(1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre cinquième. Principales idées-forces, leur genèse et leur influence — Chapitre septième. Les sentiments attachés aux idées. Leurs rapports avec l’appétition et la motion »
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(1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre cinquième. Principales idées-forces, leur genèse et leur influence — Chapitre septième. Les sentiments attachés aux idées. Leurs rapports avec l’appétition et la motion »

Chapitre septième
Les sentiments attachés aux idées. Leurs rapports avec l’appétition et la motion

I. —

Le mouvement est lié, sous une forme latente, aux sentiments les plus dégagés en apparence de toute relation avec lui. Ces sentiments, en effet, ont toujours leurs conditions nerveuses et sensitives, qui sont des mouvements. A mesure qu’on s’élève dans l’échelle des opérations mentales, les sentiments attachés aux idées deviennent de plus en plus complexes ; aussi, pour expliquer les sentiments supérieurs, par exemple les émotions esthétiques, morales, sociales, ce n’est plus au mouvement d’un seul nerf, c’est à tout un ensemble d’excitations et de motions qu’il faut avoir recours. La vie, dit Horwicz, est une symphonie grandiose où un thème simple, plaisir et douleur, est constamment répété, mais avec des variantes de plus en plus compliquées et une instrumentation de plus en plus large. Selon nous, le vrai thème simple, que toute motion et toute émotion suppose, c’est l’appétition.

Les sentiments les plus intellectuels sont composés d’émotions sensitives, les unes individuelles, les autres ancestrales ; ils enveloppent tous des harmonies ou des discordances de mouvements ; les discordances, par les interférences qu’elles produisent, provoquent un travail des nerfs trop faible ou trop grand, conséquemment pénible ; au contraire, l’harmonie dans le contraste, l’unité dans la multiplicité, favorisent l’activité sensorielle et les mouvements nerveux.

On a cherché dans des raisonnements intellectuels à forme inconsciente la clef des plaisirs esthétiques, sympathiques, moraux, religieux ; il faut procéder plutôt en sens inverse. Les rapports du rythme ou de la symétrie, par exemple, ne nous plaisent pas seulement, comme le supposait Euler, parce qu’ils accroissent notre connaissance des choses ; on peut dire plutôt qu’ils nous les font connaître et apprécier par le plaisir même qu’ils nous causent. A la racine des joies les plus hautes comme des plus humbles, on trouve une dépense de mouvement proportionnée à la puissance, sous la forme d’une perception à la fois une et multiple ; on y trouve l’harmonie dans le contraste, en même temps que la satisfaction liée au déploiement de la pensée. Il y a une base sensitive et motrice jusque sous les émotions morales et sociales, qui ont pour effet la conservation ou le développement de l’individu, et surtout de l’espèce.

Ces principes posés, passons succinctement en revue les catégories supérieures de sentiments et d’émotions ; nous les verrons s’expliquer par les mêmes lois.

II. —

Le plaisir peut être sensitif, intellectuel ou volitif, selon qu’il résulte de l’exercice des sens, de l’exercice de l’intelligence, de l’exercice de la volonté. Le plaisir causé par un mets savoureux est sensitif ; le plaisir causé par une pensée, par un raisonnement, par la compréhension d’un rapport de cause à effet, de moyen à fin, de tout à parties, est intellectuel ; les plaisirs causés par l’exercice de l’activité volontaire et motrice, par exemple le plaisir de vouloir, le plaisir de résister à la volonté d’autrui ou, au contraire, de coopérer à cette volonté, le plaisir de mouvoir ses muscles, ses membres, etc., sont des plaisirs volitifs.

Les sentiments intellectuels qui accompagnent l’exercice de la pensée, idéation et intellection, se subdivisent eux-mêmes en deux groupes principaux : les sentiments d’ordre logique et les sentiments d’ordre dynamique. Les sentiments logiques sont ceux qui naissent de l’accord mutuel ou du mutuel désaccord des idées, désaccord qui peut aller jusqu’à la contradiction. Une similarité découverte entre des objets qui paraissaient d’abord tout dissemblables cause à l’intelligence le plaisir d’apercevoir l’un dans le multiple. Une contradiction, une multiplicité sans lien, en supprimant la condition même de la représentation et de la pensée, cause un déplaisir, un choc intellectuel. Le sentiment de joie lié à la vérité objective n’est guère que la joie liée à l’intellection même, à l’acte du sujet intelligent. Aussi les sentiments logiques se ramènent-ils aux sentiments dynamiques, c’est-à-dire à ceux que produit l’exertion plus ou moins facile et efficace de la force. Nous jouissons de notre succès intellectuel, signe de puissance et, en dernière analyse, de vie cérébrale. La facilité ou la difficulté du cours même des pensées et des associations cause un plaisir ou une peine, analogues à ceux du mouvement libre ou du mouvement entravé, du déploiement ou de l’arrêt de la vie.

C’est donc bien toujours l’appétition qui fait le fond des sentiments intellectuels. L’attention, on s’en souvient, n’est que l’appétition sous sa forme intellectuelle et prenant une direction déterminée ; l’aperception n’est que l’efficacité de l’appétition intellectuelle qui, cherchant à voir, voit. L’instinct logique et scientifique, qui se ramène à une attente de l’intelligence, n’est que l’anticipation de la réalité même par le désir d’unité dans la multiplicité. Ce désir est divinateur, comme tous les instincts naturels, parce qu’il est, en définitive, la force accumulée par les succès antérieurs de l’intelligence, soit dans l’individu, soit dans la race. Le désir de connaître enveloppe le désir d’affirmer, et le désir d’affirmer, au fond, c’est celui même d’agir. L’affirmation, en effet, est la condition cérébrale de l’action ; elle est, comme nous l’avons fait voir, l’action commencée ; elle est même le mouvement commencé en un certain sens. L’être intelligent a donc besoin d’affirmer pour agir. De là cette soif de certitude, cette difficulté, cette impossibilité même de consentir au doute, suspension partielle de la vie intellective, mort partielle de la pensée et, par cela même, de la volonté. Notre amour de la vérité est un amour de notre moi pensant et voulant. L’idée de l’universel, la plus haute de toutes, puise sa force dans notre amour même de notre individualité en tant qu’intelligente ou, comme on dit, raisonnable. L’universel, en effet, est la seule satisfaction adéquate d’une pensée qui a pour condition d’existence la synthèse complète de la multiplicité dans l’unité ; l’idée universelle est le maximum d’efficacité avec le minimum de dépense intellectuelle : elle est donc une économie de force et un déploiement de puissance. Aussi ne pouvons-nous trouver notre repos que dans l’universel, dont la possession répond à l’acte le plus intense et le plus ordonné de notre pensée même.

Les plaisirs intellectuels sont intermédiaires entre les plaisirs purement sensitifs et les plaisirs liés à l’exercice de la volonté, puisque penser, nous l’avons vu, est le commencement du vouloir et du mouvoir. C’est grâce à l’intelligence que nous pouvons, en exerçant notre volonté, éprouver des sentiments intéressés ou désintéressés, égoïstes ou altruistes. L’intelligence, en effet, a deux pôles, parce qu’elle est orientée vers deux idées, celle du moi individuel et celle du non-moi universel. Pas d’intelligence sans la conscience, qui est le sujet ; point d’intelligence, d’autre part, sans un objet auquel elle s’applique et qui n’est vraiment objet adéquat que quand il est conçu comme le tout. La volonté, grâce à l’intelligence, prend donc nécessairement deux formes et deux directions : l’une de concentration sur le moi, l’autre d’expansion vers le non-moi, l’une qui est l’intérêt proprement dit, l’autre qui est le désintéressement. L’intérêt est la force prédominante de l’idée du moi ; le désintéressement est la force prédominante de l’idée d’autrui. Les émotions vraiment désintéressées offrent ainsi un caractère intellectuel et non pas seulement sensitif. La sympathie des sens n’est encore qu’un contre-coup mécanique de la douleur d’autrui dans notre poitrine. Le véritable détachement du moi commence avec l’idée de quelqu’un qui n’est plus moi et qui est cependant semblable à moi. La substitution du toi au moi devient alors possible, puisque toute idée, comme telle, est, déjà une forme d’activité et de volonté en même temps que d’intelligence.

Par cela même aussi peuvent naître les émotions morales, attachées à l’idée même de la société universelle et de ses fins. Quant aux émotions religieuses, ce sont les émotions morales et sociales s’élargissant jusqu’à embrasser l’universalité des êtres et leur principe.

Il est une dernière classe d’émotions qui demanderait une longue étude et dont nous ne pouvons dire ici que quelques mots : les émotions esthétiques, ainsi appelées parce qu’elles sont liées à la nature même de notre sensibilité et à ses rapports avec nos autres puissances. Dans les sentiments esthétiques, nous sentons pour sentir, plutôt que pour comprendre ou pour agir. C’est donc là que les lois de la sensibilité et de l’émotion se montrent dans leur libre jeu.

Une émotion agréable peut naître de sensations relativement isolées ou de mouvements relativement isolés, dont nous n’apercevons ni les relations externes ni les éléments internes. Cette émotion n’est pas encore nettement esthétique, à moins que nous ne réfléchissions sur elle par l’attention et l’aperception, de manière à jouir de notre jouissance même. Toute sensation agréable, en effet, tout mouvement agréable cause un plaisir esthétique élémentaire lorsqu’il y a ainsi attention adéquate en intensité à l’intensité du plaisir même ou du mouvement ; d’où résulte une harmonie entre la réprésentation ou action et son aperception consciente. Un plaisir auquel on ne fait aucune attention, qu’on n’« aperçoit » pas, qu’on n’achève pas en le mettant au point visuel de la conscience, ne s’intellectualise en rien et ne prend pas ce caractère de jouissance intelligente qui est la base du sentiment esthétique. Au contraire, le seul fait de réfléchir sur une sensation élémentaire contribue à la rendre plus agréable en même temps que consciente de soi ; on commence alors à sentir esthétiquement.

La seconde classe d’émotions esthétiques est celle où le sentiment est déterminé par quelque combinaison ou arrangement des représentations primaires. Ici, le plaisir est moins matériel et plus formel, conséquemment plus intellectuel. Et, comme la jouissance, ainsi intellectualisée, peut pleinement jouir d’elle-même, jouir de sa propre conscience, elle prend un caractère pleinement esthétique.