(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — M. — article » pp. 181-190
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — M. — article » pp. 181-190

MALEBRANCHE, [Nicolas] Prêtre de l’Oratoire, de l’Académie des Sciences, né à Paris en 1638, mort dans la même ville en 1715.

Parmi le petit nombre d’hommes de génie de notre Nation, qui ont cultivé la Philosophie, il a la gloire de n’avoir à se reprocher que les erreurs attachées à la foiblesse de l’esprit humain. Il fut Philosophe, mais Philosophe Chrétien ; & l’on peut dire que ses lumieres ont autant servi à la gloire de la Religion, qu’à celle de la Philosophie. Il s’adonna d’abord, par le conseil d’un de ses Confreres, qui ne connoissoit pas la trempe de son esprit, à un genre d’étude pour lequel il n’étoit point né. Des Commentaires sur l’Ecriture sainte, des Discussions théologiques étoient au dessous de cette rare sagacité qui lui étoit si naturelle. L’application qu’il donna à cette espece de travail, servit du moins à fortifier ses bons principes.

La lecture du Traité de Descartes sur l’Homme, lui fit sentir qu’il pouvoit marcher à grands pas dans la carriere philosophique, & lui donna l’idée de son Livre sur la Recherche de la Vérité. A peine eut-il publié cet Ouvrage, qu’on s’empressa de le traduire dans toutes les Langues. Tous les Peuples, en effet, étoient intéressés à le connoître & à l’étudier. Le but que l’Auteur s’y propose, est de développer les erreurs dans lesquelles nous entraînent les sens, l’imagination, les préjugés, l’esprit, quand il est abandonné à lui seul, & principalement les passions, principe général de toutes nos méprises. A ces guides infideles, il substitue le flambeau de l’expérience, & trace la route qu’on doit suivre pour parvenir à la vérité. Dans le cours de son Livre, il a eu l’art d’insérer une infinité d’observations importantes sur la Physique expérimentale, d’y développer ce que la Métaphysique a de plus sublime, & la Morale de plus épuré. Quiconque est capable de le lire avec attention, y découvre un génie créateur & profond, un ordre & une netteté dans les matieres, une énergie de pensées, un choix d’expressions vives, une solidité de raisonnement, en un mot, tout ce qui peut entretenir l’admiration & faire éclore la lumiere dans les esprits capables de réflexion.

On convient que le systême qu’il expose n’est pas exempt de contradiction ; mais on est forcé de convenir aussi, que ses illusions même sont celles du génie. Personne encore n’a poussé plus loin, que le P. Malebranche, le talent de mettre à la portée de tous les esprits, les idées les plus profondes & les plus abstraites. Il donne, pour ainsi dire, un corps aux choses les plus spirituelles, afin de les rendre universellement sensibles. Son style aussi brillant que châtié, est toujours proportionné au sujet, & n’exclut aucune des graces dont le sujet est susceptible. Jamais Philosophe ne sut mieux orner la raison, des richesses de l’Eloquence.

On doit penser qu’un pareil Ouvrage étoit fait pour s’attirer des critiques ; aussi ne manqua-t-on pas de s’élever contre plusieurs des opinions de l’Auteur. Son Systême des idées, par lequel il prétend établir qn’on voit tout en Dieu, fut surtout en butte à des attaques & à des railleries. Nous n’entrerons pas dans la discussion du pour & du contre ; elle n’est point de notre ressort. Nous nous contenterons d’assurer, que, quand bien même le P. Malebranche se seroit égaré dans ses Hypotheses, elles sont développées avec tant d’adresse, de force & de séduction ; il en découle tant de bons principes, tant d’idées lumineuses, une morale si saine, si instructive, qu’on doit au moins les traiter avec respect. Le Philosophe, en se trompant, ressemble à ces Voyageurs, qui, sans être parvenus au but qu’ils s’étoient proposé, ont découvert sur la route, des pays riches & féconds, propres à faciliter ensuite les recherches des autres Voyageurs. Ses Rêves sont ceux de Jupiter ; il n’appartient, nous le répétons, qu’au Génie de créer de pareils systêmes. M. de Voltaire, si en état d’en sentir le prix, auroit dû en parler avec plus d’égards ; par-là il se seroit épargné le blâme du ridicule qu’il a cherché à répandre sur cet illustre Métaphysicien. Il est plus aisé de plaisanter les Faiseurs de Systêmes, que d’en créer soi-même. D’ailleurs, les esprits vraiment éclairés savent respecter les erreurs qui tiennent aux vérités les plus neuves, les plus grandes, les plus utiles, parce qu’ils sont plus capables d’apprécier la grandeur des obstacles & l’immensité de la carriere qu’il a fallu parcourir, même pour s’égarer ainsi.

Quoi qu’il en soit des illusions du Pere Malebranche, on s’avisa de soupçonner que la Religion pouvoit être intéressée dans son Systême. Aussi-tôt il fit un second Ouvrage, intitulé, Conversations Chrétiennes, où il venge victorieusement sa foi & ses principes, autant que son Systême pouvoit le permettre. Ces Conversations ont trois Interlocuteurs, qui concourent à expliquer, à justifier d’une maniere aussi agréable qu’instructive, tout ce que le Philosophe avoit avancé dans la Recherche de la Vérité. Le Dialogue en est naturel, plein d’intelligence & d’adresse ; les caracteres en sont intéressans & soutenus. Le rôle de Théodore, personnage qui représente le P. Malebranche, est comparable à celui que Platon fait jouer à Socrate ; ce personnage a même un talent supérieur à celui du Grec, pour faire accoucher ses Auditeurs de vérités dont ils ne se doutoient pas, quoiqu’elles fussent en eux.

A cet Ouvrage en succéderent plusieurs autres, qui prouvent également le génie fécond de ce Philosophe. Celui qui a pour titre, Entretiens métaphysiques, peut être regardé comme un chef-d’œuvre, soit pour le raisonnement, soit pour les vûes profondes, soit pour le style. L’illustre M. de Daguesseau le préfere à celui de la Recherche de la Vérité.

Le P. Malebranche avoit sur l’Histoire une opinion vraie à quelques égards, mais qui a besoin d’être modifiée. Il prétendoit que l’Homme raisonnable ne doit s’occuper que du vrai, considéré en lui-même ; que ce vrai peur seul perfectionner notre intelligence ; que l’étude de l’Homme est préférable à toute autre étude ; qu’il n’appartient enfin qu’à la Philosophie de nous le montrer, tel qu’il est, dans les idées primitives, dont l’Histoire ne nous présente, selon lui, que des copies imparfaites, ou des portraits défigurés. Il ajoutoit, qu’il existe plus de vérités dans un principe de Métaphysique ou de Morale, que dans tous les Ouvrages historiques. En conséquence, il s’occupoit plus à éclairer son esprit qu’à charger sa mémoire. Un insecte l’intéressoit bien davantage, comme l’a remarqué M. de Fontenelle, que toute l’Histoire Grecque & Romaine.

L’amour de la Philosophie l’entraînoit un peu trop loin. On peut adopter, à un certain point, ses sentimens sur la nécessité de connoître l’Homme ; mais il faut se garder de suivre son exemple, quant au genre d’étude exclusif auquel il s’attachoit. L’Histoire est une seconde Philosophie, qui peut être aussi utile que la premiere, pour la connoissance de l’Homme. La Métaphysique & la Morale forment, à la vérité, les premiers traits du Tableau de ses passions ; mais elles n’indiquent que les causes, au lieu que l’Histoire nous en découvre les effets, & par-là les différens ressorts. C’est dans ce spectacle vivant de la nature humaine, que les Poëtes, les Orateurs, les Moralistes eux-mêmes, peuvent trouver encore plus sûrement de quoi s’instruire, parce que les exemples y sont plus frappans, que les préceptes ne le sont dans un Traité de Morale. Dans l’Histoire, avec la source des vices & des vertus, on découvre encore les objets qui les excitent, les alimens qui les nourrissent, les ressources qu’ils déploient, le but qu’ils se proposent, & les moyens qu’ils mettent en œuvre.

Pour achever de donner une idée du P. Malebranche, nous rapporterons quelques morceaux de l’éloge qu’en a fait M. de Fontenelle.

«  Il avoit si bien acquis, dit-il, la pénible habitude de l’attention, que, quand on lui proposoit quelque chose de difficile, on voyoit dans l’instant son esprit se pointer vers l’objet & le pénétrer. Ses délassemens étoient des divertissemens d’enfant, & c’étoit par une raison très-digne d’un Philosophe, qu’il y cherchoit cette puérilité, honteuse en apparence ; il ne vouloit pas qu’ils laissassent aucune trace dans son ame : dès qu’ils étoient passés, il ne lui en restoit rien, que de ne s’être pas toujours appliqué. Il étoit extrêmement ménager de toutes les forces de son esprit, & soigneux de les conserver à la Philosophie…. Sa conversation rouloit sur les mêmes matieres que ses Livres : seulement, pour ne pas trop effaroucher la plupart des gens, il tâchoit de la rendre un peu moins chrétienne, mais il ne relâchoit rien du philosophique : on la recherchoit beaucoup, quoique si sage & si instructive….. Il ne venoit presque point d’Etrangers savans à Paris, qui ne lui rendissent leurs hommages. On dit que des Princes Allemands y sont venus exprès pour lui…. Il a eu l’honneur de recevoir une visite de Jacques II, Roi d’Angleterre, &c.

Les compatriotes de cet homme illustre sentoient aussi ce qu’il valoit, & un assez grand nombre de gens de mérite se rassembloient autour de lui. Ils étoient la plupart ses disciples & ses amis en même temps, & l’on ne pouvoit guere être l’un sans l’autre. Il eût été difficile d’être en liaison particuliere avec un homme toujours plein d’un systême qu’on eût rejeté ; & si l’on recevoit le systême, il n’étoit pas possible qu’on ne goûtât infiniment le caractere de l’Auteur, qui n’étoit, pour ainsi dire, que le systême vivant. Aussi jamais Philosophe, sans en excepter Pythagore, n’a-t-il eu des sectateurs plus persuadés ; & l’on peut soupçonner que, pour produire cette forte persuasion, les qualités personnelles du P. Malebranche aidoient à ses raisonnemens  ».