(1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — Chapitre IX »
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(1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — Chapitre IX »

Chapitre IX

Naissance d’un mot. — Réformes possibles dans l’orthographe des mots étrangers. — Liste de mots anglais réformés. — Liste de mots anglais francisés par les Canadiens.

J’ai vu naître un mot ; c’est voir naître une fleur. Ce mot ne sortira peut-être jamais d’un cercle étroit, mais il existe ; c’est lirlie. Comme il n’a jamais été écrit, je suppose sa forme : lir ou lire, la première syllabe ne peut être différente ; la seconde, phonétiquement li, est sans doute, par analogie, lie le mot étant conçu au féminin. J’entendais donc, à la campagne, appeler des pommes de terre roses hâtives, des lirlies roses ; on ne put me donner aucune autre explication, et, le mot m’étant inutile, je l’oubliai. Dix ans après, en feuilletant un catalogue de grainetier, je fus frappé par le nom d’early rose donné à une pomme de terre, et je compris les syllabes du jardinier. Lirlie, outre son phénomène de nationalisation, offre un fait récent de soudure de l’article (les exemples anciens sont assez nombreux, lierre, luette, loriot), la forme première ayant certainement été irlie.

Voilà un bon exemple et un mot agréable formé par l’heureuse ignorance d’un jardinier. C’est ainsi qu’il faut que la langue dévore tous les mots étrangers qui lui sont nécessaires, qu’elle les rende méconnaissables : qui, sans un tel hasard, en supposant que le mot eût vécu, aurait jamais retrouvé early dans lirlie ?

Ce lirlie peut servir de type des mots étrangers qui entrent dans une langue à la fois par la parole et par l’écriture. Dans ce cas, il ne faut jamais hésiter à sacrifier l’orthographe au son. Le jardinier eût écrit lirlie ; un autre aurait pu sentir la présence de l’article et adopter irlie ; les deux mots seraient excellents, et early est très mauvais. Quand le mot est entré par la parole seule (ce qui est rare maintenant), on transcrira le son tel qu’il est perçu. Si le mot est venu par l’écriture seule, il faut le réformer et l’écrire comme le prononcerait un paysan ou un ouvrier tout à fait étranger à l’anglais ou à telle autre langue. Je formulerais donc volontiers ainsi les mots suivants, bien connus sous leur aspect barbare ; je mets à côté un des mots qui peuvent servir d’étalon analogique :

On sait que le français du Canada a subi l’influence de l’anglais. Cette pénétration, d’ailleurs réciproque106, est beaucoup moins profonde qu’on ne le croit et notre langue garde, au-delà des mers, avec sa force d’expansion, sa vitalité créatrice et un pouvoir remarquable d’assimilation. Des mots qu’elle a empruntés à l’anglais, les uns, demeurés à la surface de la langue, ont conservé leur forme étrangère ; les autres, en grand nombre, ont été absorbés, sont devenus réellement français. Il serait même souvent impossible de reconnaître leur origine, sans documents historiques. C’est ainsi que township est devenu trompechipe ; Sommerset, Sainte-Morisette ; Standford, Sainte-Folle. On ne peut guère pousser plus loin l’absorption ; les syllabes anglaises, surtout pour les deux noms propres, n’ont vraiment été qu’un prétexte sonore à composer des mots agréables. Voici quelques déformations moins hardies et qui pourront, mieux encore que le précédent tableau, nous servir de guide en des circonstances analogues. On y a compris les mots dont la déformation, invisible pour les yeux, est cependant réelle puisque les Canadiens les prononcent à la française.

Bacon Bacon Lard
Bargain Bargain Marché
Postage Postage Frais de port
Coercion Coercion Coercition
Drive
Driver
Drave
Drave
Draver
Draveur
Flotter
Flotteur
Flottage du bois
Shirting Cheurtine
Chatine
Toile
Bother Bâdrer Ennuyer, raser
Boat Baute Bateau
Promissory Promissoire
Boom Bôme Barrage
Bun Bonne Brioche
Log Logue Tronc d’arbre
Runner Ronneur Coureur
Safe Saîfe Coffer-fort107
Shave
Shaver
Shape
Séhver
Shéveur
Shaipe
Raser
usurier
forme108
Clear Clairer (ce verbe a pris plusieurs des sens de to clear, to clear up, etc.)
Copper Coppe Sou
Copy Copie Exemplaire
Tea-Board Thébord Cabaret
Cook Couque Cuisinier
Voter Voteur Électeur
Grocer Groceur Épicier
Grocery Grocerie Épicerie
Rail Rèle Rail109
Sample Simple Échantillon
Yoke
Neck-Yoke
Iouque
Néquiouque
Joug
Peppermint Papermane Menthe
Pudding Poutine Poudingue

Ces listes suffiront ; on n’a voulu donner que des indications. C’est une clef que l’on peut compléter et alors consulter lorsqu’on aura un doute sur la forme française que doit revêtir le mot étranger. Si le mot se refuse à la naturalisation, il faut l’abandonner résolument, le traduire ou lui chercher un équivalent. Très souvent, après une brève réflexion, on le jugera tout à fait inutile : steamer est un doublet infiniment puéril de vapeur ; et quel besoin de smoking-room pour un parler qui possède fumoir ou de skating, quand, comme au Canada, il pourrait dire patinoir110 ? C’est un devoir strict envers notre langue de n’ouvrir les portes sévères de son vocabulaire qu’à des termes nouveaux qui apportent avec eux une idée nouvelle et qui prennent au dépourvu nos propres ressources linguistiques.