente de l’âme et de l’adversité du poète, son poème, revu et perfectionné, se multipliait en Italie et en France avec la rapidité surnaturelle d’une œuvre qui correspondait précisément au siècle, aux mœurs, à la religion, aux contrées de l’Europe, dans lesquelles il devenait, en naissant, national. C’est ici le moment de juger l’œuvre pendant le repos et le glorieux salaire de l’ouvrier.

XI

La Jérusalem délivrée est l’épopée de la chevalerie. Arioste et ses prédécesseurs en avaient fait l’épopée légère et badine ; le Tasse en faisait l’épopée héroïque.

La chevalerie était née en Europe du contact de la barbarie du Nord avec le christianisme du Midi. La férocité septentrionale et le christianisme oriental avaient produit, par leur union, cette fleur étrange de civilisation destinée à une brillante et courte floraison en Occident. Les exploits réels ou fabuleux des compagnons de Charlemagne, convertis par des ermites à une religion de douceur et d’ascétisme, avaient laissé dans les imaginations populaires des traditions tout à la fois héroïques et saintes, où la lance et la croix s’entrelaçaient dans un contresens pittoresque. L’invasion des Sarrasins en Espagne, en Calabre, en France, avait exercé la chevalerie à des guerres entre les musulmans et les chrétiens, champions de deux cultes opposés, qui avaient créé une espèce d’Olympe chrétien aussi peuplé de fables et de prodiges populaires que l’Olympe d’Homère. Les croisades, dernier grand choc religieux entre l’Occident et l’Orient, avaient rempli l’imagination des peuples de combats, de miracles, de héros, auxquels la distance ajoutait encore son prestige. Dans ces guerres intentées pour la cause de Dieu, tout paraissait grandiose, surhumain, surnaturel. La crédulité était prête à tout croire, la poésie n’avait qu’à paraître ; c’était évidemment le temps d’un poème épique, et ce poème épique ne pouvait pas avoir d’autre scène que l’Orient, d’autre sujet que les croisades. Un tel poème n’est pas l’œuvre d’un homme, il est l’œuvre d’un temps. Voltaire a dit : « Les Français n’ont pas la tête épique. » Il nous semble plus juste de dire : Les âges où nous vivons ne sont pas épiques. Quand la crédulité manque, le prophète ne prophétise plus ; or le poète est le prophète de l’imagination des hommes.

XII

Mais le poème de la Jérusalem délivrée est-il bien un poème épique dans la sévère acception du mot ? et le Tasse, quelque poétique qu’il soit, peut-il être placé par la dernière postérité au rang d’Homère, de Virgile, des grands épiques de l’Inde ou de la Perse ? Nous ne le pensons pas.

Qu’est-ce que l’épopée ? C’est l’histoire imaginaire, l’histoire altérée par les fables, l’histoire encadrée dans la poésie, mais enfin l’histoire, c’est-à-dire le récit, conforme aux temps, aux mœurs, aux costumes, aux événements, d’une des grandes races qui ont apparu sur la scène du monde, ou d’un des grands faits qui ont imprimé leur trace profonde sur la terre. Le poète qui chante un de ces récits doit donc le chanter avec les accents et les images que la riche imagination lui prête ; mais il est tenu aussi à le chanter dans un mode sérieux, conforme à la réalité de la nature humaine à l’époque où il la met en scène, conforme surtout à la vérité des mœurs de ses héros ; en un mot, le poème épique, pour être national, humain, religieux, immortel, doit être vrai, au moins dans l’événement, dans la nation, dans le caractère et dans le costume de ses personnages. Sans cette vérité, le poème n’est plus épique, il est romanesque ; le poète ne chante plus, il joue avec son imagination et avec celle de ses auditeurs ; on l’admire encore, on ne le croit plus ; il fait partie des fables, il ne fait plus corps avec les traditions sérieuses, historiques, nationales, religieuses du genre humain. Il a chanté des aventures, il n’a pas chanté l’épopée.

C’est cette différence fondamentale entre Homère et le Tasse qui nous semble juger les deux poètes et les deux poèmes. Homère a fait le poème épique, le Tasse a fait le poème romanesque de son temps ; l’un a chanté une épopée, l’autre a chanté des aventures. Homère a écrit un poème épique, le Tasse a écrit un opéra en vingt chants : l’un est un poète, l’autre est un trouvère, mais le plus accompli des trouvères, le trouvère immortel de la chevalerie, de la religion et de l’amour.

XIII

Qu’est-ce que le récit, en effet, dans la Jérusalem délivrée ? Un roman de paladin sur un ton plus sérieux, mais avec des inventions aussi capricieuses et aussi invraisemblables que celles de l’Arioste ou des contes arabes des Mille et une Nuits.

Qu’est-ce que les caractères ? Un composé d’héroïsme, de fanatisme, de jactance chevaleresque parfaitement uniforme dans les héros chrétiens et dans les héros musulmans ; une chevalerie banale et générale qui ne laisse différencier les personnages que par le costume, le casque ou le turban.

Qu’est-ce que les mœurs ? Une véritable mascarade épique, où les guerriers des deux races et des deux cultes se confondent dans une galanterie commune, où les femmes elles-mêmes, les femmes cloîtrées et invisibles de l’Orient, Clorinde, Armide, Herminie, travesties tantôt en bergères de pastorales, tantôt en amazones de théâtres, tantôt en sorcières de sabbat, soupirent des amours de bergerie, livrent des combats d’Hercule, opèrent des enchantements et des sortiléges, transforment des héros en bêtes, en poissons, en monstres bizarres, sortent tout à coup de leur tente ou de leur armure de fer, vêtues en nymphes d’opéra ou en princesses de cour, pour parler le langage affecté et langoureux d’héroïnes de roman ou de muses d’académie. Aucune vraisemblance, aucune vérité, aucune conformité à la poésie, à la nature des lieux, des temps et des choses. C’est un drame entièrement imaginaire et fantastique, qui pourrait aussi bien se jouer entre des ombres dans la lune, qu’entre des chrétiens et des musulmans dans la Palestine ; un rêve, en un mot, au lieu d’une réalité.

Mais un rêve chanté en vers immortels, mais un roman tissu et raconté avec une telle prodigalité d’imagination, de piété, d’héroïsme, de tendresse, que le lecteur, oubliant les temps, les lieux, les mœurs, en suit du cœur les touchantes aventures avec autant d’intérêt que si c’était une histoire ; mais des scènes qui rachètent par le pathétique des situations et des sentiments l’inconséquence et l’étrangeté de la conception ; mais un charme comparable à l’enchantement de son Armide, charme qui découle de chaque strophe, qui vous enivre de mélodie comme le pavot d’Orient de ses visions, et qui vous livre sans résistance aux ravissantes rêveries de cet opium poétique ; mais un style surtout coloré de telles images, et chantant avec de telles harmonies, qu’on s’éblouit de sa splendeur, et qu’on se laisse volontairement bercer de sa musique, comme au roulis d’une gondole vénitienne pendant une nuit d’illumination à travers les façades de palais de la ville des merveilles. C’est ce style, c’est cette poésie, c’est ce vers jeune, étincelant, musical, trempé de soleil d’Orient, de sang héroïque, de larmes, de mélancolie, qui a fait vivre et qui fera vivre éternellement ce poème.

Le Tasse, il est vrai, n’a donné la vie qu’à des fantômes, mais ces fantômes, qui n’ont point de corps, ont un cœur ; voilà pourquoi ils ne mourront pas. La Jérusalem délivrée sera à jamais le poème épique de la jeunesse, des femmes et de l’amour. Le Tasse restera à jamais aussi le poète des beaux jours de la vie où l’imagination sourit à ses premiers songes. Il ne sera ni le poète sévère de la raison, ni celui de la vérité, ni celui de la religion ; mais il sera le poète de l’enchantement. Conçu à dix-huit ans, terminé à vingt-cinq ans, ce poème conservera le caractère de l’adolescence de son auteur : le vague, la fleur, l’étonnement, la puberté de l’âme.

XIV

M. de Chateaubriand l’a jugé avec plus de sévérité que nous, parce qu’il était peut-être plus critique et moins poète que le Tasse.

« Il n’y a, dit-il, dans les temps modernes que deux beaux sujets de poème épique, les Croisades et la Découverte du nouveau monde. Malfilâtre se proposait de chanter la dernière ; les Muses regrettent encore que ce jeune poète ait été surpris par la mort avant d’avoir exécuté son dessein. Toutefois ce sujet a, pour un Français, le défaut d’être étranger. Or c’est un autre principe de toute vérité, qu’il faut travailler sur un fond antique, ou, si l’on choisit une histoire moderne, qu’il faut chanter sa nation.

« Les croisades rappellent la Jérusalem délivrée : ce poème est un modèle parfait de composition. C’est là qu’on peut apprendre à mêler les sujets sans les confondre ; l’art avec lequel le Tasse vous transporte d’une bataille à une scène d’amour, d’une scène d’amour à un conseil, d’une procession à un palais magique, d’un palais magique à un camp, d’un assaut à la grotte d’un solitaire, du tumulte d’une cité assiégée à la cabane d’un pasteur ; cet art, disons-nous, est admirable. Le dessin des caractères n’est pas moins savant ; la férocité d’Argant est opposée à la générosité de Tancrède, la grandeur de Soliman à l’éclat de Renaud, la sagesse de Godefroi à la ruse d’Aladin ; il n’y a pas jusqu’à l’ermite Pierre, comme l’a remarqué Voltaire, qui ne fasse un beau contraste avec l’enchanteur Ismen. Quant aux femmes, la coquetterie est peinte dans Armide, la sensibilité dans Herminie, l’indifférence dans Clorinde. Le Tasse eût parcouru le cercle entier des caractères de femmes, s’il eût représenté la mère. Il faut peut-être chercher la raison de cette omission dans la nature de son talent, qui avait plus d’enchantement que de vérité, et plus d’éclat que de tendresse.

« Homère semble avoir été particulièrement doué de génie, Virgile de sentiment, le Tasse d’imagination. On ne balancerait pas sur la place que le poète italien doit occuper, s’il faisait quelquefois rêver sa Muse, en imitant les soupirs du cygne de Mantoue. Mais le Tasse est presque toujours faux quand il fait parler le cœur ; et, comme les traits de l’âme sont les véritables beautés, il demeure nécessairement au-dessous de Virgile.

« Au reste, si la Jérusalem a une fleur de poésie exquise, si l’on y respire l’âge tendre, l’amour et les déplaisirs du grand homme infortuné qui composa ce chef-d’œuvre dans sa jeunesse, on y sent aussi les défauts d’un âge qui n’était pas assez mûr pour la haute entreprise d’une épopée. L’octave du Tasse n’est presque jamais pleine ; et son vers, trop vite fait, ne peut être comparé au vers de Virgile, cent fois retrempé au feu des Muses. Il faut encore remarquer que les idées du Tasse ne sont pas d’une aussi belle famille que celles du poète latin. Les ouvrages des anciens se font reconnaître, nous dirons presque, à leur sang. C’est moins chez eux, ainsi que parmi nous, quelques pensées éclatantes, au milieu de beaucoup de choses communes, qu’une belle troupe de pensées qui se conviennent, et qui ont toutes comme un air de parenté : c’est le groupe des enfants de Niobé, nus, simples, pudiques, rougissants, se tenant par la main avec un doux sourire, et portant pour seul ornement dans leurs cheveux une couronne de fleurs.

« D’après la Jérusalem, on sera du moins obligé de convenir qu’on peut faire quelque chose d’excellent sur un sujet chrétien. Et que serait-ce donc, si le Tasse eût osé employer les grandes machines du christianisme ? Mais on voit qu’il a manqué de hardiesse. Cette timidité l’a forcé d’user des petits ressorts de la magie, tandis qu’il pouvait tirer un parti immense du tombeau de Jésus-Christ qu’il nomme à peine, et d’une terre consacrée par tant de prodiges. La même timidité l’a fait échouer dans son ciel. Son enfer a plusieurs traits de mauvais goût. Ajoutons qu’il ne s’est pas assez servi du mahométisme, dont les rites sont d’autant plus curieux qu’ils sont peu connus. Enfin il aurait pu jeter un regard sur l’ancienne Asie, sur cette Égypte si fameuse, sur cette grande Babylone, sur cette superbe Tyr, sur les temps de Salomon et d’Isaïe. On s’étonne que sa muse ait oublié la harpe de David, en parcourant Israël. N’entend-on plus sur le sommet du Liban la voix des prophètes ? Leurs ombres n’apparaissent-elles pas quelquefois sous les cèdres et parmi les pins ? Les anges ne chantent-ils plus sur Golgotha, et le torrent de Cédron a-t-il cessé de gémir ? On est fâché que le Tasse n’ait pas donné quelque souvenir aux patriarches : le berceau du monde, dans un petit coin de la Jérusalem, ferait un assez bel effet. »

Ce jugement est d’un chrétien plus que d’un poète. Un poète aurait oublié le sujet pour adorer les détails. Nous n’en citerons que deux, qui n’ont rien qui les dépasse en grâce et en mélancolie dans aucun poème épique : la fuite d’Herminie du champ de bataille, au sixième chant, et la mort de Clorinde au douzième.

Nous emprunterons, pour ces citations, la seule traduction peut-être qui ait égalé jamais et quelquefois surpassé en goût le modèle ; c’est celle du consul Lebrun, homme de lettres studieux et exquis, avant d’être homme d’État et collègue de Bonaparte à la première magistrature de la république.

« Cependant la belle Herminie est emportée par son cheval dans l’épaisseur d’une antique forêt : sans sentiment et presque sans vie, ses mains tremblantes laissent flotter ses guides : le coursier fuit et se précipite par mille sentiers, par mille détours ; enfin les chrétiens la perdent de vue et leur poursuite est inutile.

« Pleins de colère, la honte sur le front, épuisés de lassitude, ils reviennent à leur poste : tels, après une chasse longue et pénible, des chiens qui ont perdu dans les bois la trace de la bête qu’ils poursuivaient, reviennent haletants, l’œil morne et la tête baissée : cependant la princesse fuit toujours ; craintive, éperdue, elle n’ose regarder en arrière si on la suit encore.

« Elle fuit toute la nuit ; tout le jour elle erre sans conseil et sans guide : elle ne voit que ses larmes, elle n’entend que ses cris : enfin, au moment où le soleil détèle ses coursiers et se plonge dans l’Océan, elle arrive sur les bords du Jourdain, met pied à terre et se couche sur le sable.

« Elle ne se repaît que de ses maux, elle ne s’abreuve que de ses larmes : mais le sommeil, ce doux consolateur des humains, qui leur apporte le repos et l’oubli de leurs peines, vient assoupir ses sens et ses douleurs et la couvre de ses ailes bienfaisantes. Cependant l’amour, sous mille formes différentes, trouble encore la paix de son cœur.

« Le gazouillement des oiseaux qui saluent l’aurore, le fleuve qui murmure, le zéphyr qui se joue avec les ondes et soupire à travers les feuillages, la réveillent aux premiers rayons du jour : elle ouvre des yeux languissants et promène ses regards sur les asiles solitaires des bergers ; elle croit entendre une voix qui la rappelle à la douleur et aux larmes.

« Elle pleure ; mais tout à coup ses gémissements sont interrompus par des chants qui se mêlent aux accords des musettes champêtres ; elle se lève et se traîne à pas lents vers l’endroit d’où viennent ces sons ; elle voit un vieillard assis à l’ombre et travaillant une corbeille d’osier ; son troupeau paît auprès de lui, et son oreille est attentive aux chants de trois jeunes bergers qui l’entourent.

« À la vue soudaine d’armes inconnues, ils se troublent et s’effrayent ; mais Herminie les salue, les rassure, découvre ses beaux yeux et sa blonde chevelure : Heureux bergers, leur dit-elle, continuez vos jeux et vos ouvrages ; ces armes ne sont point destinées à troubler vos travaux ni vos chants.

« Ô vieillard, ajoute-t-elle, comment, au milieu du vaste incendie qui dévore ces contrées, êtes-vous en paix dans cet asile, sans craindre la guerre et ses fureurs ? Il lui répond : Ô mon fils, ma famille et mes troupeaux ont toujours été à l’abri des injures et des outrages, et le bruit des combats n’a point encore troublé notre retraite.

« Peut-être le ciel propice veille sur l’humble innocence et la protége ; peut-être que, semblable à la foudre qui épargne les vallons et ne frappe que la cime des montagnes, la fureur de ces étrangers n’écrase que la tête altière des rois. Notre pauvreté vile et méprisée ne tente point l’avidité du soldat.

« Pauvreté vile et méprisée, et cependant si chère à mon cœur ! Je ne désire ni les sceptres ni les trésors ; les soucis de l’ambition ou de l’avarice n’habitent point dans mon âme ; une onde pure me désaltère, et je ne crains point qu’une main perfide y mêle des poisons ; mes brebis, mon jardin, fournissent à ma table frugale des mets qui ne me coûtent que des soins.

« Comme nos besoins, nos désirs sont bornés ; mes enfants gardent mon troupeau, et je ne dois rien à des mains mercenaires. Les chevreaux qui bondissent dans la plaine, les poissons qui se jouent dans les ondes, les oiseaux qui étalent au soleil leur superbe plumage, voilà mes spectacles et mes plaisirs.

« Il fut un temps où, séduit par les illusions de la jeunesse, je connus d’autres désirs ; je dédaignai la houlette des bergers et je fuis loin des lieux qui m’avaient vu naître : je vécus à Memphis ; je fus admis dans le palais des rois ; quoique intendant des jardins, je vis, je connus la cour et ses injustices.

« Jouet longtemps d’une trompeuse espérance, je souffris les rebuts et les dégoûts ; enfin mes beaux jours s’écoulèrent, et avec eux mon espoir et mon ambition. Je pleurai les loisirs de cette vie simple et paisible ; je soupirai après le repos que j’avais perdu ; je dis enfin : Adieu, grandeur ! adieu, palais ! et, rendu à nos bois, j’y retrouvai la paix et le bonheur.

« Pendant qu’il parle, Herminie attentive recueille un discours dont la douceur l’enchante ; la sagesse du vieillard pénètre son cœur et calme l’orage de ses sens. Enfin, après de longues réflexions, elle se détermine à s’arrêter dans cette solitude, au moins jusqu’à ce que la fortune favorise son retour.

« Ô mortel trop heureux d’avoir connu la disgrâce, si le ciel ne t’envie point la douce destinée dont tu jouis, aie pitié de mes malheurs ! Reçois-moi dans ce fortuné séjour ; je veux y vivre avec toi ; peut-être sous ces ombrages mon cœur se soulagera du poids mortel qui l’accable.

« Si, comme le stupide vulgaire, tu étais avide de cet or, de ces pierreries qu’il adore, tu pourrais avec moi satisfaire tes désirs. À ces mots des larmes s’échappent de ses yeux ; elle raconte une partie de ses infortunes et le berger attendri mêle ses pleurs avec les siens.

« Ensuite il la console et l’accueille avec la tendresse d’un père ; il la conduit sous sa chaumière auprès d’une vieille épouse à qui le ciel fit un cœur comme le sien ; la fille des rois revêt de rustiques habits ; un voile grossier couvre ses cheveux ; mais son regard, son maintien, tout dit qu’elle n’est point une habitante des bois.

« Ces vils habits n’éclipsent point son éclat, sa fierté, sa noblesse ; la majesté brille encore sur son front au milieu des plus humbles emplois ; la houlette à la main, elle conduit les troupeaux et les ramène ; sa main exprime le suc de leurs mamelles et presse le laitage.

« Souvent, pendant que ses brebis, couchées à l’ombre, évitent l’ardeur du soleil, elle grave des chiffres amoureux sur l’écorce des lauriers et des hêtres ; elle y retrace l’histoire et les malheurs de sa flamme ; en parcourant les traits que sa main a formés, un torrent de larmes inonde ses joues.

« Elle dit en pleurant : Arbres confidents de mes peines, conservez l’histoire de mes douleurs ! Si jamais un fidèle amant vient reposer sous votre ombre, sa pitié s’éveillera à la vue de mes tristes aventures ; il dira sans doute : Ah ! l’amour et la fortune payèrent trop mal tant de constance et de fidélité !

« Peut-être, si le ciel daigne écouter les prières des mortels, peut-être l’insensible, un jour, viendra dans ces bois ; il tournera ses regards sur la tombe qui renfermera ma froide et triste dépouille, et il donnera enfin à mes malheurs quelques soupirs et quelques larmes, hélas ! trop tardives.

« Du moins, si je vécus infortunée, quelque félicité suivra mon ombre : mes cendres éteintes jouiront d’un bonheur que je n’ai pu goûter. Ainsi parlait cette amante égarée aux arbres insensibles et sourds. Deux ruisseaux de larmes coulaient de ses yeux. Cependant Tancrède, que le hasard conduit, va la chercher loin des lieux qui la cachent.

« Les traces qu’il a suivies ont dirigé sa course dans la forêt : mais des ombres épaisses y répandent l’horreur et les ténèbres : il ne peut plus reconnaître les vestiges ; il s’abandonne à ses incertitudes ; toujours son oreille attentive cherche à démêler, ou le bruit des armes, ou le bruit des chevaux.

« Si le vent murmure à travers les feuilles, si quelque oiseau, quelque bête sauvage agitent les rameaux, il croit entendre son amante : il la cherche, et soupire après l’avoir cherchée en vain. Il sort enfin de la forêt ; un bruit sourd se fait entendre ; la clarté de la lune le conduit par des routes inconnues vers les lieux d’où ces sons semblent partir.

« Il y arrive, et voit du sein d’un rocher jaillir une onde claire et limpide, qui se précipite et roule avec un doux murmure sur un lit bordé de gazon : en proie à sa douleur, il s’arrête, il jette un cri ; l’écho seul y répond ; enfin l’aurore se lève, etc., etc. »

Si l’on ajoute à cette situation et à ces images la mélodie évanouie des stances, trouvera-t-on dans Homère ou dans Virgile un plus délicieux contraste des champs de bataille et de la nature pastorale ?

Le baptême et la mort de Clorinde, tuée dans un combat de nuit par la main de Tancrède qui l’adore, et de qui elle reçoit la mort au lieu de l’amour, ne le cède en pathétique à aucune scène des grandes épopées, et ici ce pathétique est chrétien par l’immortelle vie que l’amant meurtrier apporte à son amante avec l’eau du baptême dans son casque. Lisons encore :

« À l’instant la colère se rallume et le combat se ranime : quel combat ! leurs forces sont éteintes, ils ne connaissent point l’adresse, il ne leur reste que la rage : ils se déchirent. Sanglants, couverts de blessures, ils ne tiennent plus à la vie que par leur fureur.

« Telle on voit la mer Égée, lorsque les vents qui soulevaient ses flots sont rentrés dans leurs grottes profondes : le calme ne règne point encore sur son sein, et ses ondes obéissent toujours au mouvement dont elles furent agitées. Tels les deux guerriers, quoique épuisés et sans vigueur, sentent encore l’impulsion de leur fureur première.

« Mais enfin l’heure fatale qui doit finir la vie de Clorinde est arrivée : Tancrède atteint son beau sein de la pointe de son épée. Le fer s’y enfonce et s’abreuve de son sang, l’habit qui couvre sa gorge délicate en est inondé : elle sent qu’elle va mourir ; ses genoux fléchissent et se dérobent sous elle.

« Tancrède poursuit sa victoire ; et, la menace à la bouche, il la pousse, il la presse ; elle tombe : mais dans le moment un rayon céleste l’éclaire ; la vérité descend dans son cœur, et d’une infidèle en fait une chrétienne. D’une voix mourante, elle prononce en tombant ces paroles dernières :

« Ami, tu as vaincu ; je te pardonne : toi-même, pardonne à mon malheur. Je ne te demande point de grâce pour un corps qui bientôt n’a plus rien à craindre de tes coups ; mais aie pitié de mon âme. Que tes prières, qu’une onde sacrée versée par tes mains, lui rendent le calme et l’innocence. Ces tristes et douloureux accents retentissent au cœur de Tancrède, le pénètrent, éteignent son courroux et de ses yeux arrachent des larmes involontaires.

« Non loin de là un ruisseau jaillit en murmurant du sein de la montagne : il y court, il y remplit son casque et revient tristement s’acquitter d’un saint et pieux ministère. Il sent trembler sa main, tandis qu’il détache le casque et qu’il découvre le visage du guerrier inconnu : il la voit, il la reconnaît ; il reste sans voix et sans mouvement : ô fatale vue ! funeste reconnaissance !

« Il allait mourir ; mais soudain il rappelle toutes ses forces autour de son cœur : étouffant la douleur qui le presse, il se hâte de rendre à son amante une vie immortelle pour celle qu’il lui a ôtée. Au son des paroles sacrées qu’il prononce, Clorinde se ranime ; elle sourit, une joie calme se peint sur son front et y éclaircit les ombres de la mort. Elle semblait dire : Le ciel s’ouvre et je m’en vais en paix.

« Sur ses joues la pâleur des violettes se mêle à la blancheur des lis : elle fixe ses yeux éteints vers le ciel, et, soulevant sa main froide et glacée, elle la présente comme un gage de paix à son amant. Dans cette attitude, elle expire et paraît s’endormir.

« À cet aspect, les forces que Tancrède avait recueillies le quittent et l’abandonnent : il se remet tout entier sous la main de la douleur qui serre son cœur et le glace. La mort est sur son front et dans tous ses sens. Immobile, sans couleur et sans voix, rien ne vit plus en lui que son désespoir.

« Les derniers liens qui arrêtaient son âme se brisaient l’un après l’autre : elle allait suivre l’âme de son amante, quand le hasard ou le besoin amena dans ces lieux une troupe de chrétiens.

« Le chef reconnaît le héros à ses armes : il accourt ; il reconnaît aussi Clorinde, et son cœur est percé de douleur. Sans la croire chrétienne, il ne veut pas laisser ce beau corps à la fureur des bêtes farouches : il les fait porter l’un et l’autre sur les bras de ses soldats, et marche à la tente de Tancrède.

« Dans ce mouvement lent et tranquille, le guerrier ne reprend point encore l’usage de ses sens ; mais de faibles soupirs prouvent qu’il conserve un reste de vie. Le corps de son amante, immobile et glacé, porte partout l’empreinte du trépas. Enfin on les dépose l’un et l’autre dans une tente séparée. »

De telles citations suffisent pour donner à ceux à qui la langue du Tasse est étrangère de quoi pressentir le génie de son poème. On conçoit la popularité d’une pareille poésie dans un siècle où le fanatisme des croisades n’était pas encore éteint, où les traditions de la chevalerie subsistaient encore, et où la passion poétique de la renaissance italienne faisait des poètes tels que Dante, Pétrarque, le Tasse, les véritables héros de l’esprit humain.

Le Tasse jouissait complètement de sa gloire ; l’envie ne l’avait pas poursuivi jusque-là ; sa mélancolie s’affaiblissait en lui avec l’âge et avec la vie. Il savourait au sein de l’amitié ces heures plus calmes du soir que la Providence semble réserver aux grands hommes malheureux comme une compensation de leurs traverses, et comme une aube de leur immortalité.

XV

Son inquiétude cependant l’arracha encore une fois de ce doux loisir. Il dit adieu à ses hôtes du monastère de Monte Oliveto, où il avait passé des jours si heureux. Il partit pour Rome ; il y fut déçu par la froideur de la réception de ses anciens protecteurs, jaloux peut-être de ce qu’il en avait trouvé de plus affectueux à Naples ; il fut obligé de chercher un asile dans le couvent de Santa Maria Nuova. « J’ai retrouvé ici », écrit-il, « toutes mes peines, mais non mes amis ; je n’ai pas même de quoi acquitter les droits de douane pour mes livres et mes hardes ; j’ai grand besoin de six écus, et je vous conjure de me les prêter. Je n’ai trouvé à me loger dans aucune hôtellerie ou dans aucun palais ; mon neveu Antonio m’abandonne ; il est impossible de vivre ici sans un cheval, et je n’ai ni cheval ni ami pour me conduire dans son carrosse, ni robe de chambre, ni pelisse, ni vêtements d’été, ni chemises, ni rien !… Si le duc de Mantoue ne vient pas à mon secours, je vais mourir sur le grabat d’un hospice. »

Le duc de Mantoue pourvut à tout, et lui envoya cent ducats pour son voyage, s’il se décidait à revenir à Mantoue. Mais ces cent ducats lui furent retenus par l’agent du duc de Mantoue à Rome, de peur qu’il n’en fît sans doute un autre usage. Sa détresse continua d’être déplorable ; une fièvre lente le consumait. « Probablement », écrit-il au mois d’octobre 1589, « j’irai bientôt épuiser ailleurs ma mauvaise fortune, quand je serai devenu aussi importun à ces bons religieux de Santa Maria Nuova que je le suis devenu à ces cardinaux couverts de pourpre, de qui je ne puis même obtenir une audience. »

Il sortit en effet au mois de novembre de son asile, volontairement ou forcément, pour aller mendier un lit de malade dans l’hôpital des Bergamasques, ses compatriotes à Rome. Cet hôpital avait été fondé par ses ancêtres. La Providence lui donnait le lit que la charité de sa famille avait préparé pour d’autres malheureux ; le cardinal Gonzague, de retour à Rome, le retira dans son palais. « Mais cette hospitalité », écrit le Tasse, « bien loin d’être un soulagement, n’est qu’une aggravation pour moi, car le cardinal, cette fois, et sa maison, témoignent si peu de considération pour ma personne, et un tel mépris de ma mauvaise fortune obstinée, qu’il ne m’admet point à sa table, qu’il ne me fournit ni un lit, ni une chambre, ni un service décent à mon mérite et à ses anciennes grâces pour moi ! »

Il passa l’hiver de 1589 à 1590 dans cet isolement et dans cet abandon. Au printemps de 1590, le grand-duc de Toscane l’invita à venir honorer sa cour et Florence de sa présence. Le Tasse partit avec un envoyé des Médicis chargé de pourvoir aux nécessités et à la dignité de son voyage. Arrivé au mois d’avril à Florence, il alla, par souvenir des religieux de Monte Oliveto à Naples, loger aux portes de la ville, dans un monastère d’Olivetani, situé, comme celui de Naples, sur un monticule boisé de cyprès qui domine, du sein de l’ombre et du silence, les murs de la ville, et le cours pittoresque et opulent de l’Arno.

Le grand-duc et les gentilshommes de sa cour comblèrent le poète d’accueil, d’honneurs et de libéralités. La Toscane entière, jalouse de Ferrare, de Naples et de Rome, sembla s’étudier à faire oublier au Tasse les envieux dénigrements de l’Académie de la Crusca. On ne sait par quel revirement de fortune ou d’humeur on le retrouve deux mois après, dans ses lettres, fatigué de Florence, et demandant à son ami Constantin un asile dans le palais de Santa Trinità à Rome, pour y finir ses jours. « En vérité », dit-il, « la vie est un triste pèlerinage, et je suis maintenant au terme du mien ! Il faut peu de chose à ma vie. À peine pendant tout le cours de cet été ai-je acheté quatre melons pour ma nourriture ; une soupe de laitue et quelques courges me suffisent ; mais j’avoue que je me ruine en médicaments. » Le marquis de Villa, son ami de Naples, lui envoya quelques ducats pour renouveler ses habits et pour rentrer décemment à Rome.

Le Tasse y arriva pendant le conclave qui nomma Grégoire XIV pape. Ce pape, dont il espérait plus que de Sixte-Quint, trompa encore ses espérances ; il fut logé pauvrement mais amicalement chez son fidèle Constantin, qui était de retour à Rome ; il craignait même d’importuner cet ami.

« Maintenant », lui écrit-il, « me voilà décidément précipité du faîte de mes vaines illusions ; je suis décidé à fuir de ce monde, à m’enfuir de la foule dans la solitude, de l’agitation dans le repos. Envoyez-moi mes hardes à Maria del Popolo, monastère enfoui dans les arbres hors des murs de Rome. Dans mon opinion, je ne puis trouver un site plus solitaire et moins exposé aux outrages odieux ! (De votre chambre, pendant votre absence, le 7 février 1591.) »

Constantin, en rentrant, courut chercher le Tasse à Santa Maria del Popolo, lui fit honte de ses défiances, le ramena au logis, et quelques jours après l’accompagna lui-même à Mantoue.

XVI

Le duc et la jeune duchesse Léonora de Médicis, sa femme, le comblèrent de consolations, de paix et d’honneurs. Il fit sous leurs auspices une édition de ses poésies lyriques en trois volumes. Mais bientôt, malgré les efforts presque filials de sa protectrice pour le retenir à Mantoue, il repartit pour Rome ; il ne fit que traverser cette ville ; il se rendit à Naples pour y suivre son éternel procès. Le pape Aldobrandini, qui, sous le nom de Clément VIII, régnait en ce moment à Rome, lui était plus propice que ses prédécesseurs. Le cardinal Cinthio, neveu d’Aldobrandini, avait la passion des lettres et le culte du Tasse ; il honora le grand poète, non-seulement pour illustrer le règne de son oncle, mais pour satisfaire son propre cœur, ému jusqu’à la tendresse de pitié pour le génie malheureux. Le cardinal Cinthio voulait à lui seul venger l’injustice du siècle et l’injustice de la nature envers le Tasse.

XVII

Le poète profita de ces favorables dispositions du neveu du pape pour faire recommander sa cause à Naples, au gouvernement et aux légistes. Il alla lui-même à Naples assister aux plaidoiries ; ses avocats réclamaient pour lui, des princes d’Avellino, la moitié du palais Gambacorti, qui avait appartenu à sa mère Porcia, et qu’il avait habité lui-même pendant son enfance. Les avocats de la maison d’Avellino osèrent lui opposer sa démence, qui le rendait, disaient-ils, incapable d’intenter légalement un procès. On répondit pour lui ce que Sophocle, accusé par son fils de faiblesse d’esprit à quatre-vingts ans, avait répondu pour lui-même, « Or l’homme capable d’avoir produit les chefs-d’œuvre de génie de son siècle prouvait assez par ses vers l’intégrité de son intelligence. »

Toutefois le procès, embarrassé en formalités, subissait d’interminables délais. Le Tasse, lassé, s’achemina une dernière fois vers Rome ; la noblesse napolitaine lui fit cortège jusqu’à Capoue ; son passage dans cette ville lettrée parut aux habitants de Capoue un événement assez important pour être consigné comme un honneur dans les archives de la ville. Ses amis de Naples prirent congé de lui aux portes de Capoue.

Arrivé à Mola di Gaëta, délicieux promontoire où les ruines de la villa de Cicéron, recouvertes de bois d’orangers et de pampres, laissent voir les grottes et les bains de marbre du grand orateur, lavés éternellement par les vagues transparentes de la mer de Tyrrhène, le Tasse et les voyageurs réunis en caravane, qui se rendaient avec lui à Rome, n’osèrent avancer plus loin ; un chef de bandits nommé Marco Sciarra, descendu des Abruzzes, interceptait le passage.

« Hier », écrivit le Tasse à son ami Constantin, « le chef de brigands Sciarra a pillé et tué sur la route plusieurs voyageurs ; toute la contrée retentit des cris de terreur et des gémissements des femmes ; j’ai voulu seul aujourd’hui marcher en avant, et essayer de teindre de sang l’épée que vous m’avez donnée. » Il sortit en effet à la tête de quelques braves chevaliers de Mola di Gaëta, pour éclairer intrépidement la route ; son caractère héroïque et chevaleresque abordait avec audace les plus grands périls. Mais ici son courage lui fut inutile, son nom avait suffi : le brigand Sciarra, qui chantait déjà, dans ses rochers, les stances épiques de la Jérusalem, ainsi que les gondoliers de Venise les chantent encore sur les lagunes, ayant appris que le Tasse était au nombre des voyageurs arrêtés par la peur de sa bande à Mola di Gaëta, lui envoya un sauf-conduit avec les expressions du respect et de l’enthousiasme. Le Tasse refusant d’en profiter et de séparer son sort de celui de ses compagnons de route, Sciarra étendit dans un second message sa protection sur tous ceux qui seraient de la suite du poète ; il lui rendit, à son apparition sur la route entre Itri et Fondi, tous les honneurs qu’il refusait aux rois, donnant ainsi aux rois eux-mêmes l’exemple du culte pour le génie. Déjà une exception semblable avait été faite par les brigands de l’Apennin, entre Bologne et Florence, en faveur de l’Arioste ; peuple étrange, où les brigands mêmes ne sont pas étrangers au prestige des lettres, et où le crime lui-même se désarme devant les élus de la gloire comme devant les élus de Dieu.

XVIII

Le cardinal Cinthio accueillit le Tasse avec les mêmes honneurs qui l’avaient accueilli partout sur sa route. Le poète reconnaissant résolut de dédier à ce jeune homme la Jérusalem conquise, poème épique sur le même sujet que la Jérusalem délivrée, que le Tasse avait composé par piété, pendant son séjour au monastère de Monte Oliveto à Naples. La Jérusalem conquise, épurée des épisodes trop profanes, mais aussi des grâces de la Jérusalem délivrée, était destinée, selon lui, à effacer ce premier poème de la mémoire des hommes, et à immortaliser son nom sur la terre en assurant son salut dans le ciel. Le Tasse se trompait ; on ne sent dans la Jérusalem conquise ni moins de force ni moins de style que dans la Jérusalem délivrée, mais on y sent moins de charme ; la fleur du génie est flétrie, le parfum s’est envolé avec elle ; c’est le parfum qui avait enivré le siècle, c’est encore le parfum que la postérité a voulu respirer. Malheur aux poètes qui refont leurs œuvres : la poésie est de premier mouvement, ce n’est pas le travail et la réflexion qui la donnent, c’est l’inspiration ; on ne respire pas à midi le souffle matinal de l’aurore ; la jeunesse dans le poète fait partie du charme ; le génie est comme la beauté, il a son instant.

XIX

Le jeune cardinal, fier de cet hommage, appela de Venise à Rome ce même éditeur Ingegneri, qui avait copié en six jours la Jérusalem délivrée, dans le cachot du Tasse et sous ses yeux, pour copier, corriger et éditer la Jérusalem conquise. Elle parut en 1593, le jour où Cinthio fut promu à la pourpre par son oncle Clément VIII. Le Tasse ébaucha en 1594 un autre poème de la Création, en vers libres et non rimés. Les premiers chants seuls existent ; le charme musical des stances rimées y manque, et la sévérité métaphysique du sujet y contraste péniblement avec l’amoureuse imagination du poète.

Pendant qu’il écrivait ce poème, les nécessités de son procès et les instances de ses amis le rappelèrent encore à Naples. Il quitta, non sans regrets cette fois, ses appartements dans le Vatican, la table des cardinaux dont il était le convive, et surtout la tendre familiarité du neveu du pape. Il descendit à Naples au monastère de San Severino, où le marquis Manso et tous les seigneurs lettrés de Naples lui firent une cour assidue d’amis ; néanmoins son instinct voyageur lui fit tourner bientôt ses regards vers Ferrare. Il écrivit à Alphonse d’Este pour se réconcilier avec lui ; mais Alphonse, justement offensé de ce que le poète avait effacé dans sa Jérusalem nouvelle la stance dédicatoire : « O magnanimo Alphonso ! » par laquelle il lui avait dédié la première Jérusalem, ne daigna pas répondre à ses lettres ; Le Tasse insista en vain, en jurant à Alphonse qu’il ne se consolait pas de l’avoir offensé, et qu’il n’avait d’autre désir que de consacrer le reste de ses jours à son service. Le silence répondit seul à cette mobilité de sentiment.

Mais, pendant que le Tasse négociait ainsi en vain son raccommodement avec la maison d’Este, son ami le jeune cardinal Cinthio négociait pour lui auprès du pape son oncle le couronnement poétique au Capitole, la royauté du génie consacrée par la religion, par le sénat et par le peuple.

Le Tasse, si nous en croyons les lettres du marquis Manso de Villa, son confident à Naples, reçut avec plus de répugnance que d’ivresse l’annonce de son couronnement. Son âme, dit Manso, de plus en plus détachée du monde, et absorbée dans les pensées éternelles, voyait trop le néant de toutes choses pour croire à l’éternité d’une couronne de laurier, bien que ce laurier eût été consacré sur le front de Pétrarque. Il ne consentit à cette solennité que parce qu’il n’osa pas contrister Cinthio et le pape en la refusant ; mais il retarda sous de vains prétextes son retour à Rome. « J’irai, dit-il enfin au marquis Manso, qui lui reprochait son hésitation, j’irai, mais ce sera pour mourir, et non pour me parer de la couronne. »

XX

Il partit enfin à la fin d’octobre ; il visita en chemin le monastère du mont Cassin, et s’y arrêta quelques jours pour méditer sur le tombeau de saint Benoît, un des patrons qu’il s’était choisis dans le ciel.

Son ami le cardinal Cinthio, les membres de la famille du pape, les prélats de la cour des deux neveux, et la foule de leurs courtisans s’étaient rendus à sa rencontre hors des portes de Rome. C’était le 10 novembre 1594. Le lendemain il fut conduit par le même cortège à l’audience du pape.

« La couronne que je vous destine, lui dit le pontife, recevra de vous autant de lustre qu’elle en confère aux autres poètes. » La mauvaise saison fit remettre le couronnement au printemps. Le poète passa l’hiver à se préparer à la mort plus qu’à ce vain triomphe ; on lit avec attendrissement une lettre de lui à Ingegneri, son éditeur de Venise, dans laquelle il lui recommande d’imprimer toutes ses œuvres, avec ou sans profit pécuniaire pour l’auteur. « S’il en résulte quelque argent, dit-il en finissant, il sera consacré à ma sépulture. »

XXI

Une lettre du prélat Nores, qui était alors à la cour du pape Clément VIII, lettre datée du 15 mars 1595 et adressée à Vincenzo Pinelli, donne sur le Tasse, à cette époque de sa vie, d’intéressants et pittoresques détails :

« J’envoie à Votre Seigneurie deux sonnets du Tasse : dans l’un il célèbre l’anniversaire du couronnement du pape ; dans l’autre il loue et il sollicite, selon son habitude, son auguste bienveillance. Sa Sainteté les a gracieusement reçus et a libéralement récompensé leur auteur en lui accordant deux cents écus de pension en Italie ; c’est plus que ce que la Jérusalem délivrée lui a jamais produit. La joie du poète peut à peine se dépeindre ; le brevet de cette pension lui a été apporté par monsignor Paolini. Ce dernier étant resté à dîner avec le cardinal, le Tasse voulut absolument leur présenter la serviette, lorsqu’ils se lavèrent les mains, malgré notre insistance pour la lui ôter. Monseigneur dit alors avec juste raison, je crois, qu’il ne désirait pas d’autre distinction après sa mort que l’honneur qu’il avait reçu ce jour-là du Tasse. Cette marque de déférence est d’autant plus remarquable de la part de notre poète qu’il est de sa nature assez fier, peu propre aux obséquiosités du courtisan et à toute espèce d’adulation.

« Sa manière d’être me rappelle souvent un mot de signor Ansaldo Cebà, qui pouvait, disait-il, deviner le caractère et les penchants secrets de quelqu’un par la simple lecture de ses vers. Vous connaissez la gravité et la tenue du Tasse, combien il est digne dans sa parole, sa tournure, son maintien, dans chacun de ses gestes. Il a la conscience de ce qu’il vaut, et dans toute sa conduite il montre ce légitime orgueil qui est inséparable du génie. Dernièrement je lui demandai avec candeur quel était celui de nos poètes qui, selon lui, méritait la première place. À mon avis, répondit-il, la seconde est due à l’Arioste. Et la première ? repris-je… Il sourit et détourna la tête pour me donner à entendre, je crois, que la première lui appartenait. Dans sa seconde Jérusalem ou Jérusalem reconquise, comme il la nomme, il fait allusion à lui-même, et, quoique avec modestie, il se compare néanmoins et se préfère à l’Arioste. Il s’exprime ainsi :

« E’ d’angelico suon canora tromba
Faccia quella tacer, ch’oggi rimbomba.

« Un jour que le père Biondo, célèbre prédicateur, confesseur du cardinal, était avec nous dans l’antichambre, en attendant son tour d’être reçu, et que nous parlions du Dante, il le blâma d’avoir parlé de lui-même en termes trop présomptueux. Il ajouta qu’il avait vu un Dante avec des annotations par Muretus, et qu’à propos de ce vers :

« Sì ch’io fui sesto tra cotanto senno,
« Et je fus la sixième de ces grandes intelligences,

« Muretus avait écrit en marge : « Diable ! vraiment ? Là-dessus le Tasse se mit en colère, et s’écria que Muretus était un pédant, qu’il admirait l’audace d’un si mince compagnon. Il ajouta que le poète a quelque chose de divin ; que les Grecs le nommaient d’après un attribut de la divinité, voulant dire par là que rien dans l’univers ne mérite le nom de créateur, si ce n’est Dieu et le poète. Il est juste alors, continua-t-il, qu’il connaisse sa propre valeur, qu’il ne se ravale pas lui-même. Il cita un passage du Lysias de Platon, d’où, il résulte que ce philosophe, loin de blâmer un poète qui se loue lui-même, l’exhorte au contraire à ne pas s’estimer moins qu’il ne vaut. Je cherchai ensuite ce passage et le trouvai presqu’au commencement du dialogue. À la marge se trouvait cette note de la main de mon père : Alors Lodovico Ariosto doit être considéré comme un mauvais poète, car il dit au commencement :

« Celle dont l’amour m’a rendu presque insensé !

« Quelques jours après, le Tasse m’ayant fait le plaisir de me venir voir, comme cela lui arrive souvent, je lui montrai cette note dont il fut ravi, et ayant pris la plume il écrivit dessous : Divin ! Je tiens à aussi grand honneur d’avoir ce mot sur mon livre que monsignor Paolini peut le faire de s’être essuyé les mains avec une serviette présentée par le Tasse. J’ai réuni tous ces fragments parce que je me suis souvenu de la satisfaction que vous a causée une lettre que je vous ai écrite l’année dernière au sujet de ce grand poète. Rome, le 15 mars 1595. »

XXII

Peu de jours avant celui qui était fixé pour son triomphe poétique, le Tasse reçut du pape une pension viagère de deux cents écus romains, et le duc d’Avellino, contre qui il plaidait à Naples, lui fit offrir, outre deux mille ducats de rente, une somme considérable en argent comptant, pour le désintéresser dans le procès. Mais, comme si la fortune n’avait voulu lui sourire, comme la gloire, que d’un sourire de dérision, quand il ne pourrait plus jouir ni de ses biens ni de sa renommée, le printemps, ces ides de mars des hommes d’imagination, redoubla ses langueurs de corps et ses agitations d’esprit.

Il supplia le cardinal Cinthio de lui permettre de quitter ses appartements trop bruyants et trop pompeux du Vatican, pour aller habiter l’humble monastère de Saint-Onufrio, sorte d’ermitage au sommet d’une colline élevée et silencieuse à Rome (le mont Janicule). Le cardinal lui prêta sa voiture, deux domestiques de sa maison pour le conduire dans cette retraite, et envoya un de ses gentilshommes annoncer au prieur du couvent et à ses religieux l’hôte illustre qu’ils allaient recevoir.

Au moment où la voiture du cardinal montait la rampe rapide de Saint-Onufrio, un orage de foudre, de grêle et de pluie éclatait sur la ville et fit craindre aux religieux que les mules épouvantées ne précipitassent la voiture sur la pente escarpée de la colline. Le prieur et les frères, debout sur le seuil, reçurent le poète, et pressentirent à sa maigreur, à sa faiblesse et à sa pâleur, qu’il ne sortirait de leur hospitalité que pour l’hospitalité du sépulcre. Ils l’accueillirent en homme dont la vie ou la mort devait également porter un éternel honneur à leur maison. Ils le logèrent dans une cellule d’où le regard s’étendait sur le solennel et poétique horizon de Rome ; ils lui prodiguèrent les respects, les pitiés, les soins qu’on doit à un hôte presque divin, qui emprunte votre toit pour retourner au ciel d’où il est descendu.

Le Tasse ne se fit aucune illusion sur son état ; il écrivit, le lendemain de son installation à Saint-Onufrio, une touchante lettre à son ami Constantin. Nous la traduisons comme la dernière parole échappée de son cœur.

« Que dira mon pauvre ami Antonio quand il apprendra la mort de son Tasse ? Et dans mon opinion la chose ne tardera pas ! Le terme de ma vie approche d’heure en heure ; aucun médicament ne calme le mal qui s’est joint à tous mes autres maux, en sorte que, comme un rapide torrent, je me sens entraîné sans pouvoir opposer ni résistance ni obstacle à son cours. Il ne me convient plus, dans un tel état, de parler de ma mauvaise fortune obstinée, ou de me plaindre de l’ingratitude du monde qui a remporté sa victoire en me conduisant indigent à ma tombe, tandis que j’avais toujours espéré que cette gloire (quelque chose que soit la gloire) que mon siècle va tirer de mes écrits ne m’aurait pas laissé mourir sans récompense.

« J’ai demandé à être transporté au monastère de Saint-Onufrio, non pas seulement parce que l’air, au jugement des médecins, y est le plus pur de Rome, mais aussi et surtout afin de pouvoir de ce lieu élevé, et grâce aux dévots religieux de ce couvent, y commencer de plus près mon entretien avec le ciel.

« Priez Dieu pour moi, et soyez assuré que, de même que je vous ai toujours chéri et honoré dans le présent, maintenant, dans cette vie plus réelle que je vais commencer, je ferai pour vous tout ce qui me sera inspiré par la plus tendre et la plus parfaite charité du cœur ; et dans ces sentiments je recommande vous et moi à la divine miséricorde.

« De Rome, au couvent de Saint-Onufrio. »

XXIII

Le Tasse languit encore quelques jours, affaibli lentement par la fièvre qui le consumait ; les soins les plus affectueux entourèrent ses derniers moments. Les médecins du cardinal Cinthio et ceux du pape, qui le visitaient, lui annoncèrent enfin que leur art était sans ressource contre son mal, et qu’il fallait se préparer aux derniers adieux. Il reçut cet arrêt comme une délivrance, éleva les mains au ciel pour remercier Dieu, et ne s’entretint plus que des choses éternelles. La foi était si jeune et si vive en ce siècle à Rome, qu’aucun doute n’en altérait la sécurité, et qu’on passait de cette vie à l’autre, comme si du sein des ténèbres mortelles on eût vu luire les splendeurs visibles du ciel chrétien. Le Tasse se confessa avec larmes, et fut descendu sur les bras des frères de Saint-Onufrio dans la chapelle, pour y recevoir, sur les lèvres, le corps transfiguré de ce Christ dont il avait été le poète. On le rapporta anéanti de faiblesse et d’extase dans sa cellule ; son ami, le cardinal Cinthio, apprenant qu’il touchait aux derniers moments, sollicita de son oncle le pape la bénédiction et l’indulgence plénière qui remet tous les péchés aux mourants par la main du vicaire du Christ. « Le pape », dit un témoin oculaire, « soupira et plaignit amèrement la destinée d’un si grand homme, enlevé avant le temps à l’Italie et à sa gloire ; il accorda à son neveu tout ce qui lui était demandé pour sa consolation. »

Cinthio accourut à Saint-Onufrio apporter lui-même à son ami cette suprême faveur de son oncle. Le Tasse la reçut comme il aurait reçu de son Créateur lui-même son assurance de béatitude éternelle. « Voilà », s’écria-t-il en joignant les mains, « voilà le char triomphal sur lequel je désire être couronné, non pas du laurier du poète, mais de la gloire des saints dans le ciel ! »

À l’exemple de Virgile, mais dans un autre sentiment, il demanda au cardinal Cinthio de réunir, autant que cela lui serait possible, tous ses écrits et de les livrer aux flammes ; craignant, disait-il, que les ornements profanes et les voluptueux épisodes dont il avait embelli ses poèmes ne fussent indignes des célestes vérités qu’il avait voulu chanter. Cinthio leurra ses pieux scrupules d’une exécution impossible, puisque vingt éditions et des traductions sans nombre avaient déjà répandu ses chants dans la mémoire des hommes. Mais le Tasse, après ce sacrifice qu’il crut consommé, s’endormit avec confiance au murmure des psaumes du poète couronné que le cardinal son ami, le prieur et deux frères du couvent, récitaient à haute voix auprès de son lit. Son dernier soupir se confondit ainsi avec le murmure d’un hymne du poète : In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum , balbutia-t-il en rouvrant les yeux à l’aurore du vingt-sixième jour d’avril ; et il expira.

Le cardinal Cinthio lui ferma les yeux de ses propres mains ; il ne voulut pas que ce grand homme quittât la terre autrement que dans le triomphe qui lui était dû ; il posa lui-même la couronne de laurier sur le front du mort, il revêtit le cadavre de la magnifique toge romaine qui lui était destinée, et il fit accomplir le couronnement posthume au Capitole, avec tout l’appareil préparé, depuis si longtemps, pour cette cérémonie. L’amitié de Cinthio fit ainsi pour le Tasse ce que l’amour avait fait pour Inès. La ville entière assista à ce triomphe de la poésie devenu ainsi le triomphe de la mort. Jamais le sort, en effet, n’avait préparé aux poètes futurs une plus saisissante et plus éternelle image de la déception des pensées humaines, que dans ce triomphe où le triomphateur n’assistait que mort à sa victoire, et où la fortune, qui avait tenu si longtemps la couronne suspendue sur le front d’un grand homme, ne livrait cette couronne qu’à un tombeau !

Les peintres et les statuaires qui suivaient le char funéraire dessinèrent et sculptèrent à l’envi ce visage maigre, pâle, osseux, creusé par le doigt de la mort aux tempes, les yeux éteints sous les lourdes paupières, les lèvres scellées par l’éternel silence, et le front chauve couronné d’un funèbre laurier. C’est le portrait le plus répandu du Tasse dans tous les musées d’Italie. On y retrouve, hélas ! jusque dans le calme de la mort, on ne sait quelle obliquité des traits du visage, qui rappelle la démence luttant avec le génie.

XXIV

On rapporta, avec les mêmes honneurs, le cadavre du Capitole au monastère de Saint-Onufrio, où il fut enseveli aux flambeaux, sous une dalle de la chapelle, comme il l’avait demandé.

Le cardinal Cinthio, aussi fidèle à sa mémoire qu’à sa vie, lui fit préparer un sépulcre monumental. Son autre ami, le marquis Manso, de Naples, accouru à Rome pour pleurer sur le cercueil de son ami, revendiqua le droit de revêtir aussi sa cendre d’une pierre et d’une épitaphe. Cinthio ne voulut céder à personne l’honneur et la consolation de construire le sépulcre du Tasse. L’un et l’autre méritaient également cette préférence : ils avaient devancé leur siècle dans la tendresse pour un malheureux et dans le culte pour un grand homme. La postérité les associe à son tour dans son estime et dans sa reconnaissance.

XXV

Ainsi vécut, ainsi mourut, ainsi triompha le Tasse, mais après sa mort. Cependant, quelle que soit la pitié que ses malheurs inspirent aux cœurs généreux, cette pitié ne doit pas se tourner en colère et en accusations injustes contre l’ingratitude de l’humanité envers les génies qui l’honorent. L’histoire ne déclame pas comme la rhétorique, elle raconte ; les malheurs du Tasse furent le tort de la nature, bien plus que le tort de la société.

Né d’une race à la fois chevaleresque et poétique, élevé par une mère d’élite et par un père déjà glorieux, recueilli dans la fleur de son adolescence par un prince qui lui ouvrit pour ainsi dire sa propre famille, protégé, aimé peut-être par la sœur charmante de ce prince, qui fut pour lui, sinon une amante, du moins une autre sœur, et qui lui pardonna tout, même ses négligences et ses distractions de sentiment que tant d’autres femmes ne pardonnent jamais, illustre avant l’âge de la gloire par des poèmes que la religion et la nation popularisaient à mesure qu’ils tombaient de sa plume ; disputé comme un joyau de gloire entre la maison d’Este, la maison de Médicis, la maison de Gonzague, la maison de la Rovère, ces grands patrons des lettres en Italie ; misérable et errant par sa propre insanité, mais non par la persécution de ses ennemis ; comblé d’enthousiasme et de soins par la jeune princesse Léonora de Médicis ; chéri à Turin, désiré à Florence, appelé à Rome ; retrouvant à Naples, toutes les fois qu’il voulait s’y réfugier, la patrie, l’amitié, la paix d’esprit, l’admiration d’une foule de disciples fiers d’être ses compatriotes ; enfin rappelé pour le triomphe à Rome par un neveu du souverain de la chrétienté, fanatique de son génie et providence de sa fortune ; mourant dans ses bras avec la couronne du poète en perspective et le triomphe pour tombeau : on ne voit rien dans une telle vie qui soit de nature à accuser l’ingratitude humaine, excepté quelques années de cruelle séquestration dans un hospice de fous, qui n’accusent pas, mais qui dégradent un peu son protecteur devenu son geôlier ; mais cette infortune n’est-elle pas souvent, dans l’économie d’une grande destinée, l’ombre qui fait mieux ressortir la note pathétique, qui attendrit le cœur de la postérité, et qui donne à la gloire quelque chose d’une compassion enthousiaste du monde ? Bonheur amer, mais bonheur de plus dans la mémoire des grands hommes persécutés ou méconnus !

Tel fut le Tasse, malheureux par lui-même plus que par les autres ; mais son infortune est pour beaucoup dans l’adoration que son nom inspira aux jeunes gens et aux femmes, qui aiment à trouver dans la vie de leur poète autant de poésie que dans ses vers !

Selon nous, s’il n’est pas le chantre le plus épique de la religion du Christ, il est au moins le plus mélodieux narrateur en vers parmi tous les chantres modernes de l’Occident.

Ce n’est pas le poète, c’est le conteur divin.

Lamartine.