Émile Augier
Le Fils de Giboyer.
Eh bien, est-ce fini ? Est-il épuisé, ce succès dont le meilleur claqueur fut le scandale ?
Après la satire de Laprade, à laquelle, du reste, Augier a répondu en une prose qui valait ses vers ; après ce dernier coup de pied des académiciens entre eux, que peut-il arriver à Émile Augier en fait de claque scandaleuse ?…
Ah ! qu’il demande à Dieu quelque Laprade encore » — si on peut trouver deux Laprades dans la littérature contemporaine, — ou quelque sous Laprade, — qui fasse entendre la voix d’un courroux attardé ! Sans les partis vaincus, comme les a nommés la critique, avec cette sentimentalité bête qui n’a jamais manqué son effet sur le peuple français ; sans les cléricaux, qui sont le sujet de la courageuse comédie d’Émile Augier, et sans Veuillot-Déodat, le Fils de Giboyer ne serait un chef-d’œuvre qu’entre cabotins intéressés à la chose ; mais, entre gens littéraires, on n’en parlerait déjà plus !
Oui ! ce sont eux, les partis vaincus, qui ont fait le succès d’Augier, avec leurs misérables cris d’écorchés sitôt qu’on les touche ; ce sont ceux auxquels il a consacré sa pièce. Littérairement, ne soyez rien ou ayez du génie ; mais, si vous voulez beaucoup réussir, attachez la moindre loque politique en cocarde à votre œuvre : les taureaux, et même les bœufs de tous les partis, se mettront à meugler à l’unanimité, et feront ce vacarme que nous prenons si légèrement pour de la gloire !
La chose est arrivée à Émile Augier.
Ses nombreuses comédies de mœurs lui avaient rapporté un grand nombre de feux et la flanelle de l’Académie française ; c’était déjà joli ! Mais tout cela n’a pas suffi au jeune ambitieux. Il lui fallait du bruit. Il savait que l’on en fait toujours, si médiocre soit-on, avec une comédie politique, et, du premier coup, dès qu’il a eu fait la sienne, lui, l’auteur du Gendre de M. Poirier, lui, ce vaudevilliste sec et sans gaîté, s’est entendu appeler un Aristophane et un Beaumarchais ! Aristophane-Clystorel, — c’est Veuillot qui l’a dit.
Augier, Beaumarchais !… Il faut vraiment, pour risquer pareille comparaison, que nous ayons perdu, depuis 1789, jusqu’à l’aristocratie de notre mémoire !… Il faut que nous soyons bien indignes de nos spirituels aïeux pour que le public du théâtre de Corneille, de Racine, de Molière, de Regnard et de Beaumarchais, ait, pu prendre un moment Émile Augier pour le successeur naturel de ces auteurs charmants et superbes !
Voilà pourtant ce qui s’est fait. Deux siècles à peine après Tartuffe, — Tartuffe, ce magnifique mensonge, — nous avons eu le Fils de Giboyer. Émile Augier, croyant avoir recommencé Tartuffe, ne l’a recommencé, en effet, que dans l’hypocrite préface où il essaie de s’en excuser. Voyez-vous Augier se posant en Molière ?
Vous l’avez voulu, Georges Dandins de tous les partis ! Les cléricaux, comme on dit maintenant, — puisque la littérature française parle belge et cherche ses mots dans le dictionnaire de Havin, qui les prend lui-même dans l’Indépendance, — les cléricaux se sont crus pourfendus, du ventre à la tête, par la plumette d’Augier ! Ils ont crié à la ciguë, parce que, dans cette comédie du Fils de Giboyer, plutôt scribouillée qu’écrite, l’aimable auteur a personnifié ce terrible parti catholique, qui doit avaler prochainement la civilisation si on ne se met en travers, par un marquis Samson, à voix de tabatière, par deux Putiphars, par un Prudhomme, industriel enrichi, etc. Ma foi ! par rien de plus ! Car il ne faut rien de plus, à ce qu’il paraît, pour faire la grande comédie politique de notre temps sorti de la Révolution française, et pour frapper cette mordante médaille de la comédie-pamphlet au xixe siècle.
Un marquis tarte à la crème, deux caillettes, dont l’une n’est que la Bélise de Molière servilement copiée, et un type d’Henri Monnier, à présent commun comme la borne, voilà les épouvantables éléments dont se compose le cléricalisme qui fait trembler, et auquel Augier, cette tête de linotte dramatique, oppose, pour l’aplatir, Giboyer le vénal, monsieur son bâtard et la demoiselle Fernande, née de l’adultère…
La critique, cette courtisane de tous les publics dont elle devrait être l’institutrice, a battu des mains comme un simple Gringalet du lustre, et fait ensuite, sur le tremplin du lieu commun, sa pirouette mélancolique en l’honneur des partis vaincus. Les partis vaincus, à leur tour, Goliaths enchaînés ou sans armes, ont fait hue ! à cet espiègle de petit David, dont le caillou polisson les atteignait entre les deux yeux.
Il n’y a pas jusqu’à Déodat, le redoutable fils du tonnelier, personnellement insulté là-dedans, qui n’ait levé son puissant maillet, pour le détourner, il est vrai, en voyant quelle pauvre tête il allait écraser. Par parenthèse, j’oserai blâmer cette clémence, car, en frappant sur un talent faux et perverti, on raffermit l’opinion publique, ce tonneau plein de vilaines choses qu’il est toujours bon de recercler ! Moi qui me crois clérical autant que personne, je ne me suis senti ni blessé ni vexé. Il y a plus, je trouve qu’en principe Augier avait raison de faire contre nous une comédie, puisqu’il est contre nous, Augier !
Il s’agit bien de générosité quand on veut être à tout prix un poète comique, voir le ridicule partout et le traiter avec une gaîté implacable ! Puis, des partis vaincus ! est-ce qu’il y en a ? Ils ne sont pas, d’ailleurs, désarmés de ce qui tue si bien, au théâtre. Ils ont le sifflet, et c’est assez. Demandez plutôt à About, à qui on a exécuté l’an passé un si beau nocturne !
Se lamenter, comme on l’a fait, au lieu de siffler, ce n’est pas beau, cela ! Le sifflet est un instrument tout aussi français que la trompette. Nos pères sifflaient. C’est la musique de notre pays !
Voilà pourquoi, à tous les points de vue, la critique a eu tort envers Augier dans toute cette affaire ! L’auteur du Fils de Giboyer avait le droit, sinon la puissance, d’être féroce comme Aristophane contre Socrate, comme Voltaire contre Fréron, sans avoir besoin de demander pardon pour l’atrocité de son génie dans une préface sans esprit, sans style et sans fierté.
On a toujours le droit de faire, à ses risques et périls, un chef-d’œuvre ou une sottise !
Et Émile Augier a usé de ses prérogatives de telle façon que moi, clérical, je me déclare vengé !
J’ose trouver sa comédie mauvaise, — aussi mauvaise que la préface dont il l’a fait précéder pour la défendre et dans laquelle il a tout l’air d’un tapissier maladroit qui ne sait pas planter un clou sans s’écraser les doigts. La faculté de raisonner, chez Émile Augier, est égale à sa faculté d’inventer et d’écrire. J’ai dit quels étaient les caractères de sa comédie. Mais l’idée et le canevas de cette pièce, qui, comme toutes les comédies politiques, a le tort de n’être qu’un pamphlet d’occasion, n’appartiennent pas plus à Émile Augier que ses personnages. Le Fils de Giboyer est un amalgame comme il s’en fait dans la mémoire des perroquets. C’est une imitation exténuée des deux créations les plus fortes de la littérature moderne : Le Rouge et le Noir, de Stendhal, et le Vautrin, de Balzac. Giboyer père, c’est Vautrin ramolli et tombé dans le pied plat et dans le marchand d’encre ; Giboyer fils, c’est Julien Sorel, moins l’orgueil tigre, Julien Sorel, petit drôle vertueux et sentimental. Le travail d’Augier sur ces deux grands types, transportés dans le petit cadre de sa comédie, ressemble à la petite industrie qui réduit les plus belles statues et les plus beaux bustes des musées en figurines propres à orner la canne ou le parapluie bourgeois.
Émile Augier travaille donc en vieux et en petit, mais ses nielles dramatiques ne se relèvent pas par la pureté, la précision, le vif étincelant du détail. Très inférieur à Scribe, il n’en procède pas moins de ce maître du vaudeville français : il se sert du procédé de cet homme qui savait le secret du succès, secret honteux qui consiste en ceci, au théâtre : plus une plaisanterie est connue, plus elle réussit.
Voilà pourquoi, dans le Fils de Giboyer, il n’y a pas une seule plaisanterie que l’on n’ait entendue cent fois, pas un mot cherchant à faire trait que l’on n’ait ramassé sous les pieds de tous dans les conversations !
Les marquis y disent à leur valet : « Je ne me soucie pas d’être un père in partibus infidelium. »
On n’y est pas « plus royaliste que le roi »
. On y mange son père à « la croque-au-sel »
. On y trouve ce vieux mot, qui veut dire cette chose qui existe depuis madame Putiphar, et qui existe beaucoup trop, non seulement comme indécence, mais comme redite : « Elle ne vous a pas obligé à lui laisser votre manteau. »
On y donne ceci comme une découverte : « La parole est d’argent, mais le silence est d’or. »
Enfin, les plus grandes malices et les plus grandes originalités contre Déodat : « C’est le bâtonniste devant l’arche »
, comme si nous étions chez les Juifs. « C’est le hussard de l’orthodoxie ; il chante le Dies iræ sur l’air du mirliton. »
Ce Giboyer est au-dessous du dernier buveur de bière de la brasserie des Martyrs !
Le public, qui se reconnaît dans ces élégances, s’applaudit, en ayant l’air d’applaudir l’auteur.
Et voilà comment Veuillot est déshonoré, le pape humilié et l’Église romaine plongée dans un bien grand chagrin, par cette belle comédie du xixe siècle jouée contre le catholicisme par un petit de la Révolution !