Section 31, que le jugement du public ne se retracte point, et qu’il se perfectionne toujours
Le jugement du public va toujours en se perfectionnant. La Pucelle devient de jour en jour plus méprisée, et chaque jour ajoute à la véneration avec laquelle nous regardons Polyeucte, Phedre, le Misantrope et l’art poëtique.
La réputation d’un poëte ne sçauroit parvenir de son vivant au point d’élevation où elle doit atteindre. Un auteur qui a trente ans quand il produit ses bons ouvrages, ne sçauroit vivre les années dont le public a besoin pour juger, non-seulement que ses ouvrages sont excellens, mais qu’ils sont encore du même ordre que ceux des ouvrages des grecs et des romains toujours vantez par les hommes qui les ont entendus.
Jusqu’à ce que le public ait placé les ouvrages d’un auteur moderne dans le rang dont j’ai parlé, sa réputation peut toujours augmenter. Ainsi deux ou trois années suffisent bien au public pour connoître si le poëme nouveau est bon ou s’il est médiocre, mais il lui faut peut-être un siecle pour en connoître tout le mérite, supposé qu’il soit un ouvrage du premier ordre dans son espece.
Voilà pourquoi les romains, qui avoient entre les mains les élegies de Tibulle et de Properce, furent un temps avant que de leur associer celles d’Ovide.
Voilà pourquoi les romains ne quitterent pas la lecture d’Ennius aussi tôt que les églogues et les bucoliques de Virgile eurent paru. C’est ce que signifie au pied de la lettre l’épigramme de Martial, où cet auteur a parlé poëtiquement, et que les poëtes qui ne réussissent pas citent si volontiers. Martial ne dit autre chose dans ce vers-ci.
Il seroit d’autant plus ridicule de prétendre que Martial eut songé à dire que les romains aïent mis durant un temps les poësies d’Ennius à côté de l’éneïde, qu’il s’agit précisement dans ce vers de son épigramme de ce qui se passoit à Rome du vivant de Virgile. Or, tout le monde sçait bien que l’éneïde est de ces ouvrages qu’on appelle posthumes, parce qu’ils ne sont publiez qu’après la mort de l’auteur.
Je distingue dans un poëme deux sortes de mérite, qu’on me pardonne cette expression, un mérite réel et un mérite de comparaison. Le mérite réel consiste à plaire et à toucher. Le mérite de comparaison consiste à toucher autant ou plus que certains auteurs dont le rang est déja connu. Il consiste à plaire et à interesser autant que ces grecs et ces romains, qu’on croit communément être parvenus au terme que l’esprit humain ne sçauroit passer, parce qu’on n’a rien vû encore de meilleur que ce qu’ils ont fait.
Les contemporains jugent très-bien du mérite réel d’un ouvrage, mais ils sont sujets à se tromper quand ils jugent de son mérite de comparaison, ou quand ils veulent décider sur le rang qui lui est dû. Ils sont sujets à tomber alors dans une des deux erreurs qu’on peut faire en prononçant sur ce point-là.
La premiere erreur est d’égaler trop tost un ouvrage à ceux des anciens.
La seconde est de le supposer plus éloigné de la perfection des ouvrages des anciens qu’il ne l’est en effet. Je dis donc en premier lieu, que le public se trompe quelquefois lorsque trop épris du mérite des productions nouvelles qui le touchent et qui lui plaisent, il décide en usurpant mal à propos les droits de la postérité, que ces productions sont du même genre que ceux des ouvrages des grecs ou des romains, qu’on appelle vulgairement des ouvrages consacrez, et que ses contemporains leurs auteurs, seront toujours les premiers poetes de leur langue. C’est ainsi que les contemporains de Ronsard et de la pleyade françoise se sont trompez, quand ils ont dit que les poetes françois ne seroient jamais mieux que ces nouveaux Promethées, qui pour parler poetiquement, n’avoient d’autre feu divin à leur disposition que celui qu’ils déroboient dans les écrits des anciens.
Ronsard, l’astre le plus brillant de cette pleyade, avoit beaucoup de lettres, mais il avoit peu de génie. On ne trouve pas dans ses vers d’idée sublime ni même des tours d’expression heureux ni de figures nobles, qu’on ne retrouve dans les auteurs grecs et latins.
Admirateur des anciens sans entousiasme, leur lecture l’échauffoit et lui servoit de trépied. Mais comme il met en oeuvre hardiment, c’est là toute sa verve, comme il emploïe sans se laisser géner aux regles de notre sintaxe, les beautez ramassées dans ses lectures, elles semblent nées de son invention. Ses libertez dans l’expression paroissent les saillies d’une verve naturelle, et ses vers composez d’après ceux de Virgile et d’Homere ont ainsi l’air original. Les beautez dont ses ouvrages sont parsémez, étoient donc très-capables de plaire à des lecteurs qui ne connoissoient pas les originaux, ou qui en étoient assez idolâtres pour chérir encore leurs traits dans les copies les plus défigurées. Il est vrai que le langage de Ronsard n’est pas du françois ; mais on ne pensoit pas alors qu’il fût possible d’écrire à la fois poetiquement et correctement dans notre langue. D’ailleurs des poesies en langue vulgaire, sont aussi necessaires aux nations polies que ces premieres commoditez qu’un luxe naissant met en usage. Quand Ronsard et les poetes ses contemporains, dont il étoit le premier, parurent, nos ancêtres n’avoient presque aucunes poesies qu’ils pussent lire avec plaisir. Le commerce avec les anciens, que le renouvellement des lettres et l’invention de l’imprimerie trouvée vers le milieu du siecle précedent, mettoient entre les mains de cinq cens personnes pour une qui les lisoit soixante ans auparavant, dégoûtoit de l’art confus de nos vieux romanciers. Ainsi les poesies de Ronsard furent regardées comme une faveur céleste par ses contemporains.
S’ils se fussent contentez de dire que ses vers leur plaisoient infiniment et que les peintures dont ils sont remplis les attachoient, quoique les traits n’en fussent pas réguliers, nous n’aurions rien à leur reprocher. Mais il semble qu’ils aïent voulu s’arroger un droit qu’ils n’avoient pas. Il semble qu’ils aïent voulu usurper les droits de la posterité en le proclamant le premier des poetes françois pour leur temps et pour les temps à venir.
Il est venu depuis Ronsard des poetes françois qui avoient plus de génie que lui, et qui ont encore composé correctement.
Nous avons donc quitté la lecture des ouvrages de Ronsard pour faire notre lecture et notre amusement des ouvrages de ces derniers. Nous les plaçons avec raison fort au-dessus de Ronsard, mais ceux qui le connoissent ne sont pas surpris que ses contemporains se soient plûs à lire ses ouvrages malgré le goût gothique de ses peintures. Je finis le sujet de Ronsard en faisant une remarque. C’est que les contemporains de ce poete ne se tromperent pas dans le jugement qu’ils porterent sur ses ouvrages et sur ceux qu’ils avoient déja entre les mains. Ils ne mirent point sérieusement la Franciade au-dessus de l’éneïde quand le poeme françois eut paru. Les mêmes raisons qui les empêcherent de se tromper en cela, les auroient aussi empêchez de mettre la Franciade au-dessus de Cinna et des Horaces, s’ils avoient eu ces tragédies entre les mains.
Après ce que je viens d’exposer on voit bien qu’il faut laisser juger au temps et à l’expérience quel rang doivent tenir les poetes nos contemporains parmi les écrivains qui composent ce recueil de livres que font les hommes de lettres de toutes les nations, et qu’on pourroit appeller la biblioteque du genre humain. Chaque peuple en a bien une particuliere des bons livres écrits en sa langue, mais il en est une commune à toutes les nations. Qu’on attende donc que la réputation d’un poete soit allée en augmentant d’âge en âge durant un siecle, pour décider qu’il mérite d’être placé à côté des auteurs grecs et romains, dont on dit communément que les ouvrages sont consacrez, parce qu’ils sont de ceux que Quintilien définit.
Jusques là, l’on peut bien le croire, mais peut-être n’est-il pas sage de l’assurer.
Je dis en second lieu, que le public fait quelquefois une autre faute en jugeant les ouvrages des contemporains plus éloignez qu’ils ne le sont de la perfection où les anciens ont atteint.
Le public lorsqu’il a entre les mains autant de poesies qu’il en peut lire, rend alors trop difficilement justice à ces ouvrages excellens qui se produisent, et pendant un temps assez long, il les place à une trop grande distance des ouvrages consacrez. Mais chacun fera de lui-même toutes les refléxions que je pourrois faire ici sur ce sujet-là.
Parlons des préjugez sur lesquels on peut, non pas attribuer, mais promettre à des ouvrages publiez de nos jours et de ceux de nos peres, la destinée d’être égalez aux anciens par la posterité.
Un augure favorable pour un de ces ouvrages, c’est que sa réputation croisse d’année en année. C’est ce qui arrive toujours quand son artisan n’a point de successeur, et encore plus lorsqu’il est mort depuis long-temps sans avoir été remplacé. Rien ne montre mieux qu’il n’étoit pas un homme du commun dans la carriere qu’il a courue, que l’inutilité des efforts de ceux qui osent entreprendre de l’atteindre. Ainsi les soixante ans qui se sont écoulez depuis la mort de Moliere, sans que personne l’ait remplacé, donnent un lustre à sa réputation qu’elle ne pouvoit pas avoir un an après sa mort. Le public n’a point mis dans la classe de Moliere les meilleurs des poetes comiques qui ont travaillé depuis sa mort. Il n’a point fait cet honneur à Renard, à Boursault ni aux deux auteurs du grondeur, non plus qu’à quelques poetes comédiens, dont les pieces l’ont diverti quand elles ont été bien représentées. Ceux mêmes de nos poetes qui sont gascons, ne s’égalerent jamais sérieusement à Moliere.
Chaque année qui se passera sans donner un successeur au Terence françois, ajoutera encore quelque chose à sa réputation.
Mais, me dira-t-on, êtes-vous bien assuré que la postérité ne démentira point les éloges que les contemporains ont donnez à ces poetes françois, que vous regardez déja comme placez dans les temps à venir à côté d’Horace et de Terence ?