(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « I » pp. 1-8
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(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « I » pp. 1-8

I

amschaspands et darvands, par lamennais — phèdre et mademoiselle rachel. — les jésuites.

J'ai sous les yeux le livre de Lamennais intitulé : Les Amschaspands et les Darvands : ce sont les bons et les mauvais Génies qui se livrent la guerre en ce bas monde sous le regard d’Ormuzd et d’Ahriman, les deux puissances rivales. C'est une satire de la société actuelle et du gouvernement, entrelardée d’Hymnes mystiques sur le bonheur du passé et de l’avenir. Les hymnes sont dans la bouche et sous la plume des bons Génies et font intermède à la correspondance très-suivie des mauvais. Il y a certes du talent, mais quel usage ! l’injure y déborde ; elle est crasseuse ; rien n’égale, en fait de bile et de fiel, les portraits tracés de nos institutions et des hommes éminents qui les pratiquent et les honorent. La Chambre des pairs est traitée comme un charnier, comme un cimetière : le mot y est. L'auteur paraît ne pas se douter que lui-même touche à la vieillesse, et que l’injure tirée des années et des rides va se poser à lui-même sur son front. Il ne parle que de cadavres, mais lui-même, ce me semble, n’est pas une rose. Quant à la Chambre des députés, les portraits sont personnels et odieux. Quand M. Guizot serait à la fois Marat, Hébert, Collot d’Herbois, Couthon et Billaud-Varennes, on ne le peindrait pas autrement. Thiers est un singe, et le reste à l’avenant : Soult, Cousin, Dupin. Duchâtel, Barthe, Salvandy, tous y passent avec des mots plus ou moins infamants. Les Philippiques de La Grange-Chancel et les fameux couplets qui firent bannir Jean-Baptiste Rousseau sont à l’eau de rose auprès de cela. L'auteur ne ménage personne, il parle des Saints-Simoniens et des Révélateurs comme des députés ; il les peint noirs et odieux, mais il en rit davantage. Leroux y est bafoué comme un fou. — Que veut donc cet homme ? En un endroit, il parle des quatre religions principales qui s’en vont : 1° celle de la Chine ; 2° celle de l’Inde, brahmanisme et bouddhisme ; 3° celle de Mahomet ; 4° enfin le christianisme qui vaut mieux, mais dont la vérité en sa portion relative a fait son temps. Il oublie ce qu’il a été, lui prêtre, et parle comme ferait Voltaire ou Jean-Jacques. Quant à son avenir et à ses peintures idylliques6 de bonheur champêtre, de pureté virginale, de mariage inviolable (car il soutient le mariage), de propriété partagée à tous et toutefois respectée (car il a l’air de vouloir la propriété contre les phalanstériens, comme il veut la famille), on ne sait à quoi cela aboutirait. Le plus clair, c’est qu’il a pour toute nouveauté le déisme du Vicaire savoyard. C'était bien la peine de faire tant de fracas et de prendre les choses par un si grand tour et de tant tonner contre la philosophie éclectique, laquelle, au pis, n’est qu’un déisme et spiritualisme de cette sorte. — Quant au talent lui-même, il y en a certes, mais moins que ne croient les bonnes gens qui ont oublié Raynal, et qui ne savent pas qu’il n’est pas très-difficile avec une certaine énergie de plume de faire de ces peintures qui sont partout, en leur rendant quelque puissance d’ensemble. En fait de couleurs, Lamennais a bien du commun. S'il y avait un Gradus en français comme ceux de Noël, à chacun des substantifs on trouverait accolée l’épithète et la périphrase qu’emploie volontiers ce Jean-Jacques de seconde et troisième main. C'est souvent, bien souvent, de la mauvaise prose poétique déclamatoire, sans nuance aucune. Mais à voir comme des gens réputés d’esprit et même de goût y sont pris, je désespère de la finesse de l’art et je rentre plus que jamais dans ma coque pour n’en plus sortir. Il faut de grosses voix aux hommes assemblés. Ici pourtant Lamennais par l’injure a dépassé le but, et lui-même, ce me semble, à force de manier et de verser le poison, il a flétri son âme ; il en accuse les secrètes noirceurs. Il est fou, on ne peut dire que cela de plus doux. — Il est, dit La Rochefoucauld, une certaine activité qui augmente en vieillissant, laquelle n’est pas éloignée de la folie. Il me remet en mémoire ce beau vers de madame Valmore :

Si l’amour a ses pleurs, la haine a ses tourments !

Lui qui, à chaque page, trouve les hommes actuels, la société actuelle, si stupides, si atroces, si infâmes, si abrutis (telles sont ses aménités), comment peut-il s’imaginer qu’à l’instant, rien qu’en détruisant un gouvernement, on va avoir une humanité douce, bénigne, éclairée, vertueuse et sage ? A-t-il donc dans son cornet une nouvelle graine à semer comme il jette le sable pour faire sécher son écriture ? On s’y perd : — pétulance, étourderie, entraînement d’une verve plus forte que l’homme, d’un cheval plus fort que son cavalier ; impossibilité de se contenir, oui, une véritable incontinence de pensée, c’est-à-dire une vraie faiblesse sous ces aspects de violence !

Le portrait de Louis-Philippe a été supprimé (c’est trop scabreux), mais ses ministres responsables l’ont payé double.

Je crains pourtant, dans tout ce qui précède, de n’être pas assez juste. On me dit qu’il y a vers la fin d’assez beaux et assez touchants chapitres. C'est par acquit de conscience que j’ajoute ceci.

— On pourrait, somme toute, présenter ainsi la critique du livre de Lamennais. C'est un livre où les bons Génies disent tout le bien et les méchants Génies, tout le mal. Eh bien, en lui appliquant sa propre mesure, un mauvais Génie, un Darvand (ce serait moi), dirait ce que j’ai dit plus ou moins. Mais un bon Génie, un Amschaspand, aurait de quoi répondre :

« A travers ce manque de goût et ces torrents d’invectives, il y a des restes de candeur, une sincérité incontestable bien que si muable en sa rapidité ; l’amour de l’humanité, de ce que l’auteur croit tel, y compense à ses yeux la haine pour quelques individus ; la fibre humaine vibre en certains endroits sous une touche dont très-peu sont capables. Ce cœur de soixante ans a de folles ardeurs, mais des ardeurs que les cœurs de vingt ans n’ont plus. Sa plume n’a jamais été plus ferme, bien que dans les Affaires de Rome elle se soit montrée plus légère. Son style trop uniforme a un éclat que les pages de l’Indifférence ne surpassaient guère, et qui ne trahit pas la vieillesse d’un talent depuis si longtemps guerroyant. Enfin dans ce petit homme qui jette dans le goufre de Décius sa personne autant qu’il peut, du moins sa vie, son passé, sa considération, ses amitiés, tout ce qui lie et enchaîne les hommes, — qui retrousse ses manches et descend bras nus pour faire l’athlète comme au premier soleil du combat, — on peut voir un insulteur, mais un insulteur héroïque, un Spartacus qui a un peu trop la fièvre, mais à qui ses airs de moine et sa vieille soutane n’ont pas ôté toute verdeur, je n’ose dire grandeur. »

Voilà ce que dirait un bon Génie, un Amschaspand.

— Quant à Phèdre, elle a complètement réussi… Je n’ai pas vu encore mademoiselle Rachel dans ce rôle : mais tout ce qui me revient prouve que si elle n’a pas rendu la Phèdre grecque que personne ne connaît ici, elle a compris admirablement la Phèdre française, la Phèdre chrétienne, celle de Boileau et d’Arnauld,

… la douleur vertueuse
De Phèdre, malgré soi, perfide, incestueuse.

Elle l’a faite même plus jeune fille et plus timide encore en commençant ; mais bientôt la passion éclate. Elle dit le mot charmant, une tête charmante… jeune, charmant, etc., de manière, il paraît, à faire frémir l’auditoire de tendresse. Elle a profité.

— J'ai sous les yeux un agréable chapitre du siècle de Louis XIV. C'est une brochure imprimée, mais qui se donne et ne se vend pas, intitulée Saint-Cyr, par le duc de Noailles, un des membres distingués de la pairie et qui est fort de la société de madame Récamier. Descendant de madame de Maintenon par alliance, il a pensé avec raison qu’il y avait un grand travail à faire sur les lettres de sa grand’tante, car il manque sur elle ce qu’on a fait sur madame de Sévigné, et il n’existe pas de bonne édition ni de complète. M. de Noailles prépare donc lentement ce travail auquel il mettra un volume ou plus d’introduction, de biographie et d’histoire. En attendant il a détaché et fait imprimer tout ce qui concerne la fondation, l’histoire et l’intérieur de Saint-Cyr, maison d’éducation pour les pauvres demoiselles nobles, qui fut créée quand Port-Royal se mourait et qui ne fut détruite qu’à la Révolution. C'est simplement et gravement écrit, avec le goût séant à ce noble sujet ; une très-agréable lecture de quelques heures, et destinée à un légitime succès de société, en un temps où tout ce qui tient au grand siècle est si curieusement recherché. Il y a un vrai regain de Louis XIV. — On a dans cette brochure tous les détails sur les représentations d’Esther et d’Athalie, quelques-uns de nouveaux, quelques petits billets inédits de Louis XIV. La sœur de Bonaparte, Élisa (madame Bacciochi, depuis grande-duchesse de Lucques), était élève de Saint-Cyr lors de la destruction ; on a la lettre par laquelle son frère la réclame et en même temps demande à la municipalité de Versailles les frais de route pour elle jusqu’à Ajaccio. Cette lettre, sans un mot de français, vient bien après les billets de Louis XIV. Saint-Cyr ne fut détruit qu’après que les dames eurent pu encore chanter un De Profundis le jour de l’exécution de Louis XVI. Une des vieilles, la plus ancienne, avait vu autrefois Louis XIV. On a ainsi dans la fortune et la destinée d’un simple couvent-pensionnat de quoi rêver sur les empires.

— Quoi encore ? — Le combat contre le ministère se mitonne sourdement sur la question des fonds secrets. M. Guizot paraît moins solide qu’il y a un mois. Mais lui ne doute pas du succès, et l’horizon est peut-être plus gros de brouillards que de tonnerres. Dans tous les cas, il y aurait moins de quoi que jamais.

— Parmi les journaux religieux assez en vogue dans un certain monde, j’ai omis de vous citer l’Union catholique, journal rédigé par les Jésuites, par eux positivement. Les Jésuites, il faut le savoir, n’ont jamais quitté Paris. Après la révolution de Juillet, il se sont tenus cois et sages dans une maison de la rue du Regard, ayant une très-belle bibliothèque et étudiant. Mais depuis trois ans environ, l’audace leur est venue comme à beaucoup de gens en soutane ; ils ont fait un établissement plus considérable et publient ce journal qui a des journaux correspondants dans d’autres pays (par exemple un à Naples, probablement aussi en Allemagne). Le Père Ravignan, un de nos meilleurs, et même notre meilleur prédicateur, est jésuite. Il a été dans sa jeunesse magistrat. Les Jésuites donc ne sont pas sans quelque revenez-y. On verra dans la prochaine Revue des Deux Mondes un article de M. Libri là-dessus.

Nos catholiques sont comme des gens qui font remeubler à neuf leur salon au premier étage ; mais ce n’est pas du tapissier qu’on aurait besoin, c’est du maçon, pour réparer le rez-de-chaussée dont les murs croulent. — Ils n’ont ni le peuple, ni la classe moyenne.