La réforme prosodique
La réforme prosodique s’imposait. L’abus de la rime riche tendait à faire de la poésie un jeu de versification, un exercice de bouts rimés. Sachant qu’un excès ne se corrige que par un autre, la nature humaine ayant besoin d’être forcée en sens contraire pour revenir au juste milieu, nous souhaitions des vers sans rimes, reconnaissables seulement à la sonorité et à l’éclat, obéissant aux seules lois de la fantaisie, scandés d’un frémissement intérieur, distincts de la prose, par leur intensité musicale. Verlaine, que nous incitions à cette réforme, s’y refusa.
« Notre langue, peu accentuée, prétendait-il16, ne saurait admettre le vers blanc, et ni Voltaire, vice-roi de Prusse en son temps, ni Louis Bonaparte, roi de Hollande au sien, ne me sont des autorités suffisantes pour hésiter, ne fût-ce qu’un instant, à ne me point départir de ce principe absolu. Rimez faiblement, assonez si vous voulez, mais rimez, ou assonez, pas de vers français sans cela.
« Quand je dis : “rimez faiblement”, je m’entends, et je ne veux pas que ma concession signifie : rimez mal.
« Musset, hélas ! rime mal. La Fontaine lui a donné le fatal exemple, et leur génie ne les absout pas plus que son esprit en prose n’absout le d’ailleurs “affreux” Voltaire. (Jamais feu Ponsard, son digne partisan, entre autres, n’aura si bien dit sans le savoir.) Voilà, sauf erreur, les deux seules exceptions troublantes. La plupart des bons poètes riment bien, plusieurs riment faiblement. C’est, je crois, Racine qui a commencé à rimer faiblement, en ce sens qu’il se sert souvent d’adjectifs au bout de deux vers, redoutables et épouvantables, qu’il y emploie des mots presque congénères : père, mère, chose que Malherbe eût évitée, qu’il n’a presque jamais la consonne d’appui. Mais, chez lui, le vers est si nombreux, si long et si mélodieux, que les finales mêmes sont comme une grâce sobre et chaste de plus. Et je ne serais pas éloigné de lui savoir un certain gré d’avoir en quelque sorte innové de cette discrète et légère façon. Il est vrai que je l’aime tant que j’aurais peur à la fin d’aimer en lui jusqu’à un défaut.
« Mais non, ces rimes-là ne sont pas défectueuses, croyons-le bien, surtout dans l’alexandrin plat. L’adorable Chénier, notre Lamartine, ce Barbier, infiniment trop oublié, le grand Vigny et jusqu’à un certain point Baudelaire ont rimé faiblement. Pierre Dupont, qu’il est temps de revendiquer, tant même l’élite est ingrate ! dans ses chansons si musicales, en dehors, bien entendu, des airs charmants qu’il y adaptait, rime faiblement :
Ô mon amante,Ô mon désir,Sachons cueillirL’heure charmante.« Combien d’entre nous n’eussent pas mis choisir pour la rime, c’est le cas de le dire ? Et alors, n’est-ce pas que j’ai eu quelque lieu de m’écrier en considérant de tels abus encore possibles :
Oh ! qui dira les torts de la rime ?« Ce que, par exemple, je proscris de tous mes vœux, c’est la rime mauvaise. Par rime mauvaise, je veux dire, pour illustrer immédiatement mes raisons, des horreurs comme celles-ci, qui ne sont pas plus “pour l’oreille” (malgré le Voltaire déjà qualifié) que “pour l’œil” : falot et tableau, vert et piver, tant d’autres, dont la seule pensée me fait rougir et que pourtant vous retrouverez dans maints des plus estimables modernes. Les grands Parnassiens, Coppée, Dierx, Heredia, Mallarmé, Mendès, n’ont gardé d’offrir de pareils scandales. Vous ne trouverez pas non plus chez eux ces rimes en anq et en ant, en anc et en and, que ne sauve pas la consonne d’appui, même dans ces magnifiques vers de Victor Hugo :
Un flot rouge, un sanglot de pourpre, éclaboussantLes convives, le trône et la table, de sang.ni la rime artésienne ou picarde, pomme et Bapaume, ni la méridionale, Grasse (la ville) et grâce, ni même la normande, aimer et mer, bien que consacrée par Corneille et aussi par Racine. Il n’y a plus guère que M. Vacquerie, disciple en ceci de ce dernier, et d’ailleurs normand comme Corneille, qui ait osé de nos jours un provincialisme comme :
J’aurais fini par supporterUn chœur d’Esther ».
Et Paul Verlaine finissait par laisser entendre qu’à son avis, rimer mal ou assoner était une marque d’impuissance.
Cette lettre, en dépit de l’admiration que nous professions pour le Maître,
ne modifia en rien nos idées sur la rime, non plus que notre opinion sur
« l’affreux Voltaire »
. La difficulté n’est pas de rimer bien (un
dictionnaire de rimes y suffit), mais de faire vivre le vers par le nombre, l’éclat,
l’harmonie. Nous avions la ressource d’en appeler à Verlaine, et de lui opposer son Art poétique.
Tu feras bien, en train d’énergie,De rendre un peu la Rime assagie ;Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où ?………………………………………De la musique encore et toujours !Que ton vers soit la chose envoléeQu’on sent qui fuit d’une âme en alléeVers d’autres cieux à d’autres amours.Que ton vers soit la bonne aventureÉparse au vent crispé du matinQui va fleurant la menthe et le thym…Et tout le reste est littérature17.
D’ailleurs, parmi les poètes que cite Verlaine, M. Catulle Mendès, lui-même, n’était pas
loin de faire des concessions. On ne se scandalise plus de voir rimer un pluriel avec un
singulier. Nous estimions plus logique de faire rimer lys et calice que lys et embellis. Mais il ne
nous suffisait pas de vouloir imposer la « rime pour l’oreille »
. Il
fallait encore lutter pour la liberté de la césure et de l’hiatus.
La force de la routine est telle que Victor Hugo, qui se glorifiait de pouvoir dire :
J’ai disloqué ce grand niais d’alexandrin,
n’avait pas osé déplacer la césure. Théodore de Banville avait bien écrit :
Elle filait — pensivement — la blanche laine,
mais, effrayé de sa propre audace, il n’eut plus de sommeil jusqu’à ce qu’il eût trouve ce correctif :
Elle filait d’un doigt — pensif la blanche laine,
qui rétablit la paix de sa conscience troublée.
Les ternaires de M. Catulle Mendès :
Elle marchait — avec un lys — dans chaque main…Des prisonniers — cloués au mur — à coups d’épieu…
comme ceux de François Coppée :
Le lévrier — qui dort en rond — sur le tapis,
obéissaient toujours au vieux précepte de Boileau et laissaient subsister la césure au
milieu du vers. Je sais bien qu’elle ne subsistait plus que par un artifice topographique.
C’est ce que M. Mendès appelait « l’observance hypocrite d’une règle
abolie »
, mais enfin elle subsistait. Paul Verlaine eut le courage de son
opinion. Sans s’embarrasser
d’une barrière inutile, il donna au vers ternaire
le droit de cité :
Il a vaincu — la Femme belle — au cœur subtil…Néoptolème — âme charmante — et chaste tête…Et sur mon cœur — qu’il pénétrait — plein de pitié…Ces braves gens — que le Journal — rend un peu sots…Quoi que j’en aie — et que je rie — ou que je pleure…Rien de meilleur — à respirer — que votre odeur…Pour supporter — tant de douleur — démesurée…Pour, disais-tu, — les encadrer — bien gentiment…
Cette coupe nouvelle de vers, d’où l’on allait tirer des effets si imprévus, offrait toutes les garanties d’une réforme née viable, puisqu’elle était l’épanouissement naturel d’une idée lentement mûrie et qu’elle avait subi le contrôle à la fois du Génie et du Temps. C’est la plus heureuse de toutes les tentatives faites pour renouveler l’alexandrin (il y en a d’autres), et c’est la seule contre laquelle on ne puisse guère objecter qu’une misérable raison d’habitude.
* *
Pour l’hiatus qui horripile force gens, il faut bien convenir qu’il n’est que le plus absurde des préjugés. On peut bien se donner l’illusion de l’éviter, mais il se venge des dédains en revenant sous une autre forme. M. Mendès ne cachait pas qu’il éprouvait contre l’hiatus une sainte horreur, mais ouvrez ses poésies et vous verrez que l’hiatus y fourmille comme il fourmille chez Malherbe, comme il fourmille chez Boileau. Entendons-nous. Il ne s’agit point de l’hiatus graphique facilement éludé sur le papier ; mais de l’hiatus phonétique, inévitable. Je cite au hasard de la mémoire :
Le trou hagard que fait un boulet de canon…Ô Maître ! que ton joug est pesant, disent-ils…Parle ! Quel vice encor nous manque ou quelle honte ?Lente extase, houleux sommeil exempt de songe…De pesants bracelets hors du satin des boîtes…Je sais bien que j’ai tort et que c’est détestable…Laisse-moi, dis-je, étant en proie à la pensée…
L’œil le plus prévenu contre l’hiatus est satisfait en lisant ces vers, mais l’oreille ?… Essayez de les déclamer et vous verrez que vous éprouverez tous les effets de l’hiatus, puisque la liaison écrite se fond dans la prononciation. D’ailleurs, soyez logiques. Si l’hiatus provenant de la rencontre de deux mots est désagréable, pourquoi celui provenant de la rencontre de deux voyelles dans le même mot le serait-il moins ? Pourquoi M. Mendès emploie-t-il des mots comme : Idéal, Héroïsme, Hyménéen, Antinoüs, Noël, Oréade, etc., entachés d’hiatus ? M. Anatole France a noté que le charme de certains noms de femme : Pholoë, Chloë, Pasiphaë, provenait justement de ce glissement de deux voyelles l’une sur l’autre.
L’hiatus peut donc être une source d’harmonie et ajouter au vers une beauté nouvelle.
Il ne s’agit que de le réglementer. Ainsi Ronsard, dans son Abrégé, bannit les hiatus désagréables à l’oreille ; dans ses poèmes, il admet volontiers « tu as », « qui ouvre », « si elle », etc., qui n’ont rien que d’harmonieux. C’est une règle sage.
Musset n’a-t-il pas dit :
… Ah ! folle que tu esComme je t’aimerais demain si tu vivais !
sans que l’oreille en soit incommodée ?