Chapitre V. Première partie.
Les idées anciennes devenues inintelligibles
Avançons dans la route difficile que nous nous sommes tracée : je l’ai déjà dit, ma fonction est de venir expliquer des ruines.
Les idées qui ne peuvent pas devenir populaires sont frappées de mort en naissant, et alors elles ne causent aucun trouble. Cependant, plus tard peut-être, comme un germe qui a besoin d’être longtemps couvé, elles reparaîtront pour bouleverser le monde qu’elles avaient d’abord laissé tranquille. Les idées qui cessent d’être populaires, ou parce qu’elles ont été usées par le temps, ou parce qu’elles ont reçu tout le développement dont elles étaient susceptibles, ou enfin parce que le bien qu’elles devaient produire est consommé, ces idées meurent aussi, mais dans une longue et terrible agonie, car tout est souffrance pour le genre humain. Celles qui ont été préparées d’avance, qui se trouvent d’accord avec les instincts d’un peuple, avec les progrès naturels de la civilisation, finissent toujours par s’identifier dans les esprits, par se manifester dans toutes les formes de la société ; cependant celles-là mêmes ne peuvent parvenir à gouverner les hommes qu’après avoir fait éprouver de grandes douleurs.
Parmi ces différentes sortes d’idées il est bien facile de reconnaître celles qui cherchent à s’introduire de force dans le monde, sans y être attendues, et celles qui ont fini de régner, mais dont on voudrait prolonger l’empire parmi les peuples. Les hommes mêmes qui veulent établir les unes, lorsqu’elles n’ont pas en elles la raison de leur existence, ou qui veulent propager encore les autres lorsqu’elles ont perdu ce principe de vie qui est dans l’assentiment général, témoignent, par l’expression indécise de leurs discours, qu’ils ne les comprennent point. Elles se montrent alors les unes et les autres, sans parure, sans charme, sans cortège, avec mille contradictions ; ce sont des dieux étrangers ou des rois détrônés.
Dans les temps où la société est ainsi agitée par la lutte des idées anciennes qui voudraient ressaisir le sceptre du pouvoir, et des idées nouvelles qui ne veulent pas souffrir de partage, souvent c’est un malaise vague et intérieur dont il est difficile de marquer les périodes et de signaler tous les symptômes. Cette difficulté est bien moins grande à présent : les dernières sessions des Chambres peuvent être considérées comme une arène où nous avons été appelés à juger du combat, sans effort pour nous, car toutes les opinions se sont trouvées naturellement en présence et à découvert. Il est devenu sensible pour tous que les idées anciennes non seulement étaient décréditées, mais encore qu’elles étaient frappées d’une sorte d’obscurité qui les rendait inintelligibles au plus grand nombre ; comme les paroles de cette fille de Priam, qui étaient empreintes du sentiment de l’avenir, mais à qui le don d’imposer la croyance avait été refusé. Au milieu de ce violent tumulte, qui fut le plus souvent une discussion très solennelle, les idées anciennes étaient défendues, tantôt avec une réserve que l’on prenait pour de la faiblesse, tantôt avec un courage que l’on prenait pour de l’exagération ; quelquefois on eût dit le chant du cygne qui va mourir : mais ce chant du cygne n’était point entendu, et n’avait point la force d’émouvoir ; il n’y avait rien de contagieux dans ces derniers accents d’idées expirantes, ou dont l’empire n’était plus que dans le passé : encore, il faut l’avouer, souvent aussi ce n’était point même le chant du cygne ; c’était quelque chose de vague et d’incertain, comme un éblouissement des oreilles ; c’était, en un mot, une cause mal comprise et mal défendue. On plaide toujours avec gêne devant des juges prévenus, surtout lorsque l’on diffère de langage avec eux ; on voudrait vaincre des répugnances, faire des concessions pour être écouté avec moins de défaveur, s’accommoder aux temps et aux lieux ; couvrir, s’il est permis de parler ainsi, par le néologisme du langage, l’archaïsme des idées et des sentiments. Tous ces artifices de la parole, toutes ces ruses des affections et des souvenirs, ne produisaient aucune illusion, aucun entraînement. L’éloquence, comme on sait, n’est pas seulement dans l’orateur qui parle ; elle est aussi dans ceux qui écoutent. S’il fait autre chose que leur montrer ce qui est déjà en eux, il n’aura réussi qu’à être trouvé étrange, qu’à être considéré comme un homme d’imagination : il faut de la sympathie et des points convenus entre tous ; et l’émotion qui s’arrête sur le bord de la tribune, sans aller au-delà, finit par s’y éteindre. L’orateur enfin ne peut être animé, ne peut être entraîné hors de lui-même, et ramener ainsi son auditoire à un centre commun, que par la conscience de l’impression qu’il produit, de l’ascendant qu’il exerce. Le cavalier doit sentir frémir dans sa main la bouche délicate du cheval, sous peine d’être renversé avec dédain par lui. L’éloquence prodiguée en pure perte se glace sur les lèvres, et retombe avec amertume sur le cœur. Remarquez bien qu’il ne s’agit plus ici d’une simple composition littéraire où le lecteur, placé dans une sphère convenue d’idées et de sentiments, se prête à toutes les illusions qui lui sont prescrites, et s’émeut vivement d’une création dont il a adopté d’avance toutes les données. C’est ainsi que la scène tragique nous fait compatir tous les jours aux malheurs de personnages entièrement placés en dehors de toutes nos affections. Mais ici nous ne pouvons pas sortir du monde positif, de la sphère de la réalité ; l’imagination doit rester attachée à ce qui est dans le moment actuel.
Dans l’assemblée dont nous parlions tout à l’heure on voyait deux choses à la fois : certains dogmes de la société ancienne, à moitié admis, à moitié rejetés par ceux qui les professaient encore, ou qui voulaient encore les professer ; certains dogmes de la société nouvelle, qu’on avait le dessein d’admettre sans conviction, et par la seule nécessité des circonstances. En cela il ne faut accuser personne d’incertitude et de mauvaise foi. Il est des esprits timides qui s’effraient, il est des esprits vigoureux qui croient pouvoir dominer les temps. Ainsi chez les uns l’opposition venait de la force de leur caractère ; chez les autres, d’une sorte de timidité qui est une marque certaine de droiture. Des opinions ne peuvent avoir l’impulsion irrésistible des sentiments, et cependant ou défendait des opinions comme on eût défendu des sentiments. Aussi arrivait-il encore qu’on voulait tourner les opinions en sentiments, et cela dans tous les partis : alors c’était tout ce qu’il pouvait y avoir de plus discordant. Voilà pourquoi vous avez vu, durant l’année qui vient de s’écouler, des prodiges inouïs de contresens et de désharmonie. Vous avez vu, en effet, soutenir le droit par les mêmes arguments que le fait, le juste par les mêmes arguments que l’utile ; d’un autre côté, le fait et l’utile avaient des champions qui puisaient leurs moyens de défense dans les doctrines sur lesquelles reposent le droit et le juste ; la légitimité était confondue avec l’hérédité, avec l’hypothèse de l’élection continue ou du pacte primitif : il en résultait une grande confusion de langage ; mais tout, dans ce combat inégal, tournait au profit des idées nouvelles, parce que ce sont elles seulement qui sont douées de la force expansive. La Chambre de 1815, qui a été l’objet de tant d’éloges et de tant de critiques, eut cela de remarquable qu’elle représentait très bien le mouvement des opinions françaises, qu’elle représentait très bien aussi cet état d’anxiété, de trouble, d’incertitude, résultat nécessaire de la lutte des mœurs et des opinions.
Dans une telle révolution, qui atteint jusqu’aux éléments mêmes de la société, il a été bien permis, sans doute, et il n’est peut-être encore que trop permis à un grand nombre d’hommes de désespérer de notre existence sociale ; et ce malaise si naturel, qui continue toujours de se faire sentir, pourra bien ne se prolonger que trop longtemps. Néanmoins, que les timides se rassurent, la société ne peut périr ; et la France est restée à la tête de la civilisation de l’Europe, malgré toutes les vicissitudes de la fortune. Il faut donc que la France soit sauvée, sous peine d’entraîner tous les autres états de la vieille Europe dans une vaste ruine.
Plus d’une fois la France a vu son sol couvert d’ennemis ; mais il y a en elle une telle énergie vitale qu’elle n’a pu jamais succomber, ni plier son front au joug de la conquête. Encore de telles invasions n’auraient point eu lieu, si les Français n’eussent pas été divisés entre eux ; et leur division n’existait que parce qu’il y avait des questions indécises, car la fidélité se trouvait également dans les deux partis. Le Français peut avoir beaucoup d’erreurs ; mais la félonie n’est point dans son caractère. Ainsi la plupart des défections du 20 mars, défections déplorables dont la patrie gémira si longtemps, ne furent chez nos soldats que l’instinct égaré de la gloire. Laissons-en tout l’opprobre aux factieux et aux intrigants, toujours si habiles à se saisir des circonstances.
La France ne doit donc jamais désespérer de son salut. La Providence, qui lui a donné la magistrature des civilisations modernes, tantôt suscite Charles Martel pour écraser d’un seul coup les formidables armées des Sarrasins au milieu même de leurs immenses triomphes ; tantôt met dans les mains d’une jeune vierge l’étendard des lis, pour faire sacrer à Reims le fils de nos rois ; tantôt convoque à Paris tous les souverains de l’Europe, pour assister à la restauration de la monarchie conservatrice de leurs propres droits.
Noble terre de la gloire et des beaux-arts, terre des héros, non, tu ne périras point ; j’en jure et tes trophées et tes revers : j’en jure et les plaines de la Massoure, et les sables de l’Afrique, et les jardins de la Touraine, et les murs de Pavie, et les bocages de la Vendée, et deux fois les champs de Fleurus. Noble terre de ma patrie, la Providence a trop fait pour toi ; elle n’abandonnera point son ouvrage, et tu resteras le beau pays de France.