Histoire de Louvois et de son administration politique et militaire,
par
M. Camille Rousset, professeur d’histoire au lycée Bonaparte.
(Suite et fin)
La querelle que je veux faire à M. Rousset n’est pas, après tout, si grosse ni si grave qu’on le croirait ; elle porte sur la forme et sur le ton, plus que sur le fond. Si c’était dans un autre livre qu’il eût dit de Louis XIV les mêmes choses, je ne les relèverais pas. Qui de nous ne s’est permis des légèretés et un sourire au moins sur le grand roi ? Mais ici nous sommes chez Louis XIV, dans le plus beau de son règne et de son œuvre ; M. Rousset nous en fait mieux apprécier que personne la nécessité, la justesse, la grandeur, et c’est à ce même moment qu’il se montre sévère ou un peu dédaigneux pour le monarque, lui si judicieux et si équitable envers tous ceux qui l’ont servi.
M. Rousset a, dès l’origine, une théorie du caractère et de la fonction de Louis XIV, qui est celle des opposant et des mécontents, et que je ne crois pas très justifiée, si on y regarde de près :
« Louis XIV, nous dit-il, avait, comme Philippe II, le goût des détails ; ses ministres encouragèrent ce goût et le poussèrent même à l’excès ; en trompant par la multiplicité des affaires un appétit de travail qui était réel et sérieux, ils l’assouvissaient d’abord par les petites et tenaient les grandes en réserve ; mais toutes lui étaient présentées. Rien ne se faisait à l’insu du roi ; rien ne se faisait qu’en son nom. Pouvait-il cependant tout connaître par le fait et tout décider de sa seule et pleine volonté ? Il suffisait qu’on le lui dît et qu’il le crût. Lorsqu’un secrétaire d’État arrivait pour le travail à l’heure indiquée, son sac rempli de dossiers et de dépêches, il avait eu soin de laisser dans chaque affaire un point sans importance à résoudre, dans chaque dépêche un ou deux mots à suppléer ou à changer ; le secrétaire d’État suggérait : le roi résolvait, suppléait, changeait et signait. On peut dire que, dans son gouvernement, Louis XIV eut surtout le ministère de la signature. »
Quoi ! Louis XIV aurait été dupe à ce point, non pas une fois et deux fois, mais toujours et dans toute la durée de son règne ! Pour moi, après bien des tâtonnements et des reprises, après y avoir songé et ressongé, je m’explique un peu autrement son caractère, son esprit, sa part dans l’exercice du métier de roi.
Ce qu’on a appelé ses Œuvres et ses Mémoires, et qui ont été remis en lumière récemment47, nous le montrent dès 1661, et dans les années qui précédent la guerre de 1667, déjà formé par l’âme et le caractère. Dans son enfance, beau, grave, sérieux et prudent, il n’avait pas autant de vivacité que d’autres enfants élevés auprès de lui et qui se croyaient plus d’esprit que lui (M. de Guiche, le chevalier de Rohan, Tréville, etc.). Ils y furent trompés, et quelques-uns eurent plus tard à s’en repentir. Il ne parut tout à fait à son avantage aux yeux de tous qu’après la campagne de 1667 ; sa politesse auparavant était parfaite, mais toute cérémonieuse et en révérences : ce ne fut qu’à partir de ce moment que sa langue se délia en public et avec les dames, et qu’il entama et soutint la conversation d’une manière aisée, comme un autre homme : la remarque est d’un bon juge et bien délicat, Mmede Longueville. Il avait vingt-huit ans. Il n’avait pas attendu jusque-là pour penser, pour écrire et dicter ses vues, ses plans de gouvernement, ses réflexions de roi.
Dieu me garde de faire de Louis XIV un écrivain ! Je n’appelle pas être écrivains et littérateurs, pour des rois, faire ce qui est de leur royal office, des notes, des dépêches, des lettres, des mémoires même. Louis XIV avait été très mal instruit dans son enfance ; les quelques thèmes que lui dictait Péréfixe et qu’on a retrouvés depuis ne prouvent rien. Il était très ignorant des choses du passé ; il n’avait presque aucune lecture. On est allé jusqu’à dire que Louis XIV ne savait pas lire couramment l’impression, qu’il ne pouvait bien lire que des manuscrits qui étaient comme faits au burin et par des calligraphes. « Quand on lui donnait pour la messe un livre imprimé, il fallait, dit-on, lui donner en même temps le manuscrit, afin qu’il lût la messe dans ce dernier48. » En admettant le fait, ce ne serait qu’une singularité de peu d’importance. Un roi qui a Racine pour lecteur eut, à la rigueur, ménager ses yeux. L’essentiel est que Louis XIV avait reçu de la nature un bon esprit et un grand cœur. Ayant pris de bonne heure au sérieux, autant et plus que souverain en aucun temps, son rôle et ses attributions de roi, cette idée élevée, ce respect religieux de son état le mena à écrire, à dicter des instructions et des pièces assez nombreuses qui ont été recueillies. Toutes ont un cachet de grandeur. On a recherché quel pouvait être près de lui, aux différents moments, celui qui tenait la plume et qui avait l’honneur d’être le secrétaire. Que ce soit Pellisson ou le président de Périgny, ou Chamlay pour les choses de guerre, peu importe ! le cachet est le même dans toutes ces pièces : il est royal et nullement littéraire ; il n’a pu être imprimé que par Louis XIV.
Qu’on ouvre et qu’on parcoure ces divers écrits ! Il faut l’entendre, avant tout, parler de la chose sur laquelle il a le plus droit d’être écouté, de celle qu’il a le mieux sue et qu’il avait le plus à cœur de posséder et de faire dignement, l’office et la fonction de la royauté ; soit qu’il songe à son fils dans ses instructions, soit que plus tard il s’adresse à son petit-fils partant pour régner en Espagne, il excelle à définir dans toutes ses parties ce personnage qu’il a su le mieux être, qu’il a été le plus naturellement et comme par une vocation spéciale, le personnage de souverain et de roi. il faut l’entendre encore dans cette Conversation devant Lille (qui se lit dans les Œuvres de Pellisson), parlant dans l’intimité, mais non sans quelque solennité selon sa noble habitude, de son amour pour la gloire, du sentiment généreux qui l’a poussé à s’exposer et à paraître à la tranchée et à l’attaque comme un simple mortel, comme un soldat : « Il n’y a point de roi, pour peu qu’il ait le cœur bien fait, disait-il, qui voie tant de braves gens faire litière de leur vie pour son service, et qui puisse demeurer les bras croisés. » On retrouve là à l’avance, dans la bouche du monarque, quelques-unes des belles pensées de Vauvenargues sur la gloire, avec un peu plus d’emphase, mais non moins de sincérité. On en sort, ce me semble (dût-on avoir souri de quelques expressions au passage), avec une profonde estime pour le jeune roi qui pense et s’exprime ainsi. Un roi, en effet, je veux dire quelqu’un qui est né pour l’être, qui se croit et se sent de race et d’étoffe à cela, soit qu’il s’appuie à la vieille idée du droit divin, ou qu’il s’inspire de la pensée d’une haute mission, suscitée et justifiée par l’attente universelle, doit avoir en soi une noble confiance. Un roi sceptique, ce sont là deux idées qui se repoussent. Frédéric le Grand faisait bien le sceptique, quand il causait avec les philosophes ou soi-disant tels, dans les petits soupers de Potsdam et de Sans-Souci ; mais si pourtant le discours s’émancipait trop et s’échappait sur de certaines matières réservées : « Silence, messieurs ! disait-il ; je crois que j’entends venir le roi »
Louis XIV ne l’entendait jamais venir, car il l’était et le restait toujours.
La grande Catherine de Russie, après quelque conversation avec les philosophes Diderot ou Grimm, disait en se levant pour aller vaquer aux affaires d’État : « Maintenant il faut songer au gagne-pain. » Ce n’est pas Louis XIV qui eût dit ce mot-là, qui a d’ailleurs sa bonne grâce ; ce n’est pas lui qui eût fait ainsi bon marché, même en paroles et d’un air de badinage, de ce qu’il considérait comme les plus importants et les plus sacrés de ses devoirs.
Son esprit était-il donc si fort au-dessous de sa volonté et de son caractère ? Ses juges les plus sévères eux-mêmes l’ont reconnu : « Il y avait des esprits plus pénétrants, plus vifs, plus étendus que celui du roi, il n’y en avait point qui eussent plus de justesse49. » Cette règle et cette justesse, qu’il avait naturellement dans l’esprit, et qui devenait de la symétrie pour toutes les choses du dehors auxquelles s’applique le coup d’œil, pouvait, à la rigueur, s’appeler d’un autre nom, et les libertins spirituels, les évincés comme La Fare, essayaient de la flétrir du nom de roideur et de pédantisme. Pour moi, dans ce que je lis de lettres, de discours ou d’écrits émanés du roi, je suis surtout frappé, en général, de la solidité, de l’élévation et du bon sens. Louis XIV ne fait rien sans se rendre compte, sans peser toutes les raisons ; quand divers partis lui sont proposés, il choisit ordinairement le meilleur. Est-ce à dire que ses ministres aient dissimulé devant lui, comme le dit M. Rousset, et n’aient amené sous la portée de son jugement que des informations telles qu’il en devait nécessairement sortir le choix qu’eux-mêmes avaient préparé ? Quelques cas singuliers, quelques anecdotes citées et répétées sur la foi des premiers auteurs, suffisent-elles pour permettre de tirer une conclusion aussi générale et aussi défavorable à la faculté judicieuse du grand roi, faculté si véritablement judicieuse en effet, qu’elle l’a conduit à discerner les hommes les plus capables, en chaque genre, et à les employer à propos ? Peut-on admettre qu’il n’ait fait preuve de ce bon jugement que pour bien connaître les hommes, et qu’une fois choisis, ce jugement l’ait abandonné pour le livrer à leur merci sur les choses, sur les partis combinés à l’avance et désirés par eux ? Le Père Griflet, en présence des mêmes sources et des mêmes pièces dont M. Rousset nous fait si heureusement profiter, me paraît être bien plus dans le vrai quand il nous montre Louis XIV, toutes les fois qu’il dicte ou qu’il écrit, « parlant en roi passionné pour la gloire, appliqué à ses affaires, qui agit par lui-même, qui prend connaissance et qui juge sainement de tout, et qui n’est pas tellement conduit par ses ministres qu’il n’influe beaucoup dans leurs résolutions, par son attention a les examiner et sa fermeté à les soutenir. » Cette conclusion mesurée est moins piquante que l’autre, qui suppose un Louis XIV. toujours maître et souverain en idée, et en réalité toujours dupe. Je la crois à la fois plus bienséante et plus équitable.
Mais M. Rousset lui-même nous procure la plus belle preuve des hautes qualités royales, dans le Mémoire dicté par Louis XIV sur la campagne de 1672, et sur les motifs qui la lui firent entreprendre. On avait déjà des Mémoires de Louis XIV sur d’autres moments de cette guerre, notamment sur la dernière année qui précéda la paix de Nimègue (1678). Mais l’exposé et le début triomphant de l’entreprise manquaient ; on n’a rien à désirer maintenant, grâce au Mémoire publié par M. Rousset. C’est sur ce terrain que j’aime à le suivre.
I.
Louis XIV commence par rappeler ses bons offices constants et ceux de ses prédécesseurs envers les Provinces-Unies de la Hollande, et il raisonne, comme il aime à le faire, non-seulement à l’adresse et à l’intention de ses contemporains, mais en vue de l’avenir :
« La postérité, dit-il, qui n’aura pas été témoin de tous ces événements, demandera quel a été le prix et la reconnaissance de tous ces bienfaits ; pour la satisfaire, je veux lui apprendre que, dans toutes les guerres que les rois mes prédécesseurs ou moi avons entreprises, depuis près d’un siècle, contre les puissances voisines, cette république ne nous a non-seulement pas secondés de troupes ni d’argent, et n’est pas sortie d’une simple et tiède neutralité, mais a toujours tâché de traverser, ou ouvertement ou sous main, nos progrès et nos avantages. »
La Hollande n’est pas la seule ni la dernière république qui ait été ingrate envers la France pour prix des plus grands services reçus à leur berceau : ces sortes de gouvernements, où tant de passions et de volontés s’en mêlent, sont coutumiers du fait. — Louis XIV en vient au grief le plus récent et qui l’a ulcéré. C’était dans cette guerre de 1667, entreprise contre l’Espagne pour soutenir les droits de la reine sur les Pays-bas espagnols, et qui fut marquée par une suite ininterrompue de succès et de sièges heureux :
« Je ne trouvai dans mon chemin, dit-il, que mes bons, fidèles et anciens amis les Hollandais, qui, au lieu de s’intéresser à ma fortune comme à la base de leur État, voulurent m’imposer des lois et m’obliger à faire la paix, et osèrent même user de menaces en cas que je refusasse d’accepter leur médiation. J’avoue que leur insolence me piqua au vif, et que je fus près, au risque de ce qui pourrait arriver de mes conquêtes aux Pays-Bas espagnols, de tourner toutes mes forces contre cette altière et ingrate nation. Mais ayant appelé la prudence à mon secours, et considéré que je n’avais ni le nombre de troupes, ni la qualité des alliés requis pour une pareille entreprise, je dissimulai ; je conclus la paix à des conditions honorables, résolu de remettre la punition de cette perfidie à un autre temps. »
Depuis cette paix, conclue un peu trop tôt, cette paix brusquée, il le sent, et contre laquelle étaient Turenne, même Vauban, et tous les militaires, si bien qu’il fallut donner à son armée et à la jeunesse guerrière la diversion immédiate de l’expédition de Candie, Louis XIV n’a qu’une idée, celle de se venger ; tout ce qu’il veut, il le veut avec suite, et sans se laisser distraire ; de 1668 à 1671, pendant trois années, il n’est occupé qu’à fortifier ses places, à augmenter ses troupes peu à peu, sans donner ombrage au dehors, à disposer ses alliances du côté de l’Angleterre, du côté de l’empereur et des princes de l’Empire, pour obtenir de ces derniers au moins la neutralité :
« Je ne faisais pas un grand fonds sur la solidité de ces alliances que je prévoyais bien ne devoir pas durer longtemps, comme on le verra dans la suite ; mais je comptais pour un grand avantage de pouvoir châtier en liberté, pendant quelque temps, l’insolence des Hollandais, et j’espérais les réduire à souscrire à une paix honteuse, avant que les puissances, mes alliées, pussent être en état de les secourir. »
Louis XIV est franc, il ne dissimule pas son motif : il a été blessé et il prétend en avoir raison. La politique et la guerre sont pour lui un jeu savant, un jeu d’échecs où il s’agit d’être le plus habile et le plus fort. Il n’hésite pas à dire avec une sorte de complaisance comment il s’y prit. La difficulté de l’entreprise contre la Hollande était qu’on ne pouvait l’atteindre directement, séparée et couverte comme elle était par les Pays-Bas espagnols. A prendre le chemin qui semblait le plus court, « il ne fallait pas moins que déclarer la guerre à l’Espagne et passer sur le ventre de toutes les places fortes que cette couronne possédait aux Pays-Bas » ; ce qui ne faisait pas le compte de Louis XIV, au moins au début de la guerre, car il voulait, avant tout, porter la blessure au cœur de la Hollande. Une expédition sur mer n’était pas non plus un moyen sûr de l’atteindre et de la frapper : c’était l’attaquer par son côté fort.
Tout à coup une occasion de tourner la difficulté se présente : l’Électeur de Cologne avait des prétentions sur la ville de Cologne, qui, pour y échapper et pour maintenir les franchises qu’elle s’arrogeait » se jette dans les bras de la Hollande. Louis XIV, attentif à tout ce qui se passait dans ces contrées, offre ses services et sa protection à l’Électeur et met aussi de la partie l’Évêque de Munster, prélat guerroyant. Voilà donc ses troupes qui, au commencement de 1672, en plein hiver, se mettent à filer du côté de l’Allemagne, de ce seul côté par où la Hollande était vulnérable. Les difficultés n’en étaient pas moins assez grandes. Il y avait à se faire provisoirement auxiliaire de ces petits princes ecclésiastiques, à décider les troupes de la maison du roi à prêter serment à l’Électeur de Cologne, « lequel n’était pas entièrement dans la confidence », et qui, sans cette prestation de serment, ne se serait pas engagé par un traité à remettre à Louis XIV toutes ses places :
« La chose réussit comme je me l’étais proposé, nous dit le roi ; l’écharpe et l’étendard de Cologne rassurèrent les Hollandais et l’Empire sur l’arrivée de mes troupes et la prise des quartiers d’hiver dans l’Électorat. Tout demeura calme… J’avoue que ces commencements furent un peu délicats et qu’ils ne me donnèrent pas peu d’inquiétude, quand je faisais réflexion que mes troupes étaient éparses dans les villages du plat pays, que toute la sûreté de la frontière qui les couvrait consistait en de mauvaises places de guerre toutes ouvertes, et que les Hollandais pourraient entrer avec toutes leurs forces dans le plat pays et ruiner tous mes projets… »
Enfin, le grand roi trompa son monde, et il s’en félicite. C’était de bonne guerre :
« Dieu (c’est dans la bouche de Louis XIV plus qu’une formule), Dieu, dit-il, favorisa mes desseins : les Hollandais, enivrés de leur grandeur et de leur puissance, demeurèrent dans un assoupissement presque léthargique pendant tout l’hiver. La bonne intelligence régna sur les frontières ; le commerce ne fut point interrompu ; l’Empire demeura tranquille, et j’eus le loisir de me pourvoir abondamment de tous mes besoins▶. »
Le grand dessein n’éclate qu’au commencement du printemps (1672) :
« J’avais disposé mes projets de guerre de manière que je devais tomber en même temps sur quatre places considérables des ennemis, dans la pensée que j’avais qu’on ne pouvait faire un trop grand effort dans le commencement pour déconcerter les États-Généraux et leur abattre le courage. »
Le prince de Condé, à la tête d’une armée, Louis XIV, à la tête d’une autre, débouchent de concert dans la Belgique par les Ardennes et par Charleroi, et sont rejoints au-delà de la Meuse par les troupes venues du pays de Cologne. Les quatre places investies sont prises à point nommé, et l’on en vient à ce fameux passage du Rhin, poétiquement chanté par Boileau et très simplement raconté par Louis XIV. A vrai dire, Boileau a raconté la chose aussi bien, aussi élégamment qu’un fait d’armes aussi compliqué peut se décrire en vers ; mais comme on a toujours affaire à des moqueurs, il n’a pas assez songé au parti qu’on tirerait contre son héros de cet éloge un peu fastueux où il l’a représenté comme inactif et immobile :
« Louis, les animant du feu de son courage,Se plaint de sa grandeur qui l’attache au rivage. »
Boileau, sans le vouloir, a porté par là préjudice à Louis XIV devant la postérité. Le roi pourtant fit, à ce passage, tout ce qu’il devait faire ; il le dit dans son propre récit, sans se vanter d’ailleurs et en s’appliquant à rendre à chacun la justice qui lui est due. Il vient de parler de la sécurité des Hollandais sur ce point de la branche principale du Rhin, tandis qu’ils avaient porté toutes leurs précautions et leur vigilance sur les autres bras du fleuve :
(Ai-je ◀besoin de m’excuser de la longueur des citations que je suis forcé de faire ? C’est ici du classique inédit, s’il en fut jamais, c’est du pur Louis XIV)
« En effet, nous dit le roi, la profondeur, la rapidité et la largeur du Rhin pouvaient donner quelque confiance et mettre l’esprit en repos. Cependant, sur le rapport de plusieurs gens du pays que le comte de Guiche avait menés le long du fleuve pour visiter les bords, et qui assurèrent qu’on pouvait le passer vis-à-vis le Tolhus, je résolus, de l’avis du prince de Condé, de faire tenter le passage. Le comte de Guiche, à la tête des cuirassiers et de la brigade de Pilloy et de plusieurs gens de qualité de la cour volontaires, se jeta dans le Rhin ; un escadron des ennemis, qui était posté dans le Tolhus, débusqua brusquement de son poste et se jeta de son côté d’assez bonne grâce dans le Rhin pour disputer le passage de ce fleuve au comte de Guiche, et fit sa décharge dans le milieu de l’eau, de laquelle Guitry, grand maître de ma garde-robe ; Nogent, maréchal de camp et maître de ma garde-robe ; Théobon et quelques autres officiers ou volontaires furent tués ; Revel, colonel des cuirassiers, et quelques autres blessés. J’avais moi-même posté une batterie un peu au-dessous de l’endroit où se faisait le passage, qui le voyait à revers ; à peine l’escadron fut entré dans l’eau, que je fis tirer dessus. Le grand feu du canon favorisa le passage et ébranla si fort les ennemis, qu’ils se retirèrent en désordre, et portèrent à Montbas (commandant d’un corps hollandais), qui était avec le gros de ses troupes dans son camp, au-dessous de Tolhus, la triste nouvelle du passage forcé et de l’entrée de mes troupes dans le Betau. Ce contre-temps fâcheux déconcerta si fort Montbas qu’il ne songea plus qu’à la retraite du côté d’Arnheim. A peine les premières de mes troupes furent passées, que le prince de Condé, le duc d’Enghien son fils, et le duc de Longueville, qui au bruit du passage avait accouru à toute bride d’auprès du comte de Roye, avec lequel il était détaché, passèrent le Rhin dans une petite barque, et leurs chevaux à la nage. Le prince ne songea d’abord qu’à mettre ce qu’il y avait de cavalerie passée en bataille, afin de marcher ensuite avec un corps réglé aux ennemis, ou pour les combattre, ou du moins pour les inquiéter dans leur retraite. J’étais présent au passage, qui fut hardi, vigoureux, plein d’éclat et glorieux pour la nation. Je fis passer brusquement des troupes, afin de fortifier le corps du prince de Condé ; je fis travailler diligemment à un pont de bateaux sur le Rhin, et je demeurai avec mon frère, le vicomte de Turenne, et le reste de l’armée sur les bords du Rhin, pour m’opposer au prince d’Orange, en cas que, sur l’avis du passage forcé du Rhin, il eût pris le parti de passer brusquement l’Yssel et de marcher à moi pour tomber sur l’armée à demi passée et attaquer mon arrière-garde »,
Vous aurez remarqué ces mots : « le passage qui fut glorieux pour la nation… » ; Louis XIV ne se donne que comme ayant été présent et reporte la gloire sur la nation même. Ne l’oublions pas, c’est un roi national que Louis XIV.
Survient l’incident fâcheux, l’emportement des jeunes gens « de la première qualité de France » qui, au moment où le prince de Condé s’approche des retranchements des ennemis pour accélérer leur retraite, se jettent en avant et les forcent à plus de résistance qu’ils n’en comptaient faire :
« Tous ces volontaires, la plupart jeunes gens désireux de se distinguer à ma vue, et de mériter mon estime et celle du plus grand capitaine de l’Europe qui était à leur tête, donnèrent d’abord beaucoup d’occupation au prince de Condé pour les retenir ; mais enfin le duc d’Enghien et le duc de Longueville lui échappèrent et voulurent forcer une barrière pour, joindre les ennemis. Le pays n’est que prairies assez basses, fermées de watergans, c’est-à-dire fossés, ou de haies vives, et chaque particulier a sa barrière pour entrer dans son héritage ; ce terrain était, par conséquent, fort favorable à l’infanterie. A peine le prince de Condé se fut aperçu de l’absence de son fils et de celle du duc de Longueville, qu’oubliant pour ainsi dire, si l’on ose parler ainsi du plus grand homme du monde, son caractère de général, et s’abandonnant tout entier aux mouvements du sang et de l’amitié tendre qu’il portait à son fils et à son neveu, accourut ou pour les empêcher de s’engager légèrement, ou pour les retirer du mauvais pas où leur courage et leur peu d’expérience auraient pu les embarquer ; il les trouva avec tous les volontaires aux mains avec les ennemis, qui, se voyant pressés et profitant du terrain qui leur était favorable, avaient tourné brusquement…
« Cette action fut fort vive et fort glorieuse ; mais la blessure du prince de Condé au poignet, la mort du duc de Longueville et les blessures des ducs de La Rochefoucauld, de Coislin et de Vivonne, du jeune La Salle, de Brouilly, aide-major de mes gardes du corps, etc., et de plusieurs autres gens de qualité, en diminuèrent fort le prix et me donnèrent une grande mortification, particulièrement la blessure de M. le Prince, tant à cause de sa naissance et de son mérite singulier que de la faiblesse de son tempérament, exténué par la goutte, que j’appréhendais ne pouvoir pas résister à la violence du mal.
« Après avoir donné les premiers moments aux mouvements de la nature, de l’amitié et de la considération que j’avais pour ce prince, et avoir donné au duc d’Enghien, son fils, la patente de général de mes armées, je m’appliquai à pourvoir à la sûreté de mes troupes… »
Quoique je cite beaucoup, j’abrège encore. Comme tout cela est bien senti, bien dit, sans omission, sans phrase ! Avec quel respect Louis XIV y parle de Condé et d’un moment d’oubli où le parent et le soldat remportent sur le général ! Avec quelle vérité et quelle discrétion il indique son premier mouvement de douleur à lui-même, en apprenant sa blessure ! Un tel récit justifie presque ce mot de Bussy-Rabutin à propos de cette même campagne :
« J’admire encore, disait-il du roi, sa manière d’écrire, la netteté et l’exactitude avec laquelle il observe jusqu’aux moindres particularités, et cela me fait croire que comme il ne s’attend pas à ses généraux d’armée pour faire des conquêtes, il ne s’attendra pas à ses historiens pour les écrire : personne ne peut si bien dire ce qu’il fait que lui… »
« Flatterie sans doute, et de la part d’un disgracié qui avait tout intérêt à se faire pardonner de Louis XIV, flatterie tant qu’on le voudra ! mais, enfin, ce Bussy « au langage droit, pur et net », n’aurait pas été choisir précisément ce point-là pour flatter le maître, s’il n’y avait eu quelque lieu de le faire ! — Au reste, nous-mêmes qui venons de lire, nous en sommes juges aujourd’hui.
Ah ! ce n’est pas le style bref et nu, le style abrupt et souverain de Napoléon racontant ses campagnes, ce n’est pas une plume d’airain qui écrit : c’est un roi qui, même à cheval et à la tête de ses armées, parle à loisir et sans se presser sa langue héréditaire.
Aussitôt après le passage du Rhin, le prince d’Orange se retire et n’estime pas de la prudence d’attendre dans ses retranchements de l’Yssel Louis XIV qui comptait se porter à sa rencontre :
« Cette nouvelle de la retraite prompte du prince d’Orange, quoique avantageuse pour le bien de mon service, me donna d’abord quelque mortification pour ce qui regardait ma propre gloire, parce que, s’il fût resté sur l’Yssel, j’espérais le combattre et peut-être défaire entièrement son armée ; mais, ayant toujours préféré l’intérêt de l’État à celui de ma réputation, je ne songeai qu’à profiter des avantages que la retraite des ennemis me fournissait. »
Ce ne fut pas la seule fois que Louis XIV regretta d’avoir manqué l’occasion de se mesurer avec le prince d’Orange : une autre fois, dans la suite de cette guerre (1676), il la manqua encore, proche de Valenciennes, mais par sa faute ce jour-là et par trop de prudence : il ne tenait qu’à lui d’attaquer. Y a-t-il du regret à avoir, en effet, que Louis XIV n’ait obtenu que la gloire des sièges et non celle d’une victoire en bataille rangée, cette gloire que son frère, si peu aguerri d’ailleurs, rencontra et saisit vaillamment à la journée de Cassel ? Il est juste ici de tomber d’accord pour le fond avec M. Rousset qui, en reconnaissant à Louis XIV le courage personnel et même le bon conseil grâce à ses entours, lui refuse l’initiative militaire, le coup d’œil et, en ce genre, toute inspiration de génie.
La conquête de la Hollande, qui suivit le glorieux passage du Rhin et qui probablement eût été complète, si l’on avait songé plus tôt à s’assurer de Muyden, centre des écluses, eut son terme et son arrêt dans l’inondation soudaine qui noya tout le bas pays d’au-delà d’Utrecht et ferma l’abord d’Amsterdam :
« La résolution de mettre tout le pays sous l’eau, dit à ce sujet Louis XIV, fut un peu violente ; mais que ne fait-on point pour se soustraire d’une domination étrangère ! Et je ne saurais m’empêcher d’estimer et de louer le zèle et la fermeté de ceux qui rompirent la négociation d’Amsterdam, quoique leur avis, si salutaire pour leur patrie, ait porté un grand préjudice à mon service. »
Que dites-vous de cette élévation de sentiments ? Ces mêmes marchands, à qui Louis XIV a tant de raisons ; d’en vouloir,, viennent de se relever dans son estime par le seul fait de cette résolution qui donne soudainement un si rude échec à ses propres desseins à lui ! Il les en honore et le dit avec simplicité. Connaît-on beaucoup de conquérants qui aient ainsi rendu justice et hommage, en pleine guerre, aux mesures désespérées de leurs ennemis et à l’exaspération de leur patriotisme : « Mais que ne fait-on point pour se soustraire d’une domination étrangère ! »
Ce mot proféré par Louis XIV, au plus beau moment de sa jeunesse et dans la plus grande ivresse de la conquête, me paraît répondre dignement à un autre mot prononcé par lui au moment le plus triste et le plus critique de son règne, sous le coup des plus grands désastres. Le roi qui dira au maréchal de Villars partant pour l’armée de Flandre en 1712 ces nobles paroles, en prévision d’un malheur suprême et de la perte d’une dernière bataille : « Je sais, monsieur le maréchal, que des armées aussi considérables ne sont jamais assez défaites pour que la plus grande partie de la mienne ne pût se retirer sur la Somme. Je connais cette rivière ; elle est très difficile à passer : il y a des places qu’on peut rendre bonnes ; je compterais aller à Péronne ou à Saint-Quentin, y ramasser tout ce que j’aurais de troupes, faire un dernier effort avec vous, et périr ensemble ou sauver l’État ; car je ne consentirai jamais à laisser approcher l’ennemi de ma capitale » ; celui qui dira cette parole est bien le même qui, quarante ans auparavant, a honoré et loué les Hollandais d’avoir tout fait pour lui fermer l’accès d’Amsterdam.
II.
Je pourrais insister sur d’autres parties de ce Mémoire si digne de son auteur ; j’aimerais à y remarquer une justice rendue en passant à ce modeste et utile officier,
Martinet, tué au siège de Doesbourg, à qui Louis XIV accorde, au moment où il le perd, un tribut d’estime et de regret ; je pourrais relever aussi un certain air de satisfaction et de gloire répandu sur l’ensemble et qui couronne la récapitulation, l’espèce d’examen de conscience par où le roi termine le récit de cette magnifique année 1672. Mais c’est assez ; mieux vaut en rester sur une impression qui est un témoignage de la vraie grandeur du cœur. C’est parce que j’en suis touché, c’est parce que M. Rousset, commentant ce même endroit, l’a été également, que j’ai lieu de m’étonner qu’ensuite il ne ménage pas plus les expressions au sujet d’un roi magnanime ; qu’il se plaise parfois à le montrer dans un embarras qui touche au comique (tome Ier, p. 418) ; qu’il parle de ses éruptions de vanité, et pour un projet dans lequel il le surprend au dépourvu, projet un peu trop ambitieux, mais qui a grand air, il s’égaye de ce qu’il appelle sa déconvenue (tome Ier, p. 419) ; qu’enfin, pour l’avoir surpris, un autre jour, dans une grande variation d’ordres et de contre-ordres donnés coup sur coup (tome Ier, p. 489), il se moque tout à fait de lui.
Boileau (et je ne parle pas ici du poète louant en public, mais de l’homme de sens s’épanchant dans la familiarité), Boileau était d’un tout autre avis ; il entrait, nous assure-t-on, dans une espèce d’enthousiasme lorsqu’il parlait de Louis XIV, et l’on a recueilli de ses lèvres ces propres paroles, qui renferment un si bel éloge sous forme littéraire : « C’est, disait-il, un prince qui ne parle jamais sans avoir pensé ; il construit admirablement tout ce qu’il dit ; ses moindres reparties sentent le souverain ; et quand il est dans son domestique, il semble recevoir la loi plutôt que la donner. » Ce dernier trait se rapporte à la facilité de vivre du roi dans son intérieur et à son égalité d’humeur avec tout ce qui l’entourait.
Et Goethe que l’on peut citer à côté de Boileau, Goethe le grand et judicieux critique, a observé excellemment que « lorsqu’une famille s’est fait remarquer durant quelques générations par des mérites et des succès divers, elle finit souvent par produire dans le nombre de ses rejetons un individu qui réunit en lui les qualités et les défauts de tous ses ancêtres : il en est de même, ajoute-t-il, des peuples célèbres qui, la plupart, ont vu naître dans leur sein des hommes profondément empreints de la physionomie nationale, comme si la Nature les avait destinés à en offrir le modèle. » Et il cite en exemple Voltaire, le plus Français des hommes, celui que la Nature semble avoir chargé de représenter la France à l’univers. Mais, comme phénomène non moins mémorable, il remarque que « dans les diverses classes et jusque dans les rangs les plus élevés de l’ordre social, des hommes se sont produits qui en ont rassemblé en eux tous les traits caractéristiques, au point d’identifier leur nom avec l’idée même de ces rangs et de ces classes, et d’en paraître comme la personnification vivante. » Et il cite pour exemple Louis XIV, que la Nature créa, dit-il, l’homme souverain par excellence, le type des monarques, le roi le plus vraiment roi qui ait jamais porté la couronne.
Ce jugement de Gœthe, en définitive, ne sera point cassé : il est celui de l’histoire. Tout concorde en Louis XIV ; rien ne jure. Ses défauts même sont tels, et il les porta de telle sorte, qu’ils n’altèrent ni ne dégradent en rien son caractère de roi. Assez d’autres princes, selon l’observation de Chateaubriand, ont eu des vices dont rougit la nature humaine, de ces vices honteux et caverneux qui se cachent : Louis XIV a eu ses défauts, ses faiblesses de volupté et d’orgueil, sans, en rien dérober et en plein soleil.
Il est mort comme il avait vécu, en vue de tous et en toute lumière, conservant jusqu’à la fin sa noblesse de sentiments, sa droiture d’esprit, sa langue parfaite et royale. Un Récit authentique de ses derniers instants, écrit par un témoin et assez récemment publié, nous le montre procédant et agissant sur son lit de mort « avec une manière naturelle et simple, comme dans les actions, est-il dit, qu’il avait le plus accoutumé de faire ; ne parlant à chacun que des choses dont il convenait de lui parler, et avec une éloquence juste et précise qu’il a eue toute sa vie et qui semble s’être encore augmentée dans ses derniers moments. Son bon esprit et sa fermeté, ajoute le témoin, ne font pas abandonné un instant, et, en parlant avec douceur et bonté à tous ceux à qui il a bien voulu parler, il a conservé toute sa grandeur et sa majesté jusqu’au dernier soupir. » En un mot, Louis XIV s’est montré roi jusqu’à la fin, avec la conscience et le respect de son rôle qui n’était pas un rôle pour lui, mais qui était un ministère. Il n’était pas homme à dire comme Auguste mourant après un aussi
long règne et parodiant l’acteur comique dans le couplet final : « Si vous êtes contents de la pièce et de l’acteur, applaudissez ! » Louis XIV n’était, à aucun degré, comédien, Il n’avait point de masque à ôter. Le roi chez lui était le même que l’homme, et prêtait même de sa grandeur à l’homme.
De tout cela je prétends conclure seulement une chose aujourd’hui, c’est que, dans une Histoire où Louvois tient le premier rang, où il est à bon droit loué, apprécié, défendu et justifié partout où il peut l’être, il ne convient pas que Louis XIV paye les frais de cette justice. Un peu plus de respect envers le monarque rentrerait dans l’esprit même et dans le ton habituel d’un livre d’ailleurs excellent.
Si l’ouvrage de M. Rousset ne devait avoir une suite qui donnera occasion d’y revenir, je me reprocherais d’en avoir trop peu indiqué les résultats historiques, particulièrement en ce qui concerne la principale figure. Mais nous n’embrassons encore, à cette fin du second volume, que la première partie de la grande carrière de Louvois ; la seconde va commencer ; il a encore douze ans à vivre, à gouverner, à être premier ministre autant qu’on peut l’être sans le titre, sous un roi aussi travailleur. Son ambition, qui a déjà eu assez de champ, va redoubler d’activité, d’audace, de hauteur et d’essor, peut-être d’imprudence. Je lisais l’autre jour ce mot d’un savant célèbre50: « Il faut entreprendre quatre fois plus qu’on ne peut faire. » C’est une maxime que les hommes d’action et les ambitieux en tout genre sont assez disposés à mettre en pratique. Louvois n’y manqua point. Un jugement définitif ne sera possible sur lui (s’il l’est jamais) qu’après sa pleine et entière carrière, si brusquement rompue par la mort.