(1916) Les idées et les hommes. Troisième série pp. 1-315
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(1916) Les idées et les hommes. Troisième série pp. 1-315

Récits de combattants

Cette guerre, qui prenait tout, emmena ses annalistes : tant d’écrivains, dont elle fit des soldats. Beaucoup sont morts. Ceux qui survivent ont commencé le récit de la formidable aventure et le continueront. C’est toute une littérature nouvelle qui se montre, qui va s’épanouir et peut-être foisonner.

Littérature pathétique et à laquelle suffit, pour nous émouvoir, le sujet, notre unique pensée : littérature qui pourrait se passer de littérature. Mais elle ne s’en passe point. On le constate bientôt avec surprise, avec enchantement, si je ne me trompe : ces récits de combattants, pour la plupart, sont écrits avec autant d’art et d’habileté que de cœur et d’entrain. Et l’on se demande où ces soldats de la plus grande guerre ont trouvé le temps d’écrire ainsi. L’un, ce fut à l’hôpital, pendant les courtes semaines de la convalescence ; un autre, dans la tranchée, entre deux alertes ; et tous, au hasard des journées violentes ou mornes. Oui ! mais, avant d’écrire, où ont-ils trouvé, en pleine action, le loisir et la tranquillité de regarder, de savoir ce qu’ils avaient vu et de transformer en tableaux les divers aspects de la menace et de la mort ? — Dans leur courage, simple et lucide. Ainsi la finesse de leur talent témoigne de leur vertu militaire ; leur élégance d’écrivains a une grâce d’héroïsme. En outre, ils défendaient et ils défendent la France : un sol et une âme. Je crois qu’aux plus terribles moments, lorsqu’on ne parvenait pas à préserver le sol, il leur a été doux d’affirmer l’intégrité de l’âme ; et, quand la victoire de la Marne leur eut donné toute certitude, l’âme intacte se plut à célébrer la prochaine libération du sol.

Leurs petits volumes sont de l’ouvrage bien français. Que de délicatesse et de gentillesse ! Que d’aisance et d’alacrité ! Dans le ton, que de naturel ; souvent, que de grandeur ; et toujours, que de sensibilité, mais pudique, si l’on peut dire, et qui laisse deviner ses alarmes plutôt que d’y insister ; que de raison ! Ni déclamation dans les mots, ni emphase dans la pensée ; point de sauvagerie, et ni rien qui ressemble à cet orgueil morbide des Germains : de la pitié, de la bonté, comme en ont les forts et les braves.

Maréchal des logis de hussards, M. René de Planhol eut à rejoindre son régiment, dès le premier jour de la mobilisation, dans une petite ville de l’Ouest, une bonne petite ville qui, en temps ordinaire, s’anime seulement pour les foires et qui soudain tressaille : « Artisans et rentiers, blouses bleues et vestons, forment des groupes mêlés où les voix retentissent et les cannes se lèvent. Les portes des maisons s’ouvrent et montrent des hommes porteurs de valises ou de baluchons. Épouses et mères escortent jusqu’à la gare les maris ou les fils qui s’en vont. Des cortèges défilent, drapeaux déployés, et clament la Marseillaise… » Voilà le début de la guerre et des Étapes et batailles d’un hussard. Le hussard a de bons yeux. Il note précisément ce qu’il a vu. Il a vu le curé cheminer en compagnie de l’instituteur ; et il a vu qu’au seuil des boutiques les gens ne s’étonnaient pas de cette réunion. Puis, de toute la France, les journaux apportent l’assurance « d’une même bonne volonté… » Les hussards s’en vont de nuit. Les bâtiments du quartier sont éclairés par des lanternes. Sous la voûte, une petite fille tend au colonel un large bouquet tricolore. Le régiment s’ébranle et, avec le vacarme de ses trompettes, défile au milieu des ovations. Il part, il ne sait pas où il va. Il est en Lorraine au bout de quelques jours et se tient sur les coteaux qui, au nord-est, protègent Nancy. « En face de nos soldats s’étendait, ondulée de vallonnements, la plaine où, là-bas, le ruisseau de la Seille séparait les deux patries. Ils couchaient sous les arbres, et la lune éventait de tiédeur les nuits brèves. Au cours des journées torrides, ils sommeillaient encore, se déshabillaient à demi. séchaient leur linge au soleil. Des bombardements lointains, vers Pont-à-Mousson et Nomény, expiraient sourdement dans l’air léger. Suscitant de vaines fusillades, des avions allemands voguaient dans l’espace. Et puis, des nuages s’amassèrent, voilèrent le ciel, crevèrent en torrents. Tapis sous leurs capotes et transis, les soldats ne bougeaient plus, immuables comme le bruissement sempiternel de la pluie. Les eaux s’épuisèrent et le soleil darda quelques rayons. Les oiseaux, à l’envi, jasèrent. Les parfums des foins et des forêts embaumèrent les vents… » Ni Raffet, ni Alphonse de Neuville ou Édouard Detaille n’ont peint de cette manière les soldats, les bivouacs et le paysage des batailles ; ceci est plus rare : un tableautin militaire, par Corot.

De Lorraine, les hussards sont envoyés en Belgique. Les affaires n’allaient pas bien ; les barbares avançaient. Un vieil échevin, militaire émérite et qui avait travaillé au Congo, donnait de mauvaises nouvelles : deux millions d’Allemands n’étaient pas loin, leur masse écraserait tous les obstacles et autant valait jeter des pierres sous un rouleau… « Mais, rebutant ce prophète de malheur, nous n’inventions que motifs d’espérer. » Quelle spontanéité de confiance ! Or, cette vive aptitude à éluder les motifs de chagrin, c’est elle aussi qui permet à l’auteur d’Étapes et batailles de peindre si joliment la guerre et ses horreurs. Il ne dissimule pas les horreurs ; et il n’a point affadi la peinture. Mais sa vision n’est pas sombre : il voit en clair ; les ombres même, il les colore.

Pourtant, voici les jours de la retraite : « Bah ! ce n’est pas pour longtemps ; une simple anicroche… » Les régiments descendent vers le Sud-ouest. Les hussards passent la Semoy sans encombre. L’ennui, c’est pour eux de traverser les villages où les bonnes gens leur demandent avec angoisse : « Êtes-vous vaincus ? » Mais eux de hausser les épaules et de rencontrer ou d’inventer, à chaque étape, un regain d’espoir. Une fois, c’est un bataillon de turcos superbes qu’on a croisé sur le chemin ; ces gaillards rient sur le bel ivoire des dents, caressent leurs baïonnettes et annoncent : « Li, bientôt, tout rouge, sang boche, cochon ! » Et les hussards : « Un tel renfort changera les événements ! » Une autre fois, c’est une halte chez des paysans qui vous font rôtir un poulet, qui vous débouchent un sauternes valeureux, qui vous mettent en liesse. Et, à chaque instant, c’est le général qui, avec son officier d’ordonnance, part et s’avance bien au-delà des avant-postes, pourquoi ? pour que tout le monde voie qu’il n’y a pas de danger. Principalement, ce qui fait rebondir ces garçons, c’est leur jeunesse élastique. Dernier réconfort des cavaliers, la charge longtemps promise, accordée enfin. Certes, on a cherché la bonne occasion, depuis des semaines ; mais quoi ! les uhlans se refusent. Alors, faute d’une occasion très bonne, on saisit celle qu’on trouve. « Émoi suprême, de bondir, chasser le sol, s’unir au vent ! Les hussards, sabres tendus, volent. Les mitrailleuses se pointent contre eux : trop tard. Déjà un escadron a franchi la zone du danger. Mais, abrupt, un talus casse l’élan. Les chevaux tentent en vain de grimper la côte, quelques secondes d’hésitation gaspillent le bénéfice de la promptitude… » Aussitôt les obusiers, avertis, accablent ce coin de bataille. Les cavaliers se replient, pressant leurs bêtes ; ils ont laissé sur le terrain la moitié de leur effectif et les deux capitaines. Découragés, ceux qui reviennent ? « Une telle hécatombe n’était pas inutile : l’infanterie, grâce à cette diversion, a dégagé son aile qui ne sera plus débordée. » Puis le commandant du corps d’armée les interpelle et leur déclare qu’ils ont honoré la cavalerie française.

Ils sont ainsi amenés jusqu’au samedi mémorable, 5 septembre, où une fanfare leur sonne aux oreilles : l’appel du généralissime à ses armées ; l’ordre d’avancer. Il ne s’agit plus que d’avancer : joie immense. Victoire de la Marne, et la poursuite, et les premières batailles de l’Aisne ; ensuite, la course à la mer, la remontée, en obliquant vers l’ouest, par-delà Calais et Dunkerque, en attrapant un coin de Belgique, jusqu’à Nieuport et plus haut. Après cela, le mur vivant de nos armées barre toute la route à l’invasion. Mais l’automne arrive, l’automne aux deux visages : « tantôt pluvieuse et morne, lorsqu’elle regarde vers le sombre avenir ; tantôt, si elle se remémore le passé radieux, douce, mélancolique et somptueuse, sous sa robe de rouille, de pourpre et d’or… » Vers le 15 novembre, la bataille parut s’épuiser. Il sembla qu’on devait, pour en finir, attendre le printemps. On prépara les longues patiences de l’hiver. Nos troupes, après quatre jours de tranchées, avaient tour à tour le soin de se bâtir, à quelque distance du front, des campements, des baraques de bois ou de chaume… « Parfois, le soleil dissipait les nuages et dorait les arbres nus ; mais bientôt il se renfrognait derrière les averses et le brouillard… Il y eut aussi de la neige. Pendant une semaine, le sol gelé craquait. Les arbres, les buissons se découpaient sur l’étendue blanche, que les contours trop précis faisaient pareille à un jouet puéril. Les étangs se vêtaient de glace que les soldats cassaient pour dénicher dans les pierres les anguilles… » Les hussards sont à Ypres. La population de la pauvre belle ville ne s’est pas sauvée : « Elle couchait dans les caves et, si le bombardement diminuait d’intensité, passait les journées à la surface de la terre. Dans les cabarets, les vieux fumaient les pipes, tandis que les filles raccommodaient les hardes et que sur les dalles les sabots des bambins claquaient. Pour économiser le pétrole, on n’allumait les lampes que fort tard, et la mélancolie crépusculaire enveloppait ce tableau de Teniers. »

Les hussards sont à Ypres ; et puis notre hussard n’y est plus. La tête lourde, la fièvre au corps et l’esprit délirant à demi, il a senti qu’on l’emportait, qu’on le plaçait dans une automobile ; le vent le fouettait ; et il apercevait les halles d’Ypres qui flambaient. On l’a mis dans un train. Plus tard, on l’a mis dans un lit, dans du linge blanc et dans du silence. Il a entendu, près de lui, une voix merveilleusement douce et qui venait d’une cornette de bonne sœur. Il s’est apaisé, il s’est guéri et, faible encore, tout languissant de corps, non de pensée, et même avec une acuité singulière, il a discerné le subtil détail de ses souvenirs qui lui apparaissaient comme à la flamme d’un éclair. Il les a fixés sur le papier en phrases nettes, en phrases ingénieuses et pimpantes, et en phrases qui font la nique à toute peine, à toute crainte et à tout marasme, et la nique aux Boches.

Je disais que la guerre avait emmené avec elle ses annalistes, les écrivains dont elle fit des soldats. Mais, prodigue, elle en tua beaucoup. Et, comme elle improvisait des soldats, elle improvisa aussi des écrivains : l’un d’eux, pour son coup d’essai, donne un chef-d’œuvre. M. René de Planhol, lui, partit pour la guerre avec son talent : on connaissait le charmant recueil de ses contes emblématiques, L’Esclave et les Ombres, où la rêverie et l’idéologie composent de précieux rébus de pensée, ornent de poésie les mystères de l’âme et offrent au vieux chagrin du monde un nouveau divertissement. Mais on ne connaissait pas M. Marcel Dupont : lui-même se connaissait-il ? Officier de légère, il aimait son métier. Un jour, pendant que l’ennemi bombarde Reims, il a quelques heures pour entrer dans cette ville où naguère il était en garnison ; et il revoit son logement d’officier, sa chambre, son cabinet de travail, le livre qu’il lisait à la dernière minute : — un Baudelaire ; et, adorant Baudelaire, il n’est aucunement baudelairien ; — ses paperasses, les feuillets sur lesquels il se promettait « d’écrire de belles choses » et n’écrivait rien. La guerre l’a séparé de tout ça : et, en pleine guerre, il combat certes, et il écrit En campagne, qui est le chef-d’œuvre que je disais.

Dans son avant-propos, il annonce que son volume ne contient ni études tactiques, ni considérations critiques sur l’ensemble de la guerre : lieutenant de chasseurs, il ne prétend pas à dominer les opérations qui se déroulent sur un front de neuf cents kilomètres ; il ne songe qu’à raconter ce qu’il a eu sous les yeux dans le petit coin du champ de bataille où son régiment se trouvait placé. Des épisodes ? Sans doute. Mais, avec une heureuse lucidité d’intelligence, il les rattache si bien à l’immense conflit que la guerre tout entière est là, dans les trois cents pages de ses souvenirs. Il voit aussi juste que Fabrice Del Dongo : il voit plus large.

Au mois d’août, jusqu’au 27, n’étant que le sixième lieutenant par ordre d’ancienneté, il a dû rester au dépôt, recevoir, équiper, former les escadrons de réserve que son régiment constitue. Enfin, le 28, sa cantine faite, ses paquetages bouclés, ses chevaux embarqués, il part : il va remplacer un sous-lieutenant blessé au cours d’une reconnaissance. Il est content. On l’envoie dans le Nord. Puis, à mesure qu’il approche des armées, des bruits inquiétants lui arrivent ; dans les gares, la nuit, les gens ne disent rien de bon : « Charleroi ? Ne me parlez pas de Charleroi ! Nos hommes ? Magnifiques !… Une hécatombe… La retraite… jour et nuit… Les Allemands n’osent pas… Ah ! nous sommes propres… On recule… » Il cherche son régiment : les renseignements qu’il obtient sont vagues, sont déroutants, sont terribles… « Eh bien ! que voulez-vous ? Je marcherai au canon. Bonsoir. » L’angoisse d’une solitude éperdue augmente d’heure en heure, jusqu’à la minute où ses efforts, aidés de hasard, le conduisent à ses camarades : alors, tout s’arrange ; et il est prêt, pour toute éventualité. Il débute péniblement et, comme on l’en avertissait, par la retraite. Depuis plusieurs jours, l’armée descend de la frontière et ne manœuvre qu’en vue de n’être pas coupée, désarticulée. Lui, avec ses chasseurs, est à l’arrière-garde : il a mission de repousser les patrouilles que l’ennemi lance aux flancs de nos colonnes d’infanterie. Sous le beau soleil, une désolation mortelle. Pendant une journée et sa nuit, le corps d’armée fait cinquante kilomètres. Il y a des traînards. On aperçoit sur les routes des fantassins fourbus, éclopés. En voici un, qui passe un pont, tout seul, son fusil à la bretelle, ses cartouchières au ceinturon, plus de sac. Il s’appuie sur un bâton, n’avance guère, à chaque pas s’arrête et, pour faire un pas de plus, rassemble toutes ses forces, dernières forces. Il est pâle et en sueur : un homme perdu. Il parvient jusqu’au poste volant des chasseurs et là entend une estafette dire que les Boches sont à deux cents mètres et vont déboucher. Subitement, il se redresse. Son visage se contracte ; il a l’air stupéfait et furieux, crie : « Ils sont là ?… Ah ! les s… ! » et, profitant d’un regain d’énergie étrange, miraculeuse, il met baïonnette au canon, boitant, sautant à cloche-pied, repasse le pont, se campe au milieu de la route, le fusil croisé dans la position réglementaire, tout seul contre l’armée allemande. Il est fou, il est sublime. Une salve ; et il est tué…

Mais la retraite continue : la retraite que Joffre a ordonnée, la retraite incomparable, et salutaire, et atroce… « Ceux qui n’ont pas connu ces heures ne sauront jamais le degré de souffrance morale et d’abattement physique que peut endurer un soldat. Il faut les avoir vécues pour être certain que l’on peut subir une telle épreuve sans en mourir. Plus tard, nous avons compris. Mais, à ce moment-là, nous autres, simples officiers de troupe, nous étions emportés dans le flot tumultueux de cette armée et nous ne comprenions pas pourquoi nous reculions ainsi. Songez à ce que ce mot contient d’affreux : nous ne comprenions pas ! » Je ne sais ce qu’il y a dans ces phrases, pour leur donner un tel accent de douleur, et l’accent même de cette douleur sans pareille ; à la vérité, les phrases ne sont ici presque rien : la forme, et non l’habit, du sentiment tout nu, sans voile, le sentiment plus fort que nuls mots… Les soirs, au commencement de septembre, furent chauds et lourds. Un soir, le 4 septembre, sur les 6 heures, le long de la route de Vauchamps à Montmirail, le régiment se forme en colonne de demi-régiment. Les hommes descendent de cheval, poudreux, la poussière collée au visage ; sur le sol et dans un champ de blé fauché, ils se couchent et ils dorment. Les officiers, par petits groupes, causent afin de ne pas s’endormir. À minuit, le bivouac était installé ; à 3 heures du matin, en selle : l’ennemi vient d’accrocher l’arrière-garde et il faut faire face. Pareillement, chaque nuit, courte nuit de repos inachevé. L’on se battait, et l’on faisait de bon ouvrage : après quoi, l’on se repliait… « Soldats, mes frères, oublierez-vous l’angoisse qui vous étreignait quand vous deviez, au moment où le jour déclinait, après avoir vu tomber tant des vôtres, abandonner une nouvelle parcelle de notre douce France, livrer aux barbares quelques-uns de nos jolis hameaux, de nos champs, de nos vergers, de nos jardins, quelques-unes de nos vignes ? C’était l’ordre. Nous avons compris, depuis, combien tant de sacrifices avaient été utiles. Mais alors nous ne savions pas. Et le doute venait. Nous avons connu des jours atroces et rien ne pourra arracher de ma mémoire l’impression d’anéantissement physique et moral dont nous étions alors frappés, mes camarades et moi. » M. Marcel Dupont donne la plus saisissante formule de cette retraite : « Chaque jour, nous avons dû nous battre. Chaque jour, l’ennemi était repoussé. Chaque jour, il fallait reculer. » Ce témoignage est important. Il caractérise la volonté du général en chef, sa méthode, la rigueur avec laquelle fut exécutée de point en point la difficile manœuvre du renoncement provisoire et de la brusque représaille ; et il glorifie les armées qui, ayant subi le long supplice quotidien de se croire vaincues, perdues, abandonnées, réagirent tout de go pour la victoire, saintement patientes dans la défensive et si soudaines dans l’offensive que l’ennemi détala devant elles, déconcerté, comme frappé par la détente d’un ressort qu’il croyait mol sous sa pesée.

L’offensive ! Ordre du général en chef. La joie est partout.

« Un officier au colonel… “C’est au lieutenant Dupont de marcher…” Direction Courgivault. Reconnaissez si le village est occupé. La brigade vous suivra dans une heure, par le même chemin… » Le lieutenant a choisi quatre solides garçons, parmi ses chasseurs, et le brigadier Madelaine, qui est sûr. Un temps splendide. On respire bien. Les luzernes et les chaumes brillent encore de rosée. L’horizon, net. La route est silencieuse ; et rien n’y bouge. Il s’agit d’avancer avec prudence ; on ne sait pas ce que cachent les buissons, les fossés, les taillis. C’est la première reconnaissance offensive de la campagne de France : sur les indications qu’elle fournira, les régiments vont s’élancer à leur perte ou à la victoire. La petite troupe chemine, craint de se risquer à droite et à gauche, examine les boqueteaux, passe et bientôt aperçoit, au milieu des prairies et des pommiers, le village, fermes et maisons paysannes tassées autour d’un clocher. Le lieutenant braque sa jumelle et, à l’horloge du clocher, lit : six heures quinze. Cette horloge, c’est tout ce qui paraît vivant, au village. Tout le reste dort, ou est mort. On ne distingue nuls travaux de défense, rien qui indique l’ennemi. Vercherin, l’un des chasseurs, est détaché pour aller voir d’un peu plus près. Et il suit une ligne de peupliers : un arbre après l’autre lui servira d’abri ; et il se glissera d’un arbre à l’autre. Il s’arrête, se dresse sur ses étriers : il a cru que, dans une meule, quelque chose remuait, qu’une tête se levait hors de l’herbe… « Je regarde ; je ne vois rien que le village silencieux et paisible. Toujours la même impression de vide, odieuse et déprimante… » Les chevaux ont peur et font demi-tour : un coup d’éperon les ramène. Alors, à quelque cent mètres des chasseurs, sur la lisière du village, une ligne de tirailleurs vêtus de gris se développe, s’allonge derrière les meules, se défile adroitement, tire et, par bonheur, tire mal. Les chasseurs savent ce qu’ils avaient à savoir, l’occupation de Courgivault par l’ennemi. Les balles leur bourdonnent aux oreilles, leur sifflent aux oreilles. Il faut gagner du champ, sauver sa vie et s’acquitter de sa mission jusqu’au bout. Un cheval tombe. Le cavalier se relève, un peu étourdi. Le brigadier Madelaine, le visage éraflé d’une balle, saigne : et ce n’est rien. Les tirailleurs de Courgivault continuent leur musique. Prestement, assembler la petite troupe, consoler Lemaître qui pleure son cheval, et achever la bête qui geint, faire trotter les deux cavaliers démontes, lourd-bottés, examiner encore le mouvement des tirailleurs gris devant le village, évaluer leur nombre, esquiver leur tir… L’un des chasseurs, Wattrelot, file et porte au colonel un billet du lieutenant : le renseignement. Les minutes passent. Le lieutenant, son renseignement parti, ne se ménage guère ; les balles qui bourdonnent et sifflent ne le dérangent pas de sa besogne. Il donne le coup de grâce au cheval qui souffre ; même il lui accorde quelques mots d’oraison funèbre et lui promet le paradis des braves chevaux. Et ensuite, les tirailleurs du village se taisent. Puis un peloton de chasseurs d’Afrique se montre. Au même instant, une détonation retentit. Un obus éclate au pied des meules où les fantassins prussiens se cachent : c’est une de nos batteries qui déjà règle son tir sur Courgivault… « Mon renseignement est arrivé. La bataille de la Marne est commencée. »

Courgivault fut pris, enlevé très vite, perdu, repris à la baïonnette. Et, le soir, quel soir, après cette journée, la première journée victorieuse !…

L’art de M. Marcel Dupont, — je crains que mon résumé ne le gâte, — le voici justement : on ne peut résumer l’un de ses chapitres, tant il est habile à dessiner en peu de traits toute la scène, à raconter vite et serré, à ne laisser entre les détails principaux que l’espace qu’il faut pour que l’air y circule. Cette concision si parfaite, et qui n’entasse rien, ne néglige rien non plus. Et l’on n’y sent pas l’effort. Tant d’art, et avec tant de naturel ! délicieuse réussite. Et l’art n’empêche pas l’émotion ; je ne dis pas qu’il la seconde : il lui est docile. Cet officier de légère est avec son art comme un cavalier avec son cheval. La bête est vive ; le cavalier la mène où il veut. D’ailleurs, il ne lui fait point exécuter des tours singuliers, accomplir des exploits de manège : il la menait à la guerre. Elle l’a bien porté, docile et alerte, par tous les chemins, et fût-ce par les sentiers les plus difficiles, forte dans la fatigue et allègre, gaie aux matins radieux, toujours prompte.

Dès la victoire de la Marne, commence la poursuite. Nos soldats, aux trousses de l’ennemi, repassent par les routes de malheur devenues des routes de bonheur. Ils ne savent pas jusqu’où ils iront, chassant devant eux l’envahisseur. Ils comptent le pousser hors de France. Mais, à l’Aisne, il faut s’arrêter.

Cette péripétie, M. Maurice Gandolphe l’a très bien marquée dans son livre, La Marche à la victoire, beau livre encore, d’un style adroitement rude et qui parfois, souvent même, obtient des effets de grande poésie.

En quittant la ligne extrême où la marée allemande a jeté son flot, on a cru qu’épuisée elle se retirait. On se lança derrière elle, on traversa l’immense plage, souillée de ses détritus : « litres vides, où s’étiquettent tous les alcools, sacs velus d’où s’échappent des dentelles et des soies, mausers fracassés, capotes, selles, hideuse défroque de l’armée d’invasion qui, avant de fuir, a bu », — a bu et a pillé. L’on galope dans tout cela, et dans une horrible odeur mêlée de cadavre et d’alcool, l’odeur de la Teutonie en alarme. Et, premièrement, c’est presque facile. Peu à peu la résistance, pour ainsi parler, s’épaissit… « On sent que d’heure en heure un flot nouveau déferle, s’étale, monte. Nous nous raidissons contre l’évidence d’un obstacle fort et durable, dressé contre notre poursuite. Très vite, nous apercevons que c’est toute une offensive qui recommence, avec des moyens abondamment renforcés. Des corps inconnus, une artillerie gigogne descend de ce Nord où gagnait notre chasse allègre. Dans un méthodique et puissant déploiement, nos divisions s’ordonnent et s’approfondissent : après la guérilla des coups de force et de surprise, nous nous alignons à la bataille rangée. » En peu de jours, le « barrage » se constitue, solide sur les deux versants.

Toutes les sortes de guerre, notre armée extraordinaire eut à les accepter, durant les premiers mois de la campagne ; et telle fut sa souplesse intelligente, qu’elle passade l’une à l’autre quand il le fallut, prête à exceller dans l’offensive hardie, trop hardie, dans la défensive savante et patiente, puis dans la brusque reprise d’offensive, et dans la guerre de siège. Celle-là, qui n’est pas finie, abonde en coups d’audace et d’ingéniosité, en brèves anecdotes que M. Maurice Gandolphe conte à merveille. Des deux côtés, on tâche de mordre sur le front de l’adversaire. Les opérations de grande envergure sont impossibles : on cherche de menus résultats qui se coordonneront avec d’autres et au moins rattraperont des bouts de sol. Tel village dont on sait à peine le nom devient un objectif de réelle importance : en quelques heures, il est quatre fois pris, perdu, repris par nous. Ce village, « un beau soir d’avance », on en chasse les dragons de Wurtemberg. Nos cavaliers le tiennent toute la nuit, toute la matinée suivante. Mais, autour de ce saillant, la bataille augmente d’intensité : sur trois faces, les bataillons bavarois resserrent leur menace d’encerclement. Donc, les cavaliers reçoivent l’ordre de retourner en arrière. « Et voici, le lendemain, qu’une longue file d’évacués croise la colonne ; les misères habituelles passent, avec des airs familiers. Une femme, menant un lot d’enfants, s’arrête : — Tiens, tu vois, ceux-là étaient chez nous… Puis elle explique : — Vous savez, notre maison, où vous avez mangé, ils sont revenus derrière vous et ils ont mis le feu partout… Nous nous taisons. La femme regarde les chevaux, les carabines, les hommes et, sans colère, avec une résignation un peu surprise, demande seulement : — Pourquoi est-ce que vous êtes partis ?… Pour oublier cela, il faut aller vite et loin, chez les autres ! » M. Maurice Gandolphe insiste sur l’atroce difficulté de faire la guerre chez soi, d’avoir cette tâche : reprendre, avec les instruments dévastateurs de la guerre moderne et contre un ennemi sauvage, des villages et des villes que nos frères, citadins et paysans, n’ont pas tous évacués. « Tant que nous allons par-dessus ce qui est nôtre, l’attaque, la belle attaque qui est la joie des combats, s’alourdit d’angoisse et de détresse. » Il avertit les « gens de l’arrière », qui s’étonnent de la lenteur et des retards…

Abominable guerre, et cependant sainte. La dernière impression que laisse le livre de M. Gandolphe est celle-là. Le sol, plus âprement disputé, reconquis lopin par lopin, une motte de terre après une autre, est consacré à jamais. Cette vérité, un mot sublime l’interprète. Après un échec local, je ne sais où, le général réunit son état-major ; et, sur la carte, on examine la situation. C’est dommage, dit un capitaine, que nous ne tenions plus ce village. Et le général, très simplement : « Ne dites pas que nous ne tenons plus ce village ; nous avons là douze cents tués de chez nous : ils tiennent la position, en nous attendant. » Au crépuscule, le village fut repris et la « garnison des morts » relevée.

Les historiens, plus tard, feront leur profit de Six mois de guerre en Belgique, par un soldat belge, Fernand-Hubert Grimauty, artilleur cycliste à la 101e compagnie. C’est un récit très original, d’une évidente vérité, d’une spontanéité presque naïve. Le sentiment qui domine dans ces pages, c’est la colère d’un pays loyal et dupé, la haine de la fourberie allemande, la rancune. L’artilleur cycliste a rendu avec beaucoup de justesse l’effroi et le désir de vengeance dont frissonne aux premiers jours la Belgique trahie par les Boches : elle flaire partout la trahison, la cherche et la trouve ; elle déniche des espions et, plus d’une fois quand les armées sont aux prises, démasque des troupes de Prussiens qui ont revêtu l’uniforme belge. « Quelle rage ! » Et cette rage, aidée du mépris, tourne à une sorte d’humeur narquoise, qui résiste bien contre la désolation, qui excite les énergies gaiement batailleuses. M. Grimauty, dans les plus tragiques moments, trouve des mots bizarres, cocasses, charmants. À la bataille de l’Yser, les Belges tirent éperdument, vite et comme pour profiter des minutes suprêmes. La formidable artillerie allemande les accable ; ils ne cessent pas de tirer cependant, de tous leurs fusils : « Nous avons l’air de chasseurs qui tirent sur des lapins, avec des lions dans le dos ! » D’ailleurs, ils font bien de s’entêter, contre tout espoir : l’infanterie française arrive. « Nous la reconnaissions dans l’ombre au martellement nerveux de sa marche. Quand les pioupious nous aperçoivent, ils n’ont qu’une petite phrase courte, qui scande leur marche et qu’ils répètent en défilant devant nous : — Où qu’ils sont, les Boches ? Où qu’ils sont, les Boches ?… » Nos fantassins viennent de Lombaertzyde… « Ah ! les braves petits gars ! s’écrie leur camarade Grimauty ; sortis d’un enfer pour venir dans un autre, et tricoter de ce train-là entre les deux !… »

Lisez enfin La Vie de guerre contée par les soldats. M. Charles Foleÿ a recueilli sous ce titre quelques dizaines de lettres écrites de tous les points du front par des maris, des fils, des frères, gens de toute condition naguère et d’une seule condition devant l’ennemi, des héros. Le caractère de chacun d’eux subsiste, et le tempérament de chacun d’eux ; mais toutes les différences sont groupées en un faisceau de volonté unique : volonté de vaincre et, à cette fin, même abnégation, le sacrifice universellement consenti. L’un de ces épistoliers, un artilleur blessé, cité à l’ordre du jour, appelle ses prouesses un « petit succès ». Il écrit : « J’ai fait simplement mon devoir. » Sa récompense l’étonne : « et alors, dit-il, ce n’est pas moi seul, c’est toute l’armée qu’il faudrait citer ! » Une telle modestie n’est pas l’usage ancien de la littérature. Cet artilleur nous avertit de ne pas confondre plus longtemps le jeu littéraire avec les vertus auxquelles de beaux livres ont apporté leur témoignage, et qui valent qu’on soit à genoux devant elles, en toute humilité de gratitude.

Chroniques de la guerre

L’honneur est le même, dit Salluste, à faire les exploits ou à les raconter. Eh ! non. Salluste essaye de donner le change à son regret. Parmi les écrivains qui auront passé les durs mois de la guerre à commenter les événements, il n’en est pas un qui ne s’incline, et fût-il le plus illustre, devant le plus humble des combattants. Aucun chef-d’œuvre de littérature ne vaut le chef-d’œuvre d’activité qu’une mention de trois lignes à l’ordre du jour de l’armée glorifie, et ne vaut la blessure d’un soldat. Salluste, aussi bien, ce n’est que le travail de la guerre civile qu’il avait quitté ; son ambition seule le tourmentait et il la consolait de son mieux ; laissons ce drôle de garçon qui, avec une intelligence admirable, eut l’âme d’un garnement.

Quelques-uns de nos écrivains, à l’arrière, accomplissent très noblement leur devoir modeste et utile en devenant les guides ou les sages compagnons de l’opinion publique, soumise à tant d’épreuves. Plusieurs d’entre eux ont beaucoup d’influence ; et si, au gré de Forain, les civils tiennent, louons l’âme française, forte et vaillante, louons aussi ses mainteneurs, ses camarades persuasifs, ses conseillers de patience et de courage.

Le 5 octobre 1914, quand on apprit, au matin, la mort du comte de Mun, ce fut, dans toute la France, dans toutes les classes de la société, je ne veux pas dire dans tous les partis — car il n’y en avait plus, s’il y en a, — mais dans tous les milieux, un chagrin ; qui ne l’a senti ? Et l’on s’y connaissait alors, en fait de chagrin. Les gens les plus divers, les malins et les naïfs, les plus résistants et les plus dolents, éprouvèrent une espèce de désarroi douloureux, parmi tant de douleurs, à la pensée que leur manquerait le réconfort quotidien de ses articles et, pour ainsi parler, de ses lettres, tant ses articles semblaient s’adresser à chacun de ses lecteurs avec une telle intimité de sympathie, avec une étonnante justesse d’amitié. Je ne sais si jamais écrivain, publiciste de tous les jours, est allé si loin dans la foule, y a gagné ce crédit, cette confiance, en quelque sorte filiale. L’Écho de Paris a réuni en un volume Les Derniers Articles d’Albert de Mun ; relisons-les : nous y retrouverons et nos angoisses des premiers temps de la guerre, angoisses qu’il a endurées jusqu’au martyre, et le secret de cette véritable communion qu’il avait su établir entre tous ses compatriotes et lui.

Certes, il était un grand orateur et, dans sa prose, où l’on ne remarque pas une habileté particulière, un art très subtil des sons et des tours, on entend la voix même de son éloquence. On aperçoit le geste. On aperçoit et l’on entend l’homme qui parle ; on dessinerait son attitude et l’on noterait ses accents. Mais il ne s’agit point d’éloquence, d’art ou d’habileté. Ce n’est point par là que M. de Mun, pendant les mois d’août et de septembre 1914, parvint jusqu’à l’âme de la patrie inquiète : c’est tout uniment par la spontanéité du cœur. Le cœur : il faudra, vingt fois, répéter ce mot.

Son premier article est daté de Roscoff, 28 juillet : « La guerre !… » On travaillait aux champs ; la moisson commençait et l’on n’était en peine que de savoir si le temps serait bon pour la récolte. Soudain, la guerre ! « On vient à moi, on m’interroge. Comment cela est-il arrivé ?… » Il ne l’ignore pas. Depuis deux ans, il regarde monter l’orage, il le regarde s’accumuler et devine que les gros nuages ne tarderont pas à crever ; il annonce « l’heure décisive ». La Russie n’abandonnera pas les Slaves des Balkans ; alors éclatera le conflit des Germains et des Slaves. Nous, la France, nous aurons à choisir, dans cette alternative, l’infamie ou la guerre. Donc, c’est la guerre, n’est-ce pas ?… Paris, 2 août : « L’heure n’est plus aux longs articles écrits dans le silence et la réflexion. Chaque jour, autant que je pourrai, je noterai ici les battements de nos cœurs… » Et il se met à la besogne… « Si j’entends bien l’écho des âmes… » Il l’entend bien : deux sentiments s’y démènent, colère et fierté ; colère contre l’Allemagne brutale et fourbe, fierté de la France debout. Ces deux sentiments s’exaltent, quand l’Allemagne, violant la neutralité belge, se montre plus scandaleuse qu’on n’avait cru et quand la France dépasse sa glorieuse renommée par son entrain, sa fougue belliqueuse, par la prompte réussite de sa mobilisation, par son élan discipliné, par l’unanimité de son espoir. Ah ! ce n’est pas comme en 70 : cette petite phrase revient sans cesse, acharnée, heureuse, à l’esprit de qui se souvient. Le 15 juillet 1870, le jeune lieutenant de Mun, dans la petite cour du quai d’Orsay, attendait la décision parlementaire. Le capitaine de garde sortit et, agitant son képi, cria : « La guerre est déclarée ! » Une clameur d’enthousiasme : les officiers saluent la guerre. Puis défilent les députés, le front bas, soucieux, doutant que la nation les approuve. Non, le 4 août 1914, ce n’est pas cela ; ce n’est pas ce prélude hésitant, gauche et comme gêné : c’est toute la nation, sûre de soi ! Jour après jour, l’ancien combattant de l’autre guerre consulte ainsi sa mémoire, se débat contre les analogies amèrement, les écarte, les chasse et triomphe aux belles différences, à la nouveauté de l’aventure, au contraste radieux. « En 1870, à pareil moment… » Les corps d’armée, de Thionville à Strasbourg, s’éparpillaient ; l’ennemi se concentrait… « Et, d’abord, ne parlons plus de 1870 ! Rien, dans ce que nous voyons, n’y ressemble… » N’en plus parler ? Cette hantise ne le quitte pas… « J’étais à Metz ; nous allions partir pour la frontière… » Et, partout, le désordre. Aujourd’hui, toute la machine est bien réglée. En 1870, la mobilisation se fit, tant bien que mal, assez vite. Il fallait prendre l’offensive : et l’on perdit son temps. Cette fois, l’offensive, sans retard. « Mulhouse est pris ! Comprenez-vous, à ces trois mots, quel coup au cœur, pour nous, les vieux, les vaincus de 1870 ?… » Et il célèbre cette aurore de la revanche. Pourtant, il frissonne ; et il craint de cédera des illusions, aux mêmes illusions « qui nous perdirent en l’année terrible ». Du calme : « Il faut apaiser mon vieux cœur, trop prompt à bondir. Il est vrai, soyons sages et gardons la mesure… » Pendant la semaine des victoires imprudentes, Altkirch, Mulhouse et Colmar entrevu, il se réprimande ; il se refuse, comme il peut, les délires de l’allégresse et il prêche le discernement : « Si je donne des conseils, je m’exhorte moi-même… » Il ne traite pas autrement son lecteur et lui-même : son lecteur et lui, c’est tout un ; c’est la France en alarme. Alors, il ose admonester son lecteur, comme lui-même il se raisonne et, aux moments où les déceptions se préparent dans la crédulité universelle, dire : « Ce sera dur ! ne nous flattons pas… » et, aux moments où peu s’en faut qu’on ne croie tout perdu, à la fin d’août et au début de septembre, dire : « Nous les tenons ; c’est la victoire !… » Son article du 1er septembre est un acte de divination. L’armée allemande fonçait sur Paris ; elle bousculait tous les obstacles ; battue à Guise, elle passait pourtant et marchait à grandes journées : qu’est-ce qui l’arrêterait ? Seulement, avant de foncer sur Paris, elle n’avait pas détruit notre armée. On murmurait : « C’est 1870 qui recommence… » Pas du tout ! répliquait M. de Mun ; en 1870, quand les Prussiens se dirigèrent sur Paris, notre armée était mi-enfermée dans Metz, mi-écrasée à Sedan. « Inébranlable confiance », écrivait-il le 31 août ; le 5 septembre : « Qui peut douter ? » et, tout de même, on pouvait douter, mais il ne le permettait pas ; et, le 8 septembre, quand l’ennemi s’éloigne de Paris : « J’en étais sûr ! »

Les arguments d’une telle foi sont nets et bien déduits, de qualité stratégique ; mais une telle foi est surtout un phénomène d’inspiration : la pensée fervente a des pressentiments, des visions que sa ferveur lui suggère. Ce n’est pas la sûreté de sa science militaire qui valut à M. de Mun ses fidèles et la joie de ne les avoir point abusés : le cœur de la France battait en lui. Battait à grands coups : il le dit et il le répète. Le cœur de la France qui était aux armées : « Ah ! comme je vis avec vous, comme je sens vos cœurs battre, mes camarades… On dirait qu’au fond de nos cœurs retentit le bruit lointain du canon !… » Et le cœur de la France qui, à l’arrière des armées, écoute, épilogue et souffre : « On a l’âme dans un étau, c’est bien sûr ; et les poignées de mains qu’on échange en disent plus que toutes les paroles. Mais pas de vaines émotions ! Surtout pas de vains discours. Je m’en veux presque d’écrire : en un tel moment où l’angoisse étrangle la gorge… » C’est au lendemain de Morhange et quand nos armées de Lorraine ont dû se replier sur Nancy. Dans la douleur commune, le langage se fait plus familier, plus bref. Il est plus familier, plus bref encore et comme entrecoupé d’émoi, quand nos armées sont à la poursuite de l’ennemi, après la Marne : « Comment dire ? quels mots trouver ? Ils sont en pleine retraite ; et sur la gauche, entre Reims et Soissons, cette retraite, c’est une déroute. Écoutez : leur cavalerie semble épuisée… Ah ! il faut s’imaginer cela… Depuis six jours… » Sur la ligne de l’Aisne, les Allemands s’arrêtent et interrompent notre poursuite : « Maintenant, il faut souffler, comme nos troupes, et nous reprendre un peu… » Quelques jours passent. « De nouveau, c’est l’attente, longue et pesante… » Deux jours encore : « La bataille se poursuit ! En ces quatre mots tient, cette semaine encore, toute notre vie. Et vraiment, c’est une épreuve indicible, pour le cœur et pour l’esprit. Tout frémit en nous, l’inquiétude et l’espoir… » Et puis encore un jour : « La bataille de l’Aisne continue… » Et l’on use sa patience. Mais : « Je vois des gens qui recommencent à douter… » Cela, c’est défendu ; et M. de Mun chapitre ces mécréants : il se chapitre lui-même. Non qu’il doute : mais il a besoin de veiller sur soi, d’éconduire les tentations. Il a cru que la bataille de l’Aisne serait un épisode de la déroute allemande. Or, la guerre de tranchées s’organise ; des longueurs !… Il attend, à la fin de septembre, « ce qui ne peut plus beaucoup tarder », la retraite des Allemands sur la Meuse, et bientôt sur le Rhin. « Cette attente est horrible. Il y a, loin du champ de bataille, une torture morale que ne connaissent pas ceux qui ont l’âpre soutien de l’action… » 28 septembre : « Puisqu’il faut attendre encore et endurer le tourment de l’interminable bataille… » 30 septembre : « Je voudrais parler de la bataille. Je ne le peux pas… Attendons. » 4 octobre : « Il faut être sage, contenir à deux mains son cœur… » Depuis des semaines, il comprimait son cœur, il enfermait son cœur sous la triple cuirasse des bons raisonnements, de la foi volontaire et de la patience, plus pareille à un cilice qu’à une cuirasse ; et, la nuit du 4 octobre, son cœur s’est rompu, de battre avec une telle violence, de battre pour toute la France, trop fort, dans une seule poitrine. Sa confiance, aux dernières lignes de son œuvre mâle et valeureuse, n’a point faibli. Mais sa hâte… Sa hâte ? Il attendrait encore. Et il est mort d’avoir assumé tout l’espoir et toute la crainte dont palpitait la nation.

Quelques jours avant la déclaration de la guerre, M. Maurice Barrès publiait, sous ce titre Dans le cloaque, les notes qu’il avait prises pendant les séances d’une fameuse commission d’enquête. Le terrible petit volume ! Une satire ? Non : la vérité, l’horrible vérité de ce cloaque pestilentiel où s’étaient agitées des ambitions, des cupidités, des lâchetés, des vilenies et d’où montait une odeur infâme. Soudain, voici l’Union sacrée. Le petit volume se terminait pas ces mots : « Le ministère n’est même pas tombé, mais il y a une plus grande ruine suspendue au-dessus de nos têtes : l’énorme masse du système parlementaire qu’un souffle peut jeter par terre. » Et le chapitre s’intitulait : « la pourriture des assemblées ». Soudain, le premier chapitre du volume nouveau raconte la journée du 4 août 1914, « le jour sacré », — « belle et bonne journée, de tous points parfaite, sommet de la perfection parlementaire. » Le petit volume dévoilait une tare dans la vie française, débandait une plaie, la montrait à nu : et l’Union sacrée, c’est l’image de la santé française. Guérison subite, résurrection, miracle de la guerre : la France était malade ; et elle va bien ! La guerre l’a sauvée. Quel remède ! Pire que le mal ? Un remède qui guérit ne mérite pas cette injure. Mais l’effroyable remède, personne n’aurait eu l’audace de le choisir et de l’appliquer, et non pas même Déroulède qui disait, dans sa mélancolie : « On ne voit jamais ce qu’on désire trop ; quand je serai mort, il y aura la guerre ! » M. Barrès ajoute : « Je n’ai jamais souhaité (ce que pouvait faire un soldat comme Déroulède) les terribles leçons de la bataille ; mais j’ai appelé de tous mes vœux l’union des Français autour des grandes idées de notre race. » Donc, il fallait la guerre. Il ne fallait pas la vouloir : et nous ne l’avons pas voulue. Les destins nous la devaient : nous avons accepté le cadeau fatal, formidablement lourd à porter.

Cette vivacité, cette alacrité de l’émoi, qui donnent à la chronique de M. de Mun tant de charme primesautier, l’attrait le plus saisissant, d’autres caractères les remplacent dans la chronique de M. Barrès. Un orateur est exubérant ; le poète qui lui succède, plus retiré, ne se livre point avec cette facilité. Il n’est pas moins sensible et animé d’une ardeur moins chaude. Le même feu, qui répand là ses larges flammes et les agite, couve ici, fait plus secrètement son ravage et a de brusques éclats magnifiques : dans ses moments les plus cachés, il gronde sourdement et l’on n’ignore pas sa présence. Toute l’œuvre de M. Barrès, à la bien considérer, reçoit des événements actuels sa consécration. L’idéologie aventureuse de ses premiers ouvrages et de sa jeunesse, s’il l’a volontairement restreinte, ramenée vers lui, — vers lui et vers ses morts, — confinée dans un espace plus étroit, mais approfondie, pour ainsi parler, dans le temps, ne lui a-t-il pas imposé la même loi rigoureuse à laquelle, d’un seul coup, la guerre a soumis toute la pensée française ? Il assiste à ce prodigieux phénomène : la France, hier éparpillée, qui rentre chez elle, qui retourne à la conscience de soi, connaît son énergie ancienne, et aux séduisantes erreurs de la curiosité préfère la discipline de ses incontestables certitudes ; la France qui a fait, d’un bond, sous la blessure imprévue, le chemin, le même chemin qu’il a lui-même lentement parcouru sous l’incitation de la tristesse et de la raisonnable rêverie. C’est le chemin salutaire, l’unique chemin de la sagesse ; et la patrie, devenue sage, est sur le chemin du salut. Les stances de la consolation personnelle s’agrandissent ; elles sont un hymne pour accompagner la patrie dans la tribulation qui la conduit à ses fins augustes. Cette chronique de la guerre, c’est une poésie ardente, encourageante, craintive, attentive à ses chants, à l’heure opportune, et qui parfois se mêle au tumulte, et qui parfois rejoint le silence, et qui, à toutes les étapes, sonne juste et sonne beau, pour la victoire, ou l’attente et l’effort, ou la gloire et le deuil. Premiers jours de la guerre ; et le 10 août : « C’est un paysage matinal, un ciel d’or, d’argent et d’azur… » La diane, on dirait, dans la pureté de l’air ! « Août 1914 ! Sur les coteaux, le clairon retentit ; au milieu des vignes et des bois, le drapeau tricolore s’avance. Les fers de l’Alsace sont rompus. Déroulède, nous sommes à Mulhouse ! Vive la république française !… La marche en avant continue. Nous tenons la revanche. Le mot pendant quarante-trois ans répété, fatigué, quasi discrédité, que nous étions fous de maintenir, que nous eussions été mille fois plus fous d’abandonner, il est devenu un fait. Revanche, ce matin, c’est un mot tout neuf, tout rayonnant de vérité, de joie et de gloire. » La chance tourne ; il faut que nos armées se replient, de sorte qu’on ne sait plus et qu’on pose des questions. « Combien de temps durera la guerre ? » C’est le moins qu’on veuille demander. Alors, le thème du chant n’est plus cette allégresse d’un matin d’été : ce serait la douleur. Mais non : arrière la douleur ; plutôt la haine ! « Ils voudraient être le fléau de Dieu, le marteau qui martèle le monde. Des barbares, voilà leur prétention. La barbarie d’Attila, qu’ils prétendent renouveler, était quelque chose de spontané, de trop puissant qui débordait. Mais que des élèves d’université, des petits commerçants, des ouvriers socialistes… Ah ! l’âme allemande, nous la pesons à sa valeur. Ces gens qui veulent nous marcher dessus, ce sont de lourdes bottes, mais remplies de crottin. » La haine de ces barbares ; et l’immense amour de la patrie menacée : ainsi, l’âme évite la langueur. Ce n’est pas certes la langueur qui l’accable, pendant ces lumineuses journées d’août, si claires et lugubrement chargées de mystère, si violentes sur la ligne de bataille, si mornes ailleurs : « le grand soleil, cette attente, cet ennui, quelle effroyable simplification de la vie française ! » Aux premiers jours de septembre, après le départ du gouvernement, des Chambres, des uns et des autres, Paris est au plus fort de son péril, une citadelle en butte aux hordes qui approchent. « Parisiens, ne voyons pas le seul drame de notre ville. Montons sur les murailles et sur les tours de la cité et plus haut encore. Examinons par les yeux de l’esprit le vaste champ de bataille où l’univers se heurte pour notre juste cause. Alors nous crierons victoire ! » Puis, le 7 septembre : « Parisiens, félicitons-nous. On raconte qu’à Blois, au Mans, dans Orléans, à Bordeaux, on s’écrase pis qu’un jour de mardi gras. Nous avons bien de la chance de rester dans notre ville… » La vaillance tourne à la bonne humeur. Il y a presque de la gaîté, pour annoncer, un jour, que deux hirondelles, sans faire le printemps, sont tout de même venues prendre l’air de Paris. Ces deux hirondelles : M. Briand, M. Sembat. « Ça nous change des Taubes. J’espère qu’ils s’en vont satisfaits de la grande ville et qu’ils le diront là-bas. Nos Bordelais peuvent revenir. Le communiqué du jour est parfait. Paris les attend avec le sourire… » Et, le lendemain : « La victoire ! Joffre a lâché le mot. Le mot que nous attendions depuis quarante-quatre ans. » Nous avons lu, à leur date, ces lignes dans le journal ; nous les retrouvons dans le livre, nous les reconnaissons : notre mémoire les a gardées, les a liées au souvenir des épisodes et du sentiment dont elles sont la formule indélébile. Et, si l’on cherche ce qui leur confère cette qualité emblématique, c’est leur exactitude assurément, c’est aussi leur rythme ; c’est à la fois leur justesse et leur poésie, enfin ce lyrisme de la réalité qui est la marque de cet écrivain. Nul écrivain n’est plus véritablement un poète et, cependant, un réaliste. Il ne quête pas la beauté dans le vague et n’a point exilé l’idéal hors du monde. Il prend la beauté dans le monde ; ou il la lui imposerait. Et, si jamais la réalité fut belle, fut toute chargée d’idéal et fut de la poésie toute prête, à portée de la main, c’est durant ces mois d’histoire où les splendides vertus travaillaient contre terre, où l’héroïsme sanctifiait le sol et où les plus divines pensées, entre elles l’espérance, fleurissaient sur la boue et sur le sang du combat.

La littérature était assez tranquille ici-bas et en notre pays, lorsque la guerre a éclaté. Subitement, ce qui nous enchantait n’existe plus ; il nous devient difficile d’imaginer un instant de l’avenir où nous plairait encore le jeu subtil et anodin des phrases et des mots, le jeu d’autrefois. « Écrivains, déchirez la page interrompue ; poètes, abandonnez votre chanson, fût-ce au milieu d’une strophe, et si fort qu’elle ressemble à votre âme. Jetez même un adieu rapide à votre cœur d’hier. En revenant du Rhin, vous serez montés si haut, avec des ailes si fortes, que vous surpasserez tous vos rêves, comme l’aigle survole le rossignol. » Je ne sais quelle nouvelle littérature inventera, pour de tels lendemains, cette jeunesse victorieuse : comptons sur elle et sur son vivant génie. Je ne sais pas non plus combien des écrivains d’hier, et de ceux qui nous ont le mieux divertis, auront sans désastre passé la tempête qui bouscule tout et arriveront aux plages nouvelles, capables de chanter la nouvelle chanson. Plusieurs seront vieux, qui semblaient jeunes : aèdes fatigués, ou démodés, et qu’on éconduira. Celui qui, dans la tempête, aura continué de chanter, de la même voix, seulement plus exaltée par sa véhémence, et dont la voix, dès aujourd’hui, s’accorde à l’immense clameur, celui-là aura fait le voyage périlleux et abordera sans dommage. Ainsi l’auteur de La Colline inspirée et de ces pages où les péripéties de la guerre ont leurs images pathétiques. Il n’a point eu à modifier sa manière. Le portrait de Charles Péguy, —  « petit homme barbu, paysan sobre, poli, circonspect, défiant, doué du sens de l’amitié, bien campé sur la terre et toujours prêt à partir en plein ciel » ; — le portrait d’Albéric Magnard, — « chacun selon son pouvoir ! Joffre les chassera de France ; Albéric Magnard balaye le devant de sa maison » ; — le sonneur d’angélus là-bas, vers les Vosges, — « c’est un confrère, cet homme obscur qui fait un si charmant bruit dans le noir ; que dit-il, ce gazetier du ciel, ce journaliste dans les nuages ? il fait un bruit qui me relie avec mes premières années » ; — les paysages lorrains, « je connais ces nuages bas d’octobre, cette atmosphère ouatée, cette demi-obscurité dès les trois heures » ; — l’automne en Lorraine, l’automne en France et dans les âmes, — « l’espérance flotte dans la brume d’automne, au-dessus des ruines » ; — ces poèmes en prose peinte et musicale ne feraient point de disparates dans Les Déracinés, dans Les Amitiés françaises et dans Colette Baudoche. Tout frémissant de la passion présente, l’art est le même ; il frémissait déjà et s’apprêtait à frémir davantage. Il est accordé à la vie de la France, dont il a médité l’infortune, rêvé la renaissance, aimé l’orgueil fidèle et dont il suivra les destinées, bientôt heureuses, désormais sublimes.

Après l’éloquence de M. de Mun et la poésie de M. Barrès, voici, avec les Commentaires de Polybe, et pour l’entretien des courages civils, de la critique, de la stratégie, l’étude quotidienne des nouvelles et leur philosophie. Polybe l’ancien fut l’un des plus intelligents parmi les historiens de l’antiquité ; il excellait à débrouiller les événements, à y démêler le hasard et l’efficacité des résolutions humaines ; il triomphait à diminuer la portion du hasard et à montrer, dans les meilleures réussites de la volonté, la récompense de la précaution. M. Joseph Reinach, Polybe du Figaro, n’a pas mal choisi son pseudonyme : et Polybe l’ancien ne désavouerait pas Polybe le jeune.

Au jour le jour, les communiqués officiels nous informent assez bien : les communiqués de chez nous, ceux d’Angleterre et de Belgique, ceux d’Italie et de Russie, ceux de Serbie et de Monténégro. Il y a aussi les bruits qui courent : dédaignons-les, car ils ne mentent pas toujours et l’on n’est point assuré d’attraper rien de vrai, en prenant le contre-pied de ce qu’ils annoncent. Il y a les renseignements diplomatiques. L’information ne manque pas, certes ; mais il s’agit de ne pas s’égarer dans une telle abondance. D’abord, il s’agit de savoir lire et non de ne pas lire entre les lignes : qui pourrait s’y résoudre ? Du moins il importe de lire entre les lignes sans folie, sans la fureur de se bouleverser ou de se créer des chimères trop aguichantes. Il importe de comprendre ; et ce n’est jamais si facile : comment faire, si nous avons l’esprit tout alarmé ?

Comprendre ! Polybe s’est promis de nous y aider. Premièrement, pour nous secourir, il sait la géographie : il la savait avant la guerre ! Les noms de villes et de rivières de la Pologne, de la Galicie et même de la Bukovine ne le troublent pas. Et, les noms, ce n’est rien ; mais il sait l’importance militaire d’une petite localité. Les communiqués ont de la précision, quelquefois : ils n’ont pas beaucoup de relief et, rapides, ils mettent quasi tout sur le même plan. Notre Polybe est le maître de la perspective ; il éloigne ceci, approche cela et substitue à l’énumération sèche ou à l’inventaire des menus faits quotidiens leur ressemblance : un communiqué assez plat, il vous le montre dans le stéréoscope. Il sait l’histoire ; il a tout lu. Il a étudié toutes les guerres, celles de l’antiquité, celles des temps modernes, depuis la guerre de Troie jusqu’à la guerre des Balkans. L’expédition des Dardanelles ne le prend pas au dépourvu : — le prince des Crétois Idoménée disait à Mérionis… Quand les armées belges se retirent dans le camp retranché d’Anvers, ne vous effrayez pas : Hérodote raconte que la Pythie de Delphes conseilla une manœuvre de ce genre aux Athéniens lors de l’invasion des barbares. La bataille des Thermopyles éclaire, le 8 août, la bataille de Liège ; et la bataille d’Alésia explique, au mois de novembre, la bataille de l’Aisne. Au mois de janvier, lorsque les profanes guettent la « décision », la déclarent lente à venir et, de leurs vœux, hâtent le général en chef, Polybe leur traduit un chapitre de Tite-Live où, dans sa troisième Décade, ce Latin vante Fabius, dit le Temporiseur. Et, pour les gens pressés encore, au neuvième mois de la guerre, Polybe consulte le maréchal de Saxe, lequel, après Fontenoy, disait : « Je sais que tel bon bourgeois de Paris, logé entre son rôtisseur et son boulanger, s’étonne que je ne fasse pas faire dix lieues par jour à mon armée ! » Les avertissements les plus vifs, Polybe les emprunte à Napoléon. La prodigieuse variété des guerres impériales fournit des réponses à tous les problèmes ; et les paroles de l’Empereur répandent de la lumière. L’Empereur disait à Gourgaud : « Pour être bon général, il faut savoir les mathématiques, cela sert en mille circonstances à rectifier les idées ; mais un général ne doit jamais se faire des tableaux : c’est le pire de tout. » Eh ! bien, remarque Polybe, l’empereur allemand, généralissime des forces allemandes et autrichiennes, n’a-t-il point cette manie de se faire des tableaux ? Il s’est vu entrer dans Paris, en triomphe ; il s’est vu franchir le Pas-de-Calais comme Xerxès a franchi l’Hellespont ; et il s’est vu entrer dans Moscou : à ces divers tableaux que lui fabriquait son orgueil, il a sacrifié des armées.

Polybe écrit chaque jour et sous le coup des événements : il en saisit la nouveauté. Mais la sagesse de Polybe consiste à dominer la surprise et à ne point permettre qu’un petit fait, qui paraît grand parce qu’il vient de se placer tout juste devant nos yeux, offusque la vue de l’ensemble. Fabrice del Dongo, dans La Chartreuse de Parme, est à Waterloo : il n’apprit que plus tard qu’il avait assisté à une grande bataille. Fabrice qui n’a vu qu’un petit coin de la mêlée, voilà le héros que Polybe nous engage à ne pas imiter. Polybe nous déroule l’immense carte et nous défend de regarder tout uniment quelques taillis dans la forêt d’Argonne. Il y a, oui, la Harazée, Saint-Hubert et les Courtes-Chausses ; mais il y a toute la ligne de Nieuport à Belfort, toute la ligne de Czernowitz à Riga, et le Caucase, et la presqu’île de Gallipoli, et le Trentin, le Triestin, l’Afrique et les autres parties du monde où les colonies allemandes passent aux mains des alliés. Qu’est-ce à dire ? Un succès par ici compense un échec ailleurs : sans doute ; mais on ne veut d’échec nulle part. Enfantillage ! Polybe ne nous invite pas seulement à un vain calcul de compensations : il nous somme d’être attentifs à ce qu’il appelle « le rythme de la guerre ». Qu’est-ce que le rythme de cette guerre ? Exemple : telle de nos offensives, celle de Champagne, a donné des résultats ; elle n’a pas donné tous les résultats que put escompter l’impatience des badauds. Or, le bilan de cette offensive, on ne l’établit pas en évaluant le nombre des kilomètres carrés que nos troupes ont repris : cette offensive a retenu obstinément sur le front occidental des armées allemandes que les Russes avaient besoin de ne pas recevoir à ce moment. De même, à un autre moment, une offensive des Russes ou leur défensive acharnée occupe l’ennemi et nous laisse le loisir d’une préparation très urgente. Les Russes ne travaillent pas de leur côté, nous du nôtre et les Italiens du leur : l’effort de tous est concerté. L’effort de nos soldats en Artois ou dans les Vosges a une répercussion très importante sur tout le champ de bataille qui s’étend de la Baltique à la Méditerranée et de la Pologne à la Picardie. « Ce rythme de la guerre, c’est l’une des grandes raisons de notre certitude mathématique et absolue de la victoire », dit Polybe. Et, ce rythme de la guerre, il nous le fait sentir avec une habileté impérieuse. Que de fois n’a-t-il pas, de cette façon, délivré son lecteur d’une obsession mesquine et d’un tourment de prisonnier !

Il lui arrive de se tromper ; et les notes, au bas des pages, dans le volume, corrigent les fautes principales. Ces notes sont bien émouvantes : elles signalent plusieurs de nos illusions passées, plusieurs de nos déceptions. Illusions et déceptions que Polybe, non plus que nous, n’a point esquivées toutes, à l’époque où, selon le mot de M. Lavisse, « de trop grandes espérances ont été données prématurément » et où chacun de nous se forgeait des espérances peu raisonnables. Polybe était, avec toute sa lucidité, l’un des Français que l’anxiété ne laissait pas calmes. Je crois qu’il s’est trompé moins que personne ; et que de choses il a bien appréciées, que de choses il a bien devinées ! Les erreurs que l’on n’évite pas, si elles vous détournent de la vérité un peu de temps, peuvent être aussi des chemins plus longs et difficiles vers la vérité ; l’erreur n’est pas nécessairement le contraire de la vérité. Par les sentiers de ses illusions et à travers quelques déceptions, la France allait à la victoire : Polybe avait raison de lui montrer la victoire, de loin et au-delà des chemins de traverse.

Le 30 août 1914 — et l’on se souvient de ces jours ! — Polybe écrivait : « Quiconque, imposant silence aux angoisses de son cœur, sait regarder devant soi d’un œil clair, sent croître en lui la certitude toujours plus forte de la victoire finale… L’ennemi est perdu ! » Le 30 août !… Ce 30 août, l’ennemi n’était pas loin de Paris. Le lendemain, M. de Mun s’écriait : « Eh ! bien, oui, j’ai toujours confiance, pleine et robuste confiance ! » Et M. Barrès : « Quand aujourd’hui nous manquerait, demain, le plus proche demain nous va apporter la victoire ! » Ainsi l’éloquence, la poésie et la stratégie étaient d’accord pour affirmer une même foi, paradoxale et merveilleusement véridique, la même foi qui n’admet aucun doute et qui refuse comme une impiété l’incertitude à l’égard des destinées françaises.

Le roman et la guerre

Il n’a guère paru de romans depuis le début de la guerre. Les temps seraient plus favorables à l’épopée. Sortira-t-il une épopée, de ces temps épiques ? Nous en avons le présage et les éléments peut-être, dans ces récits de combattants, déjà si nombreux, quelques-uns très beaux et qui tous contiennent plus que des parcelles de sublime. Nos romanciers ont redouté de n’imaginer rien qui valût cette réalité simple et prodigieuse. Puis il n’était pas facile, même pendant les longs répits de l’offensive, d’écarter l’unique souci et de se réfugier, de s’enfermer dans de plaisantes fictions. Enfin, je crois que beaucoup d’écrivains, et non les pires, ont éprouvé une sorte de scrupule à continuer, durant la tribulation de la France, le jeu des idées et des mots. Inutile abnégation, si l’on veut ; mais gracieuse : et puissent un jour les littérateurs ne pas oublier qu’au moment où l’on refusait tout plaisir, c’est pour ses délices qu’ils ont refusé la littérature ! Ces dernières années, avant la guerre et dans le grand désordre, n’allait-on point à fausser la notion même de la littérature ? On l’avait chargée d’un rôle qu’elle sait jouer, et pourtant qui n’est pas le sien : d’un rôle social, et philosophique, et politique. On l’en avait chargée, on l’en avait accablée. Si la littérature était un métier si grave et n’était pas — au gré de Racine et de son époque, la plus belle entre toutes — un divertissement, le scrupule que j’indiquais n’aurait pas eu sa raison d’être. Le roman, s’il avait le devoir — il en a la possibilité certainement — de traiter les plus hautes questions de la pensée et de l’activité humaine, florirait aujourd’hui mieux que jamais. Soudain, les littérateurs se sont rappelé que la littérature est un art et, autant dire, un amusement de l’esprit. Ce vif sentiment qu’ils ont eu, s’il dure après la guerre, suffira probablement à corriger quelques erreurs, à éclairer diverses doctrines un peu confuses et à distinguer plusieurs choses qui s’embrouillaient. D’ailleurs, je ne prétends pas que la littérature soit condamnée à la frivolité ; mais une certaine frivolité lui convient, ne fût-ce qu’afin de rester un art et aussi pour ne perdre pas toute modestie. En ne cherchant pas trop à servir, elle risque moins d’être périlleuse. Anodine, elle a plus de liberté. Quant à deviner les destinées prochaines du roman, qui s’y hasarderait ? Parmi les genres littéraires, il n’en est pas de plus souple, variable et, pour ainsi parler, de plus sensible. Nul ne se modifie plus promptement, selon les modes quelquefois, le cours des événements et les caprices de l’idéologie. Il n’obéit presque pas à des règles. Voici plus d’un siècle qu’avec une docile exactitude il reflète les goûts furtifs, les passions, les velléités sages ou folles de ce pays. Quoi qu’il en soit des hypothèses qu’on a formulées sur les lendemains de la guerre, une nouvelle France va naître, dont il est malaisé de prévoir et le bonheur et les travaux : cette nouvelle France aura ses peintres attentifs. Les énergies que le premier Empire avait suscitées, et qu’il occupa et qu’il laissa ensuite sans besogne, multiplièrent leur fécondité, produisirent un monde nouveau et Balzac, le romancier de ce monde nouveau. La formidable commotion de la présente guerre se propagera ; tout aura subi le branle : ni l’équilibre ne s’établira vite, ni le calme ne se fera sans peine. Ensuite, le calme, s’il advient, — ou, sinon le calme, cette moindre fureur qui est l’aubaine de quelques années dans l’histoire, — révélera le changement des âmes et de tous leurs dehors. Cette aventure méritera son Balzac ; et l’aura-t-elle ?

 

Les quelques romans qui ont paru depuis le début de la guerre portent la marque de l’angoisse. L’un des plus beaux, Le Sens de la Mort, est une méditation poignante, sur le thème que ces terribles jours imposent continuellement à notre pensée. Une méditation : mais aussi le héros de M. Paul Bourget ne sépare pas de la réalité sa doctrine ; il prétend la tirer de la réalité même et de l’expérience. Il est un homme de science, un médecin : mais (dit-il) en médecine, les théories les mieux déduites et combinées ont leur contrôle dans la clinique ; et elles tombent si la clinique les dément. De sorte que la science et les principes de la science nous engagent à ne point isoler de « l’action » la vérité. Les systèmes d’idées qui aident à la vie ont, de ce fait, leur vérité ; les systèmes d’idées qui détraquent en nous l’aptitude à vivre ont là leur démenti. Ainsi l’épreuve, ou expérience, nous avertit opportunément ; et quelle épreuve, que cette guerre, la plus grande guerre et l’expérience la plus vaste qui ait placé l’humanité devant les doutes de la mort ! Il faut que la mort, pour n’être pas le scandale de la nature, ait « un sens » : ce mot veut dire « une signification », et ce mot veut dire « une direction ». L’auteur de ce roman dirige la mort vers Dieu. Et le roman, dont les péripéties se développent avec une logique pressante, séduit l’intelligence et la touche, quand il est tout animé du charitable désir de lui donner à contempler un univers et de lui épargner l’offense d’un chaos.

Univers ou chaos, l’objet redoutable dépend des lois intimes et cachées qui le gouvernent, dépend aussi du regard qui l’examine et qui en tolère le spectacle. L’effroyable guerre ne serait que démence déchaînée, si les âmes ne l’eussent contrainte à se ranger dans les catégories du courage, de la résignation, de la sérénité volontaire. Comment la catastrophe est devenue patience, et la calamité vertu, c’est ce que montre La Veillée des armes, roman de la guerre en ses préludes. Mme Marcelle Tinayre y conte l’histoire de deux jours. Son récit commence le 31 juillet de l’avant-dernière année, au matin, « lourd matin, blanc de soleil et d’orage », et finit le matin du 2 août, lors des premiers départs des jeunes hommes. Ce sont là presque les limites de durée dans lesquelles s’enferme une tragédie. Une crise mentale se noue et se dénoue en peu de temps ; et, comme une tragédie noue et dénoue une telle crise, c’est une crise également que présente La Veillée des armes : il s’agit d’une âme, — et de l’âme française, — que va troubler, bouleverser la subite explosion de la guerre et qui maîtrisera son émoi. Une occasion de folie et qui tourne en sagesse, par l’œuvre énergique de la raison : c’est une tragédie en effet. Le nom de Racine revient plusieurs fois dans les pages de ce roman ; il nous étonne et, bientôt, nous enchante. Mme Tinayre souhaite que son héroïne, toute moderne et d’aujourd’hui très exactement, soit en quelque façon racinienne : oui, et c’est ainsi que, sous la menace de la barbarie, l’âme française a eu recours à tout son passé pour être plus sûre de soi et sans doute a aimé avec une ferveur jalouse les moments de sa pureté parfaite. À Paris, dès la première alarme, — l’auteur de ce roman le note, — on se mit à prononcer ces mots « nous… chez nous… » comme jamais on ne les avait prononcés : et il est naturel qu’aussitôt les écrivains songent à Racine. Simone Davesnes, dans La Veillée des armes, est bien de chez nous, sensible, et avec tant de simplicité, aimante avec douceur, passionnée de tendresse et, même exaltée de passion, toujours lucide : elle a le cœur intelligent. Elle se résigne et ce n’est pas la fatalité qui la dompte. La souffrance ne l’a point écrasée. Au paroxysme de la souffrance, elle a vu clair et elle a mis en ordre son malheur et son devoir. Elle a pris conscience de l’héroïsme qui lui est demandé. Le chagrin qui l’assaillait, elle a préféré l’accueillir ; et, son sacrifice, elle ne l’a point subi, mais consenti. Frêle contre l’énorme guerre, elle a soin de n’être pas éperdue ou timide ; elle résiste et est secondée par l’exemple des pauvres, par le souvenir des ancêtres, par le patriotisme et par l’amour. Elle sera plus forte que les hasards. Elle ressemble un peu à la France.

M. René Benjamin, lui, nous jette en plein dans la guerre. Son roman de Gaspard n’est pas du tout racinien, mais rudement réaliste ; et, comme il y a loin de la jolie chambre où Simone discipline sa tristesse aux tranchées d’Argonne, il y a loin de toute élégance au vif entrain de Gaspard et de ses amis. Peut-être le perpétuel argot de Gaspard et de ses amis nous lasse-t-il avant que nous n’ayons achevé la lecture de tout le roman. Patience ! et, puisque c’est un langage de héros, patience ! Un roman réaliste n’évite guère d’être un peu long : et il nous dure, dès que nous savons le principal, qui tient en quelques feuillets ; mais les heures sont plus longues dans les tranchées que les pages du livre et plus nombreuses, patience ! Un réaliste qui n’insisterait pas, ô merveille ! un tel réaliste serait Maupassant. M. Benjamin, je l’avoue, insiste. Mais la guerre, aussi ! Ce n’est point une guerre, celle-ci, qu’on puisse peindre à l’aquarelle et à petites touches délicates. M. Benjamin ne ménage ni la couleur ni les gros coups de pinceau. Il a, en outre, comme les réalistes les plus récents, une coquetterie verbale assez drôle, une espèce de virtuosité pittoresque et, parfois, un bagout d’artiste fameusement doué. Gaspard ? « Lèvres humides, œil fureteur, cheveux rebelles, un brin de moustache satisfaite, et surtout un nez comique, un long nez tordu mais honnête, ne reniflant que d’une narine mais de la bonne, si bien qu’il semblait que c’était le front, curieux et remuant, qui laissait pendre ce nez à gauche, pour pêcher dans le cœur des idées et des mots… » Il y a là de la recherche, et de la trouvaille. Il y a là de la préciosité : M. Benjamin travaille le nez de Gaspard comme, un poète du temps de Louis XIII, les yeux de Cloris ; et un réaliste de prix Goncourt n’ose pas être simple autant que la réalité. Mais il y a encore de la simplicité dans ces colifichets de littérature abondamment truculente. Et Gaspard, avec toute la fanfaronnade gaie de son vocabulaire, avec ses manières délurées, a une bonhomie souvent délicieuse. Bonhomie et bonté, voilà le fond de sa nature, sous les ornements de gloriole. Il fait le malin ; mais il est malin, débrouillard ; il s’adapte vite aux conditions héroïques de la vie, et de la mort. Il grogne ; mais il est un grognard. Fût-ce à la guerre, il reste gentiment ce qu’il était, « Parigot de Pantruche », et marchand d’escargots rue de la Gaîté, mais soldat, et qui ne barguigne pas avec la besogne de sauver la France.

Par amour de la simple vérité, M. René Bazin n’est pas un réaliste. Il emploie peu de mots ; il veille à ne pas dire plus qu’il n’a vu, à ne pas dire tout ce qu’il a vu. Après avoir regardé la nature et avant de la peindre, il a fermé les yeux et il a laissé l’image prendre ses lignes de repos : il copiera l’image reposée. Il n’est pas un impressionniste et il se méfie des hasards d’un premier aspect. Les impressionnistes guettent la bizarrerie ; et M. Bazin la redoute. Il aime la continuité, la durée. Les paysages ne lui masquent pas la nature. Et, de même, les anecdotes ne lui masquent pas l’humanité ; ni l’humanité ne lui masque l’éternité. Ses paysages, ses anecdotes, ses méditations, qu’il n’improvise pas, mais qu’il a, pour ainsi dire, accoutumés à vivre ensemble, forment une harmonie, et qui est l’harmonie de sa pensée. Il y a, dans ses Récits du temps de la guerre, beaucoup d’émoi, de la pitié, des larmes et une espérance frémissante ; il y a aussi, dans ces épisodes inopinés, quelque chose de difficile à définir et qui ressemble à l’habitude, la sérénité d’une âme que l’accident n’a point surprise et qui était préparée, je suppose. Et c’est le charme persuasif de ce volume ; c’en est peut-être l’enseignement… Pointeur de la première pièce à la première batterie, Archambaut ne parle guère. On ne le connaît pas ; on devine qu’il est campagnard et qu’il a du bien. Mais, à la guerre, il est pointeur et le reste n’importe pas. Un jour, lui qui a d’ordinaire le teint vif, ses joues sont pâles, blanches. La batterie s’apprête à bombarder un village. Archambaut, qui est de la région, sait évaluer la distance : — « À 2 500, mon capitaine ! » Et, dans ce village, il s’agit de démolir un état-major allemand… « Alors, mon capitaine… » Et Archambaut n’hésite pas ; c’est sa parole seulement qui hésite : « Mon capitaine, tapez à droite de l’église, sur la pente, une maison couverte en tuiles, avec des murs blancs autour du jardin ; la voyez-vous ?… » Et Archambaut désigne la maison : « C’est la plus grande du bourg ; il y a un étage, il y a quatre belles salles, il y a une cave et du vin dedans : sûr, ils sont là ! Tapez dessus. » Jamais Archambaut n’en avait tant dit… Et il la connaît bien, cette maison ? « C’est la mienne », répond-il tout bas. Puis il revint à sa pièce et il se pencha vers son niveau. Quand la bulle d’air fut en place, il annonça : « Prêt ! » L’obus partit… Dans un village de Vendée, il y a une métairie de la Renaudière. La métayère, l’homme à la guerre, se mit à la charrue ; et, au bout du champ, à l’ombre d’un pommier, dormait sa petite enfant. Le temps passe ; et elle n’a pas de nouvelles du métayer. Chaque jour, elle attend le facteur et ajourne au lendemain sa joie, chaque jour déçue. Enfin, les gens du village apprennent que le métayer est mort, près de Namur ; mais ils n’osent pas le dire à la veuve. Tout le village sait qu’elle est veuve, hormis elle. Le maître d’une ferme voisine offrit de herser les guérets ; son valet roulera les labours « et moi comme il convient, je ferai la sèmerie ». Ce fut l’automne, le soleil dans les arbres et aux vitres. Un jour, un garçon de quinze ans s’approcha de la métayère et, son chapeau à la main, lui proposa : « Si vous voulez, je gaulerai vos cormes de l’avenue ; et même, avec mes sœurs, je peux bien les mener chez vous… » Elle ne répondit pas ; elle sembla sortir d’un rêve, et tout à coup s’éveiller. Elle regarda la campagne et les gens. Elle dit enfin : « Ils sont tous à vouloir m’aider : c’est que mon mari est mort ! » Il n’y eut, auprès d’elle, que du silence et « l’unanime charité lui avait appris la douleur ». Ces deux épisodes tiennent, l’un et l’autre, en peu de pages. Cependant l’auteur ne s’est pas contenté d’en donner l’esquisse. Mais il n’a pas eu besoin d’un long commentaire, et minutieux, pour nous rendre intelligibles ses personnages, parce qu’il les a empruntés, comme je l’indiquais, à la durée authentique et à la continuité de la vie paysanne. Ils ne nous sont pas étrangers ni étranges. Même dans les circonstances anormales d’une guerre, ils agissent conformément à l’âme que leur a lentement élaborée l’usage de toute leur existence et un usage qui est plus ancien qu’eux. Ce qu’ils font de singulier provient de cette âme, que nous connaissons bien, qui est la nôtre, ancienne chez nous. Et, en toute occurrence, même terrible et imprévue, ils peuvent, comme Archambaut à la minute de bombarder sa maison, sans défaillance, annoncer : « Prêts ! » Les courts Récits du temps de la guerre ne sont pas des allégories, des symboles ou des contes démonstratifs ; mais ils prouvent, sans le dire et sans avoir à le dire, que les siècles avaient préparé la France pour le choc, les longs siècles laborieux, leur habitude et leur croyance ininterrompue.

 

Les romans très divers de Mme Tinayre et de M. Benjamin, les récits de M. Bazin, romans et récits du temps de la guerre, ont cette analogie, le souci du document vrai. « Aucun de mes livres, écrit Mme Tinayre, ne doit moins à l’imagination et ne comporte moins d’artifice littéraire. » M. Benjamin n’a point à nous avertir pour que nous sentions qu’il a copié d’après nature et en plein air son Gaspard et ses autres « poilus », ses tableautins de la vie aux tranchées, puis dans la chambre chaude ses tableautins de la vie à l’ambulance après que Gaspard est blessé. M. Bazin présente ainsi l’anecdote de Celle qui ne savait pas : « Voici ce que j’ai vu dans la Vendée… » et ainsi l’anecdote du Pointeur : « Voici en quels termes, ou à peu près, un canonnier m’a raconté l’histoire de son camarade Archambaut… » Le littérateur se retire, s’efface et voudrait s’effacer davantage, laisser tout seuls les faits plus beaux, plus pathétiques et attrayants que nulle intervention de l’art ; et c’est un hommage que rend la littérature à l’héroïsme, à la vertu, à la douleur : sa timidité est jolie.

« Dans les romans, il y a quelquefois de belles inventions. Mais, dans la vie, il arrive des choses encore plus surprenantes. Si je vous racontais… » M. Marcel Prévost se souvient d’avoir entendu ces phrases-là plus d’une fois : les romanciers reçoivent plus de confidences qu’il ne leur en faut. Mais, dans un hôpital de Versailles, un blessé, taciturne et triste, qui l’invite à sa confession, l’émeut : les mêmes phrases, naguère insignifiantes, prennent un autre accent. Et le plus habile de nos conteurs, le plus adroit à combiner les éléments d’une intrigue et à mener ses personnages au gré de sa fantaisie ingénieuse, humilie volontiers son art ; il renonce à mieux faire que de noter la confession de l’adjudant Benoît. Seulement, ce garçon qui souffrait de corps et d’âme ne fut pas sans retard éloquent, ni même expansif : « Ce fut long, lent, laborieux. Le commencement du récit sortit par bribes, avec des hésitations, des suspens… » La confiance lui vint ; et il s’anima : son visage se détendit et sa parole se dérouilla, comme il en était à la péripétie de son histoire. Enfin, quand le drame allait se dénouer, il manqua d’énergie : « e n’ai plus de force pour continuer », dit-il. Et, le dénouement, lui-même l’écrivit avec autant de bonne foi que de chagrin. L’auteur de L’Adjudant Benoît dut arranger et ordonner les préliminaires du roman, les débrouiller de la confusion où les avait laissés l’adjudant ; puis, c’est l’adjudant qui parle et, finalement, tient la plume. Or, « de cette diversité dans le rendu, il résultera, dit le romancier, quelque chose de moins harmonieux que si j’avais remanié l’ensemble, équilibrant les diverses parties, comblant les vides, égalisant l’expression : tâche facile »… Tâche facile à qui a merveilleusement cet art du récit le mieux fait, le plus aguichant pour la curiosité, le plus ménager de l’attention du lecteur et le plus attentif à son plaisir. « Tout ce travail d’ajustage et de polissage, j’aurais pu l’accomplir au cours des soirées que laisse libres et vides, de temps à autre, même en temps de guerre, le devoir militaire et que j’ai consacrées à mettre simplement ces notes en ordre. Par les inégalités du ton, par les heurts et les sautes du récit, le lecteur ressentira mieux, il me semble, ce que j’ai ressenti moi-même en le recueillant. Réalité, vie, le moins d’artifice possible : n’est-ce pas, dans les heures où nous sommes, ce que la plume du conteur doit laisser passer ?… » Le moins d’artifice possible : et ce sont à peu près les mots que Mme Tinayre employait pour indiquer son projet. Il y a là, je ne dis pas, toute une esthétique, du moins l’une des règles que s’imposent la littérature et le roman de la guerre ; et c’est une règle de renoncement, le sacrifice de plusieurs coquetteries, lesquelles avaient leur prix et, à présent, ne seraient pas opportunes. La littérature, elle aussi, accepte et réclame quelque privation, se mortifie et, peut-être, se repent.

Le roman de M. Marcel Prévost, tel qu’il le donne, est l’un de ses meilleurs ouvrages. Quoi qu’il en soit de la collaboration de l’adjudant ou, en d’autres termes, quelle que soit dans ce livre, la part tragique de la réalité, l’on y retrouve la manière et la maîtrise du conteur ; et jamais il n’a été si rapide sans brusquerie, clair si aisément : jamais surtout on ne l’avait senti à ce point ému lui-même, pris par son œuvre, et non la dupe, nais l’ami de son héros. La simplification littéraire qu’il a voulue coïncide avec une très heureuse et belle simplification morale. Il s’est épris de cette austérité, qui n’est d’ailleurs ni revêche, ni entachée de pharisaïsme, et qui ne prêche ni ne vilipende, mais qui, franche et nette, pose en principe la rudesse du devoir. Nous sommes loin des vices compliqués et des perversités subtiles que le moraliste de Chonchette et des Demi-Vierges analysait avec complaisance. La faute ici a, pour ainsi parler, de la santé : le crime, le double crime de l’adjudant Benoît, s’il mérite l’indulgence ou la pitié, nulle excuse ne le cache. Les psychologues, il n’y a pas longtemps, étaient un peu les complices des âmes et, s’ils ne favorisaient pas leur péché, pourtant ils l’examinaient à loisir, avec plus d’intérêt que de sévérité. Au bout de leur analyse, on ne distinguait plus très exactement le bien et le mal. Mais voici qu’une vive lumière se jette sur ces demi-teintes, éclaire la pénombre dangereuse et dissipe les nuées troubles ; il fait jour.

Ce Benoît, c’est le fils d’un agriculteur du Gers, homme assez riche et qui n’a pas lésiné pour que son fils eût de l’instruction. À dix-huit ans, pourvu de ses diplômes, Benoît put aller en Saxe étudier les procédés nouveaux de l’agriculture. Ensuite, artilleur dans l’Est, brigadier ses deux ans finis, il a rengagé. Bref, à la guerre, il est maréchal des logis dans une batterie cantonnée au fort de Cissey. Avec un brigadier, trois canonniers et un cycliste, on le charge d’installer et de mettre en service, à quelque distance de là, au château d’Uffigny, un poste de radiotélégraphie. Le château d’Uffigny, bâtisse Empire et le domaine assez vaste, appartient à un baron Somski, banquier de Lodz, un personnage de qui l’on ne sait rien, sinon qu’il arrive à l’automne, amène tout un équipage de chasse, donne des fêtes magnifiques, traite généreusement le pays et part avant les froids. Au début de la guerre, il n’est pas là ; et le domaine d’Uffigny n’est habité que par le garde, Joseph Archer, dit Joze, sa fille Gertrude et un petit domestique alsacien, Rimsbach, un infirme, dit le Manchot. Le vieux Joze va et vient, parcourt les bois et les prés : on ne le voit guère qu’à l’heure des repas, et il raconte alors ses souvenirs de l’autre guerre. Le dimanche 2 août, réquisition des chevaux, à Uffigny ; et les bêtes sont amenées sur la place, chevaux de labour et de roulage, bidets de ferme, haridelles de marchands ambulants, quelques bêtes de luxe. On attend la commission militaire : et ce sont douze cavaliers gris pâle qui débusquent, la lance à la botte, le revolver au poing. Cette patrouille de uhlans réclame les chevaux. Mêlée : un lad et un cocher roulent  dans l’herbe, un uhlan choit de sa monture. Le petit poste que Benoît commande accourt ; et les uhlans sont, les uns tués, les autres mis en fuite. Mais Benoît ne s’en tire qu’avec une blessure à la jambe. On le porte au plus près, dans le pavillon de Joze, où Gertrude le soignera… Si vous vous étonnez qu’un sous-officier de l’active, blessé, demeure chez des civils et ne soit pas transféré dans un hôpital militaire, M. Marcel Prévost vous invite à ne pas oublier que nous sommes au 2 août, que la guerre n’est pas officiellement déclarée, qu’on mobilise les combattants et que la régularité des services n’est pas tout organisée. Cette parenthèse, afin que l’exactitude soit parfaite et la vérité conforme à la vraisemblance.

Gertrude, une fille fraîche, douce et bonne. Et au surplus, nous ne connaîtrons pas Gertrude en menu détail : Benoît, quand il parle d’elle, va vite et, par une sorte de pudeur effarouchée, n’ose pas dire et ne dit peut-être pas à lui-même pourquoi il aima Gertrude. Mais il l’aima. Ils passèrent des heures à rêver ensemble, à regarder le soleil et l’ombre par la fenêtre, et puis dehors, quand Benoît put se lever et, devant le pavillon de Joze, goûter la joie quiète d’aller mieux, de revivre, de se guérir et de se sentir jeune. Comment Benoît fut amoureux de Gertrude et, sans le lui déclarer, la contraignit à le savoir, comment Gertrude l’aima de pur amour, ce n’est pas Benoît qui l’eût raconté ; M. Marcel Prévost nous engage à n’éprouver aucune surprise, à ne pas méjuger l’efficace de la jeunesse et de la convalescence. Mais ils n’étaient pas des amants.

Benoît déteste le Manchot, qui lui fait des mines railleuses et qui a des allures inquiétantes : à la nuit tombante, le Manchot grimpe l’escalier du château, parcourt les salons, les chambres, allume de place en place l’électricité, l’éteint, s’esquive, passe le plus souvent la nuit dehors. Où va-t-il ? Et, s’il avoue ses bonnes fortunes de polisson par la campagne, qui sait ? Benoît soupçonne le gaillard d’être un espion : n’est-ce pas lui qui, ce dimanche de la réquisition des chevaux, avait appelé les uhlans ? ses manigances d’électricité, dans le château, ne sont-elles pas des signaux ? ses courses nocturnes, des trahisons ?… Un jour, un lieutenant vient, à Uffigny, du fort ; et le vieux Joze le prie à déjeuner, sans façons. Le vieux Joze, entre la daube et le fromage, déroule ses souvenirs de soldat ; le jeune lieutenant, ses espérances. Le jeune lieutenant décrit fort bien les travaux qu’on achève à Cissey, la mise en état du camp retranché, la solide qualité de la défense. Il ne se méfie de personne. Benoît se méfie du Manchot ; Gertrude a beau lui dire : « Il est trop bête ! » À la nuit, quand le Manchot disparaît, Benoît résout d’en avoir le cœur net. Par les chemins de la forêt, par les taillis, il se faufile et bientôt se croit sur la piste du sacripant. Il se cache dans les fourrés ; il aperçoit deux hommes, les entend, deux Allemands et qui attendent l’espion. L’espion, ce n’est pas le Manchot, mais Joze. Joze, vieux combattant de l’autre guerre ? Parbleu ! 3e lanciers du grand-duché de Bade : et il est Badois et le traître faisait, en Lorraine française et naïve, son métier de Boche. Les deux partis, et munis déjà de quelques renseignements que leur apportait Joze, — mais Joze leur en a promis bien d’autres, — Benoît s’empare du vieux traître. Et son devoir n’est pas douteux : il tient un espion, qu’il le mène à Cissey, on le fusillera. Seulement, l’espion, c’est le bonhomme qui l’a reçu chez lui : qu’importe ? et c’est… le père de Chimène ! Gertrude qu’il aime sera orpheline et, par lui qui l’aime, sera plus misérable et bafouée que la plus vile créature. Gertrude innocente… À moins que Gertrude, elle aussi… Non ! Il sait que non. Comment le sait-il ? Joze lui dit que non. Mais va-t-il se fier aux dires de ce répugnant personnage ? Il a regardé Joze dans les yeux : et Joze, qui parlait de sa fille, ne mentait pas. Benoît compose avec son indiscutable devoir ; et les scrupules qui vont l’empêcher de livrer Joze, tous ses scrupules ne sont, en somme, que son amour. Joze filera, Benoît surveillant sa fuite : il passera la frontière, il retournera chez lui, chez les Boches qu’il ne servira plus, on ne le verra plus. Mais Joze, à qui Benoît avait lié les mains, puis avait eu la faiblesse de délier les mains, Joze s’échappe. Il a son revolver et fait feu sur Benoît, le manque. Alors Benoît le tue.

Et Benoît retourne à Uffigny. Gertrude est là, Gertrude que n’alarme pas l’absence de son père : le vieux Joze, on est souvent des jours sans le voir. Les nouvelles de la guerre sont mauvaises, pour nous, et pour Gertrude qui ne doute pas d’avoir chez nous sa patrie. « La menace de l’envahisseur se précisait ; on le devinait proche sans savoir où il était ; la vie, les biens de tous, en cette région d’extrême frontière, devenaient subitement quelque chose d’incertain et dont la valeur, tout d’un coup, s’amoindrissait jusqu’à sembler infime… Les règles ordinaires, les convenances imposées par l’opinion semblaient suspendues ; on ne songeait plus au qu’en dira-t-on, mais seulement à l’essentiel des choses. La veille, Gertrude et moi, nous rougissions encore rien qu’à sentir nos mains s’effleurer : ce soir, nous nous serrions l’un contre l’autre comme des fiancés. La conscience d’être tout l’un pour l’autre dans un moment où nul ne comptait pour personne, sinon les êtres vraiment chers et indispensables, nous affranchissait de notre timidité… » C’était un soir d’août, dans la détresse de la patrie et dans le désarroi des âmes. Gertrude et Benoît furent amants : Gertrude et le meurtrier de son père.

L’envahisseur gagnait du terrain, depuis l’échec de nos avant-gardes à Morhange. Les habitants d’Uffigny commencèrent à évacuer leur village. Le petit poste que Benoît commande, au château, n’a plus rien à faire : toutes les lignes du télégraphe et du téléphone sont coupées. Benoît et ses hommes tâcheront de rejoindre au fort de Cissey leur régiment. Et Gertrude ? Benoît la supplie d’accompagner les bonnes gens qui partent pour Verdun ; mais elle refuse de quitter Benoît. Sublime et lamentable tendresse, elle suivra, dans une fourragère, avec sa servante, l’escouade à une cinquantaine de mètres. Benoît, tout le long du chemin, s’occupe de son escouade et la dirige prudemment. Désormais, dans le danger, il se juge et n’est plus affolé. Il sait qu’il n’a point agi en honnête garçon, ni en soldat. Mais la honte, qui lui occupe une portion de l’âme, ne l’empêche pas d’être circonspect et adroit : il organise bien le difficile cheminement de sa petite troupe. Le fort de Cissey tombé aux mains de l’ennemi, Benoît se retire. Des patrouilles allemandes, qu’il faut guetter, rendent les routes périlleuses. Uffigny est en flammes, quand la fourragère qui emporte Gertrude en approche. L’escouade se défile de son mieux, dans les bois, se blottit dans une carrière. Le cheval de la fourragère, abattu, crève. Et Gertrude, lasse, revient. La petite troupe et Gertrude, et la servante, et Benoît leur chef sont perdus… Ces pages du roman, M. Prévost les a écrites prestement et avec l’art le plus parfait. Les incidents ont une admirable justesse, une pittoresque vérité ; il y a du hasard dans leur survenue et de l’ordre dans leur dessin ; puis les sentiments dominent sur les faits comme il convient ; les détails ne gênent pas l’émotion ; mais ils lui donnent son caractère ; et la bataille achève le drame d’amour. La mort de Gertrude, que la déflagration d’un obus a paralysée, est si belle qu’il ne faut plus parler de l’habileté de l’auteur : il a dépassé son talent.

Benoît, dans l’espace d’un jour, a commis deux crimes : « J’ai, par égard pour une femme, transigé avec mon strict devoir militaire, qui était de livrer âmes chefs un espion, père de cette femme. Puis j’ai demandé le suprême bonheur de la vie à un être dont j’avais détruit le père, l’unique appui. J’ai fait cela !… » Plus il voit nettement ses deux crimes, plus il se hait de les avoir commis. Il les voit nettement ; et il n’a, dans la vie, qu’un vœu après cela : se racheter. La guerre lui en fournit l’abondante occasion : la monstrueuse guerre, un crime elle-même et qui se rachète par le sacrifice dont elle est la cause et le triomphe ; la guerre criminelle et, partant, démoralisante : — c’est elle d’abord qui a mis Benoît dans le désordre et l’absurdité ; — c’est elle aussi, avec l’évidence de sa brutalité, qui impose et inflige à toute pensée le devoir comme une nécessité que notre consentement rehausse en obligation ; faiseuse de certitude, la guerre qui aura sauvé, parmi l’abomination, le devoir !

La science française

Pour affirmer que la Belgique a impudemment provoqué l’Allemagne, que Louvain n’a pas été détruite ni la cathédrale de Reims abîmée et que les soldats allemands sont les soldats de la science, les imposteurs connus sous le nom d’« Intellectuels allemands » se sont mis à quatre-vingt-treize ; pour rédiger un autre manifeste, et d’une autre qualité, les deux tomes de La Science française que le ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts vient de publier, il a suffi d’une trentaine d’écrivains : la vérité n’a pas besoin d’autant de signatures que le mensonge.

Au surplus, peut-être ai-je tort de rappeler à ce propos la dérisoire impertinence des quatre-vingt-treize. Il n’est pas question d’eux ni de leurs acolytes, dans l’ouvrage que je signale. Mais enfin, depuis le début de la guerre, les savants allemands annoncent éperdument « au monde civilisé » que la science est l’invention, le privilège et le monopole des Germains. Leur professeur Adolf Lasson déclare : « Nous sommes intellectuellement supérieurs à tous et hors de pair. » Leur professeur Ostwald : « Français et Anglais sont au point de développement que nous avons quitté il y a plus de cinquante ans. » Et le même professeur Ostwald disait sans rire : « Dieu le père est, chez nous, réservé à l’usage personnel de l’Empereur » ; sans rire davantage, il considère que la science est réservée à l’usage personnel des professeurs allemands. D’ailleurs, ces divers savants ou érudits ont proclamé — l’Empereur aussi, dans maints discours, — la parfaite camaraderie, l’intimité, l’identité de leur science et de leur militarisme. En d’autres termes, les Lasson, les Ostwald et les quatre-vingt-treize cachent leur science derrière les canons ; et il faudra, pour les ramener à une décente modestie, la défaite de l’Allemagne. Patience ! et, en attendant, il n’était pas indispensable, mais il n’était pas inopportun, que la science française donnât signe de vie, rappelât « au monde civilisé » qu’elle existe depuis longtemps, qu’elle continue de florir et que, la France ôtée, la science universelle perdrait, disons, beaucoup.

Le ministère a eu l’heureuse coquetterie d’envoyer à l’exposition de San Francisco plusieurs centaines de volumes, les uns vieux, les autres jeunes, qui attestent l’ancienneté, la durée, l’activité toujours fertile de nos études. Il a demandé à quelque représentant de chaque science une notice qu’il a jointe à chaque série de volumes ; il a recueilli dans les deux tomes de La Science française tous ces résumés d’un travail immense et glorieux. C’est, à la date de 1915, le bilan d’un effort qui, depuis des siècles, n’a pas eu de cesse et qui ne se ralentit pas. Les auteurs, je l’indiquais, ne répondent pas à la provocation, trop burlesque, des savants allemands ; ils ne nomment et ne mentionnent seulement pas les professeurs Ostwald ou Lasson, ni les autres fantoches du pédantisme pangermanique : et ils gardent une sérénité qui est une leçon de jolie tenue pour ces mornes gaillards involontairement facétieux.

Je ne vois, dans les huit cents pages de La Science française, qu’une allusion, et flatteuse, non pas à eux, mais à leurs devanciers plus recommandables. M. Ch.-V. Langlois écrit : « La renaissance des études historiques en France s’est dessinée dès la seconde moitié du dix-neuvième siècle : elle s’est opérée en partie, au début, sous l’influence de l’Allemagne. » Il ajoute : « La présente notice a été écrite pendant la guerre qui met aux prises ce pays avec l’Europe (1914-1915) ; mais ce n’est pas une raison pour ne pas parler de ces choses tranquillement, et en vérité. » Certes ! Et l’on n’ignore pas la gratitude infinie, excessive et beaucoup trop confite en politesse que plusieurs Français ont professée à l’égard de la savante Allemagne. Notons, avec M. Langlois, qu’au temps où nos historiens se mettaient à l’école de l’Allemagne, la savante Allemagne « faisait fructifier l’héritage de la vieille France, délaissé et incompris par la France post-révolutionnaire ». Ce n’est pas l’Allemagne, c’est la France qui la première a pratiqué « ces industries préparatoires, auxiliaires de l’œuvre historique, modestes et difficiles », que les  « frivoles » ont l’air de dédaigner et que les érudits ont l’air d’emprunter aux Germains. Fions-nous à M. Langlois : « On n’aurait peut-être plus aujourd’hui le courage d’entreprendre ni la patience d’exécuter certains répertoires français du dix-septième et du dix-huitième siècles qui, n’ayant jamais été imprimés, sont conservés soit aux Archives nationales, soit au Cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale, ou les tables justement célèbres qui forment le tome V de la Bibliothèque historique de la France du P. Lelong. La diligence éclairée des grands transcripteurs, extracteurs, collectionneurs et lexicographes français du seizième, du dix-septième et du dix-huitième siècles, qui se sont proposé d’aménager les innombrables documents relatifs à nos antiquités nationales, les Pithou, les du Chesne, les du Puy, les Godefroy, les Sainte-Marthe, Baluze, du Cange, Brussel et tant d’autres, n’a jamais été surpassée… » Quant à l’organisation du travail collectif, elle a son modèle en France, dès le siècle de Louis XI, dans la congrégation des Bénédictins de Saint-Maur. Sous Louis XV, notre Académie des Inscriptions « rivalise d’activité » avec les Bénédictins. Et, en 1764, Barthélemy écrivait à Pacciaudi : « Je doute que chez aucun peuple on fasse à présent d’aussi grandes entreprises que chez nous… » Alors, ces érudits qui, vers le milieu du siècle dernier, se sont mis à l’école de l’Allemagne, c’est une singulière idée qu’ils ont eue. Ce qu’ils allaient chercher en Allemagne, la règle d’un méticuleux travail et l’organisation méthodique du travail, ils l’avaient chez nous. L’erreur qu’ils ont commise a eu des conséquences : elle a fait prendre pour une invention de nos éternels ennemis ce qui est une invention française, confisquée par eux ; et elle a fait décerner aux historiens allemands un brevet de loyauté qu’ils ne méritent pas, si (comme le disait Fustel de Coulanges en 1872) « l’intérêt de l’Allemagne est la fin dernière de ces infatigables chercheurs » et si (comme on le voit aujourd’hui le mieux du monde) ces laborieux personnages ont tous été, dans la mesure de leurs moyens, les auxiliaires du pangermanisme sournois. Ce qui vient d’Allemagne, ce n’est pas l’érudition, — même si elle est un jour revenue d’Allemagne, après y être venue de la France ; — ce qui vient d’Allemagne, c’est l’abus de l’érudition, c’en est la manie et, pour ainsi parler, la maladie. Ce qui vient d’Allemagne, c’est la superstition ridicule de la méthode et c’en est la consécration quasi religieuse. C’est aussi l’orgueil intraitable et c’est la hauteur des bibliographes, gens incommodes et tout dépourvus d’aménité. Principalement, c’est la folie de croire que les petites sciences et « industries » destinées à aider l’historien sont l’histoire. Ces gens dressent les échafaudages qui serviraient à édifier le monument ; et ils prennent les échafaudages pour le monument, si bien que, le monument, ils ne songent pas à l’édifier : il faut les voir, dans leurs chantiers, farouches et terriblement revêches !…

Au chapitre de l’hellénisme, M. Alfred Croiset note que, durant le dix-septième siècle, on vit malheureusement se séparer le goût littéraire et l’érudition ; celle-ci paraissait « trop éloignée de la politesse ». Or, en ces dernières années, pareillement, divers lettrés ont protesté avec beaucoup de zèle contre l’érudition forcenée. Lettrés, ils ne devaient pas traiter mal l’érudition, qui protège la littérature ; la philologie, pieuse et qui restitue aux belles œuvres du passé leur beauté première ; la précieuse adresse des chercheurs qui, dans le fatras et la poussière, trouvent des merveilles imprévues ; la patience des commentateurs qui nous permettent d’entendre mieux la pensée ancienne et qui multiplient, de cette façon, nos plaisirs. Mais ils ont bien fait de réagir contre les fureurs de l’inutile érudition. Et il est incontestable que l’inutile érudition commençait de nous envahir. Si l’on en doute, qu’on lise, dans La Science française, le chapitre intitulé : « Les études sur la littérature française moderne », par M. Gustave Lanson, dont le mérite n’est pas en cause. Il dit : « L’esprit qui a organisé le travail des trente ou quarante dernières années a été analysé par M. Gustave Lanson, La Méthode de l’histoire littéraire, dans le volume publié sous la direction de M. E. Borel, qui a pour titre : De la méthode dans les sciences, 2e série, 1911. » Qu’on lise La Méthode de l’histoire littéraire. On y remarquera les sages conseils que donne le professeur à son disciple : « Connaître un texte, c’est d’abord savoir son existence… Connaître un texte, c’est ensuite s’être posé à son sujet un certain nombre de questions. » Il y a neuf questions ; etc. Sages conseils, anodins en général, et formulés avec une rigueur excessive. Qu’on lise La Méthode de l’histoire littéraire ; et l’on connaîtra les fureurs de l’inutile érudition. Sans érudition, le goût littéraire s’anémie ; et, refuser l’érudition, c’est se priver de mille aubaines. Mais l’érudition qui s’évertue est cocasse ; et l’érudition toute seule est absurde. On voudrait, en outre, que, jointe à la littérature, elle fût un peu gracieuse, un peu aimable, un peu amusante et ne négligeât pas de considérer que la littérature et elle, sa servante, n’ont pas de meilleur objet que notre divertissement. Une érudition qui attriste la littérature ou la renfrogne, c’est pitié.

Si quelque pédantisme a pénétré dans nos « études », je ne crois pas qu’il ait encore fait de dégâts ; et l’intrus sera vite éliminé. Ce qui reste, c’est l’œuvre immense que nos savants ont accomplie. Très souvent, la France a eu le rôle d’initiatrice. « Toute la philosophie moderne dérive de Descartes », dit M. Bergson. La sociologie, née en France, demeure « essentiellement française », dit M. Durkheim. Lamarck a été « le père de la biologie », dit M. Le Dantec. Les mathématiques ? « En tête de l’arithmétique moderne doit s’inscrire en premier lieu le nom d’un génial Français, Fermat… En algèbre moderne, il faut citer en premier lieu Lagrange… La découverte de la géométrie analytique est due à un Français, René Descartes… Mécanique : Lagrange… » dit M. Paul Appell. « Rôle capital de la science française dans la création et l’évolution de la physique moderne », dit M. Edmond Bouty. « Lavoisier est considéré à juste titre comme le fondateur de la chimie moderne », dit M. André Job. « L’égyptologie est née en France », dit M. Maspéro. La sinologie « date du dix-huitième siècle et a eu pour promoteurs des jésuites français », dit M. Chavannes. Etc. Voilà des faits, et garantis par de bonnes signatures ; des faits qu’il a été plus agréable sans doute à nos savants de signer qu’aux quatre-vingt-treize l’imposture commandée par le gouvernement de Berlin. D’ailleurs, nos savants ne se contentent pas d’affirmer ; ils ajoutent des preuves à leurs dires. Que Louvain n’ait pas été saccagée ni la cathédrale de Reims endommagée, c’est une affirmation catégorique ; et le Zarathoustra qui la lance n’insiste pas. Que toute la philosophie moderne dérive de Descartes, cela peut se démontrer ; M. Bergson le démontre comme suit. Le cartésianisme est premièrement la philosophie des idées claires et distinctes ; il n’admet d’autre marque de la vérité que l’évidence : il a « définitivement délivré la pensée moderne du joug de l’autorité ». Deuxièmement, ces mots « évidence, clarté, distinction » correspondent à une « théorie de la méthode » ; géomètre et philosophe, Descartes a fourni les « procédés généraux de la recherche ». Troisièmement, Descartes nous mène, par la géométrie, à une théorie générale de la nature, mécanisme régi par des lois ; et toute la physique moderne travaille là-dessus : toute conception mécanistique de l’univers a son type originel dans la géométrie cartésienne. Quatrièmement, par sa théorie de la pensée ou de l’esprit, lequel existe d’abord, la matière étant un surcroît, le monde matériel pouvant n’exister que comme représentation de l’esprit, Descartes a préparé « tout l’idéalisme moderne et, en particulier, l’idéalisme allemand ». Enfin, la théorie cartésienne de l’esprit réunit, du moins en quelque manière, la pensée et la volonté ; le cartésianisme est une philosophie de la liberté : « les philosophies volontaristes du dix-neuvième siècle se rattachent ainsi à Descartes ». Et, donc, les principales doctrines de la philosophie moderne proviennent de Descartes. Biot disait de la géométrie cartésienne : « proles sine matre creata ». M. Bergson le dit de la philosophie cartésienne qui, malgré de petites analogies avec telles ou telles doctrines antiques ou médiévales, ne doit rien d’essentiel à aucune philosophie antérieure : « mater, non sine prole defuncta ». Géométrique, la philosophie de Descartes a fondé le rationalisme : et la philosophie moderne est rationaliste. Elle n’est pas uniquement rationaliste et, de nos jours, fait à l’intuition la place plus grande. Cette nouveauté, si elle ne dérive pas de Descartes, elle a eu son précurseur en Pascal qui intronise le « sentiment » et qui, par l’esprit de finesse, corrige le raisonnement géométrique. Mais, dans le cartésianisme, l’intuition n’est pas rien, si la première évidence, le cogito ergo sum, a le caractère d’une certitude intuitive.

Les sciences qui ne sont point absolument d’origine française, le génie français les a cultivées, enrichies et bien des fois renouvelées de telle sorte que la collaboration de nos savants y apparût comme une création. L’égyptologie, avec Champollion, Mariette et Maspéro ; la sinologie, avec nos jésuites et avec Abel Rémusat, Stanislas Julien, Chavannes et Pelliot (ce ne sont pas tous les noms qu’il faudrait citer) : voilà deux sciences très exactement françaises. La philologie latine et hellénique n’appartient à personne en particulier, date de Rome et d’Athènes. Mais enfin, le moyen âge en a maintenu la tradition perpétuelle ; et Paris a été, pendant le moyen âge, le centre de la pensée universelle. Dès le début de la Renaissance, lorsque l’antiquité s’épanouit, elle a chez nous les soins des Simon de Colines et des Budé, Turnèbe, Scaliger, Estienne. Dans les âges suivants, elle est vivifiée, nourrie par nos intelligents et fervents humanistes ; plus tard, le nombreux détail de son culte est sans relâche assuré par nos archéologues, épigraphistes, linguistes et grammairiens. En nul pays la critique verbale n’est plus attentivement pratiquée que chez nous par un Thurot, par un Tournier. Nulle part, hellénisme et latinité n’ont de plus parfaits interprètes que ne sont chez nous les Henri Weill et les Croiset, les Boissier.

Certaines études ont assez naturellement leur foyer dans certains pays ; et les études hispaniques, l’Espagne les préfère. Mais, en France, les Bénédictins de Cluny et de Cîteaux ne les négligeaient pas. Et puis, « c’est d’après Brantôme qu’on a parlé du friand espagnol et Antonio Perez n’a fait tout son tapage qu’en venant à la Cour de notre Henri IV ». Dès le dix-septième siècle, on imprime à Paris des méthodes et dialogues pour apprendre l’espagnol ; maints traducteurs, comme les Oudin, les d’Audiguier, mettent en français romans et nouvelles d’au-delà des Pyrénées : « Cervantes n’aurait pas sitôt conquis sans eux sa gloire universelle ». Au dix-huitième siècle, une revue française, fondée par La Dixmerie, a pour titre L’Espagne littéraire. Et nos voisins des Pyrénées accordent aux Allemands l’honneur d’avoir, au commencement du dix-neuvième siècle, « mis en valeur » l’Espagne et sa littérature. C’est une erreur. Les romantiques allemands suivaient, à ce propos, la tradition française : « Le poème de Herder, Der Cid, n’est pas tiré du Romancero espagnol, mais de la version française de la Bibliothèque des romans ; A. W. Schlegel n’a pas inventé le culte de Calderon, il l’a trouvé dans la préface du Théâtre espagnol de Linguet ». Les études hispaniques sont grandement redevables à notre Mérimée ; elles ont aujourd’hui, dans nos universités françaises, des dévots et des maîtres tels que Morel-Fatio, Cirot et le signataire du chapitre que je résume, Ernest Martinenche.

Dans les différents ordres de la science, la France a les deux sortes d’hommes qu’il faut : les grands génies, les instigateurs qui prennent, au bon moment, les initiatives déterminantes ; et les équipes d’ouvriers laborieux, qui, dociles à une forte discipline, assument l’immense et méticuleuse besogne. Un Pasteur, un Henri Poincaré, un Gaston Paris dominent la science universelle. On ne connaît presque pas ou on ne connaît pas du tout la foule des travailleurs qu’ils ont groupés autour d’eux, autour de leur idée, autour de leur durable mémoire, et qui complètent leur idée, parfois la modifient, la transforment et ainsi préparent les nouvelles tentatives. La Science française rappelle ou révèle ces noms modestes et admirables, mentionne les œuvres, indique en peu de mots les trouvailles, les résultats obtenus, et va très vite, parce qu’il y a des centaines et des centaines de travailleurs dans nos ateliers de science. Quelques lignes pour les tâches les plus marquantes, un mot dans une longue et dense énumération : voilà tout le résumé de vies entières et le symbole de leur abnégation. Vies dévouées et consacrées, qui sont à elles-mêmes leur récompense et que gouverne l’humilité : l’orgueilleuse humilité de servir. Que de vertus simplement dépensées, la fatigue endurée, l’ambition restreinte, la cupidité abolie, une assiduité constante et, dans un emploi qui demande le perpétuel éveil de l’esprit, la fière obéissance, jusqu’au renoncement ! Lorsque le vieil Augustin Thierry eut lentement usé ses yeux à lire tant d’archives et de paperasses, malade et encore à vingt ans de mourir, le 10 novembre 1834, il dicta ce testament pathétique de sa rêverie : « Si, comme je me plais à le croire, l’intérêt de la science est compté au nombre des grands intérêts nationaux, j’ai donné à mon pays tout ce que lui donne le soldat mutilé sur le champ de bataille. Quelle que soit la destinée de mes travaux, cet exemple, je l’espère, ne sera pas perdu… » Il admoneste les mélancolies : « L’étude sérieuse et calme n’est-elle pas là ? et n’y a-t-il pas en elle un refuge, une espérance, une carrière à la portée de chacun de nous ? Avec elle, … on use noblement sa vie. Voilà ce que j’ai fait et ce que je ferais encore si j’avais à recommencer ma route : je prendrais celle qui m’a conduit où je suis. Aveugle et souffrant sans espoir et presque sans relâche, je puis rendre ce témoignage, qui de ma part ne sera pas suspect : il y a au monde quelque chose qui vaut mieux que les jouissances matérielles, mieux que la fortune, mieux que la santé elle-même, c’est le dévouement à la science. » Un tel évangile, tombé d’une âme illustre, est celui qui mène à leur achèvement des centaines d’existences très obscures et en secret illuminées, utiles à force de désintéressement et, dans leur solitude, fécondes, et anonymes, et glorieuses dans leur silence. On a marqué de traits vigoureux l’antinomie de la morale et de la science ; il est sans doute vain de chercher par le moyen de la science les principes d’une morale : mais la pratique de la science compose la réalité d’une morale et souvent aboutit à l’héroïsme quotidien, à la pureté mentale, à des formes singulières et exquises de sainteté, dans l’ombre, dans la pauvreté, dans la sérénité. Une hagiographie des savants serait un livre délicieux et auquel notre pays donnerait beaucoup de figures variées, touchantes, attendrissantes, bizarres quelques-unes, toutes dignes de l’auréole.

Ainsi, la France a procuré à la science universelle et de grands génies et une quantité de travailleurs diligents. Elle a défriché ; elle laboure et sème. Beaucoup de champs sont à elle : et, dans tous les champs, elle a des ouvriers. Mais, par la science française, n’entendons pas seulement la somme des efforts que nos savants ont accomplis et de leurs découvertes : il y a une science française, et qu’on reconnaît pour telle à ses caractères, et qui, dans la science universelle, a son heureuse originalité. L’on se trompe, si l’on croit que la science, étant la recherche de la vérité, est impersonnelle comme la vérité elle-même. Parcourez, en Grèce, les fouilles qu’ont menées à bien les différentes écoles archéologiques, les fouilles françaises de Delphes ou de Délos, les fouilles anglaises de Sparte, les fouilles allemandes d’Olympie : vous y remarquerez des différences très significatives. À Olympie, entrez dans le musée où l’on a réuni les fragments de sculpture tirés du sol : et parfaitement installés, étiquetés, catalogués. Restaurés, en outre ! Si habile qu’on la suppose, une telle restauration n’est qu’une hypothèse d’archéologues. Il était facile de présenter l’hypothèse, non sur les originaux, mais sur des moulages, et de laisser les originaux tels qu’ils furent exhumés. Avec une désinvolture étonnante, les archéologues allemands ont employé à la confection de leur hypothèse les fragments du marbre antique. Et c’est, à mon avis, l’indice d’un travers qui ne caractérise pas mal la science allemande. Ces archéologues ont estimé que rien n’était trop beau, précieux et auguste pour servir à l’exhibition de leur hypothèse. Ils préfèrent leur hypothèse à l’objet de la recherche. L’objet qu’ils ont trouvé, dans le sol d’Olympie, c’est un reste de l’art antique ; leur hypothèse, c’est la science. Et ils préfèrent la science à l’objet même de la science. Il y a là un monstrueux renversement des valeurs : et la faute résulte de l’orgueil des savants. Tout est faussé, lorsque les savants confondent les moyens et la fin. Le travail des savants ne doit être que moyens : et, la fin, c’est la vérité. Mais on divinise la recherche, qui, sans humilité, devient quasi grotesque ; on la divinise, au détriment de l’objet. Cet énorme contresens a pour effet de tourner la science à la caricature d’elle-même et d’en faire une idole extraordinaire. C’est un inconvénient que la science évite peu, en Allemagne, où elle a ses adorateurs les plus imprudents.

Je ne crois pas que la science française mérite un pareil reproche. Elle ne tombe pas dans le péché d’outrecuidance ; elle conserve élégamment sa modestie : elle se soumet à son œuvre. Les caractères de la science française, M. Lucien Poincaré les note, dans la préface qu’il a écrite pour les volumes que j’examine. Ce sont premièrement, dit-il, « l’ordre, la netteté, la précision ». C’est la clarté : elle exige l’évidence. Il ne lui suffit pas de poser des définitions abstraites et d’en conclure ceci ou cela : elle veut, « à chaque pas qu’elle fait, confronter ses progrès avec la réalité ». En somme, elle est positive et ne substitue pas à la vérité concrète la dialectique. Cependant, elle « généralise », mais avec tranquillité. « Telle autre… » dit M. Lucien Poincaré ; cette autre-là, c’est la science allemande. Pour recueillir les petits faits, pour les ranger et pour n’y plus toucher, les Allemands ont la réputation de n’avoir point au monde leurs pareils. Et l’Allemagne est renommée comme le pays de la métaphysique. Seulement, leur métaphysique et leurs petits faits n’ont pas de contact : leurs petits faits sont dans des tiroirs, et leur métaphysique est dans les nuages. D’ailleurs, ils semblent renoncer à la métaphysique. Ils la remplacent par la psycho-physique, une science exacte, et qui fournit des chiffres, des tableaux, des courbes, et qui ne donne rien du tout. Ne confondons point l’art des idées générales, — celles-ci, pour ainsi parler, les fleurs des petits faits qui ont germé, qui s’épanouissent, — et la fabrication des systèmes : les systèmes, dans la métaphysique allemande, sont dédaigneux de toute réalité.

M. Bergson, au chapitre de « la philosophie », dédaigne, lui, les systèmes. Il loue Maine de Biran, lequel « a conçu l’idée d’une métaphysique qui s’élèverait de plus en plus haut, vers l’esprit en général, à mesure que la conscience descendrait plus bas, dans les profondeurs de la vie intérieure » : et Maine de Biran développe son idée « sans s’amuser à des jeux dialectiques, sans bâtir un système ». Nos philosophes, dit M. Bergson, ont soin de vérifier qu’ils ne rêvent pas ou ne se livrent pas « à une manipulation de concepts abstraits ». Notre philosophie « serre de près les contours de la réalité » ; par là même, « elle répugne le plus souvent à prendre la forme d’un système ». Elle refuse le dogmatisme à outrance et le criticisme radical, Hegel et Kant. Elle ne renonce pas à « unifier le réel », si tel est le but de la philosophie. Mais elle ne prétend pas faire entrer, de gré ou de force, « la totalité des choses » dans une idée. « Une idée est un élément de notre intelligence, et notre intelligence est un élément de la réalité : comment donc une idée, qui n’est qu’une partie d’une partie, embrasserait-elle le Tout ?… La pensée humaine, au lieu de rétrécir la réalité à la dimension d’une de ses idées, devra se dilater elle-même au point de coïncider avec une portion de plus en plus vaste de la réalité… » On reconnaît ici les principes d’une philosophie qui est particulièrement celle de M. Bergson. Mais aussi la philosophie de M. Bergson continue cette philosophie française dont les caractères sont bien ceux qu’il a discernés. Et la science française a les mêmes caractères : elle redoute les systèmes autant qu’elle méprise, entre les petits faits, ceux qui ne sont point des germes et qui sont de la poussière ; les idées qu’elle favorise, — et qu’elle n’écartèle pas et dont elle aime le bel éploiement, — naissent de la réalité que l’esprit féconde.

Les deux tomes de La Science française ont un vif attrait. Ils nous mènent partout, dans tous les cantons de la pensée, trop vite ; et ils nous procurent les meilleurs guides.

Au surplus, dit le préfacier, l’ouvrage est imparfait : le temps était mesuré ; les circonstances n’étaient pas faciles. Et il avoue des lacunes, des redites ; il nous invite aussi à trouver certaines imperfections « légitimes et nécessaires », si elles coïncident avec l’inachèvement de la science. Ajoutons que plusieurs chapitres ne sont pas tout à fait dignes de leurs voisins les meilleurs ; un ou deux sont faibles : c’est dommage.

On n’a point essayé de classer les chapitres en vertu de quelque théorie. Je crois qu’il ne le fallait pas. La classification des sciences est une vieille entreprise, qui a tenté Ampère, Auguste Comte : une entreprise des plus séduisantes et des plus dangereuses. Il y a plaisir à mettre de l’ordre dans l’énorme travail de la pensée moderne, à organiser son effort, à distribuer la besogne. Il y a péril à se figurer qu’on a, en quelque sorte, loti l’inconnu. C’est qu’alors on guette le moment où le travail, dans les différents lots, sera terminé, où l’inconnu tout entier sera bâti. Aucune illusion n’est plus pernicieuse ; et jamais cette illusion ne fut moins conforme aux espérances que la science peut donner. À mesure que de nouvelles conquêtes agrandissent le connu, l’inconnu s’étend davantage. Surtout, il apparaît de plus en plus nettement que l’inconnu et le connu ne sont pas séparés par une frontière ou démarcation. Les positivistes accordaient qu’autour du terrain de la science il y eût l’inconnaissable, un océan, dit Littré, pour lequel nous n’avons ni barques ni voiles. Et ils se cantonnaient dans l’île. Mais l’inconnaissable n’est pas autour de l’île seulement : il pénètre dans l’île, toute pleine des brumes de cet océan. L’inconnaissable et l’inconnu sont au sein même de nos connaissances positives.

Il apparaît de moins en moins évidemment que les sciences particulières soient les diverses provinces d’un empire, le Cosmos ou le Tout ; et que leur achèvement doive réaliser enfin leur réunion ; et que leur réunion doive réaliser la vérité complète. Une classification des sciences est toujours le signe de ces crédulités anciennes et abandonnées. Or, depuis qu’on a renoncé à une telle prétention, des sciences nouvelles tendent à se constituer. Elles n’y parviennent pas toutes bien aisément. Si la sociologie est une science, elle n’a point encore fixé les limites entre lesquelles il lui convient de travailler ; elle travaille de tous les côtés, elle travaille chez les autres et, comme ce garçon que Jules Renard a dessiné, faute d’un bon métier qu’elle ait choisi, elle bricole. La géographie est sortie de son ancien domaine, qui n’était pas large ; elle est dehors et elle a des incidents de frontières avec la géologie, avec la climatologie, avec la biologie. Et qu’est-ce, à présent, que la philosophie ? Notamment, tout ; ou rien.

L’idée de la Science devient de plus en plus vague, à mesure que les sciences deviennent plus précises. Et, l’idée de la Science, les savants y renoncent, tandis que leurs sciences progressent. Les États-Unis de la Science, est-il permis de les présager plus que les États-Unis de l’Europe ? Cependant le nom de la Science a un prestige tel que parfois on dirait qu’il reconstitue l’ambition surannée. Quelle étude ne réclame point l’honneur d’être une science et de collaborer à l’œuvre commune ? à l’œuvre qu’on a tort de supposer commune ? C’est ce dont témoignent, d’une façon peut-être inquiétante, les deux tomes de La Science française. On a représenté là des études qui n’ont ensemble nulle analogie d’objet ni de méthode. Soyons raisonnables : consentons que les études littéraires ne sont pas des sciences ; n’est-ce pas à vouloir être des sciences, qu’elles se dénaturent le plus tristement ? La pédagogie est-elle une science ? J’en doute, si l’auteur du chapitre intitulé « la science de l’éducation » professe qu’au dix-septième et au dix-huitième siècles « ce ne sont pas les représentants des idées françaises qui sont, en France, les maîtres de l’éducation ». Qui, ces maîtres ? Les Jésuites : des intrus et des étrangers ! Et ainsi l’ancienne France aurait été fort dépourvue d’idées françaises… Ah ! préservons la science française ou, pour mieux dire, les sciences qui sont cultivées chez nous, ou les études que nous aimons, préservons-les de la manie et des systèmes ; gardons-leur une de nos vertus, la bonhomie.

Leur avenir

On voudrait entrer, pour un instant, — non certes pour s’y installer, mais le temps d’y voir un peu clair, — dans la pensée des gens qui ont fomenté de loin, qui ont déchaîné cette guerre, déjà terrible, que nos ennemis rendent monstrueuse et, nos soldats, sublime. Diverses publications, celle de notre Livre jaune en particulier, démontrent que l’Allemagne avait de longue main préparé son coup. Les infamies qu’elle commet depuis le début des hostilités ne sont pas non plus des improvisations. Et il y a, présentement, sous le ciel, des hommes qui ont eu cela, tout cela, toute l’immense catastrophe, dans leurs desseins, dans leur méditation quotidienne et dans leur volonté. Voilà précisément les cervelles qui nous étonnent et (quelle que soit l’horreur) où il nous tente de regarder.

M. Émile Simonnot vient de traduire un petit volume, Notre avenir, par le général Friedrich von Bernhardi : un petit volume qui parut en Allemagne il y a trois ans et qui, dans ses deux cents pages, contient la substance du pangermanisme. Théorie et pratique, la doctrine et ses corollaires d’activité, nous avons là, en quelque sorte, la somme compendieuse des idées que les têtes allemandes, selon leurs aptitudes, arrangent en système ou transforment en délire. Bernhardi est un philosophe. Il ne délire pas, quant à lui ; mais il donne avec tranquillité les formules que les foules et puis les hordes échaufferont de leurs instincts. Encore la tranquillité de ce philosophe ne doit-elle pas faire illusion. L’orgueil national, dont il est le digne interprète, va chez lui jusqu’à la mégalomanie ; et son amour de la guerre, témoignage de son patriotisme, révèle par moments une sorte de fureur morbide. Il a une sinistre façon de réclamer, pour certains épisodes de sa combinaison tactique, des « torrents de sang ». Et c’est, dit-il, afin de gagner du temps. Nécessité de la guerre ! une nécessité qui ne lui déplaît pas beaucoup et qui même paraît lui sourire assez bien, quand il écrit, dans La Guerre d’aujourd’hui : « Le sang est un suc tout particulier. Lorsqu’on le répand sciemment et à propos, il s’en dégage une lueur qui est l’aurore de la victoire. » Une lueur ; et, peut-être, un fumet ? Ce n’est pas sur le champ de bataille que s’anime ainsi le général, d’ailleurs à la retraite et la soixantaine passée, mais au calme de son bureau.

Bernhardi, ne le prenons pas pour un inventeur extraordinaire : le principal de sa philosophie, il le doit à Treitschke ; sa stratégie serait ingrate, si elle méconnaissait Clausewitz. Peu original, il ne représente que mieux, en Allemagne, l’ample collectivité des savants énergumènes militaires. Il est l’un d’eux et, sans nul doute, l’un des plus intelligents, très remarquable de lucidité, de vigueur mentale, de patience et d’ingéniosité, bon dialecticien qui, dans la fougue même, a de la précaution. Lisons Notre avenir ; et nous saurons ce qui se passait, à la veille de la guerre, dans les têtes allemandes les mieux munies de leurs projets.

L’Allemagne, dit Bernhardi, n’a point en Europe et dans l’univers la situation qu’elle a besoin d’avoir. Elle comptera bientôt soixante-dix millions d’habitants ; sa population, chaque année, augmente d’un million d’âmes et autant dire que, dans dix ans, elle aura doublé son chiffre de 1870, quarante millions. Or, son territoire est à peine un peu plus étendu que la France, qui compte à peine quarante millions d’habitants. Voilà l’injustice et, en tout cas, l’incommodité. Les Allemands se sentent à l’étroit chez eux. Ils demandent de l’air. Eh ! bien, qu’on leur en donne ? On refuse de leur en donner : donc, aux armes, pour la conquête de l’espace. Un tel raisonnement charme l’esprit, par tant de rigueur. Notons pourtant que la densité de la population allemande ne va pas jusqu’à l’étouffement, de l’aveu même de notre auteur. Il vante les progrès magnifiques de l’industrie allemande, laquelle (avoue-t-il) est si prospère dans les villes qu’elle dépeuple les campagnes, « si bien que l’agriculture est forcée de recourir aux ouvriers étrangers ». Cette considération pouvait engager Bernhardi à mener vers le sain travail des champs, des labours et des fécondes récoltes le surnombre de ses jeunes compatriotes. Il leur eût, virgilien, composé de persuasives Géorgiques : mais il a préféré leur dédier les deux formidables tomes de sa Guerre d’aujourd’hui.

Bernhardi préfère la guerre, de même que l’Allemagne préfère l’industrie à l’agriculture. Il s’agit d’une préférence, et non pas d’un besoin réel, comme Bernhardi l’affirmait d’abord. Et l’argument n’est plus impérieux comme il l’était. Mais Bernhardi réclame, pour son Allemagne, le droit de choisir et de poser en principes ses préférences. Je crois que c’est ici qu’on l’arrête et qu’on le prie de commenter sa revendication, d’établir ce droit de l’Allemagne à la désinvolture. On l’ennuie, par de telles questions. Le droit de l’Allemagne, c’est évidemment, à ses yeux, la force de l’Allemagne. Tout de même, étant philosophe et n’écrivant pas seulement pour ses camarades, il consent à orner de malins prétextes sa vivacité d’ambition. Le stratagème le meilleur de sa polémique, ce n’est pas lui qui l’a fabriqué. Il le tient de ces subtils auxiliaires du pangermanisme, les historiens allemands ; et le voici, en peu de mots : l’Allemagne a, dans le monde et dans les siècles, une mission tout à fait spéciale et quasi providentielle à remplir. Le peuple de Germanie est essentiellement civilisateur.

Il n’y a guère de contre-vérité plus patente. Pour réfuter ce dangereux sophisme, nous n’avons pas uniquement les faits incontestables qui résultent de la présente guerre et l’évidence de la barbarie que l’Allemagne y dévoile avec cynisme : nous avons l’histoire tout entière, non celle que le pangermanisme rédige, la vraie histoire, qui prouve que jamais aucune idée de civilisation ne s’est répandue de la Germanie au dehors, que jamais les Germains n’ont su eux-mêmes, de leur propre initiative, se polir, et que leur civilisation généralement imparfaite, ils l’ont toujours empruntée, surtout à la France. Le grand Fustel de Coulanges, authentique historien, le déclarait, il y a plus de quarante ans, et M. Reynaud, de qui j’ai signalé les études méticuleuses, a mis hors de discussion les dires de Fustel de Coulanges. Le rôle civilisateur de la Germanie est une imagination très avantageuse et mensongère du pangermanisme. Bernhardi l’adopte résolument. C’est merveille de le voir embrouiller, sans maladresse, dans ses phrases, la mission de l’Allemagne et les besoins de l’Allemagne, besoins matériels et idéale mission. Il écrit : « La mission qui découle de notre histoire, de nos qualités nationales, — et du chiffre de notre population… » Il écrit : « Par son passé et ses œuvres présentes, le peuple allemand a conquis le droit de viser à la plus haute mission civilisatrice ; mais ce droit signifie en même temps un devoir… » Et il écrit : « Dans l’intérêt général de la civilisation, c’est déjà notre devoir de viser à une extension de notre domaine colonial… ; mais remplir ce devoir est en même temps une nécessité. » Habile confusion des droits et des devoirs ; coïncidence précieuse de la mission civilisatrice et de l’avidité la plus exubérante ! À la faveur de ces paralogismes, Bernhardi, l’apôtre des appétits allemands, peut sans nul embarras proclamer que la politique allemande se justifie « en se mettant au service des nobles fins de la civilisation ». Après cela, il est sans reproche : que reprocher à une Allemagne, dévorante oui, mais pour le bien du monde ?

Le caractère éminemment civilisateur de la Germanie, c’est, pour notre auteur, un dogme, un acte de foi catégorique. Il ne sourcille pas, quand il écrit : « Depuis leur première apparition dans l’histoire, les Germains ont fait leur preuve comme peuple civilisateur de premier ordre, voire comme le peuple civilisateur par excellence. » Mais, tout de suite, il ajoute : « Ce furent eux dont l’assaut fit crouler l’empire mondial de Rome… » Et l’on est tenté de sourire, si le premier exemple d’activité civilisatrice que trouve Bernhardi dans l’histoire de ses ancêtres, c’est une colossale destruction. Nul sourire ne trouble Bernhardi et ne l’empêche de célébrer la « grande mission civilisatrice du peuple allemand ». Il célèbre et il affirme, à tour de bras : on n’y peut rien. Mais il devrait s’en tenir là. Dès qu’il ne s’en tient pas là et cherche à épiloguer sur ses décrets souverains, il est (on m’excusera) comique. Je ne sais rien de plus comique, en effet, que les pages qu’il a consacrées à résumer l’histoire de la civilisation moderne. Il la prend toute petite, au berceau, en Égypte et dans les grands empires de l’Asie occidentale. Puis, les éléments de l’art, de la science et de l’ordre politique, il leur fait passer la mer ; il les conduit en Grèce. Puis Alexandre de Macédoine recueille le bel héritage. Puis Rome a l’hégémonie et conquiert à sa discipline l’Europe et l’Orient ; elle « enrichit la philosophie ancienne par le développement du droit » : elle instaure une splendide « unité de civilisation ». Puis, « débordants de jeunesse », les Germains succèdent aux Romains. Les Portugais découvrent la route des Indes. Les Espagnols envahissent l’Amérique centrale : mais ils s’épuisent et perdent en Europe leur influence. Alors, survient l’Angleterre. Voilà, en résumé, l’histoire de la civilisation ; chaque peuple à son tour y travaille. Tous les peuples d’Europe, un seul excepté, le nôtre. Bernhardi nous a oubliés : oubliés ? négligés. Et l’énorme drôlerie, c’est d’avoir esquissé, même à grands traits, une histoire de la civilisation, où la France n’est pas nommée. Bernhardi ne nous aime pas : qu’importe ? Il ne s’agit pas de lui, mais de sa thèse. Et, en définitive, sa thèse souffre de sa malveillance. Elle ne paraît plus sérieuse ; et le penseur allemand qui préconise le rôle civilisateur de l’Allemagne et ne compte pour rien, dans le passé, l’activité civilisatrice de la France, vous a l’air d’un plaisantin boche.

Ne nous laissons pas divertir à ces menues cocasseries d’une doctrine qui se déroule avec ampleur et suivons Bernhardi.

L’Allemagne n’est pas contente de son sort. Elle a conscience de n’avoir pas, en Europe et dans les pays coloniaux, la place, l’aisance et la situation politique qu’elle convoite. Que lui faut-il ? Là-dessus, Bernhardi n’hésite pas : il lui faut la suprématie « mondiale ». Premièrement, c’est ce qu’elle désire ; et nous avons vu que, par chance, les désirs de l’Allemagne sont légitimes, l’Allemagne étant la bienfaitrice de l’Univers. L’Univers ne s’en doute pas. L’Univers s’en doute si peu que la bienfaisante Allemagne est environnée d’ennemis. Ni la France, ni l’Angleterre, ni la Russie ne sont disposées (remarquait Bernhardi en 1912) à reconnaître les « droits » et les « devoirs » de l’Allemagne. La Triple-Entente s’est constituée pour entraver la tâche à la fois généreuse et profitable de la Germanie. Que faire ? Il y aurait plaisir et bénéfice à convaincre de leur intérêt bien entendu ces folles, la France, l’Angleterre et la Russie, nations aveuglées et qui, par leur aveuglement, retardent le progrès de l’univers, son évolution germanique. Impossible ! Ces aveugles sont des sourdes. Et Bernhardi renonce à les convertir. C’est dommage. L’Allemagne, — Bernhardi ose le dire ! — n’est point agressive : « cela (car il insiste), personne ne peut le prétendre ». L’Allemagne serait pacifique, selon ses goûts, selon ses intérêts. Mais, à la mansuétude allemande, Bernhardi oppose l’inquiétante frénésie des trois sourdes et aveugles, la sauvage Russie « qui peut être qualifiée de puissance asiatique », la France, qui ne rêve que de revanche, et l’Angleterre que la marine allemande empêche de dormir. Donc l’Allemagne n’essayera plus d’amadouer la Triple-Entente. La gracieuseté de Guillaume II, inutile. L’effort de la diplomatie, nul.

On n’est pas fâché de savoir ce que pense de la diplomatie, de son œuvre et enfin des conventions internationales, l’un des maîtres du pangermanisme. Eh ! bien, il ne méprise pas les diplomates : il leur trouve « un talent tout particulier pour choisir dans les accords internationaux des formules qui permettent des interprétations diverses ». Cela peut être utilisé. Mais cela est assez dangereux. « Chacun, dit Bernhardi, craint de nuire à son prestige moral ou politique par une violation de droit manifeste et par là même de porter atteinte au crédit de ses engagements… » Cette remarque est bonne. Si Bernhardi examine les ententes diplomatiques, ce qui le frappe, c’est la difficulté, pour un État, de manquer à sa signature : alors, à quoi bon signer ? Notons aussi le mot « manifeste », que Bernhardi souligne ; et l’on voit mieux son intention, quand il ajoute : « La conscience du droit international a acquis dans l’état actuel de la civilisation une telle puissance qu’on ne peut impunément le perdre de vue tout à fait. » Tout à fait, non ; mais, un peu, oui : et le principal est que la violation du droit ne soit pas manifeste. Concluons ; tâchons de conclure. Ce n’est pas commode. La pensée de notre auteur, en cette matière, manque de netteté. Non que sa plume le trahisse ; mais plutôt, il souhaitait de ne pas nous livrer sa pensée tout de go : il l’enveloppe et il l’habille. Allons au fait et proposons-lui un exemple. Approuve-t-il la violation de la neutralité belge ? Il l’approuve : il a, dans ses plans stratégiques, admis très volontiers l’hypothèse d’une invasion de la France par le chemin septentrional de la Hollande et de la Belgique. Cependant, l’Allemagne, quand elle a violé la neutralité belge, a méconnu « tout à fait » la conscience du droit international ; et cette violation fut « manifeste ». Comment Bernhardi va-t-il concilier les principes qu’il a formulés et l’approbation qu’il accorde à cette imprudence ? Il n’est point à bout de ressources. Il considère que, dans les relations internationales, « la question de droit est la plupart du temps fort douteuse ». Elle ne l’était pas, quant à la Belgique ? Distinguons !… Bernhardi nous supplie de ne pas confondre le « droit écrit » et le droit « biologique ou moral ». Ainsi, la Belgique, — d’après le droit positif, le droit écrit, — possède l’État du Congo. Mais elle exploite financièrement ce territoire ; elle n’y accomplit pas une œuvre civilisatrice : elle n’a pas un droit « moral » sur le Congo ! L’Allemagne, au contraire, si elle confisque différents territoires coloniaux, pour y caser le surcroît de sa population, la féconde Allemagne aura, sur ces territoires, un droit « biologique ». Et le tour est joué. Bernhardi serait heureux de nous faire croire qu’il sacrifie, en ces termes, des contrats médiocres au « droit de l’éternel humain ». Bref, il n’attribue aux ententes internationales qu’une valeur « conditionnelle » ; et il écrit, avec la loyauté la plus choquante : « On ne peut exiger d’aucun État que, pour l’amour d’un engagement reposant sur le droit positif, il mette en jeu son existence, quand celle-ci peut-être mieux et plus sûrement assurée par d’autres voies. » C’est la politique, désormais fameuse, du chiffon de papier.

Pour illustrer, pour éclairer d’une lumière éclatante la formule de Bernhardi, nous avons, dans le Livre jaune, le récit de la visite que fit, le 8 août 1914, sir E. Goschen, ambassadeur d’Angleterre, au chancelier de l’Empire allemand. Sir E. Goschen trouva le chancelier fort agité. Son Excellence ne parla pas moins de vingt minutes : « Juste pour un chiffon de papier, la Grande-Bretagne allait faire la guerre !… » Et, pour l’Allemagne, violer la neutralité belge, c’était une affaire de vie ou de mort. L’ambassadeur répondit que, pour l’honneur de la Grande-Bretagne, rester fidèle à ses engagements était aussi une affaire de vie ou de mort. Et le chancelier répliqua : « Mais à quel prix ce pacte aurait-il été tenu ? Le gouvernement britannique y a-t-il songé ? » L’ambassadeur : « J’ai insinué à Son Excellence, avec toute la clarté qui me fut possible, que la crainte des conséquences ne pouvait guère être considérée comme une excuse pour la rupture d’engagements solennels. » Voilà les deux thèses. L’une est celle de l’honneur et de l’honnêteté, celle du droit pur et simple ; l’autre, celle du pangermanisme, celle de Bernhardi : « on ne peut exiger d’aucun État que, pour l’amour d’un engagement reposant sur le droit positif, il mette en jeu son existence, quand celle-ci peut être mieux et plus sûrement assurée par d’autres voies ». Après cela, que Bernhardi réprouve « la duplicité, la déloyauté, l’infidélité » comme des procédés de politique condamnables, ce n’est rien. Ces procédés, il ne les condamne que chez les autres. Le droit positif, — le méprisable petit droit positif ! — s’applique à toutes les nations également ; le droit biologique favorise et met dans une situation délicieusement privilégiée la nation la plus forte et la plus féconde : c’est l’Allemagne !… Ainsi l’Allemagne ne sera point gênée dans son entrain par les chiffons de papier sur lesquels elle aura trouvé commode, un beau jour, de poser sa preste signature.

Dans les conversations étonnantes qu’il eut, le 8 août 1914, avec MM. de Jagow et Bethmann-Hollweg, sir E. Goschen apprit (et ne crut pas un instant) que l’Allemagne avait, à l’égard de l’Angleterre, les intentions les plus affectueuses. M. de Jagow exprima « son poignant regret de voir s’écrouler toute sa politique, qui a été de devenir amis avec la Grande-Bretagne et ensuite, par elle, de se rapprocher de la France ». Et M. de Bethmann-Hollweg se lamenta : l’Angleterre entrait en guerre contre « une nation à elle apparentée, qui ne désirait rien tant que d’être son amie » ; la politique à laquelle lui, Bethmann-Hollweg, s’était voué depuis son arrivée au pouvoir, tombait comme un château de cartes. Il avait beaucoup de chagrin. Prodigieuse comédie !… L’Allemagne a-t-elle sincèrement souhaité l’amitié anglaise ? Consultons là-dessus Bernhardi. La concordance que nous avons remarquée entre les dires de Bernhardi et les réalités de la politique allemande donne de l’autorité à cet écrivain. En outre, comme il écrivait deux ans avant la guerre, il ne songeait pas à dissimuler tout ce qu’il cacherait aujourd’hui : ses professions de foi sont des aveux. Eh ! bien, oui, l’Allemagne aurait voulu se rapprocher de l’Angleterre : elle sentait que l’hostilité anglaise était pour elle une terrible menace. Mais à quel prix l’Allemagne se fût-elle rapprochée de l’Angleterre ? Il faudrait, dit Bernhardi, que l’Angleterre garantît « les intérêts les plus essentiels » de l’Allemagne. L’Angleterre renoncerait, quant à elle, à toute « suprématie mondiale ». Et, de son côté, l’Allemagne ? « Il faudrait que l’Angleterre nous laissât les mains entièrement libres dans la politique européenne et que, pour commencer, elle acquiesçât à toute extension de la puissance de l’Allemagne sur le continent, telle que cette extension pourrait éventuellement se produire, soit dans une confédération des États de l’Europe centrale, soit dans une guerre avec la France. Elle serait tenue de ne plus chercher à entraver le développement de notre politique coloniale sur le terrain diplomatique, en tant que cette politique ne se ferait pas aux dépens de l’Angleterre. Elle devrait souscrire au projet de transformation de l’état territorial du Nord de l’Amérique au profit de l’Italie et de l’Allemagne. Il faudrait qu’elle s’engageât à ne pas susciter d’obstacles aux intérêts de l’Autriche dans les Balkans, à ne pas contrecarrer les aspirations économiques de l’Allemagne dans les Indes ; enfin, il lui faudrait se résoudre à ne plus s’opposer au développement de la puissance maritime de l’Allemagne et à l’acquisition de stations de charbon par l’Empire allemand. » Quoi encore ? L’Angleterre devrait « modifier toute sa politique », devrait se retirer de la Triple-Entente, devrait procéder à une autre répartition de sa flotte : « l’Allemagne ne pourra jamais se fier aux intentions pacifiques de l’Angleterre, aussi longtemps que toute la flotte anglaise sera concentrée sur le pied de guerre dans la mer du Nord, prête à commencer une marche stratégique contre nous ». Quoi encore ? C’est tout. Seulement, ce que l’Allemagne demande, c’est, en effet, tout ; c’est énorme. Et Bernhardi lui-même s’en rend compte. Il s’interroge ou il feint de s’interroger : est-il vraisemblable que l’Angleterre entre dans un accord de ce genre ? L’Allemagne et l’Angleterre, ensuite, concilieraient par arbitrage tous leurs intérêts économiques ; ces deux grands États « essentiellement germaniques » constitueraient une puissance invincible, une « force de civilisation à nulle autre pareille » ; la paix du monde serait à jamais installée sur des bases indestructibles. C’est bien tentant, n’est-ce pas ? Allons, l’Angleterre ne marchera-t-elle pas, dans cette heureuse combinaison, si avantageuse pour l’humanité entière et, notamment, pour l’Allemagne ? « À cette question, nous ne pouvons que répondre par la négative absolue. » Bernhardi ne se fait pas d’illusions. Bernhardi n’est pas un utopiste, certes ; il est un cynique. Il devine que l’Angleterre ne va pas se livrer pieds et poings liés à une Allemagne qui, pour assurer sa propre suprématie mondiale, exige de l’Angleterre une totale abnégation. Si étrangement féru qu’il soit des droits que confère à la Germanie sa mission naturelle et providentielle, il se doute que cette mission ne sera point facilement reconnue par des peuples que le sentiment de leur indignité n’a point touchés encore. Non, l’Angleterre ne cédera pas aux robustes invitations de l’Allemagne. Bernhardi le sait, comme aussi le savaient, bien avant le 8 août 1914, ses confrères du pangermanisme exubérant, mais dépité, MM. de Jagow et de Bethmann-Hollweg.

Alors, que reste-t-il ? La guerre ; tout uniment, la guerre. « Il faut en prendre notre parti : la tension entre les deux États (Allemagne et Angleterre) persistera, jusqu’à ce que le conflit soit vidé par les armes, — ou que l’un des pays abandonne son point de vue. » L’Angleterre n’abandonnera pas son point de vue. Bernhardi conjure l’Allemagne de ne pas abandonner le sien. Donc, la guerre. Et Bernhardi avoue ce que, le 8 août 1914, MM. de Jagow et de Bethmann-Hollweg ne jugèrent pas opportun d’avouer.

Bernhardi a de bons yeux et discerne fort bien les éléments des diverses combinaisons européennes. Il apprécie justement l’étendue que prendra du jour au lendemain le conflit de l’Allemagne et de l’Angleterre. Il annonce et il envisage sans timidité la guerre générale, la guerre immense, l’Europe ensanglantée, incendiée. Tant pis ! Et il n’hésite pas. Est-il au moins sûr de la victoire, pour cette Allemagne qu’il gonfle d’orgueil et de férocité ? Non ! Il proclame « qu’un peuple de 65 millions d’habitants, qui met en jeu toutes ses énergies pour s’affirmer et se maintenir, ne peut pas être vaincu » ; mais il n’a pas la certitude que l’Allemagne mette en jeu toutes ses énergies. La formidable préparation militaire de l’Allemagne, sa préméditation perpétuelle, ne suffit pas à le conforter. Il loue ce qu’on fait, il veut qu’on fasse davantage. « Malheur à ce peuple, s’il s’en remet à l’apparence de la force ou s’il se contente de demi-mesures, par suite d’une fausse appréciation des puissances adverses, s’il attend de la fortune ou du hasard ce qui ne peut être atteint que par l’effort et l’exaltation de la volonté ! » Il s’indigne à l’idée que certains Allemands sont un peu tièdes, un peu mois et nonchalants et volontiers se contenteraient, pour en jouir, des richesses que l’Allemagne a déjà réunies. Avec de telles gens, il n’ose pas compter sur la victoire. Et, parmi de telles gens, ne dénigre-t-il pas le gouvernement, — si pacifique ! — ce gouvernement qui lésine sur les dépenses de la guerre, qui n’enrôle pas toute la nation, qui perd son temps à bavarder avec les chancelleries ? Enfin, Bernhardi examine le groupement des peuples. Il met en balance la Triple-Entente et la Triplice ; et la première lui paraît mieux unie que la seconde. L’Italie ne lui inspire pas une confiance à toute épreuve : il est prêt à l’accuser d’ingratitude. Et, quant à la remplacer par la Turquie, il avoue que l’empire des Sultans est malade. L’Autriche ? Il ne la dédaigne qu’à moitié. Bref, « si nous réussissons à empêcher la collaboration de nos ennemis, à prévenir leurs attaques par la hardiesse de l’offensive et à les battre isolément, nous avons le droit d’espérer la victoire finale ». Espérer la victoire, ce n’est pas la tenir. Et ces pangermanistes qui auront, sur la seule espérance de la victoire, déclaré la guerre au monde, que répliqueront-ils, le jour de l’échéance, aux reproches de leurs compatriotes, à la rancune désespérée de leur patrie ?

Bernhardi répliquera que la guerre était, non pas inévitable seulement, nécessaire. Il a vu l’Allemagne dans cette alternative : hégémonie mondiale ou décadence. Il a redouté la décadence ; il a désiré passionnément l’hégémonie mondiale : et il ne s’est pas figuré qu’il y eût, pour l’Allemagne, une possibilité de vie opulente et glorieuse, auprès de ses voisines. En d’autres termes, l’instinct qui l’excite, c’est le vieil instinct de la Germanie, que Grégoire de Tours appelait, il y a quatorze siècles, une race de proie. Au fond du pangermanisme le plus savant, subsiste l’ancienne voracité des Germains. Voilà le principe créateur de toute la théorie ; et la théorie n’est que l’ornement. Les hordes germaines qui se sont ruées sur le monde romain cédaient plus naïvement à leur impulsion. Dans le monde moderne et dans une Europe déjà occupée tout entière, où la Germanie fut longtemps bridée, il a fallu recourir à des astuces, pour tromper la vigilance des gardiens ; et il a fallu, parmi des sociétés humaines plus sensibles (selon le mot de Bernhardi) aux droits des peuples, déguiser la barbarie sous des dehors présentables : il a fallu créer une idéologie de la voracité. C’est là tout le pangermanisme. D’abord, on affirme la supériorité de la race ; on vante les services qu’elle a rendus à l’univers. La Germanie a libéré les âmes… Quoi ?… N’a-t-elle pas fait, à elle seule, la Réforme ? Et la Réforme, n’est-ce pas la conquête de la liberté religieuse, de la liberté mentale et, pour tous les temps à venir, la condition même de tout progrès ? « Cet événement éleva d’un seul coup la nation allemande au rôle de guide de l’humanité. » L’Allemagne pouvait s’en tenir là. Elle avait donné à l’humanité Luther : elle lui donna Emmanuel Kant, dont la doctrine sera dorénavant « la base de toutes les spéculations de l’esprit… » Non : et Bernhardi a tort de ne pas demeurer dans le domaine de sa compétence… D’ailleurs, il ne s’attarde pas auprès de Kant ; il va vite, et même il se rue à cet axiome : « Les actes les plus décisifs de l’esprit, qui ont acquis une importance universelle, sont nés du génie allemand… » Ce n’est pas vrai ; si Bernhardi ne le sait pas, il aurait dû s’informer. À force de répéter qu’ils sont le suc et la fleur du genre humain, les pangermanistes ont fini par le croire. Le plus difficile serait de le faire croire au genre humain. Leur infatuation les engage à mépriser tout l’univers. « Loin de nous (s’écrie Bernhardi, en train d’éloquence et de courtoisie,) la pensée de rabaisser les autres peuples !… » Mais il accuse les Polonais et les Russes de n’être pas civilisés : le slavisme lui est un objet de dégoût. L’Angleterre, il l’accuse d’égoïsme : ne rêve-t-elle pas d’« opprimer » toutes les nations ? et un pangermaniste ne tolère pas ce rêve, chez les autres. La France ? quand Bernhardi parle de « régler définitivement notre compte avec la France », il est gai. Une « minuscule Belgique » ne l’intéresse pas.

L’excellence de la Germanie rend, à ses yeux, légitime et sainte l’ambition germanique. Les peuples qui entravent le déploiement de la Germanie sont les ennemis de la civilisation. Mais ils sont forts. Pour les réduire à l’impuissance, pour les empêcher de retarder les destinées humaines, il n’y a qu’un moyen : la guerre. Et, mise au service de la Germanie, — au service de l’humanité, — la guerre est légitime et elle est sainte. Il faut lire les pages que Bernhardi consacre au panégyrique de la guerre. Elles ne sont pas laides. Elles seraient plus belles si Bernhardi avait eu le courage de chanter tout bonnement son amour de la guerre, les « torrents de sang », les tueries agréables et la chère dévastation. Malheureusement, il a eu de la vergogne et, au lieu de s’abandonner à son génie farouche, il a philosophé. Au lieu de célébrer la guerre, il l’a défendue contre ses adversaires. Appelant Darwin à la rescousse, il a présenté la guerre comme un fait biologique ; il l’a fondée sur les lois dites de l’évolution. Seulement, l’évolutionnisme, il le connaît beaucoup moins par les écrits de Darwin que par les contresens de son ami Hæckel, l’un des penseurs qui ont le plus regrettablement faussé le darwinisme, déjà tout plein d’erreur. Et les lois dites de l’évolution, — lois de la multiplication des espèces, — Bernhardi comme son ami Hæckel les conduit à gouverner une sorte de monisme, l’unité allemande, monisme pangermaniste.

Il y a ainsi de la confusion, de la sophistique et du badinage pédantesque dans toute la philosophie pangermaniste, dont Notre avenir est le brillant exposé. N’en soyons pas surpris : somme toute, il s’agissait de transformer en un système d’idées honorables les scandaleux appétits de la Germanie ; une pareille tâche demandait du faux-semblant. Voici la guerre : elle détraque tout le faux-semblant du système. Et l’on voit en plein la réalité : les appétits énormes des Germains.

Ce qui subsiste et ce qui se manifeste avec une intensité singulière, c’est l’opposition, nettement indiquée (à d’autres fins) par notre auteur, l’opposition de la Germanie et des autres peuples. Ceux-ci et celle-là ont à débattre une querelle qui ne souffre plus d’accommodement. Bernhardi réclamait pour l’Allemagne une « mission ». Et l’Allemagne, sans le vouloir, a donné aux autres peuples une mission, — mais une mission franche et qui n’a rien à cacher de ses projets ni de ses instruments : — délivrer de la Germanie le monde, qui refuse d’être sa dupe et sa victime. Averti par un Bernhardi imprudent, le monde revendique ses droits, — positifs, moraux et biologiques, si l’on veut, — ses droits à la vie, contre une Allemagne de proie et de calamité. Hégémonie mondiale ou décadence ? Bernhardi pose ainsi le problème. Et le problème est résolu : décadence.

France et Allemagne

Un petit volume de trois cents pages qui vous résume l’histoire de France, — au moins la querelle de la France et de l’Allemagne, mais cette querelle occupe tous nos siècles, — un tel petit volume nous aguiche et nous inquiète. La quantité vivante des faits ne saurait tenir en un si court espace ; et, réduite ainsi, la somme de la gloire et des douleurs, si ample dans la réalité, ne devient-elle pas une image grêle et toute décharnée ? Au surplus, voyons le squelette, sur lequel se posent les muscles et qu’ils meuvent. Le principal est que l’auteur ne nous montre point un squelette mort, pour ainsi dire, mais à travers les muscles et dans leur jeu le squelette en activité.

Nous avons des historiens qui disent tout et, si l’on veut, qui n’ont jamais tout dit. Sur la plus menue aventure passée, ils entassent une énorme érudition, quelquefois rebutante. Et, le danger, c’est le fatras. Au bout du compte, ici comme ailleurs, tout dépend de l’ouvrier. S’il a gâché sa besogne, tant pis ; sa maladresse ne dément pas cette vérité, qu’en histoire (à mon avis) rien n’a été complètement stérile et n’est donc insignifiant. D’autres historiens choisissent parmi les faits ceux qu’ils considèrent comme les causes les plus efficaces ; ils négligent le reste et composent l’histoire selon leur vue de la réalité. Ils se trompent peut-être ; ils ne se trompent pas nécessairement.

Je ne sais si M. Jacques Bainville se trompe, dans son Histoire de deux peuples, — France et Empire allemand ; — surtout, je ne sais pas où il se trompe, tant est rigoureuse et vive sa dialectique, tant il vous mène bon train par les chemins qu’il a tracés, tant il a soin de vous durant cette course, et vous répond vite quand vous montrez quelque incertitude, et devance le plus souvent vos questions, et vous amuse, et vous repose, et vous entraîne, et, bien avant que vous ne soyez las, vous a conduit où il s’était promis de vous conduire. Quel art charmant, d’une merveilleuse prestesse !

Or, il s’agit de la France. Et, lorsque ce volume s’écrivait, l’ennemi tenait nos départements du Nord, possédait Lille, Mézières, Saint-Quentin, Laon, vingt autres de nos villes et des vingtaines de villages. « Guillaume II célébrait son anniversaire dans une église de village français ; tous les jours, Reims ou Soissons étaient bombardées ; tous les jours, un frère, un ami tombait… » dit l’auteur dans son avant-propos. Donc il a fortement éprouvé l’angoisse de l’époque. Et je n’avais pas tort de signaler la jolie élégance de son art, cette gaieté même de l’intelligence heureuse de voir clair, le plaisir de persuader ; mais que de gravité aussi,  dans le ton ! et, avec la simplicité de la franchise, une éloquence qui vous presse, vous secoue et vous somme. La rapidité, c’est l’urgence qui l’a voulue. Ce petit volume aurait été, avant la guerre, un pamphlet ; il est aujourd’hui un avertissement. Tardif ? — Dans un précédent ouvrage de M. Jacques Bainville, Le Coup d’Agadir et la guerre d’Orient, l’on trouverait, parmi les polémiques de ces dernières années, toute la substance dont il a fait son Histoire de deux peuples. Et puis les événements ont illuminé ce qu’il croyait apercevoir, ce qu’il voyait sans doute, ce qu’il voit mieux, ce qu’il nous invite à examiner maintenant sous un jour cru.

Sa thèse, la voici. La querelle de la France et de l’Allemagne n’est pas un accident ou une série d’accidents fortuits : elle est une nécessité historique. Il y a, dans cette querelle, une terrible tâche, pour la France : une tâche, et une façon d’agir, qui résulte, non des préférences de chacun, mais de la force des choses. Cette façon d’agir a fait ses preuves au cours des âges ; l’expérience l’a consacrée. Cette façon d’agir, la monarchie française l’a trouvée de bonne heure et l’a perpétuellement suivie, pour le salut de la France. Enfin, cette façon d’agir, on l’a méconnue, pour le malheur de la France ; et, chaque fois qu’on l’a méconnue, ce fut à l’instigation de l’opinion publique et de ses vains conseillers ou philosophes. Concluez ; et méfiez-vous, notamment, de la philosophie.

La France a d’autres voisins : l’Anglais, l’Espagnol. Entre eux et elle, des conflits ont éclaté, autant d’épisodes qui ont eu leur solution. Mais, l’Allemand, « la France a toujours dû s’en occuper » ; elle a toujours dû « le tenir sous sa surveillance ». Pour sa sécurité, la France a besoin de garder ses frontières naturelles ; or, « prolifique et migrateur », l’Allemand les lui conteste. Il entend conserver ses facilités d’invasion. C’est un peuple qui ne se résout pas à demeurer chez lui ; c’est un peuple de proie. Repousser l’Allemagne, la resserrer dans ses limites, l’empocher de nuire : voilà l’œuvre, difficile et à jamais inachevée, que la France accomplit depuis le commencement de son histoire. À de certains moments, elle paraît avoir de bons ou d’assez bons rapports avec sa détestable rivale : c’est qu’elle l’a récemment vaincue. Encore ne peut-elle se fier à ce répit que les armes heureuses lui ont procuré ; elle craint le retour des crises et tâche d’en conjurer la menace. Dur travail et, proprement, le travail français.

Sans la précaution française, la guerre eût été continuelle. Pour prévenir la guerre, nos rois, « économes du sang français », ont pratiqué résolument cette politique : affaiblir l’Allemagne et, à cette fin, la diviser. Sous les Capétiens déjà, toute notre politique, à l’extérieur, tend à ne pas laisser se faire l’unité allemande. Le roi de France eut pour amis ces barons, ces prélats, ces républiques bourgeoises dont les ambitions diverses avaient pour effet d’entretenir l’anarchie d’outre-Rhin. La meilleure diplomatie, jusqu’au dix-septième siècle, nous épargna maintes guerres ; entre la France et l’Allemagne, avant l’avènement de Charles-Quint, il n’y eut, pour ainsi parler, que des escarmouches. On a défini le Saint-Empire « une république fédérative sous la présidence impériale ». L’Empereur ne réussissait pas à être élu sans consentir les sacrifices que ses électeurs réclamaient de sa gratitude : avant de le couronner, on le plumait. Et le principe de la cour de France, Marillac l’a formulé sous le règne de Henri II : « Tenir sous main les affaires d’Allemagne en la plus grande difficulté qu’on pourra. » Dissoudre les Allemagnes, ce fut le chef-d’œuvre constant de notre politique ; et cette politique aboutit aux traités de Westphalie, que M. Jacques Bainville caractérise comme suit : « L’anarchie allemande organisée et la sécurité de la France garantie. » Après la guerre de Trente ans, il fallait mettre les Habsbourg dans l’impossibilité d’obtenir ce que les Hohenzollern ont obtenu il y a un demi-siècle, une domination qui leur permît de constituer une Allemagne. Cela fut fait ; et l’Europe eut de longues années tranquilles. L’Europe ne se repose que si la bête germanique est matée. En se sauvant des griffes de la bête, la France en préservait l’Europe, et de tout temps comme aujourd’hui.

Comme aujourd’hui : et, en dépit des différences, que d’analogies entre les époques ! En 1620, la France était fort agitée, de même qu’à la veille de la présente guerre : une fois comme l’autre, l’Allemagne espère profiter de notre inattention. M. Jacques Bainville note que la défénestration de Prague, début de la guerre de Trente ans, ressemble à cet assassinat de Serajevo, début de la présente guerre. À deux reprises, nous sommes tirés de nos chamailleries et les affaires du dehors s’imposent à nous. Quand la révolte de Bohême eut éclaté, les princes protestants d’Allemagne qui, contre l’Empereur, se réunissaient aux Bohémiens, firent appel au roi de France, leur allié. L’empereur Ferdinand dépêcha, lui, à la cour de France son Friedenbourg, lequel eut mission de représenter à Louis XIII et à Luynes : « qu’avec la révolte de l’électeur palatin, il s’agissait d’une conspiration républicaine ; que, de toutes les républiques, villes libres, aristocraties et démocraties protestantes, naissait un mouvement qui menaçait au même titre toutes les monarchies », etc. Bref, le roi de France était prié de songer à la « solidarité des trônes » : est-ce que Guillaume II ne s’est pas adressé, hypocritement d’ailleurs, à Nicolas II en termes pareils ? Seconder les princes allemands contre l’Empereur, telle était la tradition de la politique française. Mais Louis XIII, ou Luynes plutôt, hésitait : la France ne seconda ni l’Empereur, ni les princes. Les ambassadeurs et ministres du Roi en Allemagne, mieux informés, plus avisés, ne manquèrent pas de signaler l’erreur : sous prétexte de restaurer l’unité religieuse dans l’Empire, l’Empereur ne visait qu’à y établir l’unité politique, si périlleuse pour la France ; il fallait contrecarrer ses projets, par une aide fournie aux princes protestants, si protestants qu’ils fussent. Le manifeste des ambassadeurs est, dit M. Jacques Bainville, « un cours complet de haute diplomatie ». Et, la neutralité de Louis XIII en 1620, M. Jacques Bainville la compare à la neutralité de Napoléon III en 1866 : l’une a eu pour conséquence la guerre de Trente ans et l’autre la guerre de 1870 ; le coup de tonnerre de Sadowa, comme on dit, ne rappelle-t-il pas le coup de tonnerre de la Montagne-Blanche ?… Si l’on est tenté de trouver ces rapprochements trop ingénieux, M. Jacques Bainville répond qu’en définitive la France n’a pas cessé d’avoir la même situation géographique, les mêmes voisinages et de faire face au même problème européen : « Dans les mêmes cas, les mêmes manœuvres déterminent les mêmes conséquences. »

La faute que Louis XIII, avec Luynes, avait commise, Richelieu sut la réparer. Comment ? En retournant à la politique des Capétiens. Ses agents, à la Diète de Ratisbonne, ont reçu l’ordre de tenir sous main les affaires d’Allemagne en aussi grande difficulté qu’il se pourra. Ils font échec à l’Empereur. Richelieu, prince de l’Église, eut à secourir la ligue protestante en Allemagne ; en outre, il associa aux princes protestants de l’Empire les princes catholiques et, avec son P. Joseph, manœuvra si bien que le roi de France apparut comme le protecteur des « libertés germaniques ». Or, les libertés germaniques maintenues, c’est l’unité allemande  impossible ; et c’est la liberté de l’Europe assurée.

Signés six ans après la mort de Richelieu, les traités de Westphalie consacrent la pensée de ce grand homme. L’Allemagne s’en montra fort satisfaite. La France leur dut de n’avoir à souffrir aucune invasion jusqu’en 1792 ; l’Europe leur dut une nouvelle « paix romaine », la seule paix possible en Europe, celle qui a pour condition l’éparpillement de la Germanie, celle qu’on attend désormais. Proudhon, dans sa brochure Si les traités de 1815 ont cessé d’exister, dit : « Tant qu’il y aura pluralité de puissances plus ou moins équilibrées, le traité de Westphalie existera. Il n’y aurait qu’un moyen de l’effacer du droit public de l’Europe, ce serait de faire que l’Europe redevînt un empire unique. Charles-Quint et Napoléon y ont échoué : il est permis de dire, d’après ce double insuccès, que l’unité et la concentration politique, élevées à ce degré, sont contraires à la destinée des nations. Le traité de Westphalie, expression supérieure de la justice identifiée avec la force des choses, existe à jamais. »

Et M. Jacques Bainville : « Nous allons voir comment le peuple français, après avoir réussi, avec ses guides héréditaires et ses grands politiques, à assurer son repos et sa grandeur, a travaillé de ses propres mains à détruire ce qu’il avait fait et comment il a ramené dans le monde l’âge de fer et la barbarie en croyant régénérer le genre humain. » Quelle aventure de tragique absurdité !

Le 18 janvier 1701, Frédéric, électeur de Brandebourg, à Kœnigsberg se couronne roi. L’on put n’attacher guère d’importance alors à cet événement : ces marquis de Brandebourg étaient de médiocres seigneurs, très gueux, habitant loin. Cependant, le Prussien préludait à ses amples destinées. C’est une chose remarquable que Louis XIV en ait eu comme le pressentiment. Jusqu’à la paix d’Utrecht, durant douze années, il refusa de reconnaître la royauté que l’électeur de Brandebourg improvisait. Clément XI pareillement. « S’il n’avait tenu qu’à Rome et à la France, aux deux plus hautes autorités de la civilisation européenne, la puissance prussienne eût été étouffée au berceau, le monde n’eût pas connu le fléau prussien. » Et : « C’est un fait que le sombre avenir réservé par la Prusse au monde européen aura été entrevu par la monarchie française et par la papauté. » Restons en France : Louis XIV avait vu juste. L’évidence éclatait quarante ans plus tard, quand Frédéric II mit la main sur la Silésie. Marie-Thérèse protesta contre une première audace du brigandage prussien : « Il ne s’agit pas de l’Autriche seule ; il s’agit de tout l’Empire et de toute l’Europe. C’est l’affaire de tous les princes chrétiens de ne laisser briser impunément les liens les plus sacrés de la société humaine… » Et ainsi protesta le roi des Belges au mois d’août 1914.

Désormais, qui faut-il redouter, dans les Allemagnes ? L’Autriche ? Non : la Prusse. Et il est incontestable que la monarchie française l’a très bien compris, lorsqu’en 1756 elle opéra ce fameux « renversement des alliances », qu’on lui a tant reproché, que M. Jacques Bainville interprète comme un acte de très judicieuse politique. Louis XV, a-t-on dit, faussait la politique traditionnelle de la France. Pas du tout ! La politique de la France ne consistait pas à combattre, quoi qu’il advînt, la maison d’Autriche, mais à empêcher l’unité allemande. Elle avait donc pour ennemi tout faiseur d’unité allemande, que ce fût la maison d’Autriche naguère ou ensuite la Prusse. La maison d’Autriche écartée, c’est à la Prusse qu’il fallait s’attaquer, et avec l’aide de l’Autriche opportunément. Qu’arriva-t-il ? L’opinion publique manqua de finesse et de souplesse. Elle ne comprit pas que le renversement des alliances était, en bonne logique, la conséquence du principe même sur lequel reposait notre constante politique. Au lieu de regarder au principe, elle ne vit que les apparences. Elle fut déconcertée ; elle était méfiante et crut qu’on l’avait trahie. Avec un prodigieux entêtement, elle continua de haïr l’Autriche et d’aimer la Prusse, après Rosbach. C’est du renversement des alliances que date l’hostilité de la nation française à l’égard de la monarchie : or, la monarchie avait eu raison de renverser les alliances.

Notre ambassadeur à Vienne reçut de Bernis d’excellentes « instructions » où il était dit : « En s’unissant étroitement à la cour de Vienne, on peut dire que le roi a changé le système politique de l’Europe, mais on aurait tort de penser qu’il eût altéré le système politique de la France. » Le système politique de la France consistait à jouer en Europe le rôle supérieur qu’elle méritait et à diminuer « toute puissance qui tenterait de s’élever au-dessus de la sienne ». Pour « opérer de grandes choses », le Roi s’est servi en 1733 du roi de Sardaigne et en 1741 du roi de Prusse, comme jadis le cardinal de Richelieu s’était servi de la couronne de Suède et de plusieurs princes de l’Empire. Seulement, ceux-ci, Richelieu avait pu les traiter en alliés fidèles, tandis qu’« en rendant trop puissants les rois de Sardaigne et de Prusse, nous n’avons fait de ces deux princes que des ingrats et des rivaux ». Grande leçon : ces deux princes, on les gouvernerait dorénavant par l’espérance et la crainte. Eh ! bien, n’était-ce pas la sagesse ? « En adaptant son système de politique extérieure à des conditions nouvelles, remarque M. Jacques Bainville, la monarchie française se montrait manœuvrière et novatrice. » Et l’opinion publique ? Entêtée, aveuglément conservatrice.

Pour éclairer l’opinion publique, il y aurait ses penseurs, les philosophes en qui elle avait mis sa confiance. Les rois de Prusse, alors déjà, furent des malins, qui surent mettre dans leur jeu nos philosophes. Frédéric II a enchanté Voltaire. Il suffit de lire les Mémoires de Voltaire pour voir comment le péril prussien, que Louis XIV pressentait en 1701, Voltaire ne le soupçonnait pas après Rosbach. Il était admis, une fois pour toutes, que l’Autriche était l’ennemie, et la Prusse l’amie attendrissante. Cette conviction se manifeste avec ardeur pendant les années révolutionnaires. Le Comité de Salut public déclare : « Depuis Henri IV jusqu’à 1756, les Bourbons n’ont pas commis une seule faute majeure. » Et la faute majeure, c’est le renversement des alliances, un mauvais procédé à l’égard de la Prusse ! Favier, qui n’hésite pas, dénonce « l’aberration de notre système politique de 1756 » et professe que, malgré les déloyautés de Frédéric, un « intérêt commun » liait la France et la Prusse contre les Habsbourg. Danton appelle la Prusse « notre alliée naturelle ». Barthélemy, sur le point de négocier la paix de Bâle, recevra ces instructions : « En méditant bien l’état de l’Europe, tu auras sûrement reconnu que la Prusse et la France doivent se réunir contre l’ennemi commun ». Les soldats prussiens étaient sur notre sol, quand Dumouriez proclamait à l’Assemblée : « C’est Léopold qui a animé contre la France le successeur de l’immortel Frédéric ! » L’immortel Frédéric : ces deux mots indiquent la responsabilité de Voltaire et des philosophes dans la folie générale. C’est en souvenir du roi-philosophe, ami des lumières et protecteur de l’athéisme — à l’étranger, — qu’on aime tant la Prusse et qu’on la favorise de grand cœur niais.

Jean Jaurès, dans son Histoire socialiste, blâme assez rudement les Girondins d’avoir déclaré la guerre à l’Autriche. La monarchie agonisante fit, pendant les premiers mois de 1792, les plus grands efforts pour empêcher que cette faute fût commise. Et plus tard le Comité de Salut public met tout son orgueil à vouloir que « le premier allié de la plus puissante république du monde » — cet allié, c’est le successeur de l’immortel Frédéric — « soit le plus puissant monarque de l’Europe ». Barthélemy protestera de son mieux : « Alors, annonce-t-il, le système qui menace l’Europe des plus grands dangers se réalisera promptement, par la destruction et l’envahissement de tous les petits États. L’Europe sera plus asservie que jamais, les guerres plus terribles, tout sentiment de liberté plus comprimé. » C’était, ce Barthélemy, un diplomate véritable, formé à l’école de Vergennes : il fut déporté à la Guyane.

En somme, voici deux doctrines. L’une (et c’est la doctrine de la monarchie) considère les Allemagnes comme le réservoir de tous les malheurs, pour la France et pour l’Europe ; et le corollaire : il faut, par tous les moyens dont dispose une prudente politique, tenir les Allemagnes dans l’impossibilité de lâcher sur la France et l’Europe sa provision de malheurs. L’autre doctrine (celle des philosophes et de leurs disciples révolutionnaires) : aimer la Prusse et l’aider, afin de taquiner la maison d’Autriche et de récompenser l’immortel Frédéric en la personne de ses immortels descendants. Le succès paradoxal qu’a obtenu, dans notre malheureux pays, la seconde doctrine, on le constate en lisant Michelet. Jamais les ancêtres de Guillaume II n’ont été plus magnifiquement célébrés. C’est avec une sorte de délire affectueux que Michelet vante « le grand roi de Prusse, véritablement grand », les « résultats moraux, immenses » de son règne ; et Michelet raffole de voir en Frédéric II l’incarnation du génie germanique. « Les Autrichiens eux-mêmes, regrettant de lui faire la guerre, dans le Prussien ressentirent l’Allemand… » Ces mots nous dégoûtent : ils ravissent Michelet… « L’admiration d’un homme rouvrit la source vive de la fraternité. Le culte du héros leur refit la Germanie. » Le bon Michelet n’est-il pas au moins choqué de ce qu’un si touchant héros se soit établi conquérant ? Non : « on sent en lui une chose très belle, c’est que, ses faits de guerre, il les a vus d’en haut ! » Et la Pologne ? Michelet concède que le partage de la Pologne est une tache, la seule, dans le règne de son héros : encore, dit M. Jacques Bainville, en rejette-t-il la faute principale sur les jésuites ; et ainsi tout s’arrange.

À mesure que la Prusse devint de plus en plus puissante et eut, en Allemagne, une suprématie plus marquée, on étendit à l’Allemagne la tendresse qu’on avait pour la Prusse. Michelet ne sait pas réprimer ses larmes d’enthousiasme, le 4 mars 1848, lorsque, devant la Madeleine, il découvre parmi les drapeaux qu’apportent les exilés de tous pays « le grand drapeau de l’Allemagne, si noble, noir, rouge et or, le saint drapeau de Luther, Kant et Fichte, Schiller, Beethoven, et à côté le charmant tricolore vert de l’Italie… » Vingt-deux ans plus tard, il s’écrie : « Quelle émotion, que de vœux pour l’unité de ces peuples ! Dieu nous donne, disions-nous, de voir une grande et puissante Allemagne, une grande et puissante Italie ! Le concile européen reste incomplet, inharmonique, sujet aux fantaisies cruelles, aux guerres impies des rois, tant que ces hauts génies de peuples n’y siègent pas dans leur majesté, n’ajoutent pas un nouvel élément de sagesse et de paix au fraternel équilibre du monde. » Et voilà Michelet, le même historien qui a flétri le renversement des alliances et qui, sur le système politique de 1756, concluait : « Dès lors, l’Autriche aura l’Allemagne » : ce même historien Michelet a souhaité de voir une « grande et puissante Allemagne » ; il l’a vue ! Mais il comptait sur la grande et puissante Allemagne pour assurer la paix et la sagesse du monde : c’est ce qu’il n’a pas vu.

L’immense erreur, d’année en année, se développe et devient, à la veille de Sadowa, triomphale. « La France est logiquement avec la Prusse », écrit Émile de Girardin dans La Presse. Peyrat, dans L’Avenir national, devine que la Prusse veut se donner « plus d’homogénéité », la confédération germanique plus de force. Il ajoute : « C’est la politique de M. de Bismarck » ; et, l’opinion de M. de Bismarck, il l’approuve. Guéroult, dans L’Opinion nationale, est enchanté. La Liberté célèbre « la prédominance d’une Prusse protestante en Europe ». Le Siècle déclare : « L’unité de l’Allemagne, comme l’unité de l’Italie, c’est le triomphe de la Révolution… » (de la Révolution chérie…) Et : « Qu’on le sache bien, être pour la Prusse, c’est vouloir le triomphe de la plus juste des causes ; c’est rester fidèle au drapeau de la démocratie ! »

On le voit, la politique se mêle de la diplomatie et de la guerre. Elle est dedans ; elle y est en plein. Richelieu, lui, ne barguignait point à faire cause commune avec les princes protestants d’Allemagne pour empêcher l’unité allemande ; les démocrates et penseurs de 1866 voient d’un bon œil l’unité allemande, qui est un succès pour leurs opinions et qui sera, pour la France, un désastre. Puis un élément nouveau s’introduit dans l’arrangement des affaires européennes, un élément de générosité. « Honte, mille fois honte à l’impertinent et lâche système qui veut proclamer l’égoïsme politique de la France ! » s’est écrié Armand Carrel. On se passionne pour « la cause des peuples ». On flétrit un système qui entravait la gentille Allemagne, le prudent système de l’ancien régime. Telle fut l’étonnante folie ; nous en subissons les conséquences, l’Europe entière avec nous.

Très concis, net, muni de toutes ses preuves, dégagé de toute inutilité, le petit volume de M. Jacques Bainville, chef-d’œuvre persuasif, nous mène (disais-je) à ses conclusions. Je crois qu’il y a, dans ses conclusions, beaucoup de vérité. Si je n’en dis pas davantage et ne le loue pas de formuler l’incontestable vérité, la stricte vérité hors de laquelle rien ne vaut, c’est qu’on éprouve, après l’avoir lu, je ne sais quel embarras émerveillé à songer que voilà, de par lui, extrêmement simples, voire simples à l’excès, les choses les plus compliquées et difficiles. Tant d’habileté vous enchante, et bientôt vous effraye. A-t-il tenu compte de tout ? S’il avait tenu compte de tout, l’un des plus formidables et angoissants problèmes de l’histoire nous apparaîtrait-il ainsi, parfaitement clair et tel que la solution se fait, en quelque sorte, d’elle-même ? Or, ce problème, on ne peut pas dire qu’avec son excellente politique la monarchie soit parvenue à le résoudre. Oui, les Capétiens ont réussi à retarder jusqu’au seizième et jusqu’au dix-septième siècles, un grand conflit de la France et des Allemagnes. Mais ni la guerre de Trente ans n’a été évitée, ni la guerre de Sept ans ; ni la constitution d’une Allemagne, moins néfaste que la nouvelle Germanie, néfaste pourtant, n’a été supprimée. Pourquoi ? Eh ! bien, le problème était plus compliqué, dans l’histoire, plus enchevêtré à d’autres qu’il ne l’est dans le petit volume de M. Jacques Bainville. Et M. Jacques Bainville n’est-il pas sur le point de le reconnaître, quand il écrit à propos d’un hasard récent : « C’est un exemple qui prouve combien la politique est mouvante et qui montre l’imprudence qu’il y a à s’y croire jamais assuré de l’avenir » ?

J’entrevois d’autres objections auxquelles il me semble que l’Histoire de deux peuples n’a pas répondu par avance. Mais je ne puis donner à ces objections la rigueur saisissante qu’a, dans l’Histoire de deux peuples, la série des arguments, si précisément je lui reproche un peu cette rigueur.

La monarchie française avait raison, l’opinion publique avait tort : cela, M. Jacques Bainville l’a démontré. Concluons : il fallait réduire à néant l’opinion publique. La monarchie française n’a pas réduit à néant l’opinion publique. Elle est entrée en lutte avec l’opinion publique ; et elle a succombé. M. Jacques Bainville date de 1756 et du renversement des alliances la brouille du peuple et de la royauté. Or, plus tard, — et, par exemple, en 1866, — l’opinion publique était plus puissante encore : qui ne l’eût alors comptée pour rien ?… Du moins fallait-il la contenir, au lieu de l’exciter dans sa folie ? Peut-être. En tout cas, l’opinion publique, nulle au temps des premiers Capétiens, je l’accorde, était au dix-huitième siècle et est surtout à notre époque l’un des éléments du problème. Bref, il ne suffit pas d’opposer aux toquades de l’opinion publique la compétence des diplomates et de leurs maîtres : il convient d’accorder l’opinion publique et la diplomatie la meilleure.

Le principe des nationalités est mauvais, s’il aboutit à favoriser le développement de la puissance germanique et sa monstrueuse tyrannie. Je veux bien qu’un Armand Carrel soit insupportable, quand il jette le discrédit sur l’« égoïsme » auquel la France a dû sa grandeur et l’Europe sa tranquillité. L’aberration d’Armand Carrel et de ses amis, et de Michelet qui accuse d’aberration la plus sage des politiques n’est pas douteuse. Il est impossible qu’on lise sans impatience le quinzième volume de l’Histoire de France où les idées les plus fausses sont éloquemment promulguées afin de taquiner la Pompadour, et qu’on lise sans impatience ces journaux de 1866, où traîne la vieille amitié prussienne de Voltaire et des philosophes. Mais enfin, — demeurons dans la réalité authentique des faits, comme nous y invite M. Jacques Bainville, — que faire aujourd’hui sans le principe des nationalités et à l’encontre ou au mépris de ce principe ? Il faut l’interpréter, ce principe ; du moins est-il l’un des éléments du problème. Et le problème se complique ainsi, de manière à ne plus être exactement celui que M. Jacques Bainville nous a présenté, si simple, si net.

Et l’on n’en finirait pas d’embrouiller de cette façon, j’en ai peur, ce que débrouille si bien l’Histoire de deux peuples.

Cependant, M. Jacques Bainville remarque, — non sans ironie, mais avec beaucoup de justesse, — le vif retournement de l’opinion publique. Les mêmes doctrinaires, qui s’attendrissaient sur le sort d’une Allemagne éternellement contrariée, sont acharnés maintenant contre le militarisme éhonté de cette Allemagne. Ils l’expulsent hors des bénéfices qu’un peuple tire du fameux principe des nationalités.

Les blâmez-vous ? Que non pas ! Il importe que la nation qui s’est juré de violer toutes nationalités n’ait rien à revendiquer de ce qu’elle s’acharne à méconnaître : au nom même des nationalités diverses, la nation allemande sera condamnée. Il valait mieux, reprend M. Jacques Bainville, prévenir les malheurs plutôt que d’y remédier si tard. — Nous ne savions pas… — On vous le disait ! réplique M. Jacques Bainville ; Marillac vous l’avait dit, et Richelieu, et Louis XIV, et Vergennes, et Louis XVI lui-même peu de mois avant d’aller à l’échafaud, et les rois de la Restauration, Louis-Philippe enfin ! Toute l’histoire vous l’avait dit, que la Germanie n’est pas un peuple comme un autre, avec lequel on peut s’entendre et auprès duquel on vit, l’entente faite. Qu’est-elle donc, la Germanie ? La maladie de l’Europe : une maladie à soigner sans cesse, ou à traiter par la chirurgie.

L’histoire l’avait dit ; et M. Jacques Bainville a résumé avec une admirable dextérité les leçons de l’histoire.

Seulement, — et je continue d’embrouiller ce qu’il débrouillait, — l’erreur elle-même est encore un des éléments du problème historique, l’erreur inévitable et, j’allais dire, indispensable, l’erreur perpétuelle, l’erreur de tout le monde, l’erreur de l’opinion publique et l’erreur de ceux-là mêmes qui ont raison, l’erreur humaine qui est dans l’étoffe et dans la trame de l’histoire. Par moments, la somme des fautes accumulées se liquide par une guerre. La vie des hommes et des nations est soumise à un rythme de ce genre, — la dure, la terrible vie des hommes et des nations, trempée de larmes, tachée de sang, — farouche aventure, et que seul l’héroïsme, aux plus mauvais jours, dispense d’être scandaleuse.

Un romancier belge

Dans une étude précédente1, j’ai noté les caractères de la récente littérature belge et, principalement, ce vif amour du sol natal, des paysages familiers, des coutumes, qui anime les récits des conteurs et leur donne la signification la plus émouvante. M. Edmond Glesener est l’un des écrivains qui témoignent le mieux de la volonté commune et qui aussi montrent une originalité attrayante. Non que je veuille le présenter comme un grand écrivain déjà. Son œuvre a l’inconvénient d’un style imparfait, souvent joli, plus souvent négligé, encombré de néologismes, de mots hasardeux : puis les phrases sont quelquefois molles et bavardes. Presque toute la jeune littérature belge, à mon avis, mérite ce reproche ; et c’est dommage. Il y a, je le sais, dans le vocabulaire et dans les tours de syntaxe qui étonnent le lecteur français, beaucoup de particularités belges. Eh ! bien, je ne les réprouve pas toutes également : les unes sont amusantes, savoureuses ; les autres, non. Il faut choisir et, en choisissant, ne pas oublier qu’une littérature de langue française, florît-elle hors de chez nous, a le devoir de ne se point émanciper outre mesure, de suivre l’usage ancien de la langue et de trouver sa liberté dans la juste connaissance de cet usage. Consacré par des siècles, sans cesse enrichi, trop riche même, et souple infiniment, le français, tel que nos meilleurs écrivains l’ont peu à peu constitué, suffit à l’expression de tous les sentiments et de toutes les idées, voire étrangères, je l’affirme. Les Belges de langue française auraient tort d’écrire, comme on dit, en belge. Leur incontestable indépendance n’a pas besoin de ce vain artifice : l’indépendance de leur pensée, que marquent si bien leurs livres. M. Glesener le prouve. Ses pages les plus parfumées de vérité belge sont fort bien écrites ; et, s’il se relâche, il abandonne tout ensemble sa vérité belge et son style français. Je lui reproche encore une lenteur de la composition qui n’épargne point au lecteur toute espèce d’ennui ; et je sais bien qu’en n’allant pas plus vite à dérouler les existences de ses héros, il comptait peindre la vie morne, la vie sans joie et dépourvue d’aubaine : oui ! mais, le danger, c’est notre fatigue, par endroits. M. Glesener devait ennuyer ses héros et, son lecteur, le ménager. Enfin, M. Glesener, de temps en temps, mène un peu loin l’audace, et il n’a pas toujours une exquise sûreté de goût. C’est qu’il préfère à des arrangements de fade poésie une authentique réalité ? Sans doute ! Et la réalité, toute nue, révèle ce qu’elle a de beau, ce qu’elle a de honteux ? Sans aucun doute ! Seulement, les romanciers réalistes se moquent de nous, quand ils prétendent nous offrir la réalité toute nue. D’abord, nous ne leur en demandons pas tant ; et ils nous refuseraient un pareil cadeau, peu honorable à faire comme à recevoir. Tous, et les moins pudiques, habillent un peu la réalité. Ils l’habillent légèrement, ou plus chaudement. L’habiller, et d’une robe (selon Gautier) qui la déshabille si bien ; l’habiller et ne pas la déguiser : voilà le goût, si je ne me trompe. Et M. Glesener s’y trompe, volontiers.

Mes chicanes ainsi éludées, je ne fais plus qu’aimer l’œuvre de M. Glesener. Elle n’est pas très étendue, quant à présent : trois volumes la composent, dont le premier date de dix-huit ans et, le deuxième, de neuf ans ; le dernier parut quelques mois avant la guerre. Cet écrivain ne se dépêche pas. Il cherche, avec une patience heureuse, la formule d’un art qu’il pressent, qu’il ne tient peut-être pas tout à fait, dont il sera de plus en plus maître et qui dès maintenant se devine, dans ses romans, à merveille. Un des personnages qu’il a inventés est un vannier qui met sa coquetterie à écrire des chansons, les paroles et la musique. Un jour, le gaillard ne craint personne : il a confiance d’avoir accompli son chef-d’œuvre. Il s’écrie : « Est-ce bête ! On se creuse la tête pour trouver des sujets ; et, depuis des années, le plus beau de tous était là, sous mes yeux : mon métier. Je n’y avais jamais songé… » Bon enseignement : la matière de l’art est partout, et non seulement très loin dans l’univers et dans l’idéologie, mais encore tout près de vous. Et, comme ce vannier, vous n’y songez pas. C’est que, par un effet de l’habitude, les objets tout proches, vous ne les voyez plus. Qu’un hasard éveille votre attention, vous remarquez, avec beaucoup de surprise, vos entours et l’amitié que vous avez pour eux. Chantez-les donc ; le vannier, « comme il chantait selon son cœur, chacun le comprenait et l’aimait ». M. Glesener, sans plus quêter ailleurs une inspiration moins sage, écrit doucement la « chronique d’un petit pays », le sien, le pays de Liège.

Nous possédons trois épisodes de cette chronique ; et, d’abord, l’Histoire de M. Aristide Truffaut, artiste découpeur. Une histoire extrêmement simple et toute dépourvue d’incidents. M. Truffaut : un bonhomme pareil à d’autres, un modeste gratte-papier, sous-chef au bureau de bienfaisance. L’on est sous-chef au bureau de bienfaisance et l’on ne mérite que l’estime de ses collègues, la confiance de ses chefs : cela pourtant vous laisse du loisir. L’on va au café : l’on n’y demeure pas. Afin d’occuper les heures vides et afin d’occuper aussi les portions les plus chimériques d’une âme, fût-elle ordinaire entre toutes les âmes, il faut un rêve, honnête ou non. Truffaut, longtemps, collectionna les pipes et, en les fumant, sut leur donner les colorations les plus belles : une tête de zouave en écume de mer, il l’a culottée de manière qu’on la dirait hâlée par le soleil d’Afrique. Un jour, il rencontre son ami Tranquilin Mazurel, comptable dans une messagerie. Certes, il l’invite à prendre un petit verre. Tranquilin n’ose pas refuser : tout de même, on sent qu’il rentrerait chez lui plus volontiers. Son petit verre, il l’avale trop vite ; il regarde l’heure et ne dissimule pas toute son impatience ; il annonce bientôt le projet de s’en aller… Déjà ? Est-il donc si pressé ? Oui. Quelque besogne ? Un passe-temps, une manie, un vice ; une sorte de vice anodin : Tranquilin Mazurel découpe, avec une petite scie, des planchettes de bois et il en fait des objets d’art, un porte-montre pour le moment. « Et ça t’amuse ? — Pour cela, oui ! Tu n’imagines pas !… On est chez soi, bien tranquille, au coin du feu. Ma femme tricote ; moi, je fume ma pipe en travaillant ; et puis, ça ne coûte pas cher… » Voilà un homme heureux. Aristide Truffaut lui envie son bonheur. Mais Tranquilin ne demande pas mieux que d’enseigner à son ami son plaisir. Désormais, toute la pensée, toute la ferveur et tout l’entrain d’Aristide Truffaut seront dévoués au fin découpage du bois. Il ajoutera le découpage des métaux, et nommément du cuivre. Il en perdra le boire et le dormir. Il multipliera les exploits, achèvera l’on ne sait combien d’étagères, de vide-poches, de cadres. Il emplira d’inutilités fragiles les chambres, la salle à manger, le salon, de sorte qu’on n’osera plus, chez lui, bouger ni épousseter. Il aura des déboires, quand sa femme et ses enfants n’admireront guère ses bibelots et, à table, se révolteront si, renonçant au dessert, il se met à manœuvrer la scie et souffle sur les tartines la poussière du bois. Mme Truffaut le réprimandera, pour les dépenses que le matériel de son art exige. Elle se révoltera, un jour qu’elle l’aura surpris à décrocher les portraits de famille, en vue de remplacer par des cadres découpés les cadres anciens. Il aura des angoisses, les jours qu’il aura soumis au jugement d’un public dédaigneux ses meilleures pièces ; et il aura de grandes joies d’orgueil, lorsqu’un de ses camarades lui commandera, pour servir de récompense au concours de l’arc, un régulateur en cuivre de septante-cinq francs. Déceptions et aubaines occuperont sa vie ; la bonne et la mauvaise fortune, péripéties quotidiennes, il les supportera de son mieux, et assez mal généralement, avec trop de chagrin, trop d’allégresse. Mais enfin, pâtir et jouir, c’est le lot d’une âme sensible, d’une âme qui évite la plus morne langueur. Ne plaignons pas Truffaut. Tranquilin Mazurel a moins de flamme. Il découpe, mais obscurément, petitement ; et il use son existence plutôt qu’il ne la goûte. Tranquilin Mazurel, moins fou et, partant, moins raisonnable, — car il traite son absurdité sans nulle fantaisie, — nous le verrons s’acheminer tristement jusqu’à la mort ; nous le verrons tourner à l’hypocondrie, jaunir à cause d’une maladie de foie, devenir à peu près inerte dans son fauteuil, le menton sur la poitrine, les bras allongés aux genoux : « Quand l’heure sonnait à la petite pendule, sa femme déposait sur la cheminée l’ouvrage de couture où elle faisait des reprises et lentement, avec des gestes doux, lui offrait des potions. » Il trépasse et à peine s’en aperçoit-on ; ses amis se résignent à cet événement très facilement. Truffaut, lui, n’est pas de cette espèce calme. Nous ne le verrons pas mourir : l’auteur nous laisse avant cet épisode funeste et ne veut pas que nous gardions de son héros un autre souvenir que sympathique. Truffaut, vers le soir de son âge, quitte le bureau de bienfaisance. Il a pris sa retraite ; il achète, à deux kilomètres de la ville, une petite maison, munie d’un jardin, tapissée de lierre et de glycines. Dans les allées semées de cailloux fins, il se promène. Armé d’un sécateur, il taille ses arbustes ; il ratisse et il bêche ; il peint ses tuteurs ; il étend le fumier sur la terre et songe à ses légumes. Il se porte bien ; ses travaux agrestes le fatiguent juste assez pour lui procurer le meilleur sommeil et, parfois, il s’endort avant la fin du dîner, les mains sur le ventre. Il est heureux. Il ne découpe plus le bois ni le métal : et toute la famille, autour de lui, se félicite de ce changement, de la quiétude que répand la tardive sérénité de Truffaut. Cependant, un matin, Mme Truffaut, son fils et sa fille déjeunaient : voici Truffaut, les bras chargés de l’attirail du découpage. On frémit : et est-ce qu’il va recommencer l’ancien manège ? Non. Il sourit avec bonhomie et rassure sa femme, ses enfants : il ne va découper que des étiquettes en métal pour les arbres du jardin ; puis, ce sera tout, car il le promet gentiment.

Toute l’histoire de M. Truffaut n’est que cela et, si l’on en tirait une philosophie, je crois qu’on dépasserait l’intention de l’auteur. M. Glesener nous a conté cette histoire sans nous inviter à nulle conclusion dogmatique. Un bonhomme a vécu ainsi. Fallait-il qu’on le sût ? Oui : nous ne sommes que trop portés à regarder seulement, dans la nature, les sites extraordinaires et, dans l’humanité, les destinées prodigieuses. C’est la raison pour laquelle, en général, nous n’avons pas une idée juste de la nature et de l’humanité. Un bonhomme a vécu ainsi : et c’est un fait ; évitons l’erreur de mépriser les plus simples faits. Et puis, le plus simple bonhomme qui arrive au terme de ses jours, et qui probablement n’a guère médité, a pourtant résolu maints problèmes, que posent les métaphysiciens et qu’ils ne résolvent pas. S’il aboutit à quelque bonheur, la solution que son exemple recommande n’est-elle pas digne d’estime ? et, s’il n’a nui, en outre, à personne, qui n’aimerait à l’imiter ? Truffaut, d’ailleurs, s’est tracassé longtemps. La niaiserie de son tracas ne doit pas faire illusion : et un tracas en vaut un autre, dans l’immense inutilité des aventures individuelles. Dus à l’éternel oubli, nous réussissons, en cultivant notre manie à l’âge de l’activité, un peu plus tard notre jardin, à oublier cette misère de notre condition mortelle, ici-bas.

Cette conclusion n’est pas gaie. D’ailleurs, cette conclusion, M. Glesener ne l’a point formulée. Elle se dégage du roman toute seule comme, de la réalité, naît une opinion d’allégresse ou de mélancolie. M. Glesener se contente de peindre ce qu’il a sous les yeux. Mais, dissimulé même, le sentiment du peintre, on l’aperçoit. Ceci le révèle : la manière du peintre change selon que, toujours attentif, il copie l’humanité ou la nature. L’humanité, il la peint de couleurs vives et crues, sans douceur ; ni les détails ne sont arrangés avec complaisance, ni les nuances ne sont ménagées avec gentillesse. La nature, il la peint de couleurs ravissantes, avec un souci de grâce et de poésie. Ce contraste, qui trahit sa pensée, il le marque très fortement. Par exemple, dans cette fête de village où le meilleur des archers a reçu, pour prix de sa victoire, le régulateur en cuivre découpé de Truffaut, les gens se démènent. Chez le bourgmestre, on boit et l’on danse. Les hommes, que le grand air a excités, que les libations fréquentes ont exaltés, se mettent en bras de chemise… « L’ébriété moussa dans les cerveaux. Des refrains polissons, entamés en sourdine, furent tout à coup vociférés. Une ronde s’organisa : les mains se joignirent et la sarabande déferla dans le corridor, — parmi les allées du jardin, sur la grande route baignée par la nuit close. La brise glissait sur les champs de ténèbres, tiède, subtile, amollissante. Une lueur douce tombait du ciel… » Au décès de Tranquilin Mazurel, ses camarades acceptent la corvée de veiller le corps, la première nuit. L’oisiveté leur pèse et la majesté de la mort ne leur impose pas. Ils échangent des propos malins et libertins. Ils font un piquet, sans scrupule, et lampent de petits verres de cognac. Ils ont la plus mauvaise tenue… « Ils trinquèrent, heureux, épanouis en une béatitude discrète. Minuit sonna aux clochers voisins. Du temps s’écoula. L’odeur des cires en feu affadissait l’atmosphère : on entrouvrit une croisée… » Et, la croisée ouverte, apparaît la nature, dans le silence et la paix de la nuit : « Le ciel était pur, la lune brillait au-dessus des toits… » L’humanité vulgaire et sotte, et qui fait scandale dans la beauté innocente de la nature, telle est la vision que M. Glesener nous propose avec une insistance persuasive ; telle est sa double vision de la réalité.

Il me semble que nous avons là les motifs pour lesquels il a combiné tout le thème de son deuxième roman, Le Cœur de François Rémy, son livre, je ne dis pas le meilleur, mais le plus attachant. Ce François Rémy, garçon bien élevé, le fils d’un menuisier très honnête et le pupille de ce bon vannier qui chante si bien la chanson de son métier, quitte un beau jour la vie régulière des artisans, la vie assurée, la tranquille maison, pour l’amour d’une fille. Et cette fille n’a pas d’autre domicile que la roulotte bohémienne où, avec son père et son frère, deux larrons et pendards, elle court les chemins, menacée des gendarmes et honnie des villageois. François Rémy devient un vagabond, sans feu ni lieu. Tout son passé, il le renonce ; et les enseignements de bourgeoisie qu’il a reçus, il les balance. Je ne sais si M. Glesener a suffisamment analysé la démoralisation de François Rémy. Le moment décisif de l’aventure, il l’a un peu esquivé : le moment où ce garçon, — très amoureux, oui, et faible de caractère, docile à son désir, — abandonne à tout jamais son habitude et ses parents et, adopté comme un gendre par le père de sa maîtresse, entre dans la roulotte, s’y installe et prend son parti de toute déchéance. Désormais il n’aura plus l’énergie de se dégager : bien. Mais, le jour qu’il entre en vagabondage, il pouvait organiser mieux, pour sa maîtresse et pour lui, leur ménage. Ne le pouvait-il pas ?… M. Glesener nous répondra : — Que voulez-vous ? Il ne l’a pas fait. — Pourquoi ? — Tel était ce garçon !…

Et c’est bien mon avis qu’on a tort d’infliger à l’auteur et à ses personnages une règle que l’auteur et ses personnages ne sont pas forcés de subir. Seulement, si le héros du roman nous déconcerte par quelque bizarrerie trop vive, — trop vive, à nos yeux, — nous nous désintéressons de lui, malgré nous. Or, sa résolution de vagabondage, François Rémy la prend un peu vite, dans l’intervalle d’un chapitre et d’un autre. Nous l’avons vu très amoureux de sa belle ; une page de blanc : nous le retrouvons dans la roulotte. L’auteur, en quelques lignes, nous résume les faits ; et, les faits, ce n’est rien. Le cœur de François Rémy nous échappe, et à la minute la plus importante. Plus tard, le cœur de François Rémy, que M. Glesener nous dévoile, ne nous sera plus inintelligible : nous saurons ce qu’il a de tendresse et de bonté molle. Nous l’aimerons, avec pitié. Pour empêcher que nous ne l’aimions d’une façon plus fraternelle encore et complice, il nous restera le souvenir du premier malentendu. Ce n’est pas rancune ou dépit, de notre part ; mais il y a du mystère, dans le cœur de François Rémy. M. Gilbert (j’ai signalé les intéressantes études qu’il a consacrées à la littérature belge) nous donne-t-il la clé de ce mystère ? Il nous invite à songer que François Rémy est un Wallon, le type même du Wallon. Peut-être ignorons-nous l’âme ardennaise ; et peut-être cette ignorance nous éloigne-t-elle de François Rémy. M. Gilbert cite M. Mockel, et M. Mockel, analysant l’âme ardennaise, y montre « une sensibilité nerveuse, délicate à l’extrême chez les hommes cultivés et dont on retrouve les traces jusque dans le peuple des campagnes », un penchant vers la rêverie, une exquise amitié pour toutes choses et le goût de communier avec la nature. François Rémy n’est-il pas le symbole d’une telle sensibilité ? Il a tous les inconvénients d’un symbole, quand nous échappe sa vérité individuelle. Et, s’il est un symbole, M. Glesener, lui, est un réaliste. Entre le héros et l’auteur, il y a quelque désaccord.

M. Glesener est un réaliste. Il excelle à peindre l’authentique réalité. Il y excelle dans ce livre que gâte un peu l’intention théorique, dans ce livre qui est charmant et beau chaque fois que l’auteur se contente de peindre avec justesse la nature et les gens, le contraste des paysages paisibles et des malheureuses créatures. La vie errante que mène François Rémy, de village en village, sur les routes, à la lisière des forêts, à l’extrémité des faubourgs et, le plus généralement, au point où les dernières maisons des villes confinent à la campagne, cette vie de misère et de nonchalance contemplative, c’est, pour M. Glesener, l’occasion perpétuelle de peindre à sa guise et de peindre à merveille les tableaux que son talent préfère… Une nuit, comme il n’y a plus du tout d’argent à la roulotte et que Louise, la maîtresse de François Rémy, se meurt dans la pauvreté, François Rémy décide d’aller jusqu’à Liège trouver un ancien camarade, un savetier, qui lui prêtera cinq ou dix francs. Il part ; il a quatre lieues à faire, dans l’obscurité, puis au petit jour. Dans l’obscurité d’abord, il marche longtemps, agité d’inquiétudes. Il allonge le pas. La route se rapproche de la Meuse : et il entend le bruit de la rivière. Ensuite, un rayon de lune brille sur l’eau ; « une colline fuyait à gauche, s’inclinant ici sous la clarté des étoiles, pour se soulever plus loin et boucher l’horizon ». Et François arrive à Jemeppe ; il trébuche de fatigue : « des usines faisaient, sur l’autre rive, des renflements de ténèbres, où des feux creusaient des trous incandescents ; les flammes des hauts fourneaux secouaient sur le ciel une rougeur moirée ». Le vacarme des enclumes, des machines, les cahots des wagons sur les plaques de tôle l’étourdissent : « des portes charretières lui montraient, par leurs battants entrouverts, des nappes de lumière électrique dormant sur des tas d’escarbilles, au fond d’immenses chantiers ». Et le matin s’éveille : « une lueur courut au faîte des toits, des coqs chantèrent ». Des mineurs passent, l’échine ployée, tout noirs, avec les yeux qui brillent « dans la pâleur de l’aube, pareils à des globes d’argent ». Et enfin, quand il parvient à Liège, « le jour règne, blanc et joyeux ; des marchands enlèvent les volets de leurs devantures ; des servantes lavent les seuils ». Le voici dans l’échoppe de son ancien camarade : « Il entra. Le cordonnier, assis au fond de la boutique, se leva paresseusement et, ayant balayé avec la main les déchets de cuir accrochés à son tablier, vint appuyer ses deux poings sur le comptoir, devant François, qu’il ne regarda pas. Il considéra pendant une minute, par-dessus le rideau de serge verte qui fermait la vitrine, un groupe de gamins jouant aux billes en face de chez lui ; puis, étonné du silence de son client, il tourna la tête, écarquilla les yeux, eut un geste de surprise et un cri : — François !… Celui-ci, brusquement, éclata en sanglots… » Ces petites scènes, si bien notées et avec une amusante précision, si touchantes de simple vérité, c’est l’art le plus parfait de M. Glesener.

À cet égard, toute la première partie du roman, — j’avoue que la suite s’embrouille un peu, — m’a l’air d’un chef-d’œuvre. François Rémy n’est alors qu’un bambin, doux et choyé, tendre à l’excès et qui a des peines de cœur à cause de sa bonne amie, une voisine, la petite Duchesne. On le taquine, à ce propos ; et il va pleurer. Mais on l’empoigne,  on le chatouille et il éclate de rire. À l’approche de la nuit, souvent, vers l’heure d’entre chien et loup, François va au Théâtre royal des Marionnettes. C’est en face de chez ses parents, de l’autre côté d’une place où la marmaille du faubourg prend ses ébats. François, au théâtre des marionnettes, rencontre habituellement la petite Duchesne ; et tous deux admirent l’entrain des quatre fils Aymon, de Roland, d’Olivier, d’Ogier le Danois, la majesté de Charlemagne et les pirouettes facétieuses de Tchantchet. La petite Duchesne, Marie, a des cheveux noirs, un teint pâle, une physionomie douloureuse et de longs cils qui font de l’ombre sur ses joues. Elle est à plaindre : son père, un ivrogne, la malmène. François, pour l’égayer, lui raconte des histoires comiques ; et il guette un sourire sur le visage de la petite enfant… « Un de leurs amusements, lorsqu’il avait neigé, était de tracer avec leurs doigts des dessins sur la neige. Ou bien François marchait en avant ; et Marie faisait de grandes enjambées afin de poser ses pieds dans les pas de son ami. D’autres fois, ils cheminaient gravement en se tenant par la main et en suçant des aiguilles de glace qu’ils détachaient des appuis des fenêtres où elles suspendaient une frange cristalline. Le vent soulevait autour d’eux une poussière de givre, qui les frappait au visage ; la lune les enveloppait de sa lueur bleue. » Charmants croquis ; et tandis que, presque toujours, dans les romans, les enfants ne sont que de grandes personnes diminuées et rabougries comme les Enfants Jésus des primitifs, M. Glesener, lui, nous dessine de véritables enfants qui ont leur âme en train de se former, qui ont leur univers limité à leurs regards, et qui ont leur pensée de cet univers peu étendu, complet cependant. Un soir qu’après le spectacle des marionnettes François reconduit Marie chez elle, il y a du verglas et, au coin de l’église Saint-Nicolas, Marie a glissé ; elle tombe, elle déchire sa jupe ; elle gémit, s’étant fait mal et redoutant d’être battue. À l’idée qu’elle sera battue par son ivrogne de père, François éprouve un terrible sentiment de révolte. Rue Fosse-aux-Raines, Marie entre dans la maison de son père. François reste aux écoutes près de la fenêtre ; et il retient son souffle, pour mieux entendre. Un court silence, une grosse voix, un bruit de pas, des chaises bousculées, un tumulte. Et François tremble de colère humiliée… « Il aurait voulu se jeter sur cet homme, lui cracher au visage, le piétiner. Il regarda autour de lui, les poings crispés, avec l’envie de se venger sur quelque chose. À un cri plus sourd, n’y tenant plus, il ramassa de la neige, la pressa entre ses mains et en modela une poignée, pendant que ses yeux en pleurs furetaient aux deux bouts de la rue. Lorsqu’il l’eut bien durcie, il recula de deux pas et leva le bras pour la lancer dans les vitres qui abritaient son ennemi… » Mais un ivrogne sortit d’un cabaret, vociféra. Et François l’examina, de sorte qu’il fut un moment distrait de sa rancune. La boule de neige, ensuite, lui faisait une brûlure au bout des doigts. Il regarda ses doigts ; et il réfléchit. Il regarda la maison de Marie ; il écouta, n’entendit plus rien. Il hésita, conjectura que la scène était finie, que Marie était montée se coucher. Il se la figura, de grosses larmes sur les joues. Et il partit. Un peu plus loin, vers la rue Jean-d’Outremeuse, il jeta la boule de neige sur le cocher d’un fiacre qui passait… Tout cela n’est-il pas délicieux ? Quelle fine intelligence d’une âme puérile, de ses courtes ardeurs, de ses combats où elle est vaincue, de ses générosités, de ses velléités, qui la soulèvent, qui ne durent pas, qui se perdent soudain !… Le père de la petite Marie s’en alla ; il s’embaucha dans une escouade de mécaniciens, pour la Russie. Il emmenait Marie. Et François fut au désespoir. La Russie, il se la représentait, selon des gravures : un désert de neige, des traîneaux que poursuivent des loups ; et il devinait Marie dévorée par les bêtes sauvages dans une forêt où on l’avait abandonnée. Le jour du départ, il sanglota jusqu’au soir. Toute une semaine, il fut triste ; et il aimait sa tristesse : il n’en voulait pas être diverti. Dans sa couchette, il étouffait contre l’oreiller ses soupirs. Mais bientôt, il s’endormait. Puis il cessa de se rappeler Marie continuellement. Il l’oublia. Pour qu’il se souvînt d’elle, il eut besoin de prétextes et, mettons, de l’image de Cendrillon dans ses livres. Peu à peu, il ne sut guère la revoir en imagination.

François Rémy, à neuf ans, révèle son goût de la tendresse, et la mollesse de son âme, très vite émue, alarmée, sans résistance, et toute dépourvue d’énergie : enfant, et si particulier ! Ses malheurs, il se les prépare avec incertitude, avec indifférence. Il ne sait pas.

Ses malheurs emplissent tout le roman, qui (je le disais) ne vaut pas, dans son développement minutieux et long, le prélude. Certes, les pages très jolies ou belles ne manquent pas. Mais je crois que M. Glesener, au bout de quelques chapitres, a trouvé plus de difficulté qu’il n’en attendait. François Rémy, très peu actif, et qu’il analysait avec une patience menue, et qu’il chargeait de sentiments subtils, devint un personnage très compliqué, l’un de ces personnages qui tentent les romanciers et, en fin de compte, les déçoivent : personnages trop aimables, et que l’auteur aime, et qu’il choie, auxquels il prête beaucoup de lui, et qu’il encombre de lui, et qu’il ne sait plus détacher de lui de manière à leur conférer l’autonome réalité d’une âme.

M. Glesener paraît avoir éprouvé là une gêne, et comme un malaise, dont il résolut de se délivrer. Son troisième roman, Monsieur Honoré, marque une volonté de rupture et l’adoption d’une esthétique nouvelle, tout autre, plus vive et, pour ainsi parler, plus gaillarde. Cette fois, l’auteur a une désinvolture et une gaieté de travail qui le changent de la soumission presque pénible sous laquelle Le Cœur de François Rémy l’a tenu. La liberté succède à la contrainte. M. Glesener a été l’esclave de François Rémy : et il est le maître d’Honoré. C’est qu’il aimait François : tant d’amitié, une servitude ; mais, Honoré, il le méprise. Il n’a pas, cette fois, commis l’imprudence dont il avait pâti en créant un personnage trop semblable à son rêve. Honoré, l’on ne risque pas de confondre avec lui ses prédilections. Ce découpeur de boucherie, bel homme et dont la carrure a des adoratrices de haut et bas étage, qui fait son chemin sans timidité, se procure et de la fortune et des loisirs et toutes les satisfactions de l’orgueil et de la volupté par les moyens les plus audacieux, quel luron ! Le pire scélérat, dégoûtant de brutalité ; mais il rend hommage aux vertus de la bourgeoisie, quand il consacre un zèle scandaleux à conquérir, dans la meilleure société, le rang le plus honorable. D’ailleurs, il lui faut pour cela épouser une vieille veuve, assommer, jeter à l’eau son rival, puis le tirer de l’eau et chaparder une médaille de sauvetage. Nul préjugé ne l’entrave. Il est sûr de lui, sûr de son triomphe. Il mérite la corde et gagne la timbale. Tout lui réussit. Et, finalement, capitaine de la garde civique, amant de la colonelle, assez riche, propriétaire, il n’a rien à se refuser, en fait d’ambitions, de cupidités et de désirs. Ce type d’un ignoble parvenu, M. Glesener l’a tracé magnifiquement. Il l’a doté d’une extraordinaire gloutonnerie à vivre et à jouir, et d’une habileté, d’une prudence à toute épreuve. Dédaigneux de la morale et respectueux de la puissance, Honoré est une canaille, mais déférente, et le contraire d’un émeutier. L’État n’a rien à redouter de lui ; même, les choses pourront tourner de telle sorte que la Cité soit fière de lui : ne sera-t-il pas orateur quelque jour et, très cossu, ayant à conserver une situation très avantageuse, ne s’établira-t-il pas conservateur ou, du moins, l’un de ces révolutionnaires opulents qui sont les plus fermes soutiens de l’État ? Ce roman n’est pas, comme l’Histoire de M. Aristide Truffaut, l’indulgente peinture de la vie niaise, ridicule et anodine, mais une satire, et assez cinglante.

M. Glesener, dans ses trois romans, a montré les ressources d’un talent très varié, d’un talent réfléchi, volontaire, et qui hésite encore à choisir son genre, voire ses doctrines. Son œuvre témoigne d’une inquiétude assez belle. Comment cette œuvre s’épanouira-t-elle ? Je n’essaye pas de le prédire. Elle a poussé, dans plusieurs directions, de fortes ramures. Elle est robuste, pleine de sève. Ce qui lui manque de décision lui viendra, je ne sais d’où, d’elle-même ou de favorables hasards. Elle s’épanouira.

En lisant les écrivains belges de cette époque-ci, j’ai constamment l’impression d’un art très abondant et original, qui n’est pas loin d’aboutir à sa perfection, qui demeure en deçà. Pour lui donner le dernier élan, que lui faut-il ?… Ce qu’il fallait à l’âme belge, pour qu’elle obtînt la pleine conscience de sa vitalité, qui va florir, les souffrances et l’héroïsme le lui auront donné ; car la littérature est l’un des signes par lesquels une patrie atteste son orgueil.

Le roman de la neutralité

M. Benjamin Vallotton, romancier vaudois, avait publié une dizaine de volumes, très originaux, imparfaits ; il vient de donner son chef-d’œuvre : Ce qu’en pense Potterat, petit roman qui d’abord se présente avec beaucoup de simplicité, qui même a l’air d’une plaisanterie, et qui tourne au grave, et qui aura pour l’histoire de notre époque et pour l’histoire, sinon de la guerre, au moins de ses répercussions morales, une valeur de témoignage. Un Suisse, un neutre, y pose nettement la question de la neutralité, la résout à sa manière et, tenant compte des réalités autant que des principes, aboutit à des conclusions dignes d’intérêt, dignes de notre amitié. Ce Suisse est un ami de la France. Il l’a prouvé, depuis le début de la guerre, par une série d’articles qui ont paru dans la Gazette de Lausanne, maintenant réunis en un volume, À travers la France en guerre, bons articles, d’une loyauté manifeste : l’auteur ne se contente pas d’affirmer ses goûts français, de formuler sa foi en notre cause ; il possède les arguments de sa sympathie et de sa confiance, arguments que lui a fournis une enquête menée chez nous, parmi nous, au front et à l’intérieur de notre pays, arguments qui sont des faits. Son enquête n’a pas eu à le convertir ; mais elle a fixé sa préférence. Il avait jadis étudié en France, et aussi en Allemagne ; il a été longtemps professeur en Alsace : et, bref, il a bien vu, de près, les deux nations. Néanmoins, il est Vaudois et patriote suisse. N’allons pas le considérer comme un citoyen de l’univers, comme un philosophe détaché, comme un spectateur libre, et que la curiosité tire de son indifférence pour choisir et parier. Ce n’est pas cela. Patriote suisse et Vaudois, il n’examine le problème ni en partisan, ni en pur idéologue. Il note les faits, je le disais : et il les interprète au moyen de sa raison suisse et vaudoise. Il n’est point un amateur, mais un neutre qui se décide sans négliger, plus que les règles de la conscience humaine, l’utile volonté de sa patrie.

On n’est pas moins cosmopolite, et l’on ne se confine pas dans son canton plus jalousement que M. Benjamin Vallotton. L’un de ses volumes, un bien léger petit volume, raconte un voyage qu’il a fait en Orient. Mais il est rentré chez lui et s’y est enfermé comme si toute son erreur ne lui avait appris seulement qu’à demeurer. Potterat, son héros, qui habitait une maisonnette auprès du lac, tranquille maisonnette avec un jardin, des légumes, des animaux, déménage et, à contrecœur, se loge dans un appartement au quatrième étage d’un immeuble, à Lausanne. C’est le remous, le tourbillon, dit-il ; et il se plaint : « Quand on est seul dans ses murs, on abonde dans son sens ! » Pour abonder dans son sens, M. Benjamin Vallotton s’est réfugié dans ses murs, dans ses montagnes, comme naguère Potterat, comme aussi le charmant Töpffer autrefois. Tous ses romans sont du pays Vaudois, tous ses paysages, tous ses personnages. Il ne cherche pas, romancier, les aventures ; voire, il les redouterait : plutôt, il sait qu’il n’est pas d’aventure plus touchante, plus capable de nous émouvoir, de nous étonner même, que l’aventure, en apparence anodine, d’un pauvre homme dans son coin. Il ne cherche pas les singularités et les complications de l’âme ; mais il les trouve, car la vie retirée et morne des humbles gens qu’il observe est celle qui développe le mieux les particularités du caractère et qui préserve ses bizarreries. Il ne cherche pas les grandes idées et ne montre aucune ambition de composer un système du monde qu’on dût approuver jusque dans les étoiles ; mais il s’aperçoit que toutes les idées humaines se résument dans une existence patiente et quotidienne, hormis celles qui ne sont que mensonge ou vain bavardage. Telle est, en peu de mots, la sagesse de M. Benjamin Vallotton… Si nous visitons les célèbres galeries de peinture, je crois que nous sommes bientôt las de la Renaissance épanouie et de ses abondantes réussites. Soudain nous enchante un peintre moins habile et qui, avant le déploiement de l’art le plus magnifique, ou seul, loin de Rome et de Venise et de Florence, loin des maîtres qui enseignaient la perfection comme un absolu, peignit joliment son rêve modeste, son lent rêve et celui de son village. M. Benjamin Vallotton n’est pas très habile : je le préfère à de plus malins. Ses défauts mêmes ont souvent une sorte de naïve gentillesse.

Je n’ose pas compter au nombre de ses défauts le zèle qu’il a quelquefois consacré au service de la vertu, dans ses livres et, par exemple, dans ces trois romans qui se continuent sans faiblesse : La moisson est grande, Il y a peu d’ouvriers et Leurs œuvres les suivent. Les titres indiquent déjà l’intention recommandable, mais prédicante. Trois volumes de réalisme évangélique ; et, le réalisme, l’aménité religieuse le tempère. La moisson, si grande, serait la moisson des âmes et le moissonneur est un pasteur de village, un doux garçon muni de courage et de tendresse. On ne l’aide pas beaucoup : ni sa femme ni, auprès de lui, personne, hélas ! ne participe à sa ferveur de charité spirituelle. Peu d’ouvriers, pour rentrer la moisson des âmes ! Le seul ouvrier, le pasteur, s’est marié peut-être étourdiment. Considérant que « la vie est amour », il a fait un mariage d’amour et, tard, vérifie que la vie et l’amour sont deux choses. Sa femme n’évite pas l’occasion de le trouver, dans le monde, plus gauche que ne le permet la coquetterie conjugale. Et il endure un continuel tourment. Un jour, telle est sa détresse morale que nous avons pitié de lui. De toutes parts, il ne rencontre que l’hostilité ou l’indifférence, pire que la haine à sa bonté active. Il passe devant un jardin où un terrible vieil athée, notoire pour ses farouches doctrines, chauffe sa paralysie au soleil : ce bonhomme, les autres pasteurs craignent de l’aborder. Il entre : « Je passais devant votre porte et… » Le bonhomme reconnaît le pasteur : « Merci, je n’en use pas ! » Cette rudesse n’effare point le pasteur : ah ! veuille-t-on ne voir en lui que son désir d’apporter quelque sympathie !… « De la sympathie ? Je n’en veux pas ! » Et le pasteur : « Me permettez-vous au moins de vous serrer la main ? » L’autre ne s’adoucit pas : lui serrer la main ? pourquoi ?… — « Parce que cela me ferait du bien : c’est moi qui ai besoin de sympathie… » Le vieil athée regarde aux yeux son visiteur étrange, soulève difficilement son bras, tend la main. Puis le pasteur s’en va, disant : merci. « De nouveau le calme était dans son cœur… » Une scène si belle et pathétique par la noble ingénuité de la pensée est l’honneur d’un livre. Néanmoins, la trilogie de la Moisson, des Ouvriers et de leurs Œuvres qui les suivent n’évite pas d’être, s’il faut l’avouer, un peu ennuyeuse. L’auteur ne nous tient pas toujours dans le sublime ; et tant mieux, car trois tomes de sublime nous fatigueraient excessivement. Mais, quand il nous laisse retomber aux petites vertus, qui sont de pratique longue et perpétuelle, il ne nous épargne guère les mérites de la résignation. La frivolité du lecteur n’est pas un crime et demande des ménagements. Nous ne marchandons pas notre estime au pasteur généreux qui accomplit sa tâche obscure et bienfaisante ; mais nous ne le valons pas et volontiers nous ne serions pas plus que sa femme assidus à l’accompagner dans toute sa besogne édifiante. Nous l’admirons, quand un ivrogne est sur le point d’assommer une famille et que lui, l’homme de douceur, n’a seulement qu’à se présenter pour apaiser le brutal : angélique fascination du bien, ce buveur ne boira plus. Cette imagerie d’Épinal, ou de Genève, nous divertit quelque temps, et puis cesse de nous divertir avant que nous n’ayons achevé la trilogie de la Moisson, des Ouvriers et des Œuvres. M. Benjamin Vallotton, dans ses ouvrages persuasifs, nous traite un peu sérieusement. Il n’est pas un apôtre gai.

Mais qu’il est gai, de la façon la plus heureuse, dès qu’il oublie d’être un apôtre et ne songe plus qu’à peindre, avec tant de cordialité, ses compatriotes ! Au surplus, cette gaieté-là ne contredit pas à l’austérité de la trilogie : cette bonne humeur et cette humeur sérieuse ont la même origine dans une exquise pureté de l’âme, et font un agréable mélange, assez Vaudois, il me semble. Ni pour condamner le vice, ni pour se moquer des ridicules, M. Benjamin Vallotton n’a de rudesse ou d’amertume. Il n’est point un satiriste cruel, mais débonnaire ; et il y a dans son réalisme de l’indulgence, il y a dans son ironie de la mansuétude. Après cela, ne le prenez pas pour un écrivain fade. Il peint très juste ; et ce n’est point sa faute, c’est son aubaine, si ses modèles, qu’il a copiés et fait vivre, ont quelque chose de sa bonhomie.

Le sergent Bataillard, si pacifique d’habitude et tout à coup, l’uniforme endossé, si bien féru de discipline ; Frochon, le cocher de la diligence qui roule d’Échenaz à Lausanne, de Lausanne à Échenaz, tous les jours, Frochon si haut perché sur son siège et content de « frôler les ailes des insectes en voyage », de « glisser dans l’air bleu des matins d’été » de « toucher les nuages du bout de son fouet », bel homme et qui, après sa course, redescendu parmi les autres gens sur le sol, garde une espèce de suprématie ; M. Profit, professeur, si sage, si rangé, très méthodique, trop chimérique, malheureux, et qui gaspille chacune de ses journées, et qui aura gaspillé sa vie entière, et qui peut-être n’avait rien de précieux à tirer de son effort pour lui et pour son prochain : autant de types, — et beaucoup d’autres, — délicieux de vérité, de naturel, de facile et vive désinvolture, très divers, et tous Vaudois, fameusement Vaudois !

La merveille, c’est Potterat : M. Potterat, commissaire de police à Lausanne, un fin limier, fort avisé de philosophie. Et non plus très jeune ; il approche de la soixantaine, quand nous lions connaissance avec lui. L’amitié ne languit pas. M. Potterat nous séduit dès l’abord ; il a tant de grâce et d’amabilité ! Sans travail ! et c’est ainsi que nous l’aimons : il ne dit point un mot qui ne soit exactement pareil aux sentiments qu’il éprouve : ses sentiments sont la spontanéité même. Ses occupations étant d’un genre assez particulier, l’on pourrait craindre qu’il ne fût très enfoncé dans sa compétence ; et les spécialistes ont parfois manqué de loisir : M. Potterat, sans négliger son commissariat, ne s’y laisse point absorber. Et il a des clartés de tout ; il a mieux que des clartés : il a, sur toutes choses, les opinions qu’il doit avoir pour être Potterat, ce Potterat si judicieux, si attrayant, si drôle, si bien pourvu de fantaisie et dont la fantaisie même porte, pour ainsi dire, un cachet de nécessité. Le libre arbitre de Potterat n’est point en cause ; mais, la liberté de Potterat, je la compare aux caprices de la nature, caprices que des lois gouvernent… « Arbres, je vous aime. Troncs agenouillé ? dans l’herbe haute, allègres peupliers au bord des routes, … arbres, vous ne dites jamais : C’est derrière la ligne des monts que fleurit le bonheur ! » Ce langage n’est pas celui de Potterat, mais d’un jeune homme hier déraisonnable, et qui se repent, le fils de Frochon le cocher. Parlant à lui-même, il ajoute : « Justin Frochon, tes ancêtres furent plus arbres que les arbres… » Opportune remarque d’un déraciné sur le retour. Lui, Potterat, fidèle à ses racines, c’est un arbre. Et un arbre pousse de tous côtés ses branches, ses rameaux, les enchevêtre et se dessine de telle sorte qu’il ne ressemble pas à un autre : son image ne se poserait pas sur l’image d’un autre. Cependant, il obéit aux volontés de son essence. Et ainsi Potterat. Quel arbre ! Il a pris le suc de la terre ; il s’en est nourri, fortifié. Quasi vieux, il reste jeune.

Mais il est veuf et la solitude lui pèse. En outre, depuis quelque trente ans qu’il veille sur l’ordre public à Lausanne, les journées lui deviennent prévues, leurs incidents médiocres ; puis de nouveaux règlements ordonnent aux commissaires de se boucler la taille d’un ceinturon : sa taille à lui, gros homme, veut de l’indépendance. Il fait un petit héritage ; un cousin lui a légué, à Bioley-Orjulaz, non loin de Lausanne, un bien modique et agréable. Et Potterat, qui a marié sa fille, traverse de son mieux, et assez mal, une crise de mélancolie. Mélancolie analogue à celle de l’automne : voici l’été de la Saint-Martin. Potterat, dans ses courses professionnelles à travers la ville, a distingué une modiste, Mme veuve Bolomey : il la trouve jolie encore ; il sait qu’elle est sage. Or, Justin Frochon, le déraciné qui se repent, dit à lui-même : « Demeure ; c’est ici seulement que tu ne seras ni balourd, ni absurde, ni malheureux… » Potterat ne fut jamais malheureux, ni absurde, ni certes balourd. Il se meut avec aisance par la ville, par la campagne et dans le domaine des idées. Il a ses familiarités partout. Mais il a ses délicatesses du cœur qui le rendent timide, quand il songe à organiser, auprès de l’aimable modiste, sa deuxième existence. Lui Potterat, si sûr de lui ordinairement, et qui sait parler aux hommes et aux femmes en toutes circonstances, fût-ce pour les incarcérer, tremble et doute de son attrait, du moment qu’il est amoureux. Il se déclare tout de même, sans effronterie, avec une maladresse ravissante. Il épouse Mme Bolomey, renonce à la police municipale, et recommence du bonheur dans sa maison du bord de l’eau.

C’est là que nous le retrouvons avec plaisir. D’un geste de ses deux bras, il nous montre l’horizon : « Je me plais bien dans ce coin », nous annonce-t-il ; a les Alpes à gauche, le Jura à droite, le Jorat derrière, le lac en face, le soleil dans le haut, un jardin, moi au milieu, que souhaiter de plus ? » Il est vrai. Potterat dans son jardin, dans sa cuisine, dans sa cave où il y a deux tonneaux, des pots de confiture alignés avec soin, le bois pour l’hiver et un établi de menuisier ; Potterat dans sa chambre, dont les murs sont ornés de son portrait en commissaire et des portraits de ses deux femmes ; Potterat dans toute son installation, Potterat dans toutes ses besognes et dans sa flânerie, est admirable de contentement. Il est d’accord avec lui-même, d’accord avec les choses et les gens, d’accord avec la nature, avec le temps et l’espace, avec le sort et avec Dieu. Aucune minute ne lui paraît longue, ou trop courte ; il n’a ni hâte, ni ennui. Sa conscience ne le taquine pas, ni les problèmes de la morale ou de la métaphysique : problèmes qu’il ne méprise pas, mais qu’il a résolus, pour ce qui est de lui. Le premier dimanche du mois, il ne manque pas d’aller à l’église, d’écouter le sermon, de se lever et de chanter quand il faut. Il considère qu’« on n’est pas des chiens, du moins pas tous » ; et que les aéroplanes, grimpant au ciel, n’y trouvant rien, font du tort aux célestes légendes ; mais qu’il faut de la religion. Il est, en somme, pragmatiste. Il va au cimetière, tous les ans, un beau jour d’avril ; et, tandis que chantent les merles dans les sombres feuillages, il nettoie la pierre qui recouvre sa première femme. Il écarte l’herbe et les broussailles qui empêcheraient de lire sur la pierre « Jenny Potterat ». Il dit à la mémoire de Jenny : « Tu vois qu’on se souvient ! » Il passe devant la tombe de M. Bolomey, premier mari de la seconde Mme Potterat, ne s’y attarde pas et, à M. Bolomey, dit simplement : « Salut ! » Puis il rentre chez lui, satisfait de savoir que le présent et le passé sont en paix et en bonne intelligence mutuelle. Jamais nous n’ignorons ce qu’il pense. Il parle beaucoup, fût-il seul : c’est qu’il n’a pas l’impression d’être seul, les animaux, les arbres et les meubles étant ses amis, ses confidents ; il parle à son petit jardin, il parle au paysage qu’il aime et il parle à son bonheur. Il a un compagnon : c’est un vieux vagabond, jadis l’un des hôtes les plus fréquents du commissariat de Lausanne, Bélisaire, toujours pincé, — mendicité, colportage sans patente, maraude ; — et, une nuit que Potterat faisait le guet dans son jardin pour attraper le polisson qui chapardait ses jolies pêches duvetées, c’est Bélisaire qu’il surprend. Il l’admoneste : « À ton âge ! lamber les barrières, s’aguiller dans les pruniers, quand on a l’âge d’être grand-père !… » Bélisaire a le projet de se pendre : la police n’a plus d’aménité, à Lausanne, depuis que Potterat s’en est allé. Potterat lui offre le gîte, la mansarde, un vieil habit, cinq francs au bout du mois ; en échange de quoi, Bélisaire bricolera, se rendra utile, arrosera les plants de fraisiers, couvrira de feuilles mortes les chicorées et, vers la fin du printemps, repeindra de vert les volets de la maison. Potterat n’a, en ce monde, qu’un sujet de contrariété : son voisin, qui est aussi son gendre, et qui s’appelle Schmid, un Suisse, non point un Vaudois. Ce Schmid, un taciturne, un pédant : Potterat déteste cet homme avec qui l’on ne cause pas et qui, d’ailleurs, laisse ses lapins se glisser dans le jardin de Potterat, manger les salades de Potterat. Qu’importe ? et les menues querelles n’ont pas de conséquence. Mais le malheur qui rôde, le voici. Le malheur, c’est un Allemand ; c’est un diable de dénommé Mauser, acheteur et accapareur de terrains. Les intentions de ce Mauser ne sont pas claires ; et, du sol Vaudois qu’il se procure, que fera-t-il, cet Allemand ? On le devine ; on croit le deviner : on se méfie. Seulement, il paye des vingt-trois ou vingt-cinq francs le mètre ; il arrondit tous les jours sa conquête. Potterat, qui n’est pas la dupe de cet envahisseur dangereux, organise la résistance : arrière, l’Allemand ! Schmid, au contraire, transige le premier. Peu à peu, l’on transige par-ci par-là. Seul, Potterat dédaigne la tentation de Mauser et de sa monnaie. Seul ; et son jardin devient une île battue par les démolisseurs et les bâtisseurs qui l’entourent : l’île devient un enfer de vacarme, de poussière. Impossible de ne pas céder. Potterat, qui est un héros, mais non point un fou, cède. Et il s’en ira. L’on démonte les lits et l’on descend les meubles : on déménage, on fuit. Dans les chambres vides, Potterat mène sa colère et son chagrin ; son pas sonne. Il voit, le long des murs, passer les ombres des heures mortes. Il est ému. Il ôte son chapeau et dit : « On ne peut pas aller contre le fil des événements. C’est Schmid qui a mis ce quartier en cupesse, c’est Mauser qui a traité avec ce diantre. On va te démolir, vieille maison. Respect !… Mieux vaut périr que de contempler ce que tu aurais contemplé. Adieu, vieille boîte à beaux jours, adieu ! » Il s’attendrit avec une sincère éloquence.

Potterat, si bien vivant, si réel, n’est point un symbole ; ni ses tribulations, des emblèmes. M. Benjamin Vallotton ne se proposait pas de combiner comme une allégorie les aventures de Potterat. Mais il y a, dans les collectivités humaines, un lien qui fait qu’aux époques troublées le contrecoup des événements se propage et va toucher ceux-là mêmes qui semblaient à l’abri ; et ainsi l’humble histoire de Potterat contient, en quelque manière, l’histoire du monde. À la veille de la guerre, Potterat qui est chassé de chez lui par le travail sournois des Allemands ; et, à la veille de la guerre, Potterat qui est dans un étrange désarroi, qui abandonne, en même temps que sa maison, ses habitudes, et qui ne le sait pas, mais qui attend éperdument la catastrophe ; et, à la veille de la guerre, Potterat qui se détache du passé, qui ne conjecture pas l’avenir et qui a les idées en désordre : ce Potterat, s’il n’est pas un symbole, est un signe de la péripétie universelle. Il ne s’en doute pas : qui se doutait de rien ? Les adieux qu’il adresse à la vieille maison de ses beaux jours sont d’innocentes prophéties.

À Lausanne, dans le « remous » et dans le « tourbillon », Potterat n’a point trouvé sa quiétude, quand, un malin, sur la place du marché, tout embaumée du parfum des framboises, un roulement de tambour éclate et ce cri : « La guerre !… » Puis : « La guerre… la guerre… On marche ! » Puis les chuchotements : « Sont-ils déjà en Suisse ?… » Et bientôt : « Leur cavalerie est à Zurich… On se bat près de Schaffhouse… » Leur cavalerie n’est point à Zurich et l’on ne se bat aucunement près de Schaffhouse. Potterat, qui rencontre des amis, parle ; et on le supplie en vain de se taire : il a résolu de risquer toute imprudence et il se fâche s’il entend dire que « l’intégrité du territoire est garantie par les traités ». Les traités ? Potterat sait ce que ça vaut : « Pour être respecté, il faut se tenir une baïonnette, un fusil et deux cents cartouches ! » Mme Potterat le supplie de se taire : il y a des Allemands à l’autre étage. Potterat voudrait monter sur le toit de la maison et crier de là-haut la vérité. La vérité ? laquelle ?… Eh ! bien, est-ce que la neutralité de la Suisse n’est pas garantie ?… Oui, par les mêmes qui mettent la Belgique à feu et à sang !… Potterat songe à l’histoire de sa patrie, à ces tyrans qu’elle a chassés et à ces grands hommes qu’elle a exaltés, à Guillaume Tell, à Winkelried, à Nicolas de Flue, aux drapeaux qui flottent sur les clochers les jours de fêtes commémoratives, et à ces beaux chants de souvenir qu’entonnent, le verre en main, les camarades pour célébrer la paix glorieuse… « Et voilà que deux très petits pays, le Luxembourg et la Belgique, nos frères en neutralité, sont envahis. On brûle des villes, on fusille des hommes coupables de défendre leur sol… Et nous ?… — Chut ! taisez-vous ; le mieux est de ne pas dire un mot, de ne pas attirer sur soi l’attention… » Potterat s’indigne ; il endure le supplice de la neutralité contrainte : « Et il cherche sa Suisse, la Suisse des chants d’école, celle qui sent le rhododendron, Palpe, la vapeur du torrent, celle qui frissonne au mot de liberté, pour elle et pour les autres. Il la sait vivante. Vivante, mais enchaînée. Par quoi ? par qui ? par quelle crainte ?… » À l’idée que la Suisse ait peur, il veut tout briser. Les gens qui épiloguent sur les préambules de ce conflit, sur le crime de Serajevo, sur les actes de la diplomatie, ne le détournent pas de comprendre fort bien la guerre, l’immense guerre soulevée par la querelle des têtes rondes et carrées : « Nous, Dieu merci, on a la tête ronde, si bien qu’on sait qui on doit croire et avec qui on doit sympathiser. Les petits savent toujours trouver la mère… » Potterat crie : « Vive la France ! » et, quant à lui, déclare la guerre aux deux empires abominables. Cela lui occupe l’imagination ; mais, plus il a l’esprit en éveil, plus il tolère mal d’être inactif. Le salut, pour sa bonne intention généreuse et pour sa volonté de vaillance, fut l’arrivée à Lausanne d’une bande de pauvres Belges misérables et désespérés. « J’en veux ! » s’écria-t-il ; et il demanda deux orphelins, — « s’ils étaient trois frères et sœurs, même quatre, on s’arrangerait », — qu’il logerait, nourrirait, blanchirait et envelopperait d’une atmosphère familiale. Faute des orphelins demandés, il reçut un vieux bonhomme et une vieille bonne femme ; il les accueillit, les dorlota : et il les eût consolés, si de telles infortunes pouvaient recevoir une consolation. Dès qu’on signale un passage d’émigrants, Potterat fouille dans ses tiroirs, dans ses armoires, assemble ce qu’il trouve de meilleur en fait de linge et de vêtements et va sans traîner à la gare ; il distribue chemises, vestons, gilets et les anciennes robes de sa femme, — et des bretelles, car « il n’y a rien de plus angoissant, quand elles ont sauté, que de marcher en serrant son pantalon avec les coudes », des bretelles brodées de croix fédérales ; — dans les poches des vêtements qu’il donne, il a fourré des bouts de papier, des lettres, ces simples mots : « Courage ! sympathie ! condoléances ! » À la vue de tant de malheur, les larmes lui viennent aux yeux ; alors, il se cache. Ensuite, pour se dégonfler le cœur, il jure pendant une heure d’horloge. L’émotion qui l’étreint, toute une foule bienfaisante l’éprouve. Les gendarmes, gardiens de la neutralité, tâchent de contenir les manifestants : Potterat, de son thorax, ouvre une brèche dans la digue et l’on n’a rien à répliquer, lorsqu’il déclare : « La charité passe avant la gendarmerie ! »

Cette charité, qui anime les bons Vaudois, Potterat l’aime : elle lui excuse la neutralité qu’il déteste. Et enfin Potterat, tel que le voilà, c’est, un fanatique de la guerre ? Un fanatique de l’honneur !… Mais que réclame-t-il ? Pour sa patrie, le sort de la Belgique martyrisée ? Les partisans d’une neutralité parfaite le lui reprochent ; et ils font appel à son patriotisme. On jugerait mal Potterat, son patriotisme et aussi son goût des opinions méditées, si l’on croyait que de telles objections ne comptent pas pour lui, ne le touchent pas, et qu’il les écarte sans barguigner. Il n’est pas têtu, mais sensible ; et, s’il répond vite, il réfléchit avec une loyauté lente. Ne le prenez pas pour un énergumène de l’héroïsme et pour le vain prôneur du danger. Nulle question n’est toute simple : et Potterat, qui est sincère, ne méconnaîtra pas le devoir logique de l’hésitation. Certes, il a proclamé ce principe : « Tous les petits pays sont solidaires » ; d’où il résulte que le maintien de la neutralité suisse est une faute. Puis, songeant aux malheurs de la Belgique, il a honte, le soir, de trouver dans son lit douillet une boule d’eau chaude : « Pour un peu, je ferais ronron ! » dit-il avec une narquoise tristesse. Le matin, quand il est l’heure de réveiller La maisonnée, il crie amèrement : « Debout, les neutres ! » Et pourtant, un jour qu’il est allé à Bioley, pour un concours de tir, la campagne tranquille et charmante le convainc d’aimer la paix. Il tire mieux que personne, et ses émules n’ont même pas à être jaloux de lui : sa supériorité est admise, fêtée. Roi du tir, Potterat se laisse complimenter, choyer ; et les satisfactions de l’orgueil le disposent à la bienveillance : il s’attendrit sur son peuple et n’envoie plus aux périls de la guerre une jeunesse qui le glorifie. Potterat, vers la fin de la journée, regarde les fumées des villages, les champs fertiles et les collines illuminées de soleil. Les enfants jouent, les filles chantent, la fontaine murmure ; au cabaret, les camarades s’asseyent sur le vieux banc près des pots de fleurs et des fagots. Potterat, couronné de laurier, se lève et prononce un discours : « Cette journée m’a fait du bien. Elle m’a replongé dans le sein de la nature. Parfaitement ! La nature est neutre. Nos autorités l’ont bien compris. Il y a des jours où je me suis laissé entraîner à la critique. J’ai eu tort. À vous trouver, vous qui êtes le fond de la race, si modérés dans l’appréciation des événements, j’ai senti que vous suiviez la route de la sagesse, la bonne route, celle où sont les poteaux du télégraphe. Je porte mon toast à la paix des champs. Je porte mon toast à ceux qui les cultivent. Honneur à eux !… » C’est Potterat qui parle ainsi ? Potterat lui-même, eh ! devant une tranche de gâteau aux cerises, devant un verre de vin blanc et tandis que « par la fenêtre entre le parfum des foins coupés, le chuchotement du tilleul que lutine la brise du soir ». Une idée se forme dans l’esprit de Potterat : la belle Suisse, belle à miracle et préservée par chance ou par une faveur providentielle, ce n’est point à ses fils de la risquer.

Mais Potterat retourne à Lausanne. Peu à peu, l’amollissant souvenir de la journée trop délicieuse se dissipe. Enfin, Potterat lit les journaux, lit le rapport de la Commission belge sur les atrocités commises en Belgique par les Allemands. Alors, il s’écrie : « Cette Belgique, pour moi, c’est comme une autre Suisse. Tonnerre ! Est-ce qu’on a une conscience, oui ou non ? Est-ce que le droit s’arrête aux frontières ? Neutre, c’est vite dit… » Et : « Vive la Belgique ! » Passe à Lausanne un train de blessés, rapatriés d’Allemagne en France : Potterat distribue aux malheureux du chocolat, de bonnes, paroles, des bouquets tricolores, phlox blancs et rouges et scabieuses bleues. Or, ici, dans ce wagon, défense de monter : « Mon brave monsieur, ces malheureux sont aveugles… » Et Potterat : « Pas possible !… Ils sentiront au moins l’odeur : quand on sent une fleur, on la voit… » Désormais Potterat n’aura plus d’hésitation : « Tout ce que j’ai dit à Bioley, je le retire ; tout, vous entendez ! » Il n’aura plus d’hésitation, ni de repos. Quelle nuit, quand sa femme est couchée et quand il veille, bouleversé ! Son phonographe, qu’il enferme dans un placard, afin que la maisonnée dorme, si elle veut dormir, lui joue le Cantique suisse et Sambre-et-Meuse. Il rêve, il frémit d’une terrible ardeur. Et il écrit à Joffre, et il écrit au roi Albert, et il écrit au président du Haut Conseil fédéral suisse. Lettres véhémentes et respectueuses : au généralissime français et au souverain belge, il adresse des félicitations et des encouragements ; au président du Haut Conseil, il soumet le plan d’une activité un peu hardie. Après tout, si le Haut Conseil ne lance pas les armées suisses dans la mêlée européenne, Potterat ne dénigre pas cette prudence ; mais il ne voudrait pas que la prudence de la Suisse eût l’air d’un consentement tacite accordé à la scandaleuse Allemagne : comment la Suisse garde-t-elle le silence ? Potterat supplie le Haut Conseil de protester au moins en faveur de la Belgique. Ce n’est pas tout ce qu’il désire : c’est tout ce qu’il ose demander. Son désespoir se fait modeste. Potterat, qui a été fonctionnaire, ne traite pas sans égards les magistrats de son pays : il les secoue avec déférence. Et puis, il meurt. Pourquoi meurt-il ? C’est que son âme tourmentée a brisé son corps ; et c’est beau. Cependant, M. Benjamin Vallotton, qui le tue ainsi, nous attriste. Il fallait conserver Potterat pour la victoire !… Potterat méritait bien cette récompense. Mais enfin, quand le héros d’un roman meurt et laisse après lui quelque regret, c’est un bon signe. Tant d’autres, en disparaissant, débarrassent l’auteur, et le lecteur aussi.

Admirable Potterat, dont l’émoi donne à rire et à pleurer L’invention de Potterat suffirait à la renommée d’un conteur. M. Benjamin Vallotton, qui confie à ce simple bonhomme le soin d’exprimer les plus poignantes pensées, les sentiments les plus profonds de son pays, au moment où un cas de conscience terrible se pose et s’impose à toutes les nations, le romancier publiciste a bien choisi son interprète. Potterat, c’est la Suisse, la sincérité, la spontanéité de la Suisse : et il dément la neutralité de la Suisse, la véritable neutralité, celle du cœur, l’indifférence. Le reste n’est que de la politique et ne nous regarde pas. Les gouvernements divers jugent à leur gré l’opportunité d’une intervention : c’est affaire à eux. Mais, entre les races de proie et les peuples qui défendent la liberté du monde, il n’y a plus de neutres : voilà ce que Potterat nous annonce, avec sa bonhomie éloquente et persuasive.

De Montaigne à Vauvenargues

À la page 1654 de son numéro du 27 mars 1915, le Journal officiel (devenu, à présent, l’une des plus belles lectures qu’il y ait, plus belle que Plutarque : on y trouve en quantité les vies et morts sublimes des hommes obscurs), a publié cette « inscription au tableau de concours pour la Légion d’honneur » : — « Merlant (Joachim), capitaine à titre temporaire au 173e régiment d’infanterie. Commandant d’une ligne dont quelques tranchées avaient été enlevées par une attaque soudaine et violente de l’ennemi, et blessé grièvement à l’épaule, a tenu, avant d’aller se faire panser, à commander et à diriger une contre-attaque dont le résultat a été de reprendre toutes les tranchées perdues. »

Cette anecdote de courage et de constance, où la douleur est si simplement maîtrisée, où le devoir est si noblement dépassé ; cette anecdote, l’une de celles que l’héroïsme de nos soldats et de leurs chefs multiplie et qui se confondent dans la prodigalité de la vertu française, a encore plus de prix, il me semble, et se détermine d’une façon particulièrement exemplaire si l’on sait que le  héros, capitaine à la guerre et, hors de la guerre, professeur de littérature à l’Université de Montpellier, donna, peu de semaines avant de rejoindre son régiment, ce livre de délicate et subtile analyse, De Montaigne à Vauvenargues. Montaigne eût recueilli son exploit, pour s’en étonner avec modestie et pour démontrer que la souffrance « n’est pas toujours à fuir » ; et Vauvenargues l’eût approuvé avec envie, jeune homme ambitieux et que tourmenta le regret de n’avoir pas accompli un acte digne de son rêve. De Montaigne à Vauvenargues, c’est un siècle et demi de vie et de pensée françaises, et l’époque où s’élaborait en perfection le génie de la France. Chapitre après chapitre, dans le volume de Joachim Merlant, nous suivons ce lent, ce fécond travail qui anciennement nous composa notre âme ; et, la dernière page tournée, nous aimons à noter, sur le feuillet de garde, que l’auteur, ayant suivi d’étape en étape le chemin de l’âme française, est parti pour la guerre et y fut un héros. Cette note fait la conclusion du livre. Elle veut dire qu’au témoignage implicite et superbement clair d’un lettré qui, de nos grands écrivains, a nourri sa méditation perpétuelle, notre « culture » est productrice d’énergie, fleurit et s’épanouit bien. Le zèle guerrier d’un Joachim Merlant, beau en lui-même, a encore cette beauté de mettre le sceau à une œuvre ; il la consacre. Et, comme cette œuvre est tout occupée de notre littérature française, c’est (pour ainsi parler) notre littérature française qui s’en trouve consacrée, ses leçons morales glorifiées. Ce qu’un Joachim Merlant doit à nos maîtres de jadis et à leur efficacité durable, pour la formation de son intelligence et de sa volonté pareilles, il le leur a rendu, par le certificat si poignant que leur donnent son sang répandu sans regret et sa souffrance heureuse.

Nos ennemis sont énormément fiers de leur Kultur. Du moins en étaient-ils fiers par avance. Je ne sais s’ils le seront après l’épreuve de cette guerre. Je sais que nous ne leur jalousons pas leur fierté. D’ailleurs, ne les dénigrons pas à plaisir ; et qu’il y ait eu chez eux du dévouement, de l’abnégation forte, ne le nions pas : notre suprématie n’en éclate que mieux. Mais si, dans cette guerre, nous cherchons l’influence de la Kultur, nous la découvrons en orgueil, jusqu’à la mégalomanie ; en cruauté, jusqu’à la barbarie ; en frénésie entichée. Les maîtres de la pensée allemande, si nous démêlons leur ouvrage dans cette aventure, ont organisé une fatuité allemande qui ne doute pas du succès et qui, partant, risque d’égarer les courages, qui ne marchande pas sur les moyens et autorise toute vilenie pour réaliser les fins d’un orgueil morbide. Notre « culture » est d’une autre sorte, plus modeste, nuancée, tempérée de scrupules, ornée de sagesse. Nos ennemis la méprisaient et la disaient conseillère de nonchalance : eh ! bien, ils ont vu ses fidèles prompts à servir et hardiment résolus.

Pour attester la qualité vaillante de notre « culture », il y a la foule de nos soldats, qui dépendent d’elle, et parmi eux, au premier rang, le grand nombre de leurs professeurs et instituteurs : ceux-ci, par milliers et tous également revenus des erreurs d’autrefois, tous bons enfants de la patrie ; et, par dizaines, ces normaliens, gens retirés, gens de la cité des livres, soudain sortis de leur retraite, officiers pour la plupart, si bien au feu, si crânes, sachant mourir. La liste de leurs morts est longue. Et l’on rend hommage à eux tous en louant, comme l’un d’eux, le capitaine Joachim Merlant.

Il est bien l’un d’eux et, à leur guise, pendant les jours de la paix, enfermé dans l’étude. À Montpellier, ville tranquille et ancienne, aux demeures nobles et parées de belle ferronnerie, ville méridionale et dont la gaieté admet une certaine austérité que ses traditions illustres et savantes lui confèrent, ville qui de Rabelais garde pieusement la robe de docteur, il enseigne, non seulement la littérature, mais le culte des bonnes lettres. Il a ses élèves, ses cours, sa besogne et sa rêverie. Il découvre, dans les bibliothèques, les éditions rares et les précieux volumes. Il est content, le matin qu’il a trouvé l’exemplaire le plus charmant du recueil où Guillaume du Vair met à portée de l’âme française l’éthique des stoïciens. Le volume est de 1607, chez Abel L’Angelier, au premier pilier de la Grand’Salle du Palais ; et un dessin d’une grâce exquise encadre le titre : on y voit des oiseaux, des fruits et des fleurs en guirlandes. Or, au milieu de la gravure, une main, non d’artiste, mais d’amoureux, ajouta quelques traits de plume assez adroits pour que, sans peine, on distingue deux cœurs environnés de flammes et traversés d’une flèche, puis sous l’emblème cette devise énigmatique : Ardens Immortels au regard d’amyes… Il est facile de déchiffrer les mots, non leur signification secrète. « Ce livre fut-il le lien de deux âmes ; n’atteste-t-il pas une dévotion stoïcienne, une spiritualité stoïcienne ?… » Et les ardents mortels qui l’ont lu, sous le règne d’Henri IV, comment arrangeaient-ils leur vie, comment réunissaient-ils, et par quels tours d’une dialectique ingénieuse, leur amour qui flambe et la vertu stoïcienne ? Ensuite, ils sont morts ; et toutes antinomies se résolvent là.

Entre nos écrivains, M. Joachim Merlant préfère ceux qui ont accordé à la solitude, au silence et à la réflexion le plus de soin, le plus de temps et qui, à leur époque et plus tard, n’ont pas fait beaucoup de bruit. Senancour l’a tenté : le singulier Senancour, triste et intelligent, et qui eut la maladresse de ne tirer de son intelligence aucun plaisir ; mais il aimait mieux sa tristesse. Il passa, le fol Senancour, son existence à raffiner sur sa douleur et à maudire la destinée, qui au surplus ne l’épargnait pas. Ce fut à cause d’une jeune fille dont il s’éprit et qu’il eut l’ennui de ne point épouser. Seulement, cette déception d’amour, il la compliqua et la tourmenta d’idéologie afin d’accuser, au-delà de tous les hasards, la substance universelle de la vie et l’essence de l’être. Et il divertissait ainsi sa malchance. Il inventa une mélancolie philosophique et poétique vers le moment où le merveilleux chagrin de Chateaubriand commençait d’alarmer les imaginations. Il n’avait pas lu René. Mais René prenait un large essor, quand Obermann se rencognait dans l’ombre. C’est Chateaubriand qui eut toute la gloire du chagrin ; puis l’allégresse de Chateaubriand, — quelle allégresse du génie ! — emporta la mélancolie de René. Lui Senancour est, par son malheur, en juste harmonie avec son invention. La destinée lui épargna cette discordance qu’il y a (et qui est si drôle) entre le désespoir de René et l’entrain de Chateaubriand ou bien entre le suicide du jeune Werther et les aubaines de M. le conseiller Goethe. Mais songea-t-il à estimer cette onéreuse convenance de son art et de son infortune ?… Il a laissé indifférente la renommée ; il séduit et amuse un esprit obligeant, qui aura pitié de lui, l’aimera et lui saura gré d’avoir écrit, sur la lune et la violette, la douce automne et le silence des nuits vaporeuses, de jolies phrases démodées.

Senancour, à qui M. Joachim Merlant décerne une prédilection très attentive, appartient à une série ou, plutôt, à une famille d’écrivains, de romanciers qui, de Rousseau à Fromentin, ont illustré un genre assez bizarre, périlleux et très joli, le « roman personnel » : genre qui paraît simple et presque un peu naïf, l’auteur ne faisant rien que raconter son histoire. Il semble qu’il y ait là une spontanéité naturelle, et comme le premier effort de la velléité littéraire. On ne serait pas surpris que les littératures, en général, eussent préludé ainsi. Mais, en fait, non. La littérature est, en ses débuts, impersonnelle. Ce n’est que tardivement que l’écrivain se permet de prendre, pour objet de son art, lui-même : lui-même et ses souvenirs. Il a fallu, avant cela, deux modifications, l’une esthétique et, l’autre, morale. Esthétique : il a fallu que la notion de l’art devînt telle, si choyée et privilégiée, que l’art tout seul et de par ses prérogatives suffit à rehausser l’aveu d’une modeste aventure, l’humble vérité sans le surcroît de parures imaginatives. Et, dans l’évolution morale, il a fallu que le moi prît une importance, un intérêt légitime, capable de justifier les bontés que l’art lui témoigne. Ce double phénomène, esthétique et moral, était accompli, au dix-huitième siècle, quand le roman personnel se dégagea de la fiction littéraire ; et, depuis lors, les circonstances l’ont favorisé, l’ont mené peut-être jusqu’à trop d’exubérance. Le mémorialiste n’a-t-il pas encore plus d’audace que le romancier qui raconte son histoire ? On le dirait : dans le roman, le moi se dissimule ; et il s’exhibe, dans les mémoires. Du reste, les mémoires ont pullulé, quand le roman personnel fut à la mode. Mais enfin, les mémoires sont, habituellement, ceux du prochain plus que de nous, même si le prochain n’y est pas ménagé, comme il arrive : et les bribes de réalité que nous avons attrapées, toutes fraîches, durant la promenade de la vie, nous les mettons à sécher entre les feuillets du registre. En somme, il n’y a pas là autant d’amour-propre que d’amitié pour nos fragiles entourages. Dans le roman personnel, tout n’est que toi ; et tu fais de toi un thème poétique. Ce n’est pas simple du tout ; et plutôt, il y aurait là quelque perversité : le signe d’une intrépide confiance accordée à soi-même, la coquetterie de Narcisse qui sourit à son image. Et, d’autre part, penché vers lui, le romancier n’est pas toujours satisfait : plusieurs romans personnels sont des actes de repentir et, quelquefois, d’humilité. Ce genre littéraire, si varié, peu défini, va de l’outrecuidance à la confidence timide, hésite entre l’impertinence et l’excuse et a souvent, avec des ridicules, un charme d’intimité. Que de nuances ! et dignes de la curiosité d’un moraliste. Dès son premier ouvrage, Le Roman personnel, de Rousseau à Fromentin (sa thèse pour le doctorat), tel nous apparaît M. Joachim Merlant : le moraliste le plus curieux de la sensibilité littéraire. Ce qu’il examine, c’est le moi et ses mouvements, ses impulsions, ses pudeurs, ses comédies, ses vives sincérités, ses costumes pour aller dans le monde, ses lassitudes et son abandon dans la retraite. Il a, pour le moi et pour ses manigances délurées ou ingénues, beaucoup d’obligeance ; et non plus il n’est point sa dupe : il débrouille très finement les roueries des plus malins littérateurs et d’un Benjamin Constant. Félicitons-le aussi de ne pas sacrifier la littérature à la morale et de n’oublier jamais que romans et poèmes ne sont pas uniquement des documents à l’usage des historiens et des philosophes.

C’est le même problème de morale et de littérature qu’il a repris, avec une maturité de pensée plus évidente, et plus loin dans le passé, au cœur même de notre histoire littéraire, quand il a préparé son livre plus récent, De Montaigne à Vauvenargues. Il a mis en sous-titre : « essais sur la vie intérieure et la culture du moi ». En d’autres termes, il étudie les tribulations du moi depuis la Renaissance jusqu’à ce moment du dix-huitième siècle où est né, par la désinvolture du moi, le roman personnel. Et voilà quelque trois cents années de tentative égoïste dûment regardées, jugées et peintes.

Le moi, en Montaigne, a son meilleur ami, peut-être. Montaigne écrit cependant : « Qui ne vit aulcunement à autruy, ne vit guères à soy. » Ainsi Montaigne nous engage à n’être point égoïstes : mais il emprunte à l’égoïsme bien entendu son argument. Et il nous avertit de ne pas nous effrayer lorsque nous sommes généreux : « J’ay pu me donner à aultruy, sans m’oster à moy. » Se donner à autrui, c’est dans l’amitié, c’est aussi dans l’activité. Or, l’amitié ne nous ôte pas à nous-mêmes : elle nous augmente et elle nous étend ; l’amitié de La Boétie ne diminuait pas Montaigne. L’activité serait plus facilement dangereuse : elle nous gaspille. Encore, tout en se méfiant, faut-il n’aboutir pas à l’incurie. Un empereur, son empire le dispute à lui-même. Eh ! bien, il n’a qu’à établir son jugement « au-dessus de son empire » et, son empire, le considérer « comme accident étranger » ; alors, il saura « jouir de soy à part ». C’est ce qu’a fait Montaigne en sa mairie : « Le maire, et Montaigne, ont toujours esté deux, d’une séparation bien claire… » Chateaubriand, lorsqu’il sera ambassadeur, regrettera de « consacrer une petite case de sa cervelle » à de médiocres affaires, aux déprédations que les pécheurs de Jersey commettent sur les bancs d’huîtres de Granville ; et il détestera de rencontrer dans sa mémoire, s’il y fouille, les noms de MM. Usquin, Coppinger, Deliège et Piffre. C’est qu’il n’a pas réussi à séparer (suivant Montaigne) l’ambassadeur et Chateaubriand. Mais ni Chateaubriand ni Montaigne ne sont des hommes d’action. L’homme d’action préfère à lui-même son acte. Laissons Chateaubriand ; Montaigne préfère Montaigne. Plus exactement, il préfère au gaspillage de l’activité les délices de la vie intérieure. Il vivait en un siècle terriblement agité, où l’on dirait que tout le monde avait perdu l’art et le goût de se tenir coi, où un chacun dépensait une fougue inutile avec fureur, et où la vie était « extérieure » comme jamais : comme, peut-être, de nos jours. Montaigne rentre chez lui et nous convainc de rentrer chez nous, de cultiver notre jardin mental : et c’est le moi, notre jardin. Voilà Montaigne. Il nous enchante ; et il enchante notre auteur. Mais aussi notre auteur ne lui épargne pas toutes critiques. M. Joachim Merlant trouve admirable, dans Montaigne, « la vie intérieure de l’intelligence » et ajoute : « Il lui a manqué un certain oubli de soi, un certain degré de chaleur morale, une certaine ferveur d’émotion, que seul l’apprentissage de la douleur, le consentement à la douleur auraient pu lui donner… » Tout cela, en effet, n’est pas de Montaigne : et voire, tout cela est si étranger à Montaigne que le langage, pour le réclamer, ne prend pas le tour de Montaigne et semble du style nouveau. M. Joachim Merlant, certes, s’en aperçoit ; s’il n’a point évité cette disparate, il l’a sentie ; je crois qu’il l’a voulue et que, par elle, il indique le caractère de sa méthode, laquelle n’est pas tout uniment historique, mais (je le disais) morale. S’il traite Montaigne comme l’un des maîtres de la vie intérieure, il ne se borne pas à figurer en lui un remarquable échantillon de l’homme de la Renaissance, et qui subit l’influence de son époque, réagit contre elle et, dans un ensemble vivant, constitue son personnage : il a des comptes à lui demander. Une méthode absolument historique a ce résultat de reléguer dans le passé, de les y confiner, de les y emprisonner, les écrivains et penseurs d’autrefois. S’ils durent, s’ils ne sont pas des morts ensevelis, amenons-les à nous et, avec toutes les précautions de la politesse, entretenons leur familiarité, continuons la causerie. Ils y consentent : les plus grands y consentent le mieux.

Du reste, les reproches qu’il faut adresser à Montaigne, nous ne les inventons pas. Il a été secoué. Son ennemi, ce fut l’ennemi du mot ; ce fut Pascal. Et, Pascal, le soin de la justesse historique ne le gêne pas. Ce qu’il va chercher dans Montaigne, c’est la doctrine et c’est le moi. Or, depuis Montaigne jusqu’à ce dur janséniste, le moi, que Montaigne émancipait et instruisait, profita de ses libertés, les embellit.

À la fin du seizième siècle, il y a une diffusion très singulière d’idées antiques et païennes dans la pensée française : idées stoïciennes et idées platoniciennes. Au chapitre de M. Joachim Merlant, joignons, pour connaître bien cet épisode, le savant ouvrage de Mlle Léontine Zanta, La Reconnaissance du stoïcisme au seizième siècle, où Juste Lipse et Guillaume du Vair sont à l’honneur. Nous avons eu des stoïciens sous le règne d’Henri IV. Guillaume du Vair enseigne que l’homme est le maître de son âme. Il déclare que, « si nous voulons avoir du bien, il faut que nous le donnions à nous-mêmes ». Il écrit : « La nature a mis le magasin en notre esprit ; portons-y la main de notre volonté, et nous en prendrons telle part que nous voudrons… » Il affirme que nos passions, de qui notre destinée dépend, sont esclaves de notre volonté. Il accorde à la volonté la prépondérance ; il confie au moi le gouvernement de lui-même. Le stoïcisme libère le moi et lui décerne l’autonomie : il le dompte ? plutôt, il le charge de se dompter. Et le platonisme lui fait une beauté. M. Joachim Merlant n’a pas tort, à mon avis, de rattacher aux idées platoniciennes qui ont eu la vogue vers la fin de la Renaissance le grand souci de vivre en beauté que révèlent les précieuses, que révèle aussi le roman de L’Astrée et que révèle toute la coquetterie du siècle. Honoré d’Urfé a écrit des Épîtres stoïciennes, dont il a dédié le troisième livre à Marguerite de Navarre ; et à cette Marguerite, Antoine d’Urfé, le frère d’Honoré, adressait en 1592 une épître platonicienne, De la beauté qu’acquiert l’esprit par les sciences. L’antiquité a beaucoup d’influence alors, et non pas seulement sur l’art et la littérature, mais sur les âmes. L’antiquité : le paganisme. Et cela nous étonne, de voir une société chrétienne si docile aux leçons des païens : leçons d’orgueil et de volupté spirituelle. Cela nous étonne : nous sommes un peu pharisiens. C’est, au contraire, une jolie chose, l’accord où ont vécu ensemble, durant le dix-septième siècle, la pensée païenne et la chrétienne. Et cet accord plus tard, qui l’a défait, défaisant ainsi l’une des grâces de l’âme française ? l’impiété. Doctrine d’orgueil, le stoïcisme ne choque pas les chrétiens, avant l’époque de l’impiété. Le ménage Dacier, en 1691, traduit les Pensées de Marc-Aurèle et annonce : « Notre unique dessein a été de faire de ce livre un livre de piété. » Nous séparons avec trop de violence, peut-être, ce qui se rapproche sans nul scandale. Le stoïcien Guillaume du Vair est fidèle à ses croyances religieuses : il n’invoque pas un dieu philosophique, mais Dieu ; et il remercie Notre-Seigneur qui, par ses heureuses paroles, « suggère en un moment tout ce que les veilles de tant d’années ont pu acquérir de plus beau aux esprits des plus sçavans philosophes ». Et il aperçoit donc une évidente analogie entre la sagesse des philosophes et la vérité de la foi. Semblablement, M. Strowski a signalé (dans son Saint François de Sales) une bien ravissante analogie entre les dires de saint François, touchant l’amour divin, et les théories de l’amour que présente la mondaine Astrée d’Honoré d’Urfé. Adamas, dans l’Astrée, dit à Céladon : « Toute beauté procède de cette souveraine bonté que nous appelons Bien. Le soleil que nous voyons éclaire l’eau, l’air et la terre d’un même rayon. Le soleil éternel embellit ainsi tous les êtres. La clarté divine brille plus en l’entendement angélique que dans l’âme raisonnable, et dans l’âme raisonnable que dans la matière… » Et toute beauté est un rayonnement de Dieu. Et la spiritualité amoureuse tient des propos mystiques. Et Honoré d’Urfé eut pour ami ce Favre qui fut l’ami intime de saint François. Et, dans son Esprit de saint François de Sales, Camus célèbre L’Astrée, « entre les romans et livres d’amour, l’un des plus honnestes et des plus chastes qui se voyent ; la mémoire m’en est douce comme l’épanchement d’un parfum… » Et nous sommes (j’avais raison) des pharisiens qui ne comprennent rien à l’âme d’il y a trois siècles à peine, notre âme d’hier, si nous distinguons rudement l’une de l’autre L’Astrée et l’Introduction à la vie dévote.

Saint François de Sales professe que chaque âme « est comme un grand royaume qui, pour se conserver, a ses lois et ses maximes différentes ». Et il a dit que l’inquiétude était « le plus grand mal qui arrive en l’âme, excepté le péché ». Guillaume du Vair, pareillement, condamne la tristesse qu’il appelle « rouille et moisissure » de l’esprit, et qui fait mine d’être « pie et religieuse », et qui n’est que « tromperie ». Saint François de Sales ne veut pas que le zèle religieux nous induise en l’excès du remords. Soyons marris de nos fautes ; mais n’allons pas jusqu’à « une déplaisance aigre et chagrine, despiteuse et cholère ». Il ne veut pas qu’à l’égard de nos âmes, si imparfaites et qui cherchent la perfection, nous agissions avec violence : « Mettez votre esprit en repos et tranquillité, faites rasseoir votre jugement et votre volonté, et puis, tout bellement et doucement, pourchassez l’issue de votre désir, prenant par ordre les moyens qui seront convenables, je ne veux pas dire négligemment, mais sans empressement, trouble et inquiétude ; autrement, au lieu d’avoir l’effect de votre désir, vous garderez tout et vous embarrasserez plus fort… » Montaigne aurait aimé ces lignes de saint François : il entendait lui-même se manier avec plus de douceur adroite que de sévérité revêche. Montaigne aurait aimé saint François qui l’eût « repris », mais non « d’une trongne trop impérieusement magistrale » : et c’est toute la condition que pose Montaigne à qui vient lui offrir quelque vérité ou réprimande.

Il y a plaisir à trouver en bonne intelligence Montaigne, les stoïques et platoniciens, Guillaume du Vair, saint François de Sales et Honoré d’Urfé. Leurs contrariétés, que nous n’omettons pas non plus, ont donné à notre littérature et à notre pensée française la plus agréable Variété : leur facile réunion met de l’harmonie dans cette variété. Comme aucun d’eux n’a eu la « trongne magistrale », les idées qui nous viennent d’eux se rassemblent aisément et ne nous font pas des âmes bouleversées. La continuité que, sans artifices, M. Joachim Merlant découvre dans la littérature morale qui va de Montaigne à Vauvenargues, montre que l’âme française eut, en sa florissante jeunesse, le plus beau développement, logique et naturel. De même qu’un arbre sain lance de divers côtés ses rameaux, — et chacun d’eux obéit à la puissance de la sève, à la qualité de l’essence ; et tous composent l’arbre : la libre fantaisie de chacun d’eux est fidèle au dessin général, — ainsi le moi, au seizième siècle, pousse allègrement ses tentatives. Montaigne, Guillaume du Vair, saint François de Sales et Honoré d’Urfé demandent à la méditation l’embellissement de l’âme. Il ne s’agit guère, pour ces moralistes, que de « culture intérieure ». Voici Corneille : et alors la beauté de l’âme, c’est l’activité. Le moi ne se confine plus ; mais il se jette dans la mêlée des passions, il organise des combats et y réclame le rôle principal, la suprématie, la domination. Voici, avec les héros de la Fronde et, mettons, avec Paul de Gondi cardinal de Retz, le « moi glorieux », le moi qui fait d’élégantes folies, le moi qui splendidement tourne mal. Un Paul de Gondi cardinal de Retz a bel et bien supprimé toutes les contraintes ; et il se trémousse. Il s’amuse. Il n’est pas un homme d’État, mais un chef de parti : n’est-il pas, quelquefois, un émeutier ? A-t-il une morale ? Non ; mais il obéit à des maximes d’entrain, de gaieté, d’effronterie, de fourberie et puis d’honneur. Il n’a pas de vertu : il a, comme on disait dans le désordre italien de la Renaissance, de la virtù. Le moi se donne du bon temps. Pascal le châtie. Et le gouvernement du Roi, qui maintient l’ordre dans l’État, calme le remuement des consciences. Il ne leur inflige point un esclavage : il leur laisse, et même il leur assure, la suffisante et l’innocente liberté qui permet aux plus vives singularités de se produire. Un La Fontaine, un Méré, un Saint-Évremond réalisent des chefs-d’œuvre d’originalité, dans leur vie, et ajoutent à l’art de vivre des recettes. D’ailleurs, ils ne vont point à l’extravagance. Ils ont, pour les retenir, du goût ; leur goût les avertit de ne dépasser point la mesure : et ils honorent la raison. La raison vaut qu’on se fie à elle, pour empêcher les égarements de l’esprit et les égarements du cœur. C’est à elle que Mme de La Fayette livre le cœur troublé de la princesse de Clèves : nos passions s’épuisent à nous martyriser ; la raison les émousse. Et l’œuvre de la raison, si utile, n’est pas un jeu, n’est pas un divertissement. Mme de La Fayette n’évite pas toute mélancolie : elle nous offre seulement une sagesse. Il y a de l’abnégation dans la sagesse.

Il me semble que toutes les idées du siècle, toutes les nuances d’idées, et tous les sentiments, toutes les tentatives ingénieuses pour comprendre et aussi toutes les finesses de l’émoi, se retrouvent en Fénelon, qui les achève et, souvent, les détériore. Il y a, dans ce clair et subtil génie, des mélanges extraordinaires : il y a en lui du précieux et du glorieux ; il y a en lui du Pascal ; et il y a en lui de l’incompréhensible. Ce qu’il invente, c’est, en quelque sorte, une dialectique de l’ineffable… Et Vauvenargues, si malheureux, ce qu’il invente, c’est la sérénité philosophique. Marmontel l’a vu souffrir et mourir, dans une petite chambre à l’hôtel du Paon, et plus tard disait : « On n’osait pas être malheureux auprès de lui… » La vue d’un animal blessé, d’un cerf qu’on poursuit dans les bois, d’un arbre qui penche et qui traîne ses rameaux dans la poussière, d’un vieux bâtiment qui s’abîme, d’une fleur qui pâlit, d’un pétale qui tombe, lui plongeaient l’esprit « dans une rêverie attendrissante » ; mais il savait résister contre la tentation des larmes et, sans se guinder, il affirmait la beauté de la vie.

Je vais trop vite et ne puis m’arrêter à tous ces reposoirs de la pensée que nos écrivains des beaux siècles ont bâtis et ornés de leur rêverie. M. Joachim Merlant s’y attarde ; il y fait oraison.

Que d’autres, avant lui ! Et, après lui, que d’autres encore suivront ce même chemin, de Montaigne à Vauvenargues !… Nous avons là nos origines. Ces grands hommes, que nous appelons nos Classiques, sont véritablement nos pères. Ils sont aussi (comme, des Latins et des Grecs, disait Montaigne) nos bons amis du temps passé. Nous leur devons, mieux que la vie, notre idée de la vie. Et Montaigne disait : « Je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre m’a fait » ; leurs livres nous ont faits. Nous ressemblons à leurs livres. Cependant, ils ne nous astreignent pas. Leur discipline est clémente : ils nous laissent nous échapper. Même alors, il est et il doit être visible, à notre allure, que nous venons d’eux. Puis, nous revenons à eux ; nous les consultons.

Est-il des problèmes que nous n’ayons à leur soumettre ? M. Joachim Merlant n’a pas craint de leur poser des questions nouvelles. Sur « la vie intérieure et la culture du moi », il a interrogé Corneille. Nouvelles questions ? Nouveaux, surtout, les mots. Et Corneille a répondu. Il est vrai que les mots sont des signes de réalité ; le vocabulaire nouveau indique une réalité nouvelle. Mais la réalité change plutôt en ses apparences que dans son tréfonds. Nos bons amis du temps passé ne sont pas dupes des apparences. Ils nous reconnaissent ; et ils reconnaissent notre souci, le leur. Ainsi, leur conseil continue, ou de nous diriger, ou bien de nous aider.

Ils sont charmants et d’aimable accueil. Aucun d’eux n’a une mine rébarbative et une grimace de docteur. Que de bonhomie, dans leur compagnie admirable ! C’est un Stoïque (et les Stoïques ont de la fierté), ce Guillaume du Vair qui présente son livre en ces termes : « Quant à ce peu qui est du mien, qui n’est quasi que la disposition et les paroles, je vous le présente comme Apelle et Polyclète faisaient leurs tableaux et images, le pinceau et le ciseau encore à la main, prêt à réformer tout ce qu’un plus délié jugement y trouvera à redire. » Ils ont tous cette aménité souriante et cette politesse. Seul est impérieux et violent Pascal ; il nous malmène et il nous tarabuste. Mais ce n’est pas lui : c’est Dieu ! Il ne veut être, lui, qu’un homme qui s’est mis à genoux et a prié Dieu de soumettre à l’évidence nous et lui. Entre Pascal et tous les autres, il y a un abîme ; et saint François de Sales, si je ne me trompe, s’entretient plus commodément avec Montaigne ou Honoré d’Urfé qu’avec le Solitaire, lequel n’a de commerce qu’avec Dieu. Comme il nous objurgue pourtant, Pascal ! Donc, il nous aime. Il nous aime en Dieu ; les autres, dans le monde. Et voilà nos amis du temps passé, bons amis et perpétuels amis, soit pour vivre, soit pour le dernier acte de mourir.

Je me souviens qu’aux premiers jours de la guerre, un paysan qui partait regardait par la fenêtre du wagon la campagne, les champs, les vergers fleuris de soleil, les collines gracieuses et disait : « Ça vaut la peine de se battre pour tout ça !… » Et aussi pour ceci qui est l’âme de la France, son âme digne de son visage ! Alors on a vu animés d’une ardeur égale, pour la défense du double héritage, ceux qui avaient à garder le sol, ceux qui avaient à garder la pensée, soldats soudains et soldats pareils, ce paysan que je n’ai pas revu et ce lettré issu de la lignée qui va de Montaigne à Vauvenargues.

André Chénier

… Une nouvelle poésie allait s’épanouir, allait modifier les destinées, l’avenir de la poésie. Cela s’est anéanti… Je ne sais comment certains philosophes épiloguent sur les lois évolutives de l’histoire et omettent les coups de son principal artisan, le hasard… Cette aventure, pleine de tristesse et de mystère, nous alarme plus péniblement que jamais aujourd’hui, quand nous savons que meurent toute une jeunesse et la promesse de son génie inconnu, éteint avant d’avoir illuminé le monde si vieux, si morne, si sombre.

Il aura fallu beaucoup plus d’un siècle pour que nous fût donnée l’œuvre complète de Chénier ; mais enfin nous l’aurons bientôt. Quand il est mort, il n’avait publié que son Jeu de Paume et l’Hymne aux Suisses de Châteauvieux, en fait de poèmes. Après cela, et jusqu’en 1819, on n’a connu de lui que La Jeune Captive, La Jeune Tarentine et de courts fragments que Chateaubriand, Millevoye et un certain Fayolle ont cités. Chateaubriand raconte, dans le Génie du Christianisme, qu’il a eu entre les mains un petit recueil d’idylles manuscrites, de cet « infortuné jeune homme », et qu’il y a trouvé « des choses dignes de Théocrite ». On aime à se figurer que ce cahier précieux appartenait à Pauline de Beaumont, laquelle, par son cousin François de Pange, fut l’amie d’André Chénier ; elle était aussi l’amie de Mme Lecoulteux, Fanny peut-être. Et c’est dans la fine et amoureuse compagnie de Pauline de Beaumont que Chateaubriand composa son apologie chrétienne. Cette charmante femme qui allait mourir a transmis au splendide poète du siècle commençant la jeune poésie qu’avait tuée le siècle terrible.

En 1819 parut le premier volume d’œuvres d’André Chénier, par les soins délicats d’Hyacinthe de Latouche. Et ce Latouche eut ici-bas une drôle de destinée, s’il fut l’auteur de romans, de poèmes, d’essais, de comédies, de toute une œuvre intelligente et abondante et s’il n’est demeuré célèbre que comme l’éditeur d’un autre et l’amant de Marceline Desbordes-Valmore. Son édition de Chénier n’est pas mauvaise. On lui reproche quelques erreurs de lecture. Par exemple, ce joli vers : Pâtres, chiens et moutons, toute la bergerie , il le gâte, quand il imprime : Pauvres chiens… C’est dommage !… Il a quelquefois corrigé des négligences de Chénier : il eût mieux fait de se tenir tranquille. Et il a trop souvent abrégé des morceaux que nous sommes contents aujourd’hui d’avoir tout entiers. Cependant, il avait à choisir ce qu’il publierait ; il ne pouvait, à cette époque où le défunt poète n’était pas illustre, publier jusqu’aux plus petits fragments : il eût desservi le poète dont il préparait la gloire. Au bout du compte, il a bien choisi et il a composé son recueil avec un goût très sûr, avec une heureuse prudence.

Peu à peu, et grâce à lui, Chénier devint un de nos poètes classiques. Les conditions n’étaient plus les mêmes, lorsque le diligent Becq de Fouquières commença ses travaux. Subtils travaux, qui durèrent un quart de siècle et qui occupèrent sans cesse l’attention, la sagacité, l’amitié de l’érudit le plus fervent. Becq de Fouquières fut dévoué, consacré à sa tâche pieuse. Il aimait Chénier, — André, comme il l’appelle gentiment, — d’une tendresse que Marie-Joseph n’a pas eue pour son frère. Je ne dis pas que Marie-Joseph soit coupable de la mort de son frère. On a lancé cette accusation brutale contre lui de bonne heure ; et la politique s’en mêla. Sans doute n’a-t-il pu sauver son frère : Becq de Fouquières l’eût sauvé. Rœderer, en 1796, jugeait ainsi Marie-Joseph : « Il n’a point fait de crimes, mais il a professé tous les mauvais principes qui les ont fait commettre tous. Il n’a point été l’émule de Marat, mais il a été son apologiste. Il n’a point été l’assassin de son frère, mais il a été l’ami de ses assassins… » Becq de Fouquières n’était pas l’ami des ennemis d’André. Même, il a traité avec une extrême rudesse le neveu d’André, M. Gabriel de Chénier qui, à son gré, contrariait la renommée du poète. Il l’a poursuivi de sa colère et il l’a secoué. Ce Gabriel de Chénier, c’était un homme têtu. Il possédait les papiers de son oncle ; et il se promit de ne les montrer à personne, de les cacher surtout à Becq de Fouquières ; et, pour faire endêver Becq de Fouquières davantage, il révélait de temps en temps une part de son trésor à qui du moins n’était pas Becq de Fouquières. Voulait-il se réserver les honneurs de la publication ? Principalement, il taquinait de son mieux, et très bien, Becq de Fouquières. Celui-ci enrageait ; celui-ci ne renonçait pas au service et au culte d’André. Il multipliait les recherches et de belles trouvailles le récompensaient : le récompensaient mal, car il savait que cependant le principal était dans les tiroirs du cerbère implacable Gabriel. Afin de rétablir en vérité le texte du poète, il procédait par conjecture, comme font les philologues pour les écrits des anciens, dont les originaux sont perdus ; mais il savait que Gabriel tenait la certitude. Et il endurait un supplice. Attendre ? Les années n’adoucissaient pas M. de Chénier ; l’âge ne le rendait ni plus obligeant ni moins robuste. Et attendre, quand on aime !… Becq de Fouquières était amoureux de cette poésie qu’un Bartholo détestable lui cachait. Il aima de loin, de cœur épris et constant. Il publia en 1862 sa première édition d’André ; dix ans plus tard, une seconde édition, plus parfaite encore. Il avait réussi à se procurer, dans les bibliothèques et les archives, tous les renseignements et les témoignages relatifs à la vie et à la mort du poète ; il avait si bien cherché qu’ensuite on n’a pas trouvé grand-chose. Il lui a manqué seulement les papiers que la malignité de l’inexorable vieillard lui refusait. Sur bien des points, il a deviné juste, avec une sorte de patient génie.

Or, il venait de publier sa seconde édition : soudain, M. Gabriel de Chénier publia trois volumes des poésies d’André Chénier. Trois volumes ! De l’inédit, des merveilles imprévues ! Ce qu’éprouva Becq de Fouquières, nous le savons, il ne l’a point dissimulé : ce fut de la joie et de la colère. De la joie, certes, pour tant de beautés nouvelles qui lui ornaient encore son héros, son ami. De la colère aussi : M. Gabriel de Chénier, sans être à la rigueur un sot, n’était pas un admirable lettré ou n’était pas un philologue. Son édition, riche à foison, que de fautes la condamnent ! M. de Chénier s’est trompé, s’il a cru qu’il suffisait d’être le neveu du poète pour être le bon éditeur du poète : il s’est donné la peine de naître, et le voici, futile héritier, qui se trémousse parmi les divins manuscrits. Il les embrouille ; il mêle le théâtre et les iambes ; il réunit en un poème des fragments qui n’ont pas de rapport ensemble. Et il ne sait pas lire, le malheureux ! Il attribue à son oncle ce vers : « Tourne un peu la médaille antécépiendaire. » Antécépiendaire ? M. de Chénier l’a bien senti, c’est un mot qui ne passe pas tout seul. M. de Chénier, là-dessus, rédige une note savante : « Antécépiendaire est un mot inventé et tiré du verbe antecapio, antecapare, saisir auparavant, se saisir d’avance, s’emparer d’abord, et qui fait allusion à l’acte de ce Gennot, désigné ici sous le nom de Gynnis, qui arrêta le poète d’abord et avant qu’aucun motif eût été allégué contre lui. » Mais, premièrement, Gennot, quand il arrêta Chénier dans la maison de Pastoret, ne fit qu’obéir à l’ordre de ses maîtres abominables, de ses maîtres pourtant, et qui lui commandaient d’incarcérer toute personne trouvée là. Deuxièmement, rien ne prouve que, sous le nom de Gynnis, Chénier désigne ce Gennot. Troisièmement, si M. Gabriel de Chénier avait su lire l’écriture de son oncle, il eût imprimé : « Tourne un peu la médaille au récipiendaire. » Il se dispensait ainsi d’une note, savante, oui, mais baroque ; et il dispensait d’un barbarisme le poème de son oncle. Dans l’Hermès : « On nourrit l’enfant avec du lait d’abord et le lourd boucher ne charge point son bras… » Le lourd boucher ? Non : « le lourd bouclier » !

Certes, on le voit, l’édition de M. Gabriel de Chénier n’est pas bonne. Et ce n’était pas la peine de garder par devers soi si jalousement le précieux dépôt ; ce n’était pas la peine de contrister si cruellement Becq de Fouquières. Le pauvre Becq de Fouquières passa plusieurs années encore à noter les bévues de l’éditeur infidèle : il publia deux volumes de châtiments, deux volumes qui sont des modèles de juste critique et de polémique passionnée. Ensuite il mourut, et sans avoir vu les papiers d’André. M. Gabriel de Chénier, qui avait bien trente et un ans de plus que lui, survivait obstinément : il ne consentit à mourir qu’après Becq de Fouquières. Sa veuve, en 1892, légua les papiers à la Bibliothèque nationale et commanda qu’on ne pût les examiner avant sept années écoulées. José-Maria de Heredia en eut le premier connaissance. Il les vit avec « un frisson religieux » et passa de longs mois laborieux et enchantés à les étudier, à les copier ; la loupe à la main, tremblant d’émoi, très attentif, il chercha sous les ratures les vers du premier jet, l’hésitation du poète, le divin mystère de son inspiration. Le texte qu’il a établi est le parfait résultat d’une critique avisée ; le classement des poèmes est le meilleur et celui que Chénier eût bien fait d’adopter, s’il avait donné au public son œuvre, à la veille de mourir. Le lecteur a sous les yeux le texte, cette fois authentique, puis les variantes ; le texte lui est présenté de la façon la moins imprudemment conjecturale et aussi la plus agréable. José-Maria de Heredia eut soin de ménager les bonnes règles de la philologie et le plaisir de la littérature. Il a écrit, pour ce volume des Bucoliques, une préface lumineuse : poète qui voulut être le serviteur d’un poète, il a éclairé d’une lampe fidèle le monument qu’il élevait pour le culte d’André Chénier. Pieux, il inscrivit l’un auprès de l’autre les noms de Virgile et d’André Chénier : à ces deux noms fraternels, ajoutons le sien.

Le grand poète des Trophées n’avait publié que les Bucoliques. Deux érudits, MM. Abel Lefranc et Paul Dimoff, ont repris sa tâche. M. Dimoff a, jusqu’à présent, donné les deux premiers tomes des Œuvres complètes d’André Chénier. Le reste paraîtra quelque jour, — mais après la guerre : — l’œuvre de Chénier n’a point de chance ! Elle aura eu contre elle, sans parler du neveu, ingénument fâcheux, les Révolutionnaires et puis l’Ennemi : lors de l’autre guerre déjà, les Prussiens chapardèrent une liasse de manuscrits que Latouche avait laissée dans sa maison de la Vallée-aux-Loups. L’édition de M. Dimoff est excellente, car elle reproduit exactement le texte de Chénier. Nous n’avons plus à redouter les hasards de la copie : M. Dimoff a de bons yeux ou il a des lunettes ; et il sait lire. Il a généralement conservé la ponctuation même des manuscrits et ne supprime pas une virgule ou n’en ajoute pas une sans nous avertir, en note, de son audace. Minutie ? Louable scrupule : et il faut qu’un éditeur soit méticuleux. André Chénier, d’ailleurs, avait sa façon de ponctuer, très particulière, et qui marque vivement la coupe de ses vers, en indique la scansion, le rythme. Ainsi :

Prends, mon fils, laisse-toi fléchir à ma prière :
C’est ta mère. Ta vieille inconsolable mère
Qui pleure. Qui jadis te guidait pas à pas ;
T’asseyait sur son sein ; te portait dans ses bras.
Que tu disais aimer ; qui t’apprit à le dire ; (etc.).

Ponctuation d’un poète ; et ponctuation qui n’est pas tout uniment grammaticale, mais qui, ordonnant les phrases et leurs éléments, distribue aussi les portions du vers et tient compte de l’accent que la mesure poétique ajoute à la pensée.

Le seul changement que M. Dimoff ose faire subir au texte de Chénier, le voici : l’orthographe assez capricieuse du poète, il la conforme à notre usage d’aujourd’hui. Je ne sais pas s’il a raison. Mais il dit : « Notre texte y perdra peut-être en pittoresque ; il y gagnera certainement en clarté. » Je le veux bien ! Cependant, ces différences d’orthographe ne sont pas telles qu’à mon avis elles doivent gêner beaucoup le lecteur ou le gêner longtemps. Et, si elles l’étonnent un peu, si elles le dépaysent en quelque sorte et l’avertissent de transporter son imagination dans une autre époque et un autre milieu, bon avertissement !

L’éditeur d’André Chénier n’avait pas qu’à transcrire les manuscrits : ce n’était là que le plus facile de sa tâche, il avait à classer les fragments de poèmes et à classer les poèmes. Or, les manuscrits, tels que la Bibliothèque nationale les possède, sont en parfait désordre. L’on ne peut dire assurément que l’auteur les ait jamais rangés. Mais il est certain que Daunou, l’exécuteur testamentaire de Marie-Joseph Chénier, les a dérangés, ne fût-ce que pour en extraire les feuillets qu’il confiait à ce Latouche. Puis Gabriel de Chénier les mania sans timidité. Comment faire ? Si l’on peut essayer un classement, c’est qu’André Chénier, le plus souvent, note d’un signe, — d’une lettre ou d’un mot, d’un mot français, ou grec, et anglais parfois, d’une syllabe, — les fragments qui, dans sa pensée, se rapportaient à un poème ou bien à un ensemble de poèmes. De cette façon, nous reconstituons à peu près et les Bucoliques, et les Élégies, et l’Hermès. Il arrive aussi que, faute d’un signe évident, nous restions fort embarrassés. Tel fragment que M. Dimoff attribue au troisième chant de l’Hermès, M. Abel Lefranc le réclame pour l’Apologie : et peut-être Chénier n’avait-il pas décidé de l’introduire ici plutôt que là. Je citerais plus d’un exemple d’une pareille incertitude. En somme, un classement tout à fait rigoureux n’est guère possible et, si je ne me trompe, l’est d’autant moins que nous avons affaire, la plupart du temps, à des bribes d’ouvrages que l’auteur n’avait point achevés. Ce n’était pas une raison pour que M. Dimoff ne tentât point de mettre de l’ordre dans ce désordre ; c’était une raison pour qu’il n’attribuât pas une extrême importance à la difficile besogne du classement.

Tel est son classement, — très attentif et qu’il saurait défendre, — que les plus beaux poèmes, et par le poète menés à leur achèvement, s’y perdent au milieu de brouillons qui ne sont pas tous intelligibles. Les Bucoliques de M. Dimoff commencent par une série d’Invocations poétiques : invocations diverses, puis à l’adresse des dieux et, notamment, d’Apollon. Premier fragment : « Apollon est ap… » Et c’est tout le premier fragment. Nous sommes déçus. De tels petits bouts de phrases encombrent les pages du livre, les pages où nous cherchons, où nous voulons trouver aisément les divins poèmes. Certes, M. Dimoff n’a pas tort de ne négliger aucune ligne de Chénier ; mais que n’a-t-il relégué dans les notes, ou dans un appendice, toutes ces rognures ? Les philologues auraient été satisfaits ; et contents, les lecteurs futiles pour qui, somme toute, écrivent les poètes. M. Dimoff a ménagé ses lecteurs futiles en ne gardant pas l’orthographe de Chénier : il eût gagné tous leurs suffrages en leur offrant un recueil plus et mieux dégagé de l’érudition qui n’est pas indispensable : l’érudition sauvegardée, du reste, mais écartée un peu, reléguée à sa place, et non mise à la première place. L’inconvénient que M. Dimoff n’évite pas, résumons-le : nous sommes malheureux ; nous savons bien que l’édition de M. Dimoff est la meilleure et la seule bonne ; mais, si l’envie nous prend de relire un poème de Chénier, quelque soir, nous serons tentés d’ouvrir le volume imparfait de Latouche. L’édition de M. Dimoff est un chef-d’œuvre un peu (comme on disait) affreux.

M. Abel Lefranc nous donne, lui, un recueil d’œuvres toutes inédites et en prose : un long traité qu’il intitule Essai sur les causes et les effets de la perfection des lettres et des arts, l’Apologie, l’esquisse d’une Histoire du pouvoir royal en Europe, plusieurs fragments relatifs à l’Espagne, au Christianisme, des notes de philologie grecque, etc. Aucun de ces ouvrages ne vaut les poèmes d’André Chénier. Il y a du fatras, s’il faut l’avouer, dans ces brouillons ; du fatras et de belles pages : et des pages surtout qui éclairent d’un jour assez vif les idées philosophiques et littéraires de cet écrivain.

Quant à ses idées philosophiques, Sainte-Beuve a publié une note de Chênedollé selon laquelle le poète d’Hermès se fût montré à ses contemporains « athée avec délices ». Grande colère de M. Gabriel de Chénier, qui ne veut pas d’un oncle « atteint de cette infirmité de l’esprit humain qu’on appelle l’athéisme » ! Athée, d’ailleurs, est un mot qui n’a pas une signification très nette ; et l’on hésite à considérer comme un athée un André Chénier, païen qui éparpillait sa créance entre tous les dieux de l’Olympe. Mais, antichrétien, certes il l’était, et résolument : les essais que publie M. Lefranc ne laissent à ce propos aucun doute. Les Fragments sur le Christianisme contiennent un vif résumé des principes sur lesquels s’appuiera la critique d’un Strauss et d’un Renan. Sa mécréance est à la fois impétueuse et méthodique ; il n’est pas seulement irréligieux, mais il a un système d’irréligion. Il exigerait que la résurrection, par suite la divinité, de Jésus-Christ fût démontrée ; il réclame des preuves et les veut d’autant plus rigoureuses que le fait à prouver contrarie « l’ordre des choses naturelles » et blesse « la raison ». Mais Pascal a écrit : « S’il ne fallait rien faire que pour le certain, on ne devrait rien faire pour la religion, car elle n’est pas certaine. » Il distingue de cette manière la vérité religieuse et l’évidence. Chénier ne distingue pas la vérité religieuse et l’évidence : il imposerait un devoir d’évidence à la vérité religieuse. Il n’a pas établi qu’il eût le droit d’agir ainsi ; et c’est, dans son système, une lacune de la dialectique. Il ne répond aucunement à ce Pascal qu’il n’aime pas et qu’il traite comme ceci : « Homme arrogant et orgueilleux sous les formules de l’humilité, indigné qu’aucun mortel se crût permis de secouer un joug qu’il voulait porter lui-même ; homme né pour la gloire et l’utilité de son siècle, s’il ne se fût étudié à perdre sa vie dans des minuties tristes et sauvages et s’il n’eût préféré au sage honneur de perfectionner les lettres et les sciences le dur plaisir d’humilier l’espèce humaine devant les chimères qu’elle-même inventa dans son délire ! » Il a remarqué, dans les Pensées, des « endroits éloquents » ; mais, ajoute-t-il, « combien c’est peu de chose que de l’éloquence employée à soutenir du ton le plus arrogant les plus impitoyables sophismes ! »

Parce qu’il est contre Pascal, est-il pour Voltaire ? — Il ne l’aime pas. Il le préfère aux ennemis de Voltaire : ceux-là, « une canaille mercenaire qui avait un prix fait pour l’injurier ». Les amis de Voltaire ne lui sont guère plus sympathiques. Il ne conteste pas que cet « homme illustre » ait bien agi en maintes circonstances et, de sa fortune et de ses talents, secondé des malheureux : orgueil ? dit-on ; bel orgueil. Mais, dans les écrits de Voltaire, il voit « une faiblesse, une pusillanimité honteuses qui lui font rechercher les faveurs des grands ». Il lui reproche d’avoir adulé les rois, les princes, leurs maîtresses… « Et que dirai-je de cette philosophie parasite aux yeux de qui le riche qui a une belle maison, des chevaux, des voitures, et qui va porter chez une belle courtisane le fruit de vingt années de concussions, est toujours un honnête homme ; mais le pauvre est un gredin que l’on renvoie dans son grenier, dans son galetas, à son cinquième étage ?… » Il a relu ou lu les œuvres de Voltaire. Il y a trouvé « un petit nombre d’articles fort beaux », qui empliraient « un juste volume » ; et il y a trouvé « un puéril amas d’opuscules, où d’intéressantes questions de science ou de politique sont décidées avant même d’être entamées », des « plaisanteries oiseuses, plus malignes qu’enjouées, et déjà usées et rebattues par lui-même, enfin nulle folies, mille grimaces insipides que l’on ne regarderait pas sans un coloris vif et éblouissant, un style pétillant et léger qui amuse et étourdit le lecteur et lui fait perdre avec joie autant de temps à les lire que l’auteur en perdit à les composer ». Bref, « un homme que je n’aurais pu estimer et avec qui je n’aurais guère aimé de vivre ». L’immoralité de Voltaire le choque : « Ajoutez les vertus austères et mâles souvent livrées à la risée du vice souple et poli ; les louanges éternelles prodiguées à notre luxe, à nos vins, à nos cuisiniers, et l’ironie versée à pleines mains sur les hommes qui ont méprisé tous ces biens, sur les peuples qui ne les ont point connus, et où une sainte égalité ne permettait pas à un petit nombre de citoyens de s’engraisser de la faim d’autrui. Que prétend-il ? Veut-il que nous apprenions à préférer de tout notre cœur l’embonpoint de l’esclavage opulent à la pauvreté sobre et indépendante ? Veut-il que nous ressemblions à ces animaux élevés dans nos basses-cours, qui se rassasient en paix de l’ample nourriture qu’on leur prodigue, sans se douter que c’est pour les manger ? » Le premier Chénier qu’on nous révéla, celui des Bucoliques et des Élégies, n’était pas un poète fade, mais un poète qui semblait réfugié dans sa poésie, loin de son temps, et à tel point que son aventure politique avait un peu l’air d’un accident. On ne soupçonnait pas, je crois, ce qu’il y a de violent, de farouche, en lui. Ses écrits en prose, publiés dans le Journal de Paris ou ailleurs et que Becq de Fouquières a recueillis, ne donnent pas l’idée de cette ardeur révolutionnaire qui éclate dans le recueil de M. Abel Lefranc. Ses articles de journaux sont, pour la plupart, de l’époque où la Révolution, tournant à la Terreur, l’offense et l’indigne. Mais avant la Révolution ou pendant ses préludes, il est un révolutionnaire et qui tient avec rudesse le langage des revendications, qui fait parler haut sa haine et son mépris.

Un jour, au mois de juin 1794, Boissy d’Anglas présentait à la Commission de l’instruction publique une requête de son ami Florian, le fabuliste, chassé de Paris en tant que noble et qui cherchait un stratagème pour éluder son exil. Toute la Commission se récria. Le médecin Duhem prononça ces remarquables paroles : « Ces gens de lettres, tous aristocrates et contre-révolutionnaires ! On n’en pourra jamais rien faire de bon. Ce Voltaire, dont on parle tant, il était royaliste et aristocrate ; il aurait émigré l’un des premiers, s’il avait vécu !… » Je ne vais pas comparer le médecin Duhem et André Chénier, certes ; mais il y a quelque analogie entre leurs deux jugements de Voltaire. Ce qu’André Chénier ne peut souffrir, dans le patriarche de Ferney, c’est le royaliste et l’aristocrate. Et que pense-t-il des aristocrates ? Il est, à leur sujet, d’accord avec toute une jeunesse que les « lumières » nouvelles ont éblouie, avec son ami le chevalier de Pange, élégant ennemi de ces privilégiés « pour qui la nature n’a pas autant de partialité que la fortune ». Lui, Chénier, vante avec entrain Cicéron, « plébéien sans fortune » et qu’on vilipende : car, dit-il, « la jalousie patricienne survit et se transmet dans les générations à toutes ces familles nobles qui, bien que divisées de siècle et de pays, toutefois, tant elles eurent toujours les mêmes prétentions, le même esprit, le même langage, semblent n’avoir jamais fait qu’un seul corps qui s’élève ensemble sur la tête des autres hommes et se soutient à main forte, toujours avide d’empire et de pouvoirs exclusifs ». Il est un plébéien révolté, qui ne dissimule pas sa rancune, son arrogance, et qui n’épargne pas les mots hardis, les mots outrageants, et qui même, écrivain si parfait ailleurs, ne craint pas d’embrouiller les mots, les phrases, les métaphores, quand il s’agit d’être en colère.

Ce qu’il ne pardonne pas à Voltaire, c’est la facilité avec laquelle celui-ci, malin sans fierté, accepte de viles conditions d’existence et tolère son siècle. Chénier honnit une telle patience et l’adresse d’un homme qui ruse au lieu de se fâcher. À la veille de la Révolution, le jeune André Chénier, sûr de son génie, contrarié de pauvreté, se fâche. Il est un moraliste véhément que scandalisent deux corruptions, celle du cœur et celle de l’esprit, celle d’un Voltaire qui manque de dignité, celle d’un Pascal qui manque de liberté. Voltaire et Pascal sont, à ses yeux irrités, deux esclaves : l’un, l’esclave de la société ; l’autre, l’esclave de la religion. Esclavage de la société : « Remarquez bien, je vous prie, les degrés de cette généalogie de bassesse. L’altier courtisan emprunte tout son orgueil des regards du maître, qui ont daigné tomber sur lui ; mais à son dîner il est maître à son tour et ses regards, en tombant sur le ridicule front de son poète, lui transmettent une partie de cet orgueil emprunté. C’est la lune qui reçoit sa lumière du soleil et qui vient sur la terre la réfléchir dans un bourbier ! » Et l’esclavage de la religion : « Accoutumés par notre religion, par nos prêtres, par nos assemblées théologiques, à ne parler jamais que comme des inspirés, à déraisonner toujours avec le plus profond respect pour nos inepties, à mêler le ciel à tout propos, à voir partout des révélations, nous n’avons jamais su douter de rien, nous avons donné nos plus indifférentes opinions pour des articles de foi, nous avons posé partout des bornes sacrées, nous avons cru tout voir du premier coup d’œil, et l’entreprise du démon nous a seule paru capable de faire passer à quelqu’un le point où nous étions arrêtés. » Les croyances et les mœurs de son temps, voilà, pour André Chénier, les deux maladies dégoûtantes et mortelles. Le remède ?… Il considère que ces deux maladies sont des signes de vieillesse et de décrépitude ; il considère que le monde s’est avili et s’est abêti. Désespère-t-il de voir le monde rajeunir ? Non pas ! À la veille de la Révolution, quand déjà se manifestent avec évidence les premières velléités du changement, les plus cruels satiristes de leur temps sont crédules au projet de régénérer l’univers. Chénier compte et comptera, non pas jusqu’à la veille de sa mort, sur les énergumènes pour détruire l’édifice vermoulu et — c’est ici la folie ! — pour rebâtir. Les énergumènes le déçurent avant de le guillotiner.

Il déteste Pascal et Voltaire. Mais il admire Montesquieu et Rousseau : Montesquieu, parce qu’il voit en lui la raison ; Rousseau, parce qu’il voit en lui la nature. Comme Rousseau, il a son utopie, sa Genève idéale : et c’est l’antiquité. Si tout le mal du monde vient de sa vieillesse, il faut le rajeunir et, pour le rajeunir, le ramener aux pures origines ; il faut retourner à l’antiquité qui fut la jeunesse du monde. « Les premiers anciens inventaient ; nos grands hommes étaient obligés de réparer. » Vivre la vie nouvelle et ne point ressasser la vie séculaire : voilà le rêve de Chénier, son rêve politique et poétique. On a souvent commenté son précepte : faire, sur des pensers nouveaux, des vers antiques. Pour entendre exactement ce que signifie son précepte, méditons ces lignes de l’essai Sur la perfection et la décadence des lettres : « Il faut refaire des comédies à la manière antique. Plusieurs personnes s’imagineraient que je veux dire par là qu’il faut y peindre les mœurs antiques. Je veux dire précisément le contraire. » En d’autres termes, ce qu’il nous invite à imiter des anciens, c’est leur don de ne pas imiter une longue littérature et qui, pendant des siècles, a pris des manies : comme eux, imitons la nature. À tort ou à raison, — je crois qu’il se trompe en quelque manière, — Chénier s’est figuré l’antiquité, l’antiquité grecque surtout, comme une époque privilégiée, préservée, où le pur esprit des hommes regardait la nature avec ingénuité. C’est leur ingénuité qu’il envie aux poètes de la Grèce et qu’il leur demande : leur poésie est sa fontaine de Jouvence. Toute sa pensée esthétique, et morale aussi, la voici dans un passage du même essai Sur la perfection et la décadence des lettres : « Il ne suffît pas dans les arts de ne jamais s’écarter grossièrement de la vérité : il faut être vrai avec force et précision, c’est-à-dire être naïf… » Naïf, nativus : tel qu’à sa naissance, — tel qu’à la naissance du monde, et enfin tel que furent les anciens, ces jeunes hommes. La naïveté, ne croyez pas que ce ne soit qu’une « franchise innocente et presque enfantine » dans les sentiments et les mots : « La naïveté est le point de perfection de tous les arts et de chaque genre dans tous les arts. Vous pouvez avoir un beau choix de mots, des phrases bien arrondies, des périodes sonores et harmonieuses : si vous n’êtes point naïf, vous ne toucherez point… Un sentiment noble n’est sublime que par naïveté ; un sentiment tendre, c’est par la naïveté qu’il vous remplit les yeux de larmes… C’est donc la naïveté seule qui produit en nous des émotions vives, profondes et rapides. Un peintre, un auteur seulement pompeux et noble sera copié par tout le monde : celui qui est naïf est à jamais inimitable… Vingt autres peuvent être aussi naïfs, aussi excellents que lui : ils ne le seront pas comme lui ; ce seront de nouveaux originaux… » Et Chénier cite les plus belles « naïvetés » de Corneille et de Racine, les « naïvetés » de Montaigne et de La Fontaine. Naïveté ou ingénuité : spontanéité, que de grands écrivains conservent jusque dans la vieillesse du monde, et qui est leur génie ; spontanéité qui eut son âge d’or en Grèce au temps des anciens. Voilà pourquoi il faut retourner aux anciens, non pour les copier, mais pour recevoir leur enseignement de naïveté, pour copier, selon leur naïf usage, la nature en sa vérité franche.

Si Chénier avait vécu, sans doute se fût-il appliqué à suivre tout le conseil qu’il formule ici avec beaucoup d’ampleur ; et peut-être eût-il considéré ses premiers poèmes, ceux que nous possédons, comme l’essai de sa muse à l’école. À l’école des anciens, et avant l’émancipation. Ses papiers, tels que désormais nous les connaissons, prouvent la merveilleuse activité de son génie, sa fougue, sa passion de liberté. Les œuvres de sa liberté conquise, nous ne les avons pas : elles nous manquent par le crime des brutes qui l’ont tué.

Rien n’est fait aujourd’hui, tout sera fait demain…

Demain, ce fut la mort.

L’un de nos morts : André Lafon

Mélancolique et noble destinée d’un jeune homme : un don charmant de poésie, les vertus simples du labeur quotidien, la récompense, un peu de gloire déjà, puis, à trente ans, la mort. Il y a, dans l’histoire courte d’André Lafon, de brusques événements, des sautes de bonheur et de malheur qui font un singulier contraste avec la douceur calme de son âme et avec son talent tout uni. Je l’ai connu ; c’était un grand garçon qui souriait sans gaieté, qui ne montrait pas non plus de tristesse, et qui semblait se contenter des jours, quels qu’ils fussent, comme s’il n’avait point espéré davantage et comme s’il ne redoutait rien ici-bas, même la pauvreté, qu’il endura facilement. Son premier roman lui valut des admirateurs, un « grand prix de littérature », et des objections. Tant de bruit ne le troubla guère. Il continua sa vie modeste de répétiteur dans une école religieuse. On le rencontrait, les jeudis, conduisant le long des avenues, sous les arbres, à Neuilly, la promenade des élèves. Il rêvait son deuxième roman, — le roman d’une jeune fille après celui d’un petit collégien ; — et il mit deux ans à l’écrire. Il le publia six semaines avant la guerre. Il fut soldat ; et il n’eut pas la chance d’aller au feu. Mais il était encore à son dépôt, lorsque le prit la maladie. Il est mort à l’hôpital militaire, sans désespoir, avec la même patience qui avait été son art et son habitude.

À peine son œuvre est-elle commencée : il était si jeune et il ne se hâtait pas. Ses livres sont imparfaits ; et il le savait, sans chagrin. Ni L’Élève Gilles ne mérite le nom de chef-d’œuvre, ni La Maison sur la rive ne marque beaucoup plus de maîtrise. Je ne sais pas et je crois impossible de deviner le tour que cette pensée allait prendre, les ressources dont elle eût disposé bientôt, l’épanouissement qui l’attendait. Tout cela tombe dans le vain mystère. Mais André Lafon laisse après lui une esquisse jolie, élégante, et de laquelle se dégagent finement les lignes principales de sa méditation, de son espoir et de sa volonté. Ou bien, il préludait ; et la phrase de sa mélodie n’a pu se développer : du moins, les notes que nous avons entendues demeurent dans notre mémoire. Notes pures, qui n’ont pas vibré fortement, qui n’offensaient pas le silence, qui ne l’ont pas interrompu et qui naissaient de lui comme d’un cristal à peine touché.

La Maison pauvre, intitulée « poème », est plutôt un recueil de poèmes. Ils ne dépendent pas les uns des autres. Pourtant, ils se réunissent bien ; et, dans leur suite, on aperçoit les divers moments d’une aubaine qui s’est évanouie : d’abord, la solitude ; puis une tendresse ; et puis, la tendresse partie, la résignation se fait, parmi des prières. Ce sont les poèmes d’une saison, d’une ou deux années. Un drame du cœur ? Non ; et, ici comme dans les romans d’André Lafon, nul drame : une très discrète douleur, et sage ! Des journées se succèdent, celles-ci porteuses de joie, celles-là de regret, les unes et les autres sans tumulte. Elles défilent paisiblement, ne se bousculent pas et, devenues des souvenirs, se rangent dans le même ordre où elles sont arrivées, où elles ont été accueillies. André Lafon a composé de même ses romans. Il ne préparait pas ses épisodes et ne veillait point à les faire éclater. Il ne machinait pas la vie : il l’acceptait avec humilité.

Dès ce petit volume de La Maison pauvre, il est tel que plus tard. Il aura plus tard une conscience plus nette, je ne veux pas dire, de sa philosophie, mais du sentiment auquel il s’abandonne et de la croyance à laquelle il confie son aventure. La croyance et le sentiment sont, dans ses premiers vers, mêlés à quelques influences de récente littérature, à du Verlaine par endroits, et à du Francis Jammes très souvent. Peu importe ! et André Lafon n’était point assez habile pour imiter le mieux du inonde la savante ingénuité de Sagesse et de Clara d’Ellébeuse. Sa vraie ingénuité le préserva. Il n’évita pas toujours le style pittoresque de son temps ; et il écrivait, à l’occasion :

Le soir tombe ; la route allonge un geste pâle…

Ce n’est rien ; et, lors de son adolescence, il lui aurait fallu, pour ne jamais pécher contre la simplicité, plus de rouerie. L’émotion le débarrasse de toute coquetterie empruntée ; il n’a plus besoin de personne. Ainsi, un jour, il suit, dans la campagne, les chemins bordés de haies ; le soir gagne, la nuit menace et la campagne est si déserte qu’elle multiplie, élargit la solitude où vous êtes. Vous souhaitez qu’une voix chante ou parle et, amicale, humaine en tout cas, éveille un écho à votre douleur, un écho pareil à une réponse…

S’il ne se peut qu’un chant résonne et que l’on passe
Et que je n’aille plus si seul, faites qu’un toit
Pauvre montre à mes yeux, mon Dieu, sa vitre claire
Et qu’aux soirs orageux et trop lourds à la terre,
L’on m’ouvre si je frappe et si je dis : C’est moi !

Ces vers frissonnent bien. Les meilleurs vers de La Maison pauvre sont de cette qualité, ne répandent pas des îlots d’harmonie, ne répandent pas d’éloquence et, avec peu de mots, évoquent une délicate inquiétude du cœur, désir d’intimité tranquille, peur de tout incident qui dérange la paix de l’heure, amour de l’ombre où l’on dirait qu’on est mieux à l’abri. L’ombre, aucun poète ne l’a mieux aimée et n’a mieux peint ses nuances, ses mouvements, ses manières de s’allonger aux poutres des plafonds, de se tapir aux angles des murs, aux coins des meubles, de guetter les objets, de les approcher, de les envelopper, de les ensevelir, de les abolir et de leur enseigner peu à peu le dernier devoir de disparaître. Avant cela, il y a les précieux instants de la lumière diminuée, de l’adieu qu’elle vous donne…

Du jour demeure pris au neigeux amandier…

Enfin la nuit permet qu’on ne sache plus si l’on a souffert. Mais la nuit parfois tarde tant à venir

Qu’il semble que le cri des martinets l’apeure.

Et vienne l’autre nuit, sans réveil, que Dieu accorde !… Chaque soir vous l’a doucement annoncée.

Un poème de La Maison pauvre est un souvenir d’enfance, — délicieux de justesse, — et qui nous révèle l’enfant qu’a été ce poète ; il nous achemine au roman de L’Élève Gilles.

Le souper s’achevait lentement, sans lumière,
Dans l’ombre qu’apportaient les soirs déjà plus courts ;
L’aïeul parlait longtemps des vendanges dernières,
Vidait son verre, et puis s’accoudait. Dans la cour,
La fenêtre laissait ouïr la voix connue
De la fille du paysan qui ramenait
La vache dont l’entrave de bois lourd traînait.
Silencieux soudain devant la nuit venue,
Chacun, fixant un point invisible, songeait…

(Un vers charmant, puis un vers si mauvais ; et « fixer » qui n’a jamais voulu dire « regarder ». C’est grand dommage !)

Et moi qu’on oubliait sur la chaise trop haute,
Sans rêve intérieur où fuir le soir tombant,
Je cherchais, n’ayant pas de remords, quelle faute
Faisait que, chaque face ainsi se dérobant,
On me laissât tout seul en proie à ce qui ôte,
Dans l’ombre, la parole et la vie aux enfants.

Les rimes ne sont pas toutes également bonnes ; et André Lafon, qui n’écrivait point en vers libres, avait adopté, malheureusement, l’usage de ses contemporains : il prenait, sans méthode et selon ses commodités, des libertés. C’est grand dommage ! Mais enfin, dans ce poème, que de sensibilité exquise ; et aussi que de soumission ! Cette alarme perpétuelle, tant de facilité à souffrir ; et une sérénité volontaire, une sagesse de l’esprit dominant le trouble du cœur : voilà le caractère de l’élève Gilles et de l’auteur, qui lui ressemble.

Je dis que l’auteur ressemble à son héros. Pareillement, je notais qu’André Lafon, jusqu’avant la guerre, était répétiteur dans une école près de Paris, et qu’il était pauvre… D’un vivant, on n’ose connaître que les livres ; et, sans trop d’embarras, on traite un peu autrement un mort. Est-ce familiarité indiscrète ? Non. Mais le vivant, pour se faire comprendre mieux, est là, et n’a qu’à parler, à écrire. Le mort, on veut l’aider. Les circonstances de la vie qu’il a menée l’excuseraient et, cette fois, l’honorent grandement et, en tout cas, donnent à sa pensée, à son œuvre, une signification plus vraie. Je crois aussi que les œuvres les plus parfaites, les pensées les plus souveraines se passent aisément d’un tel commentaire. L’écrivain les a menées à un état de réalité complète : et elles se passent de lui désormais. Il n’en est pas de même des essais que laisse en mourant un jeune homme.

Au surplus, l’analogie d’André Lafon et de son élève Gilles, André Lafon nous invitait à ne pas l’ignorer. « Vous qui vous pencherez sur ces pages, avec l’émoi d’y revoir, parmi tant de choses mortes, des figures jadis connues, ne soyez point étonné de trouver l’enfant qui se raconte si peu semblable à votre souvenir. Mais rappelez-vous ses silences et sachez ce que vous dérobèrent un masque pâlot et des regards qui fuyaient l’interrogation du vôtre. »

L’Élève Gilles, c’est tout uniment le récit de la onzième année d’un enfant. Et, cet enfant, l’auteur ne l’a pas doué d’un singulier génie, d’aptitudes extraordinaires. Il n’en a pas fait une rareté surprenante. Ce petit garçon, vous le verriez parmi d’autres et ne le distingueriez pas sur-le-champ de tous les autres. Cependant il a une âme et, par là, se distingue, lui, de tous les autres, qui ont aussi leurs âmes, chacun la sienne. Or, la particularité d’une âme est un prodige familier. Sans le dire, l’auteur de L’Élève Gilles nous le montre à merveille. Son livre a cette poésie, de nous rendre attentifs à une vérité de tous les jours, étonnante et que nous n’examinons pas.

Gilles demeure chez son père et sa mère, dans une petite ville. Mais, un matin d’hiver, il apprend que sa mère va le conduire chez une grand-tante, aux soins de qui on le confie d’habitude pour les semaines les plus chaudes de l’été. Cette brusque nouvelle, sans le bouleverser, le surprend. Pourquoi ce changement ? Il se le demande ; puis il renonce à chercher ce qui lui échappe. Tant de choses seraient de nature à le déconcerter, en ce monde, qu’il accepte sans trop de curiosité les faits et leur accorde son obéissance. Avant de partir, il ne voit pas son père. Au déjeuner, son père n’a point paru, étant las, prenant du repos. La veille au soir, pendant le dîner, comme son père était présent, Gilles s’appliquait à se bien tenir. Cette contrainte eut pour conséquence une maladresse : il renversa son verre et fit sur la nappe une longue tache d’eau rougie. Son père eut un sursaut, pâlit, se leva et s’enferma dans le salon, où il se mit à jouer une sonate qu’il étudiait depuis longtemps. Et Gilles s’en va donc. Sa mère l’accompagne. Sa grand-tante, avec une servante qui s’appelle Segonde, habite un petit domaine de La Grangère. L’existence est là paisible. Gilles ne regrette pas du tout la société bizarre de son père. Il regrette sa mère, cruellement. Après l’avoir amené, elle est retournée chez elle. De temps en temps, elle vient le voir ; mais, vite, il faut qu’elle s’en aille. Un soir, elle lui a bordé son lit ; le lendemain, quand il se réveille, elle est partie. Des chagrins succèdent ainsi à des joies. Et Gilles raconte les chagrins et les joies : il insiste peu et dit à demi-mot ce qu’il éprouve amèrement. Il a observé que sa tante et sa mère, causant devant lui, ont un langage évasif : par moments, les yeux font des questions ou des réponses, les yeux et non pas les lèvres ; questions ou réponses que les deux dames comprennent et qu’il n’essaye pas de comprendre. Il n’essaye pas de comprendre son père, qui l’a traité bien étrangement quelquefois, lui touchant de la main les cheveux, ayant l’air un instant de l’aimer, puis l’écartant avec vivacité, d’une voix suppliante. Ce qu’il sait de son père, le voici : son père ne peut supporter aucun bruit, que le bruit de la musique. Lui, de son côté, ne peut vivre sans faire aucun bruit jamais. Il constate cela, Gilles, cette incompatibilité de son père et de lui. Le séjour de la Grangère, en somme, arrangerait tout, si l’absence de sa mère ne lui désolait son plaisir. Mais il s’installe, en définitive, dans le sort qui lui est échu.

Il s’attendait que sa mère le reprît avec elle bientôt. Non ; et on le met au collège. Il ne sera plus ce petit garçon choyé : il sera l’élève Gilles. Mais il s’installera encore, et sans trop de difficulté, non sans souffrances, dans un monde imprévu. Nous aimons Gilles, pour l’aisance, ou plutôt la docilité avec laquelle il s’accoutume. Et, de sa part, ce n’est ni mollesse, ni indifférence. Nul être n’a été plus frémissant. Seulement, il ne se révolte pas : à toute minute, on sent qu’il n’avait point espéré d’autres chances ; alors, il n’a point à se désespérer.

Gilles au collège : André Lafon s’est plu à la peinture de ce collège et de ce collégien. Il l’a faite avec lenteur et minutie ; peut-être avec trop de minutie et de lenteur. Cette partie de son roman n’évite pas toujours le péril d’être un peu ennuyeuse. Mais aussi la dextérité de plusieurs écrivains célèbres nous a gâtés, si je ne me trompe. Ceux-là, très obligeants, savent ce que désire et supporte notre futilité. Ils nous amusent mieux. André Lafon, dénué d’une telle malice, compte que nous aimons Gilles et souhaitons de savoir comment vit ce petit garçon. La vie du collège n’est pas fertile en incidents. Monotone, elle se déroule avec la patience que nous attribuons à une horloge, laquelle ne passe point un seul des battements à elle assignés. La longueur du temps, il ne fallait pas l’omettre. Et, avec bonne foi, André Lafon ne l’a point omise. La longueur du temps, c’est tout l’enfance. Plus tard, on croit que l’enfance a été rapide : elle ne l’était pas. Et c’est dans la longueur du temps, comme dans une quiétude un peu morne, que se forment les âmes, qu’elles prennent leurs plis.

Gilles n’est pas le meilleur élève de sa classe, ni le moins bon. Dans la cour, pendant les récréations, il n’accomplit pas des exploits de force ou d’agilité. Il admire ceux de ses camarades qui, plus robustes ou ingénieux, acquièrent quelque prestige. Il s’éprend de la gentillesse de l’un, de la diablerie d’un autre. Mais il n’est pas guindé, souffreteux ; il n’est pas un enfant martyr. Malheureux ? oui, obscurément. Il le serait davantage, s’il savait avec plus d’exactitude qu’il l’est et s’il comparait ses hasards à quelque chimère. Il vit : et c’est résoudre tous les problèmes, que de vivre : les résoudre, ou bien les éluder.

Il y a, dans l’aventure de Gilles, une calamité : son père est fou. À cause de la folie de son père, que soigne sa mère, on l’a écarté, enfermé dans ce collège, privé des tendresses qui feraient ses délices. Il court et il joue, il rit et il pleure pour des billevesées : il n’aurait qu’à pleurer, et pour la seule calamité de son destin, la folie de son père. L’ignore-t-il ? On ne lui a rien dit. Et lui-même n’a-t-il rien aperçu ? Presque rien. Cependant, des mots chuchotés viennent à ses oreilles… Mais sait-il ce qu’est un fou ? Le professeur a lu à ses élèves l’anecdote de Charles VI dans la forêt du Mans. Gilles va deviner ; il devine déjà et, aussitôt, éloigne la vision terrible. Enfin, son père se pendra… Et des journées, encore des journées défileront, après lesquelles, vacances finies, il devra rentrer au collège. Alors, l’idée de rentrer au collège lui sera une sorte d’épouvante, pire que tout le reste, parce qu’il se figurera que sa mère se sépare de lui plus volontiers qu’il ne la quitte. Or, il entend sa mère et sa tante qui causent à demi-voix. Sa mère dit qu’elle veut cacher à Gilles les larmes que le départ de Gilles lui fait répandre ; et elle ajoute : « Plus tard, il comprendra que j’aurais mieux aimé le garder près de moi ; il est tout ce qui me rattache à la vie… » C’est bien ; et Gilles peut partir. Il possède et il tient ses résolutions de consentement.

Consentir à la vie, à son exigence, voire à son caprice : le roman de L’Élève Gilles ne formule pas ce précepte ; mais, pour ainsi parler, le précepte émane du roman. L’auteur n’a pas commis la faute de nous présenter un petit garçon comme un apôtre de morale. Tout simplement, il a montré, dans son Gilles, comment on vit sans rébellion vaine et comment la vie elle-même vous seconde, en vous guérissant chaque jour ses blessures de chaque jour, si vous suivez son enseignement, qui n’est que de patience.

Après l’histoire d’un écolier, voici, dans La Maison sur la rive, l’histoire d’une jeune fille. Et l’on dirait qu’avant de se risquer parmi toutes les complications des âmes qui, ayant vécu davantage, ont plus embrouillé leurs désirs, leurs volontés et leurs remords, André Lafon, prudent, essayait son regard à examiner des âmes claires encore et anodines. Sans doute aussi avait-il le goût de la grâce jeune.

Sa jeune fille de La Maison sur la rive, il l’a placée dans le même paysage que Gilles, dans une petite ville au bord d’un fleuve. Elle est pieuse et bonne. Elle vient de lire le journal de « cette bonne demoiselle de Guérin » ; et aussitôt il lui semble qu’un voile se déchire, qu’elle voit plus nettement les êtres et les choses, qu’elle voit mieux son père et sa mère, qu’elle a un sentiment plus précis d’elle-même. Elle achète un cahier : elle y notera « les événements quotidiens de sa vie ». Elle ne se fait pas d’illusion : il y aura peu d’événements. Ne nous faisons pas d’illusion : elle écrira beaucoup, cependant.

Cette forme d’un journal, pour un roman, s’il faut l’avouer, je la redoute. L’auteur choisira entre deux inconvénients : ou bien, négligeant la vérité d’un tel journal, il ne songera guère à son roman ; ou bien le roman sera perdu dans le journal. André Lafon, pour ainsi dire, a choisi les deux inconvénients. Il n’a pas sacrifié tout le bavardage de son héroïne ; et le roman gouverne le bavardage, de telle sorte que la fabrication difficile de ce petit ouvrage est souvent un peu trop manifeste. « Après deux visites que nous fîmes chez des voisins, et le temps se trouvant assez beau, nous sommes sorties, ma mère et moi, comme nous le faisons à peu près chaque dimanche et plus fréquemment dans la belle saison… » Oui, c’est ainsi probablement que doit écrire, en s’appliquant, une petite personne bien douée, qui vient de terminer ses études et qui connaît les élégances du passé défini. L’auteur s’amuse à imiter ce style virginal. Mais il a du tact, et il sent que les innocences de cette manière ne tarderaient pas à nous ennuyer. Alors, il change de manière. « Quelques fenêtres dont les volets n’étaient pas encore tirés laissaient voir, dans la clarté de la lampe, un intérieur, des fronts penchés… » Cela, qui est parfait, ce n’est plus la petite personne qui l’a écrit, mais André Lafon. L’auteur et son héroïne collaborent avec politesse : l’auteur se retire, quand l’héroïne a une phrase toute prête ; et, à mesure que nous avançons dans notre lecture, l’héroïne se fatigue, l’auteur la remplace presque toujours.

La ville provinciale où demeure Lucile serait calme à ravir sans la politique. Mais, comme une autre, elle a ses énergumènes ; non pas des révolutionnaires forcenés : les énergumènes d’aujourd’hui, gens posés, munis d’autorité municipale et qui font de l’anticléricalisme, en quelque sorte, administrativement. L’église est en mauvais état, menace ruine et réclame des réparations. Certes, le maire ne commandera point qu’on la répare ; plutôt, il empêchera les travaux, content, si des pierres tombent de la voûte, d’avoir à observer que Dieu assomme ses fidèles. Pour Lucile, c’est un grand chagrin. Peut-être, songe-t-elle, l’année ne finira-t-elle pas, que l’église ne soit fermée !… Que faire ? et, pour sauver une sainte architecture, que peuvent deux pauvres chrétiennes ?… Ah ! Dieu se sert, s’il lui plaît, d’une enfant comme de l’instrument de ses décisions… « Comme je m’offrirais volontiers ! m’écriai-je. » Pour le moment, Dieu ne paraît pas avoir besoin de Lucile. Et elle fait des visites avec sa mère ; elle regarde, en se promenant, les sites, les horizons. Puis, le soir, dans sa chambre, elle essaye de peindre, sur son cahier, le visage des gens et le visage de la nature. Son père est un propriétaire de vignobles. Seulement, il aime mieux l’histoire et les archives. Il a négligé ses vignobles, qui ne rendent plus grand-chose. Un voisin, M. Ongrand, lui, obtient des résultats magnifiques. M. Ongrand, l’on s’en doute, a un fils. Eh ! bien, si Lucile épousait Christophe Ongrand, les deux domaines, réunis et exploités avec un soin pareil, seraient une fortune : et les parents de Lucile n’auraient plus à craindre la pauvreté, qui les guette, ne nous le dissimulons pas. L’ennui, c’est que Lucile n’aime pas Christophe Ongrand ; — ne l’aime pas, quel mot ! — l’idée d’être un jour la femme de Christophe Ongrand ne la tente pas : voilà ce qu’elle sait d’abord de ses sentiments. Quelques semaines plus tard, elle sait pourquoi : elle aime un autre jeune homme, un ami d’enfance, un garçon chimérique au point qu’il fait de la peinture et qu’il refuse toute profession sérieuse. « Comment douterais-je encore ? J’ai cru défaillir, pour l’avoir aperçu tout à coup en ouvrant la fenêtre. Il traversait la place ; le bruit lui fit lever les yeux. Devant son regard et l’air affable dont il m’a saluée, je n’ai même pas pu sourire ; mais mon cœur s’est ouvert délicieusement, et après l’avoir regardé s’éloigner, je me suis laissée choir sur ma chaise… » Le lendemain : « Je l’ai revu, et non plus au passage, mais chez lui, où nous sommes allées cet après-midi. Quand il m’est apparu dans le jardin où, depuis quelques minutes, sa mère nous promenait autour de la pelouse, tout mon sang a reflué vers ses demeures profondes… » Aymon Lheureux fait de la peinture : si ce n’est pas raisonnable, ce n’est pas un crime non plus. Il faut que Lucile épouse Aymon !… Laissons-la. On la presse d’épouser Christophe Ongrand. Son père insiste : pourquoi refuserait-elle ce parti excellent et la filiale satisfaction de sauver sa famille ?… Nous détestons Christophe. Lucile ne le déteste pas : elle réfléchit. Sauver sa famille ; en outre, sauver l’église : car les Ongrand, fort influents, sauraient bien tenir tête au maire anticlérical, si Lucile les en priait et, pour les en prier, avait les arguments d’une belle-fille et d’une épouse.

Lucile épousera Christophe Ongrand, malgré nos vœux, malgré les siens. Quel sacrifice ! Elle le disait : « Comme je m’offrirais volontiers !… » Se sacrifie-t-elle ? À vrai dire, non ; et elle n’est point une victime. Elle a lu Eugénie de Guérin : c’est la seule folie de sa jeunesse. Elle ne se sacrifie pas. Elle a médité : elle a vu que son mariage avec Christophe Ongrand, qu’elle ne hait point, convenait à sa famille, convenait à l’église et convenait à elle-même. Un peintre, un artiste : elle a eu la certitude de n’être pas née pour épouser ce frivole. Aymon le lui reprochera : « Vous vous mariez… » Elle répondra : « Il est des destinées qui ne doivent pas se joindre… » Et elle pensera défaillir, d’avoir si bien dit la franche vérité. Elle écrira, sur son cahier : « Aymon, je ne crains pas que persiste votre regret de ce qui pouvait être et ne sera pas… Rappelez-vous le jour où vous m’avez énuméré, tant en musique et poésie qu’en peinture, les noms de ceux-là que vous appelez vos dieux et qui, en effet, ne semblent pas avoir été créés pour la terre, tant leur vie quotidienne y fut malheureuse et gênée. Vous n’espériez rien tant que de leur ressembler, bien que votre modestie vous défendît d’y prétendre… » En somme, elle a compris que Michel-Ange n’eût pas été un mari pour elle, ni elle une femme pour cet homme de génie. Et l’honnête désir de calmer les craintes économiques de son père a compté parmi les motifs de sa détermination ; la pieuse espérance de conserver l’église, également. Ce qui l’a persuadée, c’est l’accord si harmonieux de tous les divers motifs. Une sorte d’instinct secret la guide : le meilleur instinct, la volonté d’obéir à sa destinée.

Il m’a fallu omettre, dans cette analyse, la quantité des fins détails qui rendent si jolie La Maison sur la rive. Menus détails, qu’André Lafon sut disposer avec goût : les scrupules de Lucile, son hésitation, l’incertitude où elle cherche son chemin sans se perdre, le trouble chaste de son amour, sa mélancolie, ses consolations de ferveur. Lucile, entre les héroïnes des romans, est une véritable jeune fille, non pas une femme inachevée, de même que l’enfant Gilles est un véritable enfant, non pas un petit homme trop court. Lucile et Gilles ont leur univers, où ils vivent complètement.

Si maintenant nous cherchons la signification de ces récits, prenons garde aussi qu’André Lafon ne fait pas le prêcheur de morale. Nous l’en féliciterons, ne croyant pas que les romans soient destinés à l’édification des multitudes. Imaginer des êtres, un enfant, une jeune fille, imaginer leurs entours et les placer dans une réalité où ils remuent naturellement : ce plaisir suffisait à l’auteur de L’Élève Gilles et de La Maison sur la rive. Mais toute vie, réelle ou inventée, contient une philosophie. Et l’écrivain n’est qu’un étourdi, s’il ne se dégage pas de ses fictions une pensée, quand la vie, à laquelle nous empruntons nos rêves, ses images, est déjà toute pleine de pensée, bonne à cueillir.

Gilles et Lucile, disais-je, cet enfant et cette jeune fille, ont leur univers. André Lafon nous invite à songer que chacun de nous, Semblablement, a son univers, qui n’est pas l’immensité, qui n’est pas l’éternité. Notre univers, connaissons-le ; et nous serons en état de familiarité avec lui. Si nous avons l’impression d’y être comme des étrangers, probablement nous sommes-nous trompés d’univers. Et alors, nous voilà en péril de vagabondage : rentrons chez nous. Vagabondage et erreur sont deux mots analogues. La vérité est le contraire de l’erreur et du vagabondage. Ce qui préserve Gilles et Lucile, c’est la simplicité avec laquelle l’un et l’autre, modestes et intelligents, reçoivent le conseil de leur univers et n’essayent pas de s’échapper hors de là.

Cette philosophie ou, si l’on veut, cette opinion sur la vie, on la trouverait, plus ou moins nettement exprimée, dans les œuvres de plusieurs poètes ou romanciers contemporains d’André Lafon. Je ne dis pas que ce soit la philosophie de toute une jeunesse ; du moins beaucoup de jeunes gens ont-ils ramené à cette pensée humble et sage les ambitions idéologiques de leurs aînés.

Leurs aînés ne se fussent pas contentés d’un si étroit horizon, que l’on resserre encore, comme les murs d’une chambre ou d’une chapelle. Leurs aînés, nous le savons bien, furent très hardis et aventureux. Chercheurs d’absolu et coureurs d’idées, on les a vus aller très loin ; jamais ils n’allaient assez loin pour satisfaire leur étonnante curiosité. Ces deux générations littéraires se caractérisent par l’attrait que la première a subi de la part des idées et par la méfiance où la seconde s’est tenue à l’égard des idées. La première était métaphysicienne ; la seconde serait positiviste, si plutôt elle ne demandait à la certitude religieuse la sécurité de l’esprit. Nous avons assisté à une réaction très vive d’une époque française contre les tentatives de sa devancière. Poignant débat, que consacre la formidable épreuve de la guerre. Qui a raison ? L’avenir le dira ; ou bien, il donnera raison tantôt à ceux-ci, tantôt à ceux-là : et il continuera la querelle indéfinie du rêve et de la réalité. Toujours est-il qu’à l’approche de la guerre, — réalité la plus impérieuse et violente, — la jeunesse qui devait en recevoir le choc brutal était devenue, comme par un pressentiment, réaliste. Son réalisme, ne le confondons pas avec la sombre poésie qui fut jadis à la mode : son réalisme, c’est l’estimation rigoureuse des faits authentiques, des conditions et des limites de l’activité.

Son réalisme, d’ailleurs, elle l’a orné de poésie. On se tromperait si on le croyait petit ou médiocre. Il y a déjà de la fierté dans le refus qu’elle oppose avec tant de force à tant de chimères. On a dit que Socrate avait ramené la philosophie du ciel sur la terre : sa doctrine a-t-elle moins de beauté que les nuageux systèmes des subtils Ioniens ou Éléates et que la plaisanterie ravissante des Sophistes ?… Refuser les chimères : acte d’abnégation ; et l’abnégation n’est-elle pas une poésie ?

Les écrivains dont je parle ont trouvé le symbole de leur sagesse dans la province, dans les petites villes où la vie se confine bien. Certes, on avait décrit la province, avant eux. Mais alors on en décrivait surtout le pittoresque et, j’allais dire, l’exotisme. Paris était le modèle ; et on notait, avec esprit, les singulières différences de la province. La plupart des romans provinciaux que nous lisions naguère étaient, en quelque façon, des satires bienveillantes, souriantes parfois, et attendries volontiers : des satires pourtant. Les mœurs de la province, nos romanciers les plus indulgents les peignaient un peu comme les philosophes du dix-huitième siècle peignirent les mœurs des bons et vertueux sauvages. La province d’André Lafon et de ses amis n’est pas du tout pittoresque ni exotique : elle est l’ensemble des coutumes et des devoirs au milieu desquels il convient que vivent et s’accommodent à l’existence l’enfant Gilles et la jeune fille Lucile. Appelons province nos coutumes et nos devoirs : la signification morale des deux romans d’André Lafon nous sera parfaitement claire.

La jeune littérature qui, à la veille de la guerre, commençait de fleurir, comment s’épanouira-t-elle ? Combien sont morts, de ceux qui la cultivaient et qui, de leur talent, favorisaient sa belle venue ! Qui les remplacera ?… Et, s’il est mort du génie, dans les tranchées profondes, — du génie inconnu de lui-même et qui n’avait pas encore de nom, — le cours de l’avenir ne sera pas ce qui était probable. Ce qui devait être, nous ne le saurons pas. Les grands hasards sont déchaînés ; ou bien, gouvernés par le mystère, ils préparent dans le chaos les lendemains énigmatiques. Souvenons-nous des jeunes morts.

Rémy de Gourmont

C’était un homme très singulier : par l’étendue de son intelligence, déjà ; et puis, par un mélange de qualités rares à notre époque et de défauts un peu moins rares, mais un tel mélange ne se trouve guère. Ses qualités sont d’un véritable érudit, d’un merveilleux artiste et d’un philosophe, au moins d’un penseur ; et, ses défauts ou quelques-uns de ses défauts, certains ignorants, ou primaires, les ont aussi. Son œuvre, qui est immense, réunit à de parfaites beautés divers inconvénients très désagréables. À chaque instant, il vous apparaît comme un grand esprit et qui a des petitesses. On n’ose pas le juger : on l’admire et il vous fâche ; il vous amuse et vous irrite ; il vous enchante et vous déplaît. En somme, jamais il ne vous laisse indifférent : j’avais raison, voilà un écrivain très singulier.

Peut-être au surplus n’offense-t-il aucunement tels de ses lecteurs et, parmi eux, les amis fidèles des Encyclopédistes. Il a été, en notre temps, une sorte d’Encyclopédiste et comme un camarade un peu attardé, mais bien rajeuni, de d’Alembert ou Diderot. Je crois qu’il se serait entendu avec ces philosophes le mieux du monde, sinon sur tous les points, en tout cas sur le principal ; et, quant au reste, il se fût engagé très volontiers dans des querelles attrayantes. Il avait leur curiosité, leur extrême facilité de compétence, leur honnête désir de tout savoir et de comprendre tout, leur aptitude à y réussir, leur zèle infatigable et, en principe, leur scepticisme, en réalité le même entrain qu’eux à conclure, enfin l’air du doute et l’habitude d’affirmer : ou de nier, mais peu importe. Il avait leur perpétuel émoi du cerveau, leur digne amour des faits et des idées, leur volonté de conformer celles-ci à ceux-là. Il avait leur méthode ; et il avait aussi leur désordre : quand on aime passionnément les faits et les idées, on ne renonce point à ceux ou à celles qui n’entrent pas dans la combinaison la plus logique et, si rationaliste qu’on soit, on a des complaisances de fantaisie. Il avait, de même qu’eux, cette noblesse de l’esprit que donne l’étude continuelle, cette fierté de l’âme que donnent le désintéressement à l’égard de toute mesquinerie et le souci coutumier des problèmes les plus estimables ; et il avait, de même qu’eux, un étonnant libertinage de l’imagination, pour tout dire un drôle de goût de l’obscénité, qui semble contraster avec tant de sagesse et qui en est le divertissement bizarre. Ajoutons leur athéisme, et leur impertinence d’athéisme, et leur manie du badinage anticlérical. Avec tout cela, de la poésie, les plus charmantes finesses du sentiment, de la bonhomie, de la grâce et une souveraine limpidité de la pensée.

Il a écrit sur toutes choses, anciennes ou récentes, sur la philosophie, l’histoire et la science, sur la théologie et la littérature, et sur l’art, et sur les mœurs, et sur les gens, sur le détail et sur la totalité de ce qui existe ou n’existe pas, sur les anecdotes et les rapports qu’elles entretiennent avec l’infini. « Nous sommes entourés de questions, nous vivons dans une forêt de questions ; où que nous jetions les yeux, une question se dresse ! » dit-il ; et voilà son bonheur, c’est qu’il y ait tant de questions que l’on soit certain de n’en pas manquer. Il ne les ménage pas. Il est au milieu d’elles comme un faune dans la forêt fabuleuse : il les a toutes caressées ; il les abandonne et il leur revient, plus amical, frivole assez pour les aimer toutes, fidèle à toutes. Les six tomes de ses Épilogues, les cinq tomes de ses Promenades littéraires, les trois tomes de ses Promenades philosophiques et encore quelque dix volumes de critique ou d’essais varies composent ou entassent un magnifique trésor des connaissances les plus dignes d’occuper une tête moderne. Or, sur tant de questions extraordinairement diverses, Rémy de Gourmont n’apporte pas seulement une chronique et, je veux dire, un ingénieux et léger commentaire, mais une opinion sérieuse et qui tient compte des opinions antérieures, les discute, les écarte ou les admet, ne les remplace qu’à bon escient. Il n’improvise pas : il a travaillé. Il prétend, — et il « avoue », oui, avec un peu de coquetterie, — qu’il n’a guère jamais écrit sur un sujet qu’il n’en fît, en même temps, la découverte : « Discourir sur ce que l’on sait trop bien, quel ennui ! » Sans doute ! et mettons qu’il travaille en même temps qu’il « épilogue » : mais il travaille. Toute occasion lui est bonne : après maintes occasions, il fut généralement informé. Ses découvertes le ravissent ; mais, chacune des plus récentes, il la case dans une série ancienne. Ainsi, ses découvertes ne sont pas ces Amériques que de moindres savants ou lettrés annoncent avec un ridicule enthousiasme de nouveauté. Il sait où en est la recherche et continue.

Il a lu tous les philosophes, depuis les Grecs et depuis les Éléates jusqu’aux « absurdes » métaphysiciens d’Allemagne. Il n’a pas négligé les Scolastiques et, dans notre moyen âge, il a distingué plusieurs hérétiques qui, pour le satisfaire, avaient leur impiété supposée, au moins leur désobéissance et leur façon de risquer, sous les symboles de la foi, l’audace de leurs hypothèses. Il estime et traite comme un ami Celse qui, à l’époque des Antonins, réfuta le christianisme ; et il pardonne bien des méfaits d’orthodoxie à Origène qui, pour réfuter Celse, dut citer les meilleurs passages du Discours véritable : sans Origène, l’hérétique serait perdu. Il méprise Voltaire qui parle de Bacon « d’après des causeries de taverne » et qui ne l’avait pas lu ; car Voltaire nous renvoie « au livre » de Bacon, tout de même que si Bacon n’avait écrit qu’un livre. Lui, Rémy de Gourmont, n’a pas redouté de lire le latin de cet Anglais, vu qu’il est futile de se fier à la traduction de La Salle, toute pleine d’arrangement. Il a cherché dix ans et n’a été content qu’après avoir trouvé à Rome, dans une vente, la Philosophia naturalis de Roger-Joseph Boscovich, natif de Raguse et qui mourut à Milan l’année 1787, jésuite il est vrai, mais un de ces jésuites « fort libres » qu’il n’a point envie de dénigrer. Tous les systèmes, il les a examinés et appréciés, de telle sorte qu’un système qui survient, tout frissonnant de jeune hardiesse, ne le prend pas au dépourvu : il vous le range parmi les autres, parmi les vieilles tentatives de l’inutile dialectique.

Il est au courant de la science, et de son histoire, et de ses vœux. Quand M. Péladan cite Léonard de Vinci comme le précurseur de Copernic, Galilée, Képler, Harvey, Lavoisier, Pascal, Huygens, Haller, qui encore ? — non, répond doucement Rémy de Gourmont. Léonard dit que le soleil ne se meut pas ; mais Cicéron, Diogène Laërce et Plutarque le disaient aussi. Léonard dit que le sang se meut dans le corps humain ; mais « il ne devance pas Harvey, pas même Césalpin, pas même Colombo ou Servet : il transcrit Galien », voilà tout. Quand M. Le Dantec se désole ainsi : « c’est pour moi une grande douleur de voir méconnaître le transformisme au moment où je croyais qu’il avait conquis le monde », Rémy de Gourmont, qui a suivi toutes les tribulations du transformisme, sait ce que vaut ce chagrin et console M. Le Dantec. Quand M. René Quinton publie L’Eau de mer, milieu organique, il y a là une authentique nouveauté que Rémy de Gourmont saisit tout de go. Voire, il n’a pas attendu le volume et, dès les premières communications de ce savant, célèbre depuis lors, à l’Académie des sciences, il courait après le savant, se faisait expliquer l’invention, la révélait avec autant de claire exactitude que d’allégresse et de son côté, sur les données de la permanence physique et physiologique, il établissait une loi de « constance intellectuelle », qui semble contredire le transformisme général, mais ne le contredit pas, et qui associe aux caractères de mutabilité le principe de l’invariabilité essentielle, et qui pourrait fournir à l’histoire de la pensée humaine, pareille et enrichie, une règle ou une méthode.

Cette règle ou cette méthode, avant même d’en avoir rédigé la formule, ne l’a-t-il pas appliquée, dans ses études, si nombreuses et attentives, dont notre littérature est l’objet ? N’a-t-il pas montré la diversité des œuvres et, au cours de six siècles féconds, la durée du génie français qui, sans se dénaturer, multiplie ses prouesses ? Il lui fallait, pour cette belle exhibition, connaître tous nos écrivains et les connaître, comme il dit, « d’original ». Cette obligation ne le gêne pas ; et il a tout lu : pour peu qu’on ait seulement parcouru tels ou tels plus fameux historiens de notre littérature, on voit que l’auteur des Promenades littéraires est, parmi eux, un monstre. Le moyen âge lui est familier : les poèmes du moyen âge et aussi la langue du moyen âge, comme à un philologue. Il a eu, pour ses travaux, l’assentiment de Gaston Paris, « dont nous sommes tous les disciples » ; et il s’en fait honneur, à bon droit. Les problèmes de l’étymologie, de la phonétique et de la sémantique ne lui sont pas étrangers. Si M. Paul Meyer, incontestable philologue, propose à l’Académie une réforme de l’orthographe dont les articles dérivent du passé même de la langue, Rémy de Gourmont le chicane heureusement. On écrira désormais gajure, au lieu de gageure ; pourquoi ? Pour maintenir la prononciation, qui autrement se perdra : ainsi au dix-septième siècle, si l’on en croit M. Paul Meyer, on prononçait bonhur, malhur ; l’Académie oublia de supprimer la lettre inutile, et nous disons bonheur et malheur. On disait bonhur et malhur ? Rémy de Gourmont se récrie : c’est qu’il n’ignore pas, lui, le dix-septième siècle plus que le moyen âge. Mais voyez Richelet ! Richelet : heureux, « prononcez üreux » ; malheur : « prononcez maleur ». Voyez Ménage : « Quoiqu’on die heur, bonheur et malheur, il faut dire hureux, bienhureux, malhureux. » Voyez Hindret, ses Entretiens d’Ariste et d’Eugène : « Quant à bonheur, ce serait parler en badaut que de dire bonur, comme quantité de gens disent à Paris. » Lisez Richelet, lisez Ménage, lisez Hindret, lisez tout ; et vous aurez moins de fougue à réclamer de ces réformes qui « balafreraient » l’auguste visage du parler français. À propos des innovations que nos poètes ont essayées, vers la fin du dernier siècle, dans la métrique de leurs vers, Rémy de Gourmont traite la question de l’e muet que d’aucuns élident devant les consonnes tout aussi gaiement que devant les voyelles : lui ne va pas conclure sans se référer à l’usage ancien des poètes ; il consultera et Ronsard et Desportes et Malherbe, et aussi les grammairiens d’autrefois, et aussi les linguistes d’à présent. Puis il nous conseillera de nous en tenir à notre jugement d’oreille : l’oreille d’un lettré, dix siècles de poésie française lui ont donné ses habitudes, sa préférence et peut-être le désir de quelque nouveauté. M. Joseph Bédier publie son admirable Roman de Tristan et Iseut ; Rémy de Gourmont, romaniste méticuleux, sait y démêler le travail exquis de l’arrangeur, y trouver les divers éléments de la légende, y souhaiter en tel endroit une version plutôt qu’une autre. Il a écrit, sur Guillaume de Machaut, poète du quatorzième siècle, un chapitre charmant de justesse ; et l’amie du poète, Péronne d’Unchair, dame d’Armentières, « mon cœur, ma sœur, ma douce amour », il l’a très joliment éveillée de l’oubli et amenée à la demi-lumière des héroïnes amoureuses, poétesses qui n’ont point écrit leurs vers et les ont inspirés seulement. Ses portraits de Théophile, de Saint-Amant, de Cyrano de Bergerac, de Chamfort, de Rivarol, de Restif, de Maurice de Guérin, de Gérard de Nerval, et de Verlaine, de Moréas, de Mallarmé font une galerie où Sainte-Beuve eût passé des heures précieuses.

J’insiste un peu sur tant d’érudition, — mot lugubre ; — mais nulle érudition n’est moins triste et, à la vérité, n’est plus gaie. Les érudits sont ennuyeux, s’ils n’en finissent pas de remuer leurs doigts las dans la cendre ; mais Rémy de Gourmont, dans la cendre, cherche les étincelles de la vie. Ce qui est mort, il le néglige après avoir séparé beaucoup de vie de ce qui paraît mort. Sa patience nous avertit d’aimer les bribes de la réalité plus que toutes les fausses images, nulles, n’étant pas mortes, étant ce qui jamais n’a existé. Il ressemble, disais-je, aux philosophes de l’Encyclopédie ; mais il est le contemporain d’une science extrêmement rigoureuse, très sûre de ses procédés, un peu entichée de ses disciplines : « le temps des belles ignorances est passé », remarque-t-il. Et son originalité, qui prouve la puissance de son esprit, ce fut d’être cet Encyclopédiste parmi les savants très difficiles, d’être l’un d’eux, et non le moins fervent, mais le moins jaloux : il ne gardait pas pour lui les subtils plaisirs de la pensée.

Mais où va-t-il, si bien muni de littérature, de science et de philosophie ? Nous apercevons le philosophe et demandons le système. Ah ! craignons de lui attribuer un système : il eût dédaigné le mot, refusé cette prison pour ses idées. Les grands amateurs d’idées n’ont pas de système ; et les viveurs en activité font sagement de rester célibataires. Un système l’aurait gêné : il ne s’abstenait pas de se contredire, si deux idées mal accordées le tentaient. Cependant il a, sinon sa doctrine, au moins ses prédilections. Nous les verrons apparaître bientôt, et assez nettes. Premièrement,  ! regardons-le qui se procure des idées : et il choisira.

Il considère que toutes les opinions qui ont cours ici-bas, sous le nom de préjugés, de dogmes ou de certitudes, sont l’œuvre de ce mécanisme intellectuel souvent décrit, l’association des idées. Or, les idées se réunissent logiquement. Mais il n’est rien de plus capricieux ou complaisant que la logique, avec son air d’austérité, avec sa réelle facilité. Bref, les idées se sont réunies par hasard, ou à peu près ; et puis le temps a consacré l’aventure de leur union. Ce qu’on appelle opinion, croyance et même, à force d’orgueil, vérité, Rémy de Gourmont le qualifie de lieu commun, de banalité universellement répandue. La vérité, cette vérité-là, c’est, pour l’homme, « son bâton de voyage à travers la vie » ; c’est encore « le pain de sa besace et le vin de sa gourde ». L’homme a soin de ne pas trébucher, de ne pas mourir de faim ou de soif : conséquemment, il garde avec acharnement sa provision d’idées réunies par hasard et de longtemps. L’homme ordinaire, le simple voyageur de la vie : mais le philosophe ? Le philosophe, lui, fait de la dissociation d’idées. Autant dire que la philosophie a pour but de réviser les opinions courantes et que son stratagème le meilleur est l’analyse. Évidemment ! Mais il y a, dans le projet de Rémy de Gourmont, quelque chose de plus et autre chose, et qu’on discernera par des exemples de la besogne à laquelle il se livre assidûment. Voici trois exemples de ses dissociations d’idées ; je les emprunte à chacune de ses trois études favorites, qui sont et la littérature, et la science, et plus généralement la philosophie.

C’est une opinion courante que le dix-septième siècle français a été une époque de raison souveraine, de bel ordre et d’honnête tranquillité ; en d’autres termes, et de par une vieille association d’idées, classique horriblement et l’œuvre de nos pédagogues bien-pensants, nous avons accoutumé de joindre au souvenir de ce siècle une notion de tranquillité, d’ordre et de raison. Les jeunes gens sortent du collège », persuadés que la littérature de cette époque fut rédigée par une académie honorable de beaux esprits que présidait Boileau ». Dissocions !… « Ce furent des temps riches, excessifs, fougueux et libertins. La tragédie de Racine, comme une fleur violente et douce, surgit naturellement de ce sol tourmenté et arrosé d’orages. Les poisons de théâtre faisaient frissonner des femmes qui venaient d’en serrer de réels dans un coffret, sous des lettres de leur amant. Les mœurs sont d’une belle liberté : on ne connaît que le tout ou rien, la vie des passions ou la vie de renoncement. L’hypocrisie est rare, étant inutile. La Rochefoucauld et Pascal ont établi pour jamais le scepticisme moral ; et Descartes, le scepticisme métaphysique. Molière est athée ; La Fontaine est païen : l’incrédulité et l’indifférence se partagent les esprits… » Holà ! et Bossuet, Bourdaloue ?… Bourdaloue et Bossuet, ne les oublions pas, nous allons les considérer comme des « missionnaires », et qui ont fort à faire dans une société à laquelle Pascal et Descartes ont enseigné ou enseignent l’incrédulité morale et métaphysique, Molière l’athéisme, La Fontaine le paganisme et, Racine, la passion jusques au meurtre ; des missionnaires : et ceux qui évangélisent les sauvages, dans les pays étranges, ne sont pas plus occupés. Voilà, par dissociation d’idées, un dix-septième siècle, un Grand siècle quasi anarchique.

C’est une opinion courante et c’est une banalité qui n’avait pas eu de contradicteurs, que la fourmi, l’abeille et le castor sont des animaux très laborieux, adroits et estimables, inférieurs cependant à l’homme. Nous avons accoutumé de distinguer l’intelligence et l’instinct : ce n’est point ici que Rémy de Gourmont proteste. Mais nous avons accoutumé d’honorer plus l’intelligence que l’instinct. Bref, nous associons à l’intelligence et à l’intelligence humaine, l’idée d’une suprématie. Lisez Descartes et apprenez qu’il ne compte pour rien les perceptions ou pensées qui ne sont pas illuminées des clartés de la conscience. Eh bien, dissocions ! Est-il évident que l’intelligence soit « le produit normal du cerveau », qu’elle n’en soit pas une maladie, une manie ancienne ? Peu importe d’ailleurs : « une tare qui se transmet de générations en générations finit par perdre son caractère pathologique ; elle fait partie intégrante et normale de l’organisme. » Bien ! Mais « on peut aussi concevoir l’intelligence comme une forme initiale de l’instinct. L’intelligence humaine serait destinée à se cristalliser en instinct, comme cela est advenu pour l’intelligence des autres espèces animales. La conscience disparaîtrait, laissant toute liberté à l’acte inconscient nécessairement parfait dans les limites de sa fin. L’homme conscient est un écolier qui se révélera maître le jour où il sera devenu une machine délicate, mais sûre, comme le castor, ou comme l’abeille ». Ainsi, l’intelligence serait, — « serait », dit Rémy de Gourmont d’abord ; « est », dit-il, bientôt, — le premier bégaiement de l’instinct, son germe hésitant, l’esquisse ou le brouillon de la merveille machinale.

Passons de la science à la philosophie ; du reste, ce passage, Rémy de Gourmont le nierait, n’admettant pas la différence de la science et de la philosophie : laissons cela. Les philosophes, et avec eux les gens de rien, sont unanimes à considérer l’intelligence comme une faculté créatrice : elle imagine, elle argumente et elle invente. Elle ne tire pas du néant les éléments de ses dialectiques, les matériaux de ses constructions ; mais elle construit. L’architecte ne produit pas la pierre, ni le bois, ni le fer ; il emploie le fer, le bois, la pierre, et il bâtit, et il est l’auteur du monument. L’intelligence, qui élabore les données des sens, qui les dispose et qui, par la déduction, l’induction, l’intuition même, ajoute à ces données, l’intelligence bâtit et est l’auteur des monuments idéologiques. Nous avons accoutumé d’associer l’intelligence et l’idée de création. Vanité, orgueil, fatuité ! Dissocions, de grâce : « L’intelligence est un instrument excellent de négation ; il est temps de l’utiliser et de cesser de vouloir élever des palais avec des pioches et des torches. » Et voilà l’antique folie humaine dénoncée : l’intelligence ne crée pas ; elle détruit. Ne vous étonnez plus de voir tant de systèmes et de croyances joncher l’histoire : l’intelligence, qui avait l’air de les bâtir, obéissait aux velléités profondes de sa nature et ne faisait que des décombres.

Dans ces trois exemples, — et l’on en citerait plusieurs dizaines de ce genre, — Rémy de Gourmont semble avoir pris tout simplement le contre-pied de l’opinion courante. Et ne cherche-t-il pas le paradoxe ? Non : il a flétri le paradoxe comme « l’exercice le plus méprisable », en toute sincérité, même naïvement. Il ne cherche pas le paradoxe, qu’il déteste. Que cherche-t-il ? Je n’ose dire : la vérité. Cependant, oui, la vérité ! Mais il la cherche sans espoir.

Le dix-septième siècle n’est pas une époque d’anarchisme. D’autre part, le dix-septième siècle n’est pas cette époque de morne soumission que des professeurs émérites et, aujourd’hui, de jeunes doctrinaires se plaisent à nous représenter. L’instinct n’est pas la fleur accomplie de l’intelligence. D’autre part, une psychologie un peu niaise a établi de ridicules hiérarchies entre les facultés de l’âme, installé parmi les fonctions du cerveau le régime des castes et faussé tout l’aspect de la machine mentale. L’intelligence n’est pas uniquement pioche et torche, outil d’incendie et de démolition. D’autre part, on aurait tort de méconnaître les vertus et l’efficacité de son opération critique. En somme, il y a de la vérité dans la thèse et l’antithèse.

Rémy de Gourmont, qui formule l’antithèse, serait un faiseur de paradoxes, oui, s’il ne veillait à ce que l’antithèse contînt de la vérité, le plus de vérité possible. Or, chacun des traits qu’il assemble pour dessiner son dix-septième siècle turbulent, il l’appuierait de preuves, au moins de justes remarques ; et pareillement il a des faits, de qualité scientifique, pour illustrer sa théorie de l’instinct ; des faits, de qualité philosophique, pour illustrer sa théorie de l’intelligence meurtrière.

Il ne cherche pas la vérité : nous avons vu qu’il la dédaigne, quand il donne le nom de la vérité à ces mensonges qui servent de bâton pour la route et de pain pour la besace et de vin pour la gourde aux plus médiocres voyageurs de ce bas monde. Et il écrivait : « Il est aussi absurde de chercher la vérité — et de la trouver, — quand on a atteint l’âge de raison, que de mettre ses souliers dans la cheminée la nuit de Noël ! » Ne l’impatientez pas là-dessus : il vous dira qu’il quête le « non-vrai ». Il ne cherche pas la vérité, mais il cherche de la vérité. Ce n’est pas la même chose ; et, en quelque façon, ne serait-ce pas le contraire ? Les amants de la vérité croient qu’elle existe ; Rémy de Gourmont ne croit pas à elle et, ces menus fragments de vérité qu’il recueille, j’ai tort de les appeler des fragments : il ne conçoit pas que leur assemblage puisse être complet, puisse composer la vérité. Ce ne sont pas des fragments, ce ne sont pas des morceaux de la vérité : ce sont des jugements qui en valent bien d’autres. Mais, répliquons-nous, il y a le détail de la réalité, il y a (comme on dit) les faits et votre patience de philologue, de naturaliste, d’anecdotier, ne la dépensez-vous pas à collectionner des faits, vous qui êtes si content le jour que vous apprenez comment les langues romanes modifient le c initial devant une voyelle, comment les fourmis cheminent et ne font pas de différence pénible entre un plan vertical ou horizontal, et comment M. des Réaux jugeait la belle Mme de Montbazon ?… Les faits ?… « Les faits ont une très grande valeur, mais passagère. Ceux qui sont vrais aujourd’hui seront faux demain, parce que leur exactitude est en rapport, non pas avec une réalité immuable, mais avec une réalité mobile et changeante » et, cette réalité mobile et changeante, c’est nous, ce n’est que nous, il y a la science ? « Si quelque chose représente ici-bas le rêve, c’est la science ! » Enfin, qu’y a-t-il ? Le doute. Il y a de regarder « l’envers et l’endroit » des objets, et de ne pas savoir comment les placer, et de savoir qu’ils n’ont ni endroit, ni envers. Il y a de fuir, plus que la peste, « l’horrible manie de la certitude », manie des âmes contrefaites ; il y a de ne pas conclure et, quand on s’arrête d’épiloguer, de savoir qu’on est las et qu’on n’est point arrivé ; il y a de se garder contre toutes contagions affirmatives et de ne point s’écarter hors des voies « saines et honnêtes » du scepticisme.

Rémy de Gourmont n’a pas du tout peur d’aller à l’extrémité du scepticisme, et au-delà. Or, le très éloquent Royer-Collard a dit une grande sottise, quand il a prétendu qu’on ne fait point au scepticisme sa part : toute la vie humaine, et la science, et les croyances, et l’activité quotidienne de tout homme font au scepticisme sa part et lui imposent des limites. Mais lui, Rémy de Gourmont, voilà précisément ce qu’il refuse ; il ne veut pas faire au scepticisme sa part : il le lâche en pleine liberté, il l’engage à tout dévaster. Du moins, il y prétend : et il n’y parvient pas. Royer-Collard se trompe ; et le scepticisme n’a pas une extraordinaire puissance d’expansion : plutôt, il m’étonne par sa timidité. Il ne va pas loin, si loin qu’il aille. À peine s’est-il aventuré, une tremblante inquiétude le prend, comme s’il redoutait de se perdre par les routes illimitées : il se retourne, assez penaud, même s’il fait le fanfaron, vers son vieux compagnon plus énergique, le dogmatisme. Aussi n’avons-nous pas de vrais sceptiques et, même en la personne de Rémy de Gourmont, n’avons-nous pas le sceptique parfait qu’il a désiré d’être. À dix ans de distance, réimprimant son traité de L’Idéalisme, il informe son lecteur de ses nouvelles préférences dans les idées et avoue qu’il espère avoir, depuis dix ans, « grandi en sagesse et en scepticisme » : ce pléonasme l’amuse. Il appelle la vie « un jeu sans enjeu ». Il pose comme suit la « seule méthode digne d’un esprit qui se veut libre : traiter tous les sujets comme si on les rencontrait pour la première fois, n’accepter aucune opinion toute faite, dissocier les idées et les actes, n’être dupe d’aucune construction, la mettre aussitôt en morceaux ». Il ajoute : « n’avoir aucune croyance » : redondance ! Et il est dogmatique.

Il le serait déjà par cette rude affirmation de son scepticisme. Et il l’est, pour ainsi parler, tout comme un autre : par ses conclusions, car il conclut ; par ses préjugés, car il juge, et l’on ne juge que prématurément ; par ses habitudes d’esprit, et c’est là que tout dogmatisme a son berceau, son refuge ou son très sûr logement. Sceptique ? Il croit à la science ; il a beau la décrier ou la célébrer comme un rêve, il compte sur elle et même il attend d’elle, avec un peu trop d’ingénuité, ce que jamais elle ne lui donnera, une philosophie. Sceptique ? Il ne croit pas à la métaphysique, et même il en fait bon marché, un peu vivement ; mais il croit à la physique, et ce n’est pas moins périlleux. Sceptique ? Il ne croit pas à la réalité du monde extérieur : l’idéalisme berkeleyen l’a séduit, comme une ravissante dissociation d’idées ; mais il est matérialiste néanmoins, car la physique paraît ainsi plus commode et, l’apparence phénoménale, on peut la désigner sous le nom de matière, quand on sait ce que parler veut dire. Voilà des croyances. Il n’en faut pas tant pour dénigrer les croyances d’autrui : ce dont Rémy de Gourmont ne se prive pas. Et il n’en faut pas tant pour se priver de comprendre, en dépit d’une intelligence admirable, ce qui n’est pas le dogme qu’on a choisi : le catholicisme, par exemple, et Pascal dont le tout ne consiste pas à prêcher le scepticisme moral, et Descartes dont le tout ne consiste pas à prêcher le scepticisme métaphysique, etc., et les « curés » !… Ce malin sceptique a fait à son scepticisme la part plus petite qu’il ne s’en est avisé. Tels sont ses torts, et les torts d’un Encyclopédiste : camarade de Diderot.

Notons encore, pour achever la définition de cet Encyclopédiste, qu’il a été le contemporain, l’ami, l’un des maîtres d’une littérature que Diderot n’eût point aimée : le Symbolisme. Rémy de Gourmont fut, il y a un quart de siècle, un de ces jeunes gens qui eurent l’ambition d’instaurer une esthétique toute neuve. On les a vilipendés ; et leurs livres, parmi lesquels il y a quelques chefs-d’œuvre, sont l’offrande la plus jolie que l’art le plus pur ait sans doute reçue en ces années-là. Plus tard, et quand il sembla que l’école se démodait, Rémy de Gourmont lui demeura fidèle : « La marque symboliste est noble, écrivait-il, et je tiens beaucoup, pour ma part, à la porter visible et même impertinente. » Comment le symbolisme s’accorde-t-il avec le matérialisme et le positivisme que Rémy de Gourmont n’a pas moins affichés ? Eh ! bien, le positivisme n’est pas l’ennemi de la mysticité ; quant au matérialisme de notre auteur, j’ai dit que Berkeley en eût accepté, sinon les conclusions, les prémisses. Et quel amateur d’idées, — c’est pourtant là l’essentiel d’un Rémy de Gourmont, — ne prise les symboles, miroirs clairs et obscurs de toutes les idées, de celles que favorise la lumière et de celles qui ne souffrent que la pénombre ? Ses poèmes ne sont pas ce que j’aime beaucoup dans son œuvre : il les a écrits, semble-t-il, pour essayer ses théories, et il les présente un peu comme des échantillons d’une prosodie nouvelle ; et puis il a cherché des harmonies très difficiles et qu’il ne trouvait pas toujours. Ses romans, qui pour la plupart réalisent des emblèmes d’idées, sont beaux et, quelquefois, délicieux, par la finesse, la rapidité ingénieuse, la poésie, la gaieté spirituelle, et quelquefois, à mon gré, entachés de cynisme et de perversité surannée. De lourdes impiétés gâtent, si je ne me trompe, Une nuit au Luxembourg, qui est pourtant une adorable rêverie renanienne ; de fortes sensualités gâtent peut-être aussi Le Songe d’une femme, qui serait un charmant volume de fantaisie voluptueuse ; et mille inutilités de physiologie me gâtent Un cœur virginal, cœur cependant joli, drôle et qu’on aime. Un roman de Rémy de Gourmont, Sixtine, porte en sous-titre ces mots : « roman de la vie cérébrale » ; sous-titre que tous mériteraient, fût-ce un peu trop. Mais ce cerveau a des ardeurs qui le mènent à la polissonnerie aussi bien qu’à l’idéologie. Tous sont amusants et ont le vif agrément de cet homme « doué de plusieurs âmes de rechange » et si magnifiquement épris de toutes ses âmes qu’il en oublia d’être morose, comme le persuadaient de l’être ses doutes sempiternels, aspects divers d’un même nihilisme.

Survint la guerre. Interrompu dans ses jeux subtils, Rémy de Gourmont donna ce livre tout simple et tragique, Pendant l’orage. Brusque réveil d’un amateur d’idées : l’artiste n’est plus qu’un bon Français pareil à tous les autres. Il ne dissocie pas de la métaphysique générale l’idée de patrie. Il préfère à tout absolu, et même à toute contingence, la délivrance du sol français et la reprise de l’Alsace ; un Romain Rolland lui fait pitié.

La littérature qui naîtra des conjonctures nouvelles, nous ne la devinons pas. L’œuvre de Rémy de Gourmont, littérature d’hier, est digne de souvenir. Je n’en ai pas dissimulé les tares ; mais le péché que Saint Hilaire de Poitiers condamne au treizième chapitre de son Traité des Psaumes, Rémy de Gourmont ne l’a point commis, le péché de mauvais style.

Gilbert Augustin-Thierry

Méticuleux et romanesque, Gilbert Augustin-Thierry, qui vient de mourir, était doué des qualités le plus rarement réunies et les plus difficiles à réunir : les unes auraient fait de lui le plus patient des érudits et, les autres, le plus aventureux des conteurs. Il pouvait, pour se contenter deux fois, écrire et des livres d’histoire et des livres d’imagination. Mais, étant d’âme ardente, il n’eût pas toléré de laisser inactive ou sa curiosité savante, ou sa puissance inventive. Il ne travaillait que de toute son âme ; et son art est la synthèse extrêmement originale de plusieurs contrariétés, dont la solution devait aboutir à une philosophie.

Son premier essai parut dans la Revue des Deux Mondes, et voici près d’un demi-siècle, en 1867, sous ce titre : L’Anglo-catholicisme. Il étudiait, d’après l’Eirenicon de Pusey, tout récent, un épisode du grand mouvement religieux qu’a décrit plus tard, avec une admirable justesse de méditation, Paul Thureau-Dangin, dans les trois tomes de La Renaissance catholique en Angleterre. Gilbert Augustin-Thierry ne présentait à son lecteur qu’une esquisse, mais attentive, intelligente et claire. En quelques pages, il résumait beaucoup de lectures. Il avait assemblé un grand nombre de documents et les utilisait bien. Sans doute aussi, eut-il dès ce moment l’occasion de voir que les documents ne suffisent pas ; qu’ils ne livrent que des faits, non les âmes ; que les faits ne sont pas le signe évident des âmes, qu’ils en seraient plutôt le rébus et que, pour déchiffrer ce rébus, il faut deviner autant que traduire. Il examinait une réalité contemporaine, mais étrangère ; et la différence d’un pays à un autre est la même que d’un siècle à un autre. Puis il examinait un phénomène de la pensée religieuse et, bref, de la conscience la plus intime et secrète. N’est-ce point alors qu’il sentit que l’histoire la plus érudite réclame les secours de l’imagination ?

Je crois qu’il avait, à cette époque, le projet de compléter son esquisse et d’achever le tableau des nouvelles idées religieuses en Angleterre. Il modifia son projet ; plus exactement, il eut à le déplacer, pour divers motifs. Ce qui le tentait, c’était moins de connaître la religion de la Grande-Bretagne, que de trouver la véritable formule d’un art où se peuvent joindre la science positive et l’intuition, qui toutes deux excitaient sa ferveur. Au bout de sept ans d’un labeur subtil et opiniâtre, il publia L’Aventure d’une âme en peine, roman, mais un roman tout plein d’histoire. Vingt-cinq pages de « notes et pièces justificatives », à la fin du volume, indiquent les sources manuscrites ou imprimées, citent Cajétan, Salmeron, Suarès, Hurtado de Mendoza, les démonographes del Rio, Lancre et Loyer, les Mémoires de la Ligue, les procédures contre Barrière, Châtel et Ravaillac, citent du français, du latin, les Commentaires théologiques de Grégoire de Valence, les Aphorismes d’Emmanuel Sa, le Discours des Sorciers de Boguet, la quantité des vieux livres qui nous aident à ressusciter et la folie et la raison du dix-septième siècle, ses passions, ses vertus, ses chimères, et qui ne sont que du fatras si vous ne les éclairez pas de vous-même. Eh ! bien, voilà, sans plus de périphrases, genre qui n’est pas neuf, le roman historique ? C’est lui. Mais notre auteur le traite à sa manière. Dans la préface de son Aventure, il déplore le discrédit où est tombée cette « forme du grand art », maintenant une « littérature de carrefour », bonne pour les illettrés, lesquels (remarque-t-il) foisonnent parmi les déshérités de la fortune et ses privilégiés : cette « plèbe » a ses « amuseurs » qui ne craignent pas de chaparder à l’histoire leurs mascarades. L’auteur de l’Aventure se plaint aussi des romantiques, et de ceux qu’il admire par ailleurs, et de Victor Hugo : quoi ! ce Claude Frollo, qui rougit d’aimer une bohémienne, un prêtre du quinzième siècle ? et Triboulet, bouffon de François Ier, désespéré de ce que sa fille soit gentille au roi ? et Didier qui injurie Marion la courtisane, le galant Didier, presque le contemporain de la d’Entragues ?… Non, répond l’auteur de l’Aventure : ce sont là « fous des jours nouveaux, qu’eussent bafoués les sages des anciens jours ». Il nous invite à considérer que, d’un temps à l’autre, la moralité subit des variations importantes ; à quelques années d’intervalle, le père et l’enfant n’ont pas la même conscience, n’ont pas la même notion de la justice et de l’injustice, le même sentiment de l’honneur et de l’infamie. Ce qu’il reproche aux romantiques et à Victor Hugo, ce n’est pas tel anachronisme dans le détail des incidents relatés : c’est une erreur plus générale et de pire conséquence, si elle a pour effet de fausser la vérité des âmes anciennes. Tant pis ! répliquera-t-on ; ces romantiques font tourner l’erreur à notre plaisir et la futilité de leur histoire est notre divertissement. Gilbert Augustin-Thierry se fâche et nous prie de chercher nos gaietés autre part. Il revendique, pour le roman d’histoire, le noble rôle que voici : « mettre l’homme d’aujourd’hui face à face avec l’homme d’autrefois ». C’est le rôle de l’histoire ? Et du roman d’histoire ! Entre celui-ci et celle-là, Gilbert Augustin-Thierry n’établit pas, on le verra, une différence du tout au tout. Mais l’histoire évoque principalement les grands morts et, son roman, les inconnus, « ces millions d’êtres sans nom qui furent nos pères ». L’histoire nous ramène Auguste, Charlemagne, Napoléon ; le roman d’histoire, Pierre le manœuvre, Jacques le paysan, Jean le soldat : voyez-les et jugez-les.

Si l’on dit que c’est accabler d’une grave mission ce genre de littérature assez légère, le roman, Gilbert Augustin-Thierry ne consent pas que le roman soit un badinage. Il fonde sur lui de magnifiques espérances. Dans la préface de son plus beau livre, le Stigmate, il éconduit les « timorés » qui le chicaneraient d’avoir écrit, sur la métaphysique et sur les mystères de la croyance, cette petite chose : un roman ; ne valait-il pas mieux laisser au philosophe et au prêtre l’analyse de la foi ? Mais il réclame, pour le roman, le droit et il lui impose le devoir de tout comprendre et de tout révéler, car le roman, dit-il, « est, à présent, une science ». Il prétend même que le roman soit désormais une morale ; et il ajoute : « Le temps, d’ailleurs, est proche où la morale elle-même sera formulée par la science. » De telles illusions avaient cours à l’époque où Gilbert Augustin-Thierry constituait le système de ses idées. Le merveilleux progrès de toutes les sciences, dû en majeure partie à de bonnes méthodes, fit envie à quiconque était occupé de pensée. On crut, avec un bel entrain, que les divers objets de la pensée allaient devenir objets de science. La littérature ne serait-elle pas scientifique ? Le roman, frivole hier, fut chargé de mener à bien, selon les procédés scientifiques, une enquête sur l’homme. Ses deux moyens : l’observation, la psychologie.

C’est alors qu’intervient Gilbert Augustin-Thierry. Et il dit aux romanciers : — Vous avez tort, « explorateurs de l’immensité de l’âme humaine », de limiter votre enquête à l’homme contemporain. Vous regardez le présent ; vous négligez le passé. Mais le présent tient au passé ; l’homme, contemporain dérive du vieil homme. Cherchez dans le passé les origines des jours nouveaux et le principe de leur explication. Comme le présent n’est qu’un épisode de la durée, le roman contemporain n’est qu’un chapitre de votre enquête. Vous vous trompez en n’accordant au roman d’histoire que la petite place qui convient à une variété du roman : le roman doit être surtout historique.

Voilà, pour Gilbert Augustin-Thierry, la théorie d’un genre où il a très joliment excellé. Du reste, il en est de cette théorie de même que de toutes celles qu’ont jamais énoncées les écrivains : on y reconnaît les préférences particulières d’un écrivain, ses goûts, ses aptitudes ; les doctrines sont, pour la plupart, des passions une fois rédigées. Le méticuleux et romanesque Gilbert Augustin-Thierry trouvait, dans cette ingénieuse conception du roman historique, le meilleur emploi de ses qualités érudites et imaginatives. Notons aussi que les théories ont leur avantage et leur conséquence. On les dédaigne volontiers et l’on dit : — Voyons l’œuvre, plutôt ! — Généralement, elles n’ont pas été inutiles : leurs grandes ambitions, ne fussent-elles pas toutes comblées, ont laissé dans l’œuvre ou lui ont communiqué un peu de leur grandeur. Quoi qu’il en soit de La Franciade et si nous sommes plus touchés des Sonnets à Hélène, la poésie amoureuse de Ronsard n’aurait ni le même accent ni la même beauté, si Ronsard ne s’était, en outre, avisé d’être un poète épique. Je ne sais si L’Aventure d’une âme en peine, Le Capitaine Sans-Façon, La Savelli mettent « l’homme d’aujourd’hui face à face avec l’homme d’autrefois » : ce sont des livres qui ont, avec beaucoup d’attrait, de la dignité. Lentement élaborés, avec soin, pittoresques, et pittoresques sans artifice, mais par l’authentique réalité de ce qu’ils peignent, puis traités avec une prestesse heureuse, — il y a, dans L’Aventure d’une âme en peine, un peu d’encombrement ; il n’y en a plus dans Le Capitaine Sans-Façon, ni dans La Savelli, — ce sont bien des romans, très pathétiques et dont la péripétie se déroule à merveille jusqu’à de rudes catastrophes. C’est de l’histoire : Gilbert Augustin-Thierry veut que son roman soit « équitable » ; s’il nous présente et nous donne à juger « l’homme d’autrefois », il ne l’a point déguisé. Pour atteindre à la vérité, il ne ménage ni son temps ni sa peine. Il est scrupuleux et ne touche point au passé sans respect, sans inquiétude et sans émoi. Que d’éloges il mérite, pour avoir ainsi réagi contre la désinvolture étonnante de tant d’autres conteurs qui, dans l’histoire, sont chez eux ou en territoire conquis : les gaillards ne se gênent pas et bouleversent tout, saccagent tout ! Au gré de leurs opinions républicaines ou réactionnaires, ils enlaidissent ou embellissent allègrement les siècles morts ; et, plus souvent, au gré de leur fantaisie hasardeuse, ignorante, ils vous brossent des images quasi absurdes. Hélas ! maints Français ont, de l’histoire de France, une drôle d’idée, pour tenir tout ce qu’ils en savent de fameux romans historiques.

Dans sa recherche érudite, Gilbert Augustin-Thierry n’a qu’un désir : la vérité, qu’elle soit charmante ou non. Ce qu’il demande aux vieux livres et aux papiers d’archives, c’est tout uniment « notre grand-père », et tel qu’était ce grand-père, avec ses passions, sa pensée intime, sa figure, son costume, son langage. Altérera-t-il aucunement la vérité pour que son roman profite de quelque machination plus extraordinaire ? Il sait que l’histoire est « le plus romanesque des romans », et qu’on n’oserait pas inventer ce qu’elle vous procure en fait d’accidents et de personnages. La vérité suffit ; voire, elle dépasse vos imaginations. C’est au point qu’après avoir écrit des romans historiques, l’auteur de La Savelli en vint à écrire de l’histoire. Le Complot des libelles et La Mystérieuse Affaire Donnadieu ne sont plus des romans. Gilbert Augustin-Thierry désigne ces deux ouvrages sous le nom d’« études historiques ». Mais alors, classant les divers éléments de son œuvre, il n’hésite plus à ranger parmi ses « études historiques » Le Capitaine Sans-Façon, qui est une anecdote de la Chouannerie, et que nous comptions parmi ses romans historiques, et qui est de l’histoire, en somme.

Cette confusion de l’histoire et du roman, peut-être voudra-t-on la reprocher à Gilbert Augustin-Thierry. Je ne dis pas qu’elle n’ait nul inconvénient et que jamais on n’éprouve en le lisant nul embarras à ne savoir s’il relate ou l’évidence ou la probabilité, à ne savoir quel est son document. Je ne crois pas que cette objection l’eût gêné : car il avait ses documents et il avait sa bonne foi ; il avait aussi, — et il l’aimait infiniment, — cette idée, que l’histoire est une hypothèse. Tant vaut l’historien, tant vaut l’hypothèse. L’imprudent historien ne vous offre que de vaines conjectures ; mais l’hypothèse de l’historien le mieux averti, le plus sage et le plus intelligent, c’est toute la vérité possible. Or, aujourd’hui, certains historiens ont si grand-peur d’une méprise qu’ils refusent de rien risquer et, tremblants de précaution, publient des « textes ». Il y a quelques années, Gabriel Monod, qui fut l’un des maîtres de la méthode, écrivait, avec une admiration frémissante : « Le plus scrupuleux des critiques, M. Ch.-V. Langlois, a fait un portrait de saint Louis ! » Faire un portrait de saint Louis est une audace. Mais, au bout du compte, il faut se lancer à cette audace : une petite faute dans le portrait de saint Louis serait moins fâcheuse que l’excessive pusillanimité des historiens, laquelle aurait pour dernier résultat de mener l’histoire au néant, de laisser mourir le passé. Il ne vit plus qu’en notre pensée. À force de refuser toute incertitude, nous priverons-nous de toute croyance ? Il est assez remarquable qu’entre les sciences les unes, celles qui sont le moins naturellement des sciences, montrent le plus vif désir de mériter ce titre et, pour l’acquérir, l’austérité la plus sévère. Les sciences véritables ont une liberté meilleure et ne craignent pas l’hypothèse : l’histoire, qui est une science à peine, craint l’hypothèse et, quelquefois, n’évite pas toute espèce de pharisaïsme. L’histoire ne serait-elle pas simplement l’opinion que se fait du passé le lecteur attentif des documents, le plus habile à y démêler les signes de la réalité importante, le plus adroit à suppléer aux manques de l’information, le plus érudit et le plus imaginatif ensemble, de telle sorte qu’il imagine (les documents étant toujours incomplets) suivant les lignes de vérité que tracent déjà les documents. L’histoire est une science, au dire de nos érudits les plus farouches. L’auteur de La Mystérieuse Affaire Donnadieu n’en disconvient pas ; mais il veut aussi que le roman soit une science. Et enfin son idée de l’histoire, très originale et séduisante, se place à quelque distance de l’érudition toute pure et à quelque distance de la fantaisie. Elle n’est pas immobile dans cet intervalle ; et elle y bouge, allant aux approches d’une extrémité ou de l’autre, non pas jusqu’à l’une ou l’autre, et tantôt plus proche de la fantaisie, avec La Savelli, tantôt plus proche de l’érudition, avec Le Complot des libelles. Gilbert Augustin-Thierry ne renonce jamais à rendre son hypothèse vivante : — il a raison, si ce que nous savons de plus clair, touchant le passé, c’est que le passé vivait ; — jamais non plus il ne renonce à la rendre conforme au peu que nous savons certainement. Tel fut son art : et le roman, plutôt qu’une science, est un art ; l’histoire en est un.

Dès la préface de L’Aventure, en 1874, Gilbert Augustin-Thierry tenait son idée : il n’avait plus qu’à travailler. « Les hommes qui furent nos pères, écrira-t-il, ne sont pas morts tout entiers ; leur vie palpite encore dans les archives et le Debout, Lazare ! sera toujours la plus noble devise de l’historien. » Ressusciter nos pères et les arrière-grands-pères de nos grands-pères, c’est la tâche qu’il assume. L’histoire, vaste et minutieuse, ne va pas lui manquer. Dans L’Aventure, il ressuscite les premières années du dix-septième siècle ; dans Le Complot des libelles et La Mystérieuse Affaire Donnadieu, il réveille et il ranime les conspirateurs et gens de police du Consulat ; puis, dans Le Capitaine Sans-Façon, la chouannerie de 1813 et, dans La Savelli, les intrigues politiques et amoureuses du second Empire. Chacun de ces ouvrages lui demanda beaucoup de temps : je suppose que, maître de ses documents, il écrivait assez vite (et fort bien), sans doute avec cet élan de pensée qui donne à ses récits leur bel entrain ; mais il avait longuement cherché, trouvé enfin, le détail authentique de son roman. D’autres époques, cependant, l’eussent tenté à connaître et d’autres pères à ressusciter, si tout à coup sa méditation n’avait subi une étrange péripétie, et qui faillit le détourner de ses projets : le spiritisme l’enchanta.

Le spiritisme avait bien l’air d’être une science ; et que de merveilles il révélait ! De ces deux façons, il devait séduire une intelligence à la fois positive et curieuse de mystère. Le spiritisme, ce fut, pour Gilbert Augustin-Thierry, du romantisme, et qui semblait avoir l’estampille des savants. Peut-être aussi le goût qu’il eut pour les industrieuses manigances des esprits est-il le même qui lui faisait tant aimer, dans l’histoire, le subtil tracas des conspirateurs. Les uns et les autres accomplissent une besogne ténébreuse et perfide ; on suit à la piste, l’on perd et l’on rattrape ces agents de l’Occulte. Quand on cesse de les voir, on sent leur présence cachée ; quand on a découvert une de leurs machinations et qu’on va les saisir, ils s’échappent à la faveur d’un nouveau stratagème. Esprits et conspirateurs sont admirables pour multiplier et pour exciter sans cesse l’intérêt d’une destinée ; dociles à leurs volontés ambitieuses ou malicieuses, ils composent, avec une fabuleuse abondance de ressources, du drame et du roman.

Les expériences de Charcot relatives à la suggestion persuadèrent Gilbert Augustin-Thierry d’écrire Marfa ou le Palimpseste, son premier « récit de l’Occulte ». C’est l’histoire d’un vicomte Lucien de Hurecourt, qui aime à la folie la jeune femme d’un vieux seigneur russe, le prince Volkine. Et il tue ce bonhomme. Il le tue, pour ainsi parler, dans les meilleures conditions de secret, de sécurité. Seulement, à l’instant de mourir, le bonhomme dit au meurtrier : « Tu n’épouseras point Marfa. Le jour de vos noces, toi-même, tu raconteras tout aux juges de ton pays. Je veux ! » Il veut ; et il meurt : les loups dévorent son cadavre. Sa volonté lui survit ; sa volonté, quand il est mort, gouverne Lucien, lequel, au jour d’épouser Marfa, sans motif que la volonté du défunt, se dénonce et réclame son châtiment. Remarquons-le, Volkine, grand liseur de grimoires et pourvu d’influences magiques, est en outre affilié aux sectes nihilistes, mêlé à leurs entreprises redoutables : occulte deux fois, précieux héros d’un roman riche en terreur et perplexité.

L’Occulte avait bien réussi à l’auteur de Marfa. Et l’auteur de Marfa se vit en possession d’un excellent ingrédient littéraire. Mais il n’estimait pas que la littérature ne dût être qu’un jeu ; il la voulait véridique : et il accordait à l’Occulte sa créance. Il publia, sous la forme d’une adresse au lecteur de La Bien-aimée, sa « profession de foi ». Le naturalisme a vécu, disait-il. Et c’était, au moment où se produisait, dans la poésie et la prose françaises, une réaction très vive contre le positivisme littéraire, contre le roman d’observation pure et simple et contre la poésie d’analyse un peu sèche. Les symbolistes tâchaient d’ajouter à la réalité les idées. Leur tentative parut vague et parut vaine à Gilbert Augustin-Thierry ; et, ce qu’il désirait, ce n’était pas l’indécision : c’était une certitude qui s’étendît plus loin que les timidités positivistes… « Un irrésistible mouvement nous emporte vers ces mystérieux horizons, ces nuées aux ténèbres pourtant lumineuses, où semble se complaire le Grand Inconnu… » Il supplie qu’on interroge l’Au-delà ; et il résume ainsi son évangile : « Credo quia absurdum ! fut l’arrogant défi jeté à la face des sages par ces fous, les messagers de la Bonne Nouvelle ; et l’absurdité même de ce qu’ils annonçaient fit tomber à genoux le vieux monde païen, torturé par le scepticisme. Nous aussi, le doute nous désespère ; mensonge ou vérité, nos cœurs ont besoin de croire, ils souffrent de ne pouvoir plus s’absorber, s’anéantir dans la foi. Eh ! bien, l’Occulte est là, prêt à nous accueillir en ses fascinants abîmes. Credo quia absurdum ! Pourquoi donc l’antique et audacieuse devise ne serait-elle pas aujourd’hui la nôtre ? » Il y aurait à discuter cet argument, qui serait périlleux, s’il servait à recommander également toute absurdité : ce n’est pas mon propos. Et l’on peut voir, dans cette déclaration passionnée, plutôt qu’un argument, un défi ou l’honnête rodomontade de la crédulité. Notons une adhésion très nette, et hardie, à la science des Spirites et Occultistes, à leurs assurances et à leurs présomptions.

Gilbert Augustin-Thierry, nanti de ces confiances, écrivit plusieurs romans et nouvelles qu’on aime plus ou moins selon que l’idéologie des Spirites et Occultistes vous agrée ou non. La nouvelle science ne s’est pas rendue incontestable ; elle ne s’impose pas : elle invite la sympathie et elle peut déplaire. Les « récits de l’Occulte » ont leur sort lié ainsi, eh quelque mesure, à celui des doctrines dont ils sont inspirés. Mais le talent du conteur y est souvent délicieux. On dirait que Gilbert Augustin-Thierry, délivré de l’histoire et de la servitude où le souci de ne l’offenser point vous range, s’amuse de sa liberté. Ses personnages ne sont pas libres : ils dépendent de l’Occulte ; seulement, et malgré qu’on en ait, l’Occulte dépend du conteur. Alors le conteur profite de son autorité souveraine. Il a beaucoup plus d’entregent que le romancier réaliste, lequel soumet à la réalité sa copie, et que le psychologue, lequel soumet aux lois rigoureuses de la pensée et du sentiment ses fictions d’âmes. Nulle invraisemblance n’est défendue au romancier de l’Occulte, si l’Occulte a évidemment tous ses caprices garantis par son mystère. Alors, l’imagination de Gilbert Augustin-Thierry prodigue les incidents bizarres, les rencontres fortuites, les émouvantes facéties d’un hasard qui n’est jamais à court d’invention. Le Masque porte en épigraphe cette maxime pascalienne : « Les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou, par un autre tour de folie, que de ne pas être fou. » Les hommes sont fous, c’est-à-dire, pour l’auteur de ce « conte milésien », qu’ils sont les jouets innocents de l’Occulte. Or, la raison, tout empêtrée de ses dialectiques, est lente : la déraison ne l’est pas Substituer à la logique des événements et à la logique du cœur les soudainetés de l’Occulte, que de temps gagné, que de facilité acquise ! Dans ses meilleurs récits, Gilbert Augustin-Thierry atteint quelquefois à la perfection rapide d’un Mérimée.

Je ne sais s’il a conservé intacte perpétuellement la crédulité que la préface de La Bien-aimée proclame avec tant de fougue. Il y a, dans son roman si attachant de La Tresse blonde, un spirite et ses coopérateurs ou complices, qui vous ont une allure assez ignoble et des façons d’imposteurs. Le thaumaturge Élias n’est-il pas un ingénieux charlatan ? Mais il mène toute l’aventure : et conséquemment ne lisons-nous pas une histoire de fourberie insigne plutôt que le roman des phénomènes occultes ? Peu importe : quoi qu’il en soit du thaumaturge Élias et de ses pratiques dérisoires, si le jeune René de Mauréac subit les prestiges de ce fantoche, il n’en est pas moins dirigé par lui. Les mensonges d’Élias créent de la réalité dans une autre âme. Seulement, alors, nous avons à examiner tout bonnement des phénomènes de psychologie un peu morbide. Peu importe ! répondra une nouvelle fois Gilbert Augustin-Thierry ; appelez phénomènes psychologiques les faits que le spiritisme signale, vous ne les démentez pas pour cela. Eh ! il ne s’agit pas de les démentir : il s’agirait plutôt de les contrôler avec soin. Mais tout change si lesdits phénomènes sont rangés avec d’autres parmi les diverses manifestations de notre vie mentale, et non plus traités à part, attribués à des interventions suprasensibles, rapportés à l’œuvre du Grand-Inconnu, de l’Éternel-Maintenant, de l’Occulte. Or, il me semble que peu à peu Gilbert Augustin-Thierry se détacha de la métaphysique et inclina vers la psychologie ou, en d’autres termes, admit que les dogmes de l’occultisme fussent traduits modestement. Qu’on lise, à cet égard, les deux préfaces qu’il a écrites, à dix ans d’intervalle, pour les deux éditions de La Tresse blonde. « La Déité, un Tout vivant et personnel, nous environne et nous enlace, nous qui vivons en lui », dit-il d’abord ; et il « se hausse vers l’Occulte », il aborde l’Absolu : c’est l’Absolu, l’Occulte, le Tout vivant et personnel, la Déité, le Sphinx, qui veille à tourmenter l’univers et à organiser les châtiments de l’humanité, d’un temps sur l’autre, par-dessus la distance de l’espace et des siècles. Le héros de La Tresse blonde expie le crime de son père : décret de l’Occulte, dit la préface de 1888. Et la préface de 1898 : « L’enfant porte le poids des méfaits accomplis par ses parents ; il perpétue l’ancêtre, il est donc solidaire de ses aïeux. » C’est, en deux langages, la même idée. Cependant, la différence des mots indique une différence de l’idée. Pour le moins, nous avons éconduit le thaumaturge Élias.

Le spiritisme de Gilbert Augustin-Thierry se dépouille de son costume trop baroque. Il devient de plus en plus sage ou, si l’on veut, plus scientifique. La thaumaturgie s’apaise et l’occultisme montre quelque abnégation. Le merveilleux continue à se manifester ; mais il redoute l’extravagance et, dans les cas très inquiétants, consulterait volontiers le médecin : le tragique héros de La Fresque de Pompéi est un garçon qu’un rude coup de soleil a frappé, qui souffre de cruelles hallucinations et qui cède à leur duperie.

Le spiritisme, l’occultisme et l’étrangeté de Gilbert Augustin-Thierry aboutissent, en fin de compte, à une croyance tout ensemble mystique et scientifique au fait et au dogme du péché originel. Solidaire de ses aïeux, l’homme contient en lui, dans sa chair, dans sa pensée et dans sa destinée, l’immense aventure antérieure de sa race ; il la traîne avec lui, l’amène au jour et la suscite à nouveau. Péché originel, dit la religion ; atavisme, dit la science, et lois inéluctables de l’hérédité : « L’histoire aussi nous apporte son témoignage. Valois, Bourbons ou Bonapartes, nos dynasties royales ont dû subir dans leur descendance la formidable nécessité de l’expiation. Expiateur du despotisme enfin puni d’un Louis XIV, des abominations justiciées d’un Louis XV, le pauvre petit Capet en sa prison du Temple ! Et, dans les brousses du Zoulouland, un expiateur aussi, le misérable enfant impérial, cet héritier de tant d’impitoyables gloires ! » Il y aurait, à mon avis, plus d’une erreur à corriger dans ce jugement ; et il me semble que, parmi les lois scientifiques, les lois dites de l’atavisme ou de l’hérédité sont de celles qui n’ont pas encore trouvé leur formule exacte et bien décisive. Gilbert Augustin-Thierry les accepte comme on les lui donne ; son imagination les lui embellit de poésie singulière et, romantique impénitent, il aime en elles un nouveau symbole de l’implacable Fatalité.

Il leur doit le thème de son chef-d’œuvre, Le Stigmate, roman d’histoire et de libre invention, roman dont les personnages, censément nos contemporains, ont été par Gilbert Augustin-Thierry créés mais non de toutes pièces, car ils continuent, dans leur existence d’effroi, de scrupule et d’absurdité, leur lignée : ils descendent de Claudine-Armande, marquise de Montmesnil, demoiselle de très bonne maison, la fille de M. Séverin de Pâris, conseiller en la Grand’Chambre, et la cousine du diacre Pâris. Il y a dans leur sang le sang de cette famille qui fut tout affolée par les hérésies ; et, il y a dans leur souvenir, dans leur incessante hantise, les convulsionnaires du charnier Saint-Médard. Ce sont des gens de maintenant, des gens que nous aurions pu rencontrer dans les rues ; et ils ont l’air de vivre maintenant : mais ils vivent, pour ainsi parler, il y a deux siècles, au milieu des épouvantes qu’a répandues la doctrine exaspérée de la Grâce. Ils recommencent une ancienne frénésie. Leur calamité vient de Pascal et des Jansénistes. Et ni les Jansénistes, ni Pascal ne sont responsables, en vérité, de leur toquade et du martyre saugrenu qu’ils endurent. La religion des ancêtres s’est propagée en eux, s’est avilie en eux, jusqu’à devenir une contagion de démence. Mais leur démence a, très loin, son origine dans la plus noble et haute pensée religieuse et leur démence garde on ne sait quoi de sublime dans la pire abjection mentale. Ainsi tournent les doctrines ; et elles tournent mal. Tout se passe comme si elles enfermaient un germe de corruption qui se développe et qui les gâte. Parmi les descendants des convulsionnaires et miraculés du charnier Saint-Médard, une jeune fille est charmante, Monique, si gentiment raisonnable, si résolue à ne pas chavirer dans le délire de ses entours, si saine, — et pourtant marquée du stigmate ; — elle se débat contre la maladie : elle succombera. Elle est, dans une tempête qui souffle, une petite fleur, de couleur claire ; elle lutte : elle sera brisée. Sa force résiste un peu de temps, et puis l’abandonne : elle tombe, fanée, tuée. Monique, la victime de deux siècles de fatalité vigilante ! Monique, si jeune, et qui aurait voulu vivre, aimer ; Monique au désespoir et désespérante !

Le Stigmate est le chef-d’œuvre de Gilbert Augustin-Thierry et, peut-être, un chef-d’œuvre. Il a mis dans ce roman de jadis et d’hier sa méditation la plus profonde et la plus originale, ses idées d’historien, de philosophe, son habileté d’artiste ingénu et malin, très audacieux, cette fois plus attentif que jamais à ne point dépasser l’audace utile. Quelques-unes de ses chimères ont ici leur expression la plus séduisante ; sa pensée la meilleure y domine. Et son chagrin ! Je ne crois pas que nul écrivain, parmi ceux d’aujourd’hui, ait vu sous un aspect plus sombre le sort de l’humanité, l’histoire, le passé qui survit dans le présent et la conjecture de l’avenir. Tous ses écrits ont quelque chose de farouche ; et Le Stigmate est plus farouche que le reste, en dépit de Monique, si touchante que, dans les ténèbres où elle apparaît, je la veux comparer à la petite Galeswinthe des temps mérovingiens : « … Jeune femme qu’une sorte de révélation intérieure semblait avertir du sort qui lui était réservé, figure mélancolique et douce qui traversa la barbarie mérovingienne, comme une apparition d’un autre siècle… On disait qu’une lampe de cristal suspendue près du tombeau de Galeswinthe, le jour de ses funérailles, s’était détachée sans que personne y portât la main et qu’elle était tombée sur le pavé de marbre sans se briser et sans s’éteindre… » Monique, avertie de son malheur, ressemble à Galeswinthe ; et Monique, marquée du stigmate, ressemble à l’humanité telle que Gilbert Augustin-Thierry nous la montre, sans cesse innocente et chargée des fautes anciennes, malheureuse et digne de pitié, digne de la lampe de cristal qu’allume à perpétuité l’intelligence triste sur sa tombe continuelle.

Émile Ollivier. « L’Empire libéral »

Le dix-septième et dernier volume de L’Empire libéral paraît posthumément, et paraît dans des conjonctures qui rendent plus pathétique, terrible même, la lecture de cette grande œuvre. Avec quelle angoisse nous parcourons, guidés par le ministre de Napoléon III, la route ancienne de nos malheurs : âpre route, bordée de tombeaux et au bout de laquelle on aperçoit la fosse entrouverte où peu s’en est fallu que la France fût couchée ! Route bordée aussi d’avertissements et, si l’on peut ainsi parler, d’allusions à l’avenir. D’étape en étape, nous découvrons, entre les deux époques, des analogies dont nous frissonnons et, grâce à Dieu, des différences qui nous imposent un bel espoir. Vieille d’un demi-siècle bientôt, l’histoire que nous lisons, nulle prescription certes ne l’avait close : un prodigieux regain de vie la tire du passé. Je ne crois pas qu’avant la guerre nous fussions prêts à examiner les actes du second Empire avec une tranquille sérénité ; mais aujourd’hui l’honnête impartialité nous demande un immense effort. Et pourtant, si les fautes qui ont été commises, — fautes de toute sorte et si nombreuses qu’elles forment une longue chaîne de méticuleuse fatalité, — ne manquent pas d’exciter, en même temps que notre chagrin, notre rancune ; et si la malechance continue qui fut le surcroît des fautes nous abreuve d’une amertume insupportable ; et si nous en venons (pourquoi le dissimuler ?) jusqu’à la haine de ces jours funestes et horriblement féconds, n’est-il pas vrai que nous voici, par l’influence des jours nouveaux, en disposition de ne pas méconnaître les bonnes volontés qui n’ont pas eu leur aubaine, l’intelligence qui a fait de son mieux, le dévouement, l’abnégation, l’héroïsme et tout ce que la défaite a gaspillé de noble et de beau ?… « Il n’y avait plus rien… » balbutiait Bazaine, au Conseil de guerre ; « il y avait la France ! » répliqua le duc d’Aumale. La pensée de la perpétuité française nous détourne de maudire une seule année française. Elle ne nous incline pas à la mansuétude ou à la futile indulgence, mais à la simple équité : or, c’est tout ce qu’a réclamé, pour lui et pour son temps, l’auteur de L’Empire libéral.

N’allons pas par quatre chemins : la présente guerre dépend de l’autre guerre ; elle en est la suite et (veuillons-le !) la fin. Quiconque souffre de la présente guerre — et qui n’en souffre pas jusqu’au tréfonds de son être ? — déteste les lointains commencements de la calamité. Alors, nous raisonnons vite ; nous cherchons la cause, nous la tenons dans notre main : nous hasardons le rêve de l’écraser, pour supprimer l’effet. Hélas ! la cause était elle-même un effet ; et il faudrait, de proche en proche, fouiller jusqu’aux origines qui nous échappent pour y saisir le germe : le premier germe ? non. À lire certains polémistes, on dirait que la querelle de la France et des Allemagnes date de Napoléon III et précisément du ministère Ollivier. Cette querelle emplit tous nos siècles et la tâche de notre pays consiste, dans l’histoire, à contenir et à réprimer, ou à vaincre, la Germanie. Mais, quoi ! nous l’avions vaincue, réprimée et contenue sans faiblesse jusqu’à l’autre guerre. Soudain, notre résistance fléchit. La Germanie est la plus forte ; elle s’épanche par-delà ses digues, qu’elle a rompues. Qui n’a pas su veiller sur les digues ? Qui est le coupable ? La colère publique prononça la déchéance de l’Empire ; et elle se déchaîna contre le ministre de l’Empereur, Émile Ollivier, lui quasi seul entre tous, lui comme s’il avait été le seul, le maître absolu ; lui beaucoup plus que le ministre des Affaires étrangères, lui beaucoup plus que le ministre de la Guerre et les généraux, lui beaucoup plus que tout le Corps législatif, lui beaucoup plus que toute la nation, tandis que la responsabilité authentique est autrement vaste et que l’erreur a été universelle.

Émile Ollivier se défend. Et les coïncidences font que les derniers mots de son plaidoyer tombent au milieu des plus chaudes alarmes, lui mort et la tribulation recommencée. Il avait attendu vingt ans, après la guerre, pour entamer le dur débat ; le verdict, c’est en pleine guerre que sa péroraison le sollicite. Eh ! bien, disons-le, sous réserve d’un autre examen : sur divers points, — et j’en veux signaler trois, — les événements actuels ont apporté des clartés imprévues et favorables à la défense de l’Empire libéral ou d’Émile Ollivier.

Le principal grief qu’on ait contre l’Empire libéral et contre Émile Ollivier, le voici : le gouvernement ne pouvait-il pas, ne devait-il pas, au mois de juillet 1870, éviter la guerre ? — Il le devait, puisque la guerre a été cette catastrophe que nous réparons, après un demi-siècle, au prix de toute une jeunesse admirable et sacrifiée. — Il ne savait pas ?… — Il devait savoir ! et, dans l’incertitude, éviter l’aventure où la France risquait sa vie. — Le pouvait-il ?… À cette question : qui est coupable de la guerre ? l’auteur de L’Empire libéral a constamment répondu : Bismarck. La falsification de la dépêche d’Ems indique la volonté nette de ce fourbe. Cependant, c’est la France qui a déclaré la guerre, au mois de juillet 1870 : l’intrigue allemande avait ainsi machiné l’affaire, on ne l’ignore pas. À présent, ne le voyons-nous pas avec plus d’évidence, mieux informés, à notre dam, une deuxième fois, de la fourberie allemande ? Si l’on soupçonne le régime impérial d’avoir agréé, pour des raisons dynastiques, l’idée d’une guerre, un pareil soupçon ne s’adresse point à la République : celle-ci, à coup sûr, ne désirait pas la guerre ; et elle ne l’a pas éludée. La criminelle préméditation de nos ennemis est manifeste dans le Livre jaune. Les stratagèmes de la diplomatie allemande sont du même acabit l’été de 1870 et l’été de 1914 ; Bismarck est plus fort que Bethmann-Hollweg, il n’est pas moins sournois et ne traite pas plus honnêtement les chiffons de papier ; l’imbroglio du Hohenzollern qui prétend à la couronne d’Espagne vaut la machination des représailles contre les meurtriers de Serajevo ; et le roi Guillaume qui se fait scrupule de gêner par ses remontrances le père Antoine a le digne héritier de ses feintises en la personne de Guillaume II qui ne se permet point d’apaiser François-Joseph. L’Allemagne, une fois comme l’autre, a fomenté la guerre et a multiplié les subtils mensonges pour attribuer à la France le tort de la perfidie et l’imprudence de l’agression. Prenons garde : et, en condamnant tout d’une pièce le ministère que l’Allemagne avait dupé, ne soyons pas dupes de l’effronterie allemande, célèbre désormais.

Deuxièmement, on ne cesse de dire que la politique française a, durant tout l’Empire, favorisé l’ambition germanique et, par le principe des nationalités, aidé à la constitution de l’Empire allemand. Peut-être. En conséquence, on a dénoncé comme la source de tous les maux ce principe des nationalités, si généreux et fol jusqu’à la niaiserie. L’on oppose à de si périlleuses chimères l’excellent positivisme de la diplomatie antérieure, laquelle entretenait le désordre dans les Allemagnes et, par ce moyen, sauvait la France et l’Europe. Il est certain que les hommes les plus distingués et les plus influents du second Empire ont eu, pour la Germanie, trop de bontés. D’ailleurs, ils continuaient une tradition qui remonte à nos philosophes et à leur idole le roi Frédéric II. Dès sa jeunesse, Émile Ollivier, de même que ses amis, ne consent plus à regarder l’Allemagne comme un antre d’où sortent des reîtres « dépassant, selon notre du Bellay, tous les autres en barbarie », ou, selon Machiavel, « d’énormes bêtes féroces n’ayant d’humain que la voix et le visage ». Il songe à Luther, à Frédéric, à Leibnitz, à Kant et à Goethe. Beethoven est le consolateur de ses mélancolies adolescentes ; il étudie le droit dans Savigny, la dialectique dans Hegel ; il prend Niebuhr, Gervinus et Ranke pour d’intègres historiens ; le dimanche, à la table d’Arago, les merveilleux propos de Humboldt le ravissent. Dès lors, il déclare odieuse une politique française qui entrave l’essor du génie allemand. Plus tard, à la tribune de la Chambre, il admonestera vivement ceux qui, négligeant l’affranchissement de tous les peuples, ne craignent pas de placer l’intérêt de la France dans « une grandeur égoïste » : il préconise « la grandeur de tous et la justice éternelle ». — « Soyons Français ! » réplique Thiers. Ollivier se réclame de la Révolution, des idées largement humaines qu’elle a répandues par le monde, et affirme sa poétique passion « d’identifier les droits et la grandeur de la France avec les droits et la grandeur du genre humain ». Thiers, obstinément, proteste et revendique pour la France la permission de refuser le suicide. Il a raison : la politique de précaution qu’il recommande, c’est la constante politique de la monarchie française, à laquelle la France a dû sa suprématie et sa sûreté. Foin du principe des nationalités qui sacrifie à l’orgueil et à la voracité de ses rivaux le plus beau royaume sous le ciel !… Et cependant, nous sommes revenus au principe des nationalités : c’est en vertu de ce principe que les nations lancent leurs armées ; c’est en fonction de ce principe que la carte d’Europe se refait. Cette fois, aux dépens de l’Allemagne, châtiée d’offenser, quoi ? le principe des nationalités. Thiers avait raison, oui ; d’autre part, le principe des nationalités est valable. En définitive, nous n’avons que lui, pour associer à notre cause les peuples que dégoûte et inquiète la monstrueuse avidité de l’Allemagne. Et le principe des nationalités organise l’Europe souverainement, dès le jour qu’il exclut de ses bienfaits la « race de proie » qui l’a transgressé. Mais, il y a cinquante ans, savait-on, — même si Thiers le devinait, — savait-on que, sous ses dehors honorables, sous son déguisement de philosophie et de littérature, l’Allemagne fût toujours l’abominable Germanie et méritât cette exclusion ? Somme toute, elle ne s’était pas encore mise au ban de l’Europe civilisée ; aujourd’hui c’est le principe même des nationalités qui la condamne.

Enfin, si nous étudions la guerre franco-allemande, et non plus ses préambules, nous acquérons la certitude, et torturante, des bêtises (à quoi bon chercher un autre mot ?) qui l’ont fait tourner au désastre. Même après les mauvaises journées d’août, même après les défaites et les victoires abandonnées, tout n’était pas perdu, si, au lieu d’aller au secours de Bazaine, les armées de Châlons se repliaient sur Paris et, au mois de septembre 1870, tentaient la manœuvre qui glorifie le mois de septembre 1914. Tel fut l’avis des plus sages et, parmi eux, l’avis du prince Napoléon. L’avis contraire l’emporta et nous mena jusqu’à Sedan. Le ministère libéral n’existait plus. Émile Ollivier n’eut point à formuler de conseil. Mais tout son récit des opérations militaires tend à cette conclusion. Et il l’avait si bien adoptée qu’on peut dire qu’il a prédit notre victoire de la Marne. Le 17 novembre 1883, il écrivait au directeur du Figaro : « Non, mon cher Monsieur Magnard, à aucun moment de ma vie je n’ai dit : Finis Franciæ… Voilà dix ans que j’étudie les détails techniques de la guerre de 1870. Eh ! bien, je l’affirme et je le démontrerai : pour perdre l’armée du Rhin, la plus héroïque, la plus disciplinée que nous ayons eue depuis celle du camp de Boulogne, il a fallu un tel entassement de fautes grossières que, le voulût-on, il est impossible de les recommencer deux fois… Soyons imperturbablement pacifiques ; mais ne devenons ni couards ni désespérés. Iéna a effacé Rosbach. Il y a un petit village de Champagne qui donnera son nom à la victoire par laquelle Sedan sera effacé. » Ne doit-on faire honneur de cette prophétie lumineuse à l’homme qu’on a tant, et souvent avec une rudesse injuste, accusé de n’avoir rien prévu dans le pressant mystère des lendemains ?…

Après avoir raconté la séance du 9 août 1870, où fut renversé son ministère, Émile Ollivier note : « Ainsi finit ma vie parlementaire, à l’âge de quarante-cinq ans. Je ne suis jamais remonté à cette tribune… » à cette tribune où il avait eu les plus glorieux et attrayants succès. La phrase n’est ni solennelle ni habilement arrangée ; elle marque, d’une façon rapide et presque évasive, son regret sur lequel sans doute il ne lui plaisait pas de s’étendre davantage et que les méchants trouveraient à dénigrer : le tourmentant regret d’une activité ardente, l’horreur du loisir qu’il ne voulait pas et, pour un tel orateur, l’ennui du silence. Dans les dernières années de sa vie, son éloquence lui restait, son geste élégant, sa voix qui était douce et forte, unie et variée, sa manière qui avait un charme persuasif et un prestige de singulière autorité. Il possédait encore son art, son entrain, cette fougue ingénieuse qui jadis lui avait valu des triomphes, le goût d’argumenter vite, de débrouiller en peu de mots la question, d’y saisir les thèmes lyriques et de s’évader avec eux très haut, comme d’un coup d’aile. Vous étiez son visiteur ; et il faisait de vous son auditoire : il vous enchantait de ses suprêmes discours, inutiles et beaux.

Se taire ! quand on a compté sur les sortilèges de la parole, quand on a connu ses délices !… Il les avait connus et il s’en souvenait avec une espèce de nostalgie douloureuse et exquise… En 1869, lors des élections, il donne, au théâtre du Châtelet, une conférence politique. Il arrive et se heurte à une foule surexcitée de partisans qui l’acclament, et d’ennemis qui le huent, le conspuent, l’insultent et hurlent assez pour qu’il ne puisse placer une syllabe. « Je m’avance sur le bord de la scène et, d’un air souriant, comme si je m’adressais à des amis éprouvés, je dis… » Il leur débite une anecdote et, notamment, de Jupiter qui, un jour, rencontre un paysan… « C’est donc nous qui sommes Jupiter ? » lance, du fond de la salle, un adversaire, mais flatté. « Alors, déployant dans toute son étendue et sa force ma voix, que jusque-là j’avais contenue, je m’écriai : Oui, c’est vous qui êtes Jupiter !… » Le vacarme diminue, et cesse ; les gens écoutent : et ils entendent des vérités opportunes, avec docilité. L’orateur les a séduits ; il les tient et il ne les lâche plus ; voire, il les malmène : en tout cas, il les mène à sa guise ou peu s’en faut. Puis, ayant fait acte de maîtrise : « Je touchais, dit-il, à ce moment si enivrant où l’orateur remue à son gré son auditoire et l’assujettit à ses sentiments… » Quelques protestations ; elles ne gênent pas l’orateur : elles l’exaltent. Ces protestations, qu’est-ce ? les sursauts de la bête qu’on tue ; et, la bête qu’on tue, l’opinion d’autrui. L’on redouble de zèle… « J’approchais du terme et je pus prodiguer mes forces… » Le discours domine de mieux en mieux la multitude et la dompte. Soudain, le commissaire de police déclare : « Il est onze heures : mes ordres sont formels ; il faut que je fasse fermer la salle. » Le commissaire de police est un spécialiste, et qui a su préserver son sang-froid des périls de l’enthousiasme. La séance fut levée. « Cette interruption idiote ou perfide m’arrêta juste au moment où j’allais porter les derniers coups… » Émile Ollivier déteste l’avanie que lui infligea le règlement des réunions électorales, vers la fin de l’Empire autoritaire. Que sera-ce, quand la catastrophe où sombre l’Empire libéral et d’où émerge la République le privera définitivement des voluptés de l’éloquence !… J’insiste un peu : c’est que, lisez l’histoire de l’Empire, autoritaire et libéral, vous serez étonné, ravi, scandalisé, que sais-je ? de toute l’éloquence qui s’y dépensa. Thiers, Jules Favre. Rouher, et le jeune Gambetta qui prélude, et bien d’autres parmi lesquels Émile Ollivier, s’il a des émules, est au premier rang. Que de discours ; les modèles dans tous les genres, et de tous les tempéraments, et de toutes les occasions ; quels artistes, et avec une sincérité parfaite, avec du talent, du génie ! A-t-on jamais plus étroitement confondu l’éloquence et la politique ? Splendide confusion ; mais dangereuse : nous l’ignorons de moins en moins et regrettons parfois le temps où la politique n’était que la pratique assez modeste des affaires de l’État.

Émile Ollivier dut se claquemurer dans le silence : imaginez Lamartine à qui l’on a ôté sa lyre, ou Liszt à qui l’on a coupé les mains. Ne plus parler, ne plus agir, — et c’est tout un, — précisément à l’heure où il semblait que toute l’énergie française fût requise ! Et le plus grand orateur pouvait se croire le sauveur. Le 9 août, sur le soir, Émile Ollivier se rend aux Tuileries, où il prendra congé de la Régente. L’Impératrice le reçut un peu froidement, ne le consulta guère. Il se leva ; l’Impératrice ne parut pas désirer de le retenir. Et lui, en partant, se rappelait une autre soirée, dans ce même salon des Tuileries. Tout à coup, la fenêtre s’étant ouverte, poussée par le vent de l’hiver, l’Impératrice avait essayé de la fermer. « Mais la tempête était trop forte, et je dus venir à son aide… » Ce 9 août, « la tempête était encore là, mais l’Impératrice se croyait de force à l’affronter sans mon aide ». Ce qu’il dit de l’Impératrice, Émile Ollivier l’eût dit de la France. Ses détracteurs n’ont qu’à sourire ; et des critiques plus mesurés constatent qu’on s’est passé de lui. Mais lui n’a jamais pu s’accoutumer à l’idée que la France n’eût pas besoin de son aide : c’est qu’il avait, au bout du compte, la passion de la servir.

Tragique destinée ! L’impopularité d’Émile Ollivier se manifesta dès nos premiers revers et lui dura jusqu’à sa mort : n’est-elle pas attachée encore à sa poignante renommée ? Ce fut, cette impopularité, un phénomène de qualité, en quelque sorte, légendaire. Il devint, dans l’esprit de ses contemporains, un personnage d’épopée malheureuse ; et, comme le poème attribue au neveu de Charlemagne tous les plus hardis exploits du règne, on lui attribua toute la défaite. Non qu’il y eût à son égard une malveillance préméditée : le hasard s’en mêla et, parmi d’autres, le choisit en particulier. Peut-être, au début, divers amis de la veille, amis de son pouvoir et qui cessaient de le jalouser, le désignèrent-ils et adroitement lui accordèrent-ils une prépondérance qu’ils lui avaient disputée : ils le montrèrent du doigt et, alertes, se blottirent derrière lui, jusqu’à l’instant de triompher ailleurs et sans lui. Mais, plus tard, dégagée de ses primes contingences, l’impopularité d’Émile Ollivier prit un autre caractère et (disons-le sans nul embarras) magnifique : puisqu’il était, aventureusement, l’emblème de la défaite, on ne lui pardonnait pas ; bref, on n’acceptait pas la défaite. Ce n’est pas un médiocre sentiment qui perpétra cette implacable représaille. L’impopularité d’Émile Ollivier eut quelque chose de hasardeux et de sacré.

Elle lui a été un affreux supplice, et qu’il a enduré avec plus de fierté morale que de patience naturelle. Car il n’était pas, de nature, l’homme d’une tragique destinée. Vif, gai, merveilleusement doué pour la lutte, épris de ses idées, et de leur succès comme du sien, virtuose applaudi des grands jours parlementaires, content de réussites telles que le paradoxe de transformer en un régime de liberté l’Empire autoritaire et d’être, sans mortel accident de doctrines, le ministre de Napoléon III et l’un des rares républicains qu’on ait connus, il avait accompli des prouesses avec facilité. Sensible à toutes innovations et trouvailles de l’esprit, dans sa jeunesse ; admirateur de Proudhon, socialiste comme beaucoup de napoléoniens qui se cherchent ; Provençal, et que la Provence fêtait de cette double aubade : « Vive Émile Ollivier ! vive la République ! » une sagesse attentive le prit de bonne heure et le conduisit par les meilleurs chemins. Sans heurt et sans secousse, il était allé à l’Empire : ou plutôt, il amena l’Empire à lui. Il avait l’intelligence agile et primesautière. En outre, il savait travailler, lire, méditer même : et il portait allègrement l’érudition d’un grand lettré. Les arts le divertissaient et il employait la philosophie à l’ornement de ses convictions spiritualistes. Homme d’État, il eut des plaisirs de poète. Puis, il fut, dans son pays, comme un exilé.

Plus que le silence, lui coûta le motif du silence : l’hostilité qui ne désarmait pas, qu’il n’acceptait pas, contre laquelle il se débat dans les dix-sept volumes de son histoire. Il n’avait point une âme résignée. Au surplus, comment aurait-il consenti à passer pour l’homme qui a perdu la France ? Il se révolte : et sa révolte commande le respect. D’ailleurs, dans son premier volume, à la date du 22 mars 1894, et quand depuis plus de vingt ans il subit son martyre, il se défend de discuter avec la calomnie : « Je ne viens pas présenter à l’histoire le plaidoyer personnel que je n’ai pas cru devoir à ceux au milieu desquels j’ai vécu. » Parbleu, il sait que, si nos généraux avaient été vainqueurs, en 1870, la victoire ne serait pas la sienne : et pourtant il ferait figure de grand homme. Nos généraux n’ont pas été vainqueurs ; il n’est pour rien dans leur déconvenue : on le honnit. Ex eventu famam  : le succès ! Partout et à toutes les époques, ce fut ainsi. « Je n’ai pas la prétention d’échapper au sort commun et je ne m’élève pas contre la sentence. Un souci d’honneur eût seul pu me déterminer à des justifications personnelles : mais mon honneur n’est ni maintenant ni plus tard à la merci de qui que ce soit ; dès que je l’estime sauf, toute autre approbation m’est inutile. » L’orgueil blessé refuse l’offense et ne réussit point à cacher sa colère. Que veut-il donc ? « À la veille de disparaître de ce monde, je veux donner une dernière preuve de dévouement à la patrie bien-aimée à laquelle j’ai consacré toutes mes pensées. Je veux la laver devant la postérité d’avoir déchaîné parmi les hommes la misère, la défiance, la haine, la barbarie. Je veux démontrer qu’en 1870 elle n’a pas été plus agressive qu’elle ne l’avait été en 1792 et en 1806 ; qu’alors comme autrefois elle a défendu son indépendance, non attenté à celle d’autrui… » Ce n’est donc pas lui que l’auteur de L’Empire libéral entend justifier : c’est la France… Substitution de personne ! dira-t-on ; mais il s’agit de vous et justifiez-vous !… Émile Ollivier, s’il dédaigne l’accusation, n’accepte pas le procès. Tout de même, les dix-sept volumes de L’Empire libéral sont bel et bien sa réplique devant l’avenir. L’Empire libéral est son apologie. La vérité, c’est qu’il n’a pas répondu aux outrages par un pamphlet. S’il n’eût souhaité que de confondre ses accusateurs et d’en appeler contre eux au public, il fallait un petit volume où fussent alignées les critiques et, mieux, les réfutations : chicane contre chicane, et l’on se hâte d’avoir eu le dernier mot. Émile Ollivier ne se vante pas, quand il affirme son mépris de tels procédés ; sa méthode a une autre allure, quand il s’avise d’opposer à une polémique tatillonne l’ample et hautaine histoire. Il substitue à sa cause la cause de la France ? On a beau jeu (et facile) à le taquiner là-dessus et à lui lancer des apophtegmes de modestie : malgré qu’on en ait, le ministère Ollivier représentait la France. Mais la France a payé les fautes du ministère Ollivier ?… C’est ici qu’à mon sincère avis l’auteur de L’Empire libéral a raison, pleinement, contre ses adversaires. Oui, le ministère Ollivier, s’il n’a pas voulu la guerre, ne l’a point évitée : l’eût-il évitée, s’il avait su ne la point vouloir avec plus de résolution, plus de netteté ? ce n’est pas évident ; c’est possible. Et admettons-le : constatons, d’autre part, que, si la France n’a pas voulu la guerre, elle ne l’a point redoutée ; certains soirs, ne l’a-t-elle pas réclamée ? Quoi qu’il en soit des imprudences que le ministère a commises, la France ne l’a-t-elle pas invité à des imprudences, par sa vivacité, par sa fine susceptibilité d’héroïsme ? Il fallait résister à la France : et, gouverner, ce n’est pas suivre la fantaisie universelle. En 1792, puisque Émile Ollivier compare ces deux déclarations de guerre, celle de 1792 et celle de 1870, la monarchie presque moribonde met tout ce qui lui reste de force et tout son dernier zèle à détourner de la guerre la révolution déchaînée ; jusqu’au 20 avril, avec un acharnement méritoire, elle achève de se compromettre en conjurant les furieux de ne point s’aventurer contre l’Autriche. La monarchie faisait strictement son devoir et, à la veille de mourir, essayait de gouverner. Toujours est-il que l’injustice principale consiste à imputer au seul ministère libéral et, nommément, à son chef, une aberration (si c’en est une) qui a été celle de tout le monde. Émile Ollivier, sans doute, ne consent pas à reconnaître qu’il se soit trompé, fût-ce avec tout le monde. Du moins couvre-t-il sa politique de ce nom, « la politique que le peuple élaborait depuis 1815 ». Il lui importait de montrer que si, après la défaite, tout le monde le délaissa, — et, plusieurs, vilainement, — avant la guerre et dans l’espérance de la victoire, tout le monde l’accompagnait. Il lui importait de montrer que la déclaration de guerre n’avait pas été, de sa part, un caprice de légèreté. Les origines de la guerre, c’est, plutôt que sous le ministère libéral, dans la fatale année 1866 qu’on les démêlera, et plus anciennement. Telles sont les raisons légitimes qu’a eues Émile Ollivier de ne pas écrire un pamphlet, mais une histoire, et de placer dans l’histoire la courte anecdote de son ministère, et de joindre sa cause individuelle à un procès formidable, celui de toute une époque française.

Il lui fallut conséquemment remonter, dans la série des événements, jusqu’au début du siècle. Son premier chapitre est le portrait de Talleyrand. Le premier livre de L’Empire libéral, qui occupe tout le premier tome, traite « des idées et des sentiments de la France de 1815 à 1848 ». Le tome II nous mène au coup d’État : le tome II achevé, il y a encore toute la durée de l’Empire autoritaire à exposer avant que nous n’arrivions au point vif du démêlé ; difficultés intérieures, conflit du pouvoir énergique et des velléités révolutionnaires, diverses tentatives de gouvernement fort et manigances de l’opposition ; difficultés extérieures et les audaces de la générosité internationale, audaces qui n’ont pas tout leur effet, de la gloire et des faiblesses, des théories et qui ne donnent pas tout leur résultat, la question de Pologne, la Crimée, l’Italie, le Mexique, et puis Sadowa. Au tome XIII, le guet-apens des Hohenzollern se dessine. À la fin de ce tome, un « petit nuage » se montre, un petit nuage, précurseur de la tempête. Quelques jours plus tard, le ciel sera en feu. Or, quand il publiait les premières pages de L’Empire libéral, Émile Ollivier touchait à sa soixante-dixième année. Depuis la guerre, il différait le moment de sa suprême réclamation, laissant aux esprits de ses compatriotes le loisir de s’apaiser et, qui sait ? prenant son temps pour s’assurer de son calme. Après ce long effort de stoïcisme et de secret, d’opiniâtre et de torturante mémoire, durement confinée, l’historien de son pays et de lui-même, qui s’était mis à la besogne sans précipitation, travailla sans hâte. Si, comme il faut le croire, l’impatience de brûleries étapes le tourmenta, il ne céda point à la tentation de se dépêcher et garda son allure. Tandis qu’il composait, avec un soin qui domptait sa fièvre, ses treize premiers tomes, ajournant l’autre, le principal et décisif, résolu à le bien appuyer sur de solides fondements, les années passaient, le siècle changeait, le vieillard se demandait s’il vivrait assez pour achever son œuvre, pour la conduire au terme en vue duquel il l’avait entreprise… « Je supplie Sa Majesté la Mort de m’en accorder le temps ; je la suivrai ensuite docilement, sans plainte… » Il eut confiance en Dieu, et en lui-même ; il ne dérangea point les lignes de son plan, n’économisa ni les matériaux ni la peine, bâtit sans relâche, n’écouta rien, n’écouta point les avertissements de sa fatigue, devint aveugle et dicta ce qu’il ne pouvait plus écrire. Quand il imprima son quatorzième tome, La Guerre, il avait quatre-vingt-quatre ans. Son corps fléchissait ; sa pensée, non.

Je l’ai vu à plusieurs reprises, cette année 1909, où il avait couronné du drapeau qui flotte sur la plus haute pierre l’édifice de sa justification. J’ai passé des heures près de lui, dans sa retraite de La Moutte, non loin de Saint-Tropez, au bord de la Méditerranée. Il était content et inquiet ; il calculait que, pour les trois volumes qui le délivreraient de toute sa tâche, Sa Majesté la Vie avait encore à lui faire cadeau de quelques années : à défaut de quoi, l’essentiel était dit. Au bout de son jardin, près des vagues, devant l’horizon de la mer latine, il avait désigné la place de sa sépulture. Il savait où reposerait sa dépouille mortelle ; et, quant à sa mémoire, s’il ne terminait pas le monument complet de son Empire libéral, il se persuadait de la croire en sûreté dans ses quatorze volumes, le quatorzième étant la clé de voûte qu’il jugeait robuste et indestructible. Et il vous interrogeait : « Vous avez vu ? vous avez lu ? C’est concluant ?… » Oui, sur beaucoup de points, il avait apporté une lumière d’évidence, écarté des nuées épaisses de mensonge, posé de claires vérités… « N’est-ce pas ? N’est-ce pas ? » murmurait-il avec une âpre satisfaction. Sur d’autres points, je ne crois pas que ses arguments soient indiscutables. En particulier, l’indulgence qu’il a pour le ministre des Affaires étrangères contraste avec la sévérité qu’il a pour l’ambassadeur. Somme toute, Benedetti exécuta rigoureusement les ordres qu’il recevait du ministre… « Ce n’est pas là tout le rôle d’un ambassadeur : un commissionnaire y suffirait !… » Sans doute : l’ambassadeur, mieux informé que son gouvernement des conditions dans lesquelles il peut agir, doit avertir son gouvernement, signaler les rebuffades qu’on risque et, si l’on s’aventure, mettre le holà. Et Benedetti n’y a point manqué. L’insistance qu’il a eue auprès du roi Guillaume et qui aboutit à ce que l’audience ne lui fût pas accordée, — de là cette dépêche d’Ems, que dénatura Bismarck ; de là le « soufflet de Bismarck » ; et de là, finalement, la guerre, — cette insistance, dont il avait indiqué le péril, le duc de Gramont la lui commandait. Les dépêches de Benedetti attestent sa précaution. Peut-être un diplomate de génie eût-il tout sauvé : je n’en sais rien. Mais, avouons-le, si Benedetti fut un diplomate et sans reproche et sans génie, ne le distinguons pas de ses entours et craignons de l’inculper seul. Ce n’est pas lui, c’est la politique étrangère de la France qui, — incontestablement honnête, réfléchie, et non pas folle comme on l’a prétendu, — pécha par défaut de génie. Nous n’avons pas eu, dans cette crise, un Richelieu et son Père Joseph ; et nous n’avons pas eu, en adresse, en volonté forte, non plus qu’en perfidie, un égal de Bismarck : on ne le sait que trop. Je me rappelle que, ce même jour où les pressantes questions d’Émile Ollivier m’engageaient à ne pas dissimuler mon sentiment, il me montra son livre de chevet, disait-il, un Machiavel, lu et relu, annoté de sa main : j’admirais sa bonne foi, sa franche humeur, et songeais qu’il n’était pas du tout machiavélique… Mes objections, qu’il accueillait avec bonne grâce, l’importunaient cependant ; et il se débattait. Sur la dépêche de Gramont, cette dépêche du 12 juillet, tardivement adressée à Benedetti sans l’agrément du Conseil, contraire aux décisions des ministres et qui, au dernier instant, fit tout le mal, je le pressai à mon tour et, à brûle-pourpoint, lui demandai pourquoi il n’avait pas là-dessus, dès le 13 au matin, donné sa démission. C’est la dépêche de Gramont, trop exigeante, qui incita Benedetti à froisser le roi Guillaume. Émile Ollivier n’y était pour rien ; la faute appartenait au ministre des Affaires étrangères, ou à l’Empereur : pourquoi l’avait-il endossée ?… Il se leva et, du même ton que s’il eût été à la tribune de la Chambre, il me dit : « La dépêche de Gramont partie, c’était la guerre à coup sûr. Si Gramont ne s’en aperçut pas, je le compris. Eh ! bien, est-ce que j’allais, à la veille de la guerre et en pleine tourmente, déserter la France, qui comptait sur moi, et abandonner l’Empereur, qui était mon ami ? » Et il s’étendit, avec une superbe éloquence, sur la « lâcheté » qu’on lui offrait rétrospectivement. « Donner ma démission, reprit-il, je le pouvais : on ne m’avait pas consulté ; j’étais libre. En négligeant mon avis à la minute la plus grave, on me rendait ma liberté. Oui, je pouvais donner ma démission : mais je ne le devais pas. Si vous voulez savoir pourquoi je ne le devais pas, examinez où était mon avantage. La guerre éclatait sans moi ; elle éclatait malgré moi, condamnée par moi, condamnée du geste le plus insolent. Après le désastre, je profitais de ma circonspection, comme Thiers a profité de la sienne. Le discours de Thiers est du 15 ; j’aurais donné ma démission le 13, et ainsi je le devançais. Après la guerre, j’étais l’homme le plus populaire de France ; on m’acclamait. Ce n’est pas Thiers qui devenait président de la République : c’est moi ! » Il s’exaltait : « Au lieu qu’on m’a mis au pilori ! » Et il concluait : « Donc, j’ai agi contre mon intérêt. J’ai fait mon devoir ; et j’ai bien fait ! » Sa voix avait un accent de certitude passionnée. Les hypothèses qu’il soulevait, qu’il agitait avec véhémence, bouleversaient la réalité, créaient une autre réalité qu’il animait de sa ferveur et qu’il détruisait : sur les décombres du rêve auquel, une seconde, il accordait sa complaisance, il établissait la suprématie de son abnégation. Moi, j’entendais l’écho des orages qui, depuis quarante ans, grondaient dans sa mélancolie. Il se tut ; et je ne savais plus s’il avait tort ou s’il avait raison, parmi tant d’émoi, dans une telle évocation des possibilités qu’on suscite et du fait qui ne bouge pas.

L’Empire libéral est une œuvre de souffrance et, par instants, de désespoir. Mais la souffrance ne crie pas merci ; au désespoir succèdent les prompts sursauts d’une ardeur farouche. Émile Ollivier s’adresse au lecteur : il s’adresse à un adversaire. Son lecteur n’est-il pas un adversaire, et non pas un ennemi particulier, mais l’un des innombrables ennemis que lui vaut sa légende ? Cette légende, il ne cesse pas de la sentir autour de lui, — « la légende de mensonge avec laquelle je suis aux prises », — et qu’il attaque d’un côté, qui revient de l’autre, qu’il tue et qui renaît, qui ne le lâche point, si tenace qu’il doute parfois de s’en débarrasser, et qu’il ne lâche point, lui non plus. Il discute les textes et le commentaire. Il voudrait discuter aussi les bruits qui courent ; il s’efforce de les saisir et ne peut tous les attraper. Que faire ?… « J’ai donc été plus d’une fois, avoue-t-il, tenté de m’arrêter. Je me suis souvent demandé si je ne ferais pas mieux de briser ma plume et de me livrer dans ma solitude aux graves méditations qui conviennent à mon âge. Cependant, une force invincible me contraint à continuer… » Pourquoi ? et que se promet-il ?… La gloire de son nom ?… « Je me suis toute ma vie beaucoup préoccupé du devoir et fort peu de ce qu’on appelle la gloire ; je m’en soucierai encore moins dans quelques jours, lorsque je reposerai entre quatre planches couvertes de terre, et encore beaucoup moins si, comme je l’espère, ce qu’il y a de meilleur en moi revit ailleurs. » Alors, pourquoi continue-t-il d’écrire ? « J’écris par dilettantisme ! » Il écrit pour « le plaisir délicieux de rendre témoignage à la vérité ». Par dilettantisme ? Il y a là du défi. Non, Émile Ollivier n’écrit pas par dilettantisme : il écrit par esprit de bataille. Son Empire libéral n’est pas une histoire offerte à la paisible lecture des badauds et des amateurs ; elle n’est pas contée, mais, pour ainsi parler, ripostée. Les critiques la jugeront, plus tard, en tant qu’histoire, quand un autre Boislisle aura eu le prodigieux talent de l’annoter comme le Saint-Simon.

Quorum pars magna fui… En deux mots, l’historien de L’Empire libéral est-il impartial ?… Si l’on demandait : — l’historien de L’Empire libéral est-il sincère ? — assurément, oui : toute son œuvre a le persuasif entrain de la sincérité. Est-il véridique ? Il a prononcé la rude condamnation de l’histoire astucieuse et frelatée ; il a dénoncé comme un crime « la prostitution de l’histoire ». Est-il impartial ? Évidemment non. Et il s’est expliqué là-dessus avec franchise. « Peut-on, dit-il, être impartial en racontant les événements auxquels on a participé ? » Au surplus, qu’entendez-vous par cette impartialité ? Si vous exigez qu’on n’ait et qu’on n’exprime aucune opinion sur les événements et les hommes, « je me déclare incapable d’être impartial, et je doute qu’il y ait beaucoup d’historiens, écrivant même sur les faits auxquels ils sont restés étrangers, qui puissent s’astreindre à cette neutralité sceptique… » Un chartiste qui étudie le règne de Merowig (ou Mérovée) pratique, sans se tarabuster, les vertus de l’impartialité complète, ou indifférence morne, pourvu qu’il ait le moins du monde l’esprit dispos et le tempérament flegmatique : encore fera-t-il bien, cette année, d’interrompre ses travaux, s’il est au point de raconter la bataille des Champs catalauniques, où furent repoussées les hordes d’Attila. Mais Émile Ollivier racontait l’Empire libéral, le dialogue de son gouvernement avec Bismarck, l’invasion, la défaite ! En outre, il n’avait pas la mansuétude et la froideur méticuleuse d’un chartiste : je l’ai vu en colère contre Louis le Hutin. Comment son histoire de l’Empire ne serait-elle pas toute frémissante de ses souvenirs, de ses amitiés, de ses enthousiasmes, de ses chagrins, de ses rancunes et de son patriotisme blessé ? Car il pense à lui ; et il se défend. Mais il pense, avec une infinie douleur, à la France meurtrie, au sol souillé, dévasté, à l’Alsace perdue, à la Lorraine perdue, à la gloire perdue. Il vient de peindre la bataille de Gravelotte, si sanglante ; et il a indiqué nos pertes, soldats et officiers, par milliers et par centaines : « En dictant ces chiffres, je n’en puis plus, tout pleure en moi ! » Or, sa légende lui impute la responsabilité première du sang versé dans les combats que sa politique n’a pas su prévenir. On l’accuse d’avoir entrevu ces malheurs et d’en avoir accepté l’éventualité facilement, d’un cœur léger. Ce mot qu’il a dit, à la tribune de la Chambre, le 15 juillet 1870, quand la guerre était, sinon déclarée, inévitable ; ce mot qu’il a lancé, avec plus de verve que de justesse exacte, pour affirmer sa confiance dans le bon droit du pays et dans l’excellence de l’armée ; ce mot lui reste, comme un affront : ce mot qu’on détourne de sa claire signification, par malveillance et en signe de haine. Est-ce qu’une minute avant la phrase du « cœur léger », il n’avait pas prononcé cette phrase, qu’on affecta d’oublier, la phrase de « l’âme désolée », importante aussi ? Le « cœur léger », ne l’a-t-il point expliqué sans retard, et dès que se fut manifesté le faux étonnement de l’auditoire ? Enfin, si l’on fait semblant de l’ignorer, lui le sait qu’il a le cœur lourd et atrocement lourd d’un fardeau de tristesse !… Le verset du psaume, traduit par Dante, lui conviendrait, non la trompeuse devise du « cœur léger » : « Attendete et guardete s’egli e dolor alcun’ si come il mio grave. » On ne l’a pas compris ? C’est qu’on tient à ne pas le comprendre. Et on l’outrage : il ne reçoit pas l’outrage d’un cœur soumis ; et il n’écrira pas l’histoire d’un cœur tranquille. Mais, l’impartialité, ne la confondez pas avec l’indifférence. L’impartialité, la seule qui soit le devoir de l’historien, l’oblige « à ne pas travestir les opinions et les actes, à rapporter les opinions qu’on ne partage pas, les actes qu’on réprouve, avec un tel scrupule d’exactitude que ceux-là mêmes qui en sont les auteurs n’aient rien à y reprendre et à y ajouter ». Émile Ollivier cite comme un exemple et un modèle d’impartialité le cardinal Bellarmin, théologien de l’ordre des Jésuites : « On le mit à l’index parce que son exposition sincère des erreurs condamnées inspirait à plus d’un l’envie de les adopter. » L’auteur de L’Empire libéral n’est point allé jusqu’à un tel excès : les actes qu’il réprouve et les opinions qu’il ne partage pas, il n’engage pas son lecteur à les louer ou à les excuser.

Il faut, dit-il encore, que l’historien donne à son lecteur le moyen de juger les jugements qu’il lui présente et de les reviser. Pour cela, qu’on n’hésite pas à publier les documents, les pièces du procès. Émile Ollivier suit son précepte : ses volumes sont riches de documents et de pièces ; il avoue même qu’il a souvent sacrifié l’agrément littéraire de ses narrations à l’intègre souci de publier « les textes » authentiques. Cependant, l’histoire et la publication des textes sont deux choses. L’histoire est une opinion. Tout publier ? elle choisit. Tout dire ? elle n’en finirait pas. L’historien, loyal et patient, s’informe ; et il n’omet rien de ce qui peut l’avertir. Ensuite, avec bonne foi, il n’a plus qu’à livrer au public ses conclusions et ses preuves.

Émile Ollivier n’a rien ménagé pour se procurer les bons matériaux de son ouvrage. Pendant plusieurs années, il a lu, compulsé, copié, aux Archives des Affaires étrangères, les dépêches et les divers papiers de l’Empire ; il a examiné les actes officiels de tous les pays, recueils diplomatiques, débats des assemblées ; il a interrogé ceux des « acteurs du drame » qui survivaient et qui voulaient bien lui communiquer leurs carnets et leurs notes ; et il avait, lui aussi, ses notes et ses carnets, son journal quotidien, destiné à lui seul et où, dès l’Empire, il consignait le détail de ses journées. Surtout, il avait à sa disposition ses souvenirs, et d’une acuité singulière. Son journal quotidien, le journal d’autrui, les actes officiels, les archives lui permettaient de contrôler ses souvenirs ; mais aussi l’interprétation des documents lui était fournie par ses souvenirs ou, disons plus simplement, par son souvenir général de la vérité dont il possédait l’intangible certitude. Son histoire, sans cesse complétée, alimentée de nouvelles acquisitions, dépend moins du travail qu’il accomplit pour en élaborer les volumes que de son ancien contact avec les événements et les hommes. Il a été, il continue d’être l’un des « acteurs du drame » ; il ne s’est pas détaché du drame dont il se fait l’historien. Son œuvre n’en est que plus émouvante. Dira-t-on qu’elle en a moins de valeur historique ? Non : cette vue des événements et des hommes appartient à l’histoire ; elle a eu des conséquences réelles et elle est le testament d’une pensée qui fut active et, vaille que vaille, efficace. L’on se trompe, si l’on croit que l’histoire est jamais dans un livre : il n’appartient à personne de l’accaparer tout entière ; elle est dans la réunion des livres, de même qu’il y a plus de vérité dans la somme contradictoire des systèmes que dans une philosophie, de même qu’il y a plus de réalité dans la tumultueuse quantité des hommes que dans un héros.

L’Empire libéral est, à mon avis, l’un des témoignages qui composent l’histoire du second Empire. Et quel témoignage, d’une autorité impérieuse, d’une abondance extraordinaire, d’un prix inestimable ! « On pourra, dit Émile Ollivier, en regardant à la loupe ce que j’ai écrit, y relever quelques inexactitudes secondaires » ; et il en donne l’échantillon de telle bévue momentanée que lui-même signale dans ses errata. Ce n’est pas tout ; et admettons que, dans les dix-sept volumes de L’Empire libéral, on relève des inexactitudes plus graves, auxquelles ne suffise point l’erratum, mais qui appellent la discussion : qu’importe ? Voilà, je ne dis pas, le portrait de l’Empire, mais l’un des portraits de l’Empire, et magnifique. Ressemblant ? Certes, oui ; même si, consultant leur mémoire et leurs sympathies, les uns hochent la tête et insinuent que le modèle y est flatté, les autres qu’il y est calomnié. Quand nous avons sous les yeux un portrait ancien, de Holbein, je suppose, ou de La Tour, celui-ci une preste physionomie, celui-là un visage qui a duré, nous sommes sûrs que tel a été, une après-midi, le sourire de Camargo et, pendant de longues années, l’air de songe timide où Anne de Clèves eut quelque beauté. Qu’en savons-nous ? L’une et l’autre, la belle fille et la princesse infortunée, sur les deux images, sont vivantes. Nous en avons la vision, l’assurance qui ne trompe pas. Eh ! bien, le portrait de l’Empire, par Émile Ollivier, est la vie même, la vie remuante et agissante, astreinte à des lois et à des fatalités qu’elle ignore, d’où elle semble s’échapper, la vie ardente et imprudente. Le peintre n’a épargné ni les vives couleurs, ni les lignes hardies. Il a reçu l’enseignement des maîtres classiques et leur discipline se voit jusque dans ses audaces ; puis il a été l’ami des romantiques, et d’un Michelet. D’ailleurs, il avait le don, l’originalité naïve, la spontanéité que l’habileté ne remplace pas ; il avait sa manière, qui est une grande manière, et sa désinvolture, qui impose. Il peint large, et cependant avec précision. Ses traits sont, du premier coup, justes, ou expressifs. Ses touches ont la teinte et la lumière. Le personnage principal de l’Empire, est-ce l’Empereur ? La figure de Napoléon III apparaît, dans L’Empire libéral, sous un jour neuf et qui l’éclaire favorablement. Cette figure énigmatique, a-t-on pris coutume de dire ; et l’on en fait, ou à peu près, un prince Hamlet qui a vieilli. C’était un homme intelligent et bon qui, sans génie, avait à porter le nom même du génie ; et puis ce fut un homme qui, avec une étonnante sensibilité de l’esprit, s’émut de toutes les chimères de son temps, lorsque le rôle qu’il assuma le chargeait de résister à toutes les chimères. Nulle idée généreuse et qui ne l’ait touché. Or, quelle idée n’est pas séduisante ? Il faut, pour qu’une idée soit laide, qu’elle se réalise. Les théories sociales le tentaient et, en quelque façon, n’a-t-il pas été socialiste ? Il aimait le peuple ; et il aimait l’autorité, non pour le plaisir de l’exercer, pour le bien qu’elle permet d’accomplir. Il aimait la justice, et il aimait la France : il lui a rêvé une mission d’apostolat bienfaisant parmi les nations. Il aimait la République ; et il était empereur : sa dernière espérance fut de fonder, avec Émile Ollivier, la République sous la tutelle de l’Empire. Il était le neveu de Napoléon et l’enfant d’un siècle déraisonnable. Quant à passer des intentions à la pratique, il le savait ; il ne manquait pas d’initiative, de courage ou d’adresse. Les difficultés ne le rebutaient pas ; il avait l’art de réussir, mais non pas l’art de se contenter. Cet avilissement d’une idée qui se réalise lui tournait en déceptions toutes ses entreprises. Il avait une tristesse résignée, d’un grand charme ; et il avait ces façons d’amitié, si captivantes, des êtres les meilleurs et les plus tristes. Émile Ollivier eut pour lui de la tendresse : de l’amitié, ce n’est point assez dire. Ensuite, Napoléon III se trouva dans des calamités où il mérita plus de pitié que d’objections. Les pages où Émile Ollivier le conduit, à petites étapes, de Metz condamnée à Sedan, sont un évangile de la douleur et de l’abnégation, le martyre de la crédulité agonisante.

Le personnage principal de l’Empire, ce n’est pas l’Empereur ; ni le prince Napoléon, si bien pourvu de qualités souveraines, et qui était né pour le premier rang, mais qui, au second, se gaspilla ; ni Rouher, qui eut tant d’influence, et le plus beau talent, souvent pernicieux. Le personnage principal de l’Empire, dans les dernières années, c’est le Parlement. Quelle place il tient ! immense et telle qu’en lisant L’Empire libéral, nous arrivons à croire que c’est lui, anonyme et paré des noms les plus illustres, qui règne : s’il ne règne pas, il empêche qu’on règne. Émile Ollivier ne le dénigre pas. Voire, il lui accorde une espèce de prédilection que les bisbilles n’ont pas atteinte. Le Parlement a renversé le ministère libéral : avant cela, le Parlement avait accueilli les débuts de ce jeune orateur, lui avait prodigué les plus « enivrantes » minutes de sa vie éloquente ; plus tard, il lui avait été sévère, mais seulement quand l’orateur en fut à préférer la lutte violente au simple succès. Sous l’Empire autoritaire, Émile Ollivier, qui est de l’opposition, doit tout au Parlement : la célébrité, la joie de promulguer ses croyances. Sous l’Empire libéral, ce fut la mêlée, où la voix la plus éclatante domine toutes les opinions. L’auteur de L’Empire libéral traite le Parlement avec gratitude. Or, le Parlement, sous l’Empire, a-t-il été digne de bien des éloges ? Il a parlé ; il a énormément parlé : son langage n’était pas médiocre. Les honorables traditions de l’éloquence florissaient. Les orateurs, des lettrés pour la plupart, assez bien nourris de latinité, avaient en outre des passions politiques suffisantes pour animer leur saine rhétorique. Leurs thèmes, ce furent tous les problèmes du jour, sans compter les idées éternelles. Les occasions de se montrer ne manquèrent pas, avec les élections, les réformes, et enfin la juste quantité de désordre qu’il faut pour que l’art oratoire ne languisse guère. En fait de liberté, le nécessaire ; et il n’est pas établi que la tribune ait besoin de beaucoup de liberté. Assez de contrainte aussi pour qu’on dût avoir du talent, plutôt que de s’abandonner à une exubérance inattentive. Point de grossièreté, point de bassesse, ni, à proprement parler, de vilenie. De la folie, certainement, à certains jours. Et les plus fous enveloppaient de généreux principes leur impertinence. Non, le Parlement, sous l’Empire, n’est pas méprisable. Émile Ollivier s’y plaisait à bon droit.

Cependant si, comme tout L’Empire libéral nous y invite, nous cherchons les responsabilités de la guerre, n’examinons pas seulement les actes d’Émile Ollivier, les actes de Gramont, les actes de Benedetti. Le Parlement a ses responsabilités, et lourdes.

Lorsque l’Empereur, avec le maréchal Niel, s’applique à réorganiser et à fortifier l’armée, le Parlement l’encourage-t-il dans cette œuvre de salut ? On a prêté à l’un des membres de l’opposition cette parole abominable : « Gardons-nous de fournir à l’Empereur les moyens d’une guerre heureuse ! » Admettons (souhaitons même) que cette abominable parole n’ait pas été prononcée : elle résume, sous la forme la plus cynique, un sentiment auquel ne furent pas étrangers tous les ennemis du régime ; ne reprochait-on pas ouvertement à l’Empereur de « militariser la jeunesse française », quand on reprochait aussi à l’Empire d’humilier la France devant l’Europe ?… Ensuite, le principal grief qu’on ait contre le gouvernement qui a déclaré la guerre, c’est la faute qu’il a commise en harcelant de ses réclamations diplomatiques le roi Guillaume. Quoi ! dit-on, Léopold de Hohenzollern renonçait à la couronne d’Espagne : le prince Antoine en donnait l’assurance ; Olozaga montrait à Napoléon III, à Émile Ollivier, à Gramont, la dépêche indéniable. Il fallait s’en tenir là. Somme toute, l’ambition prussienne avait cédé ; les orgueilleux Hohenzollern, bon gré, mal gré, mettaient les pouces : et il fallait s’en tenir à cette précieuse victoire de notre diplomatie. C’est ce que n’a pas fait le gouvernement. Voilà le grief : il est judicieux. Mais, la précieuse victoire de notre diplomatie, comment le Parlement l’a-t-il accueillie ? Avec joie ? Non. L’opposition ne désirait pas une victoire diplomatique (ou autre), pour le gouvernement de l’Empire libéral : qui en doute ferme les yeux à l’évidence. Bismarck voulait la guerre : c’est lui, la cause de la guerre. Ses traquenards, le ministère libéral ne les a point esquivés : le Parlement non plus. Le gouvernement fut mal inspiré (l’événement le prouve assez), lorsqu’il ne se contenta point des assurances que lui donnait le prince Antoine et réclama les assurances du roi Guillaume. Mais l’inspiration mauvaise ne lui vint-elle pas du Parlement ? du Parlement qui, sans relâche, l’accusa de faiblesse ? Bien avant le désistement du Hohenzollern, et tandis que le gouvernement affirmait sa volonté de restreindre à la question de la couronne espagnole le démêlé de notre pays et de la Prusse, l’opposition flétrissait une politique si grêle et insistait pour qu’on ne différât point de réparer le désastre de Sadowa, d’exiger l’obéissance de la Prusse au traité de Prague et la démolition des forteresses qui menaçaient notre frontière. Parmi les partisans de cette politique, non pas grêle, citons Gambetta. Le Parlement ne s’est pas contenté plus volontiers que les ministres de la réponse fournie par le prince Antoine ; et la demande de garanties, source de nos malheurs, le Parlement ne l’a pas seulement approuvée : il l’a sollicitée. Il eût écrasé de son mépris et il eût chassé un ministère qui se fût déclaré satisfait sans avoir obtenu du roi Guillaume un engagement sérieux. Il ne tolérait pas que la France parût timide et qu’elle ne sût pas revendiquer avec aplomb ses droits, notifier avec résolution ses caprices. Eh ! bien, le patriotisme l’exaltait ? Sans doute ; mais alors, les fautes des ministres sont les fautes des ministres et du Parlement conjoints. En outre, le Parlement, — disons, si l’on veut, une large partie de l’assemblée, — se fit un jeu de multiplier les difficultés auxquelles le gouvernement avait à répondre et auxquelles il devait succomber. « Les fautes que commet l’Empire, c’est la République qui en profite » : ce terrible mot de Rochefort, beaucoup de députés l’auraient adopté pour devise. Et Paul Déroulède, qui n’était certainement pas bonapartiste, a écrit : « C’est l’ineffaçable opprobre de tous les partis d’opposition au régime impérial que d’avoir continué à se laisser dominer par leurs passions personnelles, à pareille heure. L’intérêt de la patrie avait disparu pour eux, par cela seul qu’ils le sentaient mêlé aux intérêts de l’Empereur. Il y eut chez la plupart une perte absolue du sens national : croule la France, pourvu que l’Empire tombe ! » Le comte de Chambord, lui, écrivait de l’exil le 1er septembre : « Il faut oublier tout dissentiment, mettre de côté toute arrière-pensée ; nous devons au salut de notre pays toute notre énergie. La vraie mère préférait abandonner son enfant plutôt que de le voir périr. J’éprouve ce même sentiment et je dis sans cesse : Mon Dieu, sauvez la France, dussé-je mourir sans la revoir ! » Ces augustes paroles, la situation les commandait. Hélas ! d’autres sentiments troublèrent d’autres âmes, et est-il dans notre histoire politique un jour plus affreux que celui où la chute de l’Empire consola de Sedan plusieurs doctrinaires ?…

Parmi les dépêches que notre ambassadeur à Berlin reçut de son gouvernement, il y en a une — Émile Ollivier ne la cite pas — qui me semble très significative. Elle porte la date du 10 juillet. Gramont, depuis quelque temps, pressait Benedetti de ne point laisser le roi de Prusse nous amuser par des faux-fuyants. Benedetti répondait qu’il avait conscience de sa tâche et qu’il agirait avec fermeté, oui, mais avec calme : « Vous m’approuverez, j’espère, de ne rien brusquer… » Il savait que le roi Guillaume s’impatientait ; il recommandait la modération. Gramont, néanmoins, montrait sa hâte d’en finir : « Employez tous vos efforts pour obtenir une réponse décisive. Nous ne pouvons attendre… » Pourquoi ? « sous peine d’être devancés par la Prusse dans nos préparatifs. » Bonne raison ? Peut-être ; et pourtant la mobilisation ne se fit pas avec tant de rapidité qu’on dût, afin de gagner quelques heures, perdre tout ménagement : on pouvait occuper à des préparatifs indispensables les heures, ou même les jours, de la précaution diplomatique. Mais, dans la soirée du 10 juillet, Gramont télégraphie à Benedetti : « Vous ne pouvez vous imaginer à quel point l’opinion est exaltée. Elle nous déborde de tous côtés, et nous comptons les heures. Il faut absolument insister pour obtenir une réponse du Roi, affirmative ou négative. Il nous la faut pour demain : après-demain serait trop tard. » Trop tard, pour l’armée ? Non : trop tard, pour l’opinion publique. Benedetti avait exposé nettement les motifs de sa prudence ou, si l’on y tient, de sa lambinerie. Les ordres de Gramont ne l’autorisaient point à continuer de même sorte. Il vit le roi Guillaume, lequel regretta de n’avoir rien à lui apprendre, ne sachant pas où était le prince Léopold, ne sachant rien. Conformément aux ordres de Gramont, Benedetti insista et dit qu’on touchait « au moment où le gouvernement de l’Empereur ne pourrait plus ajourner les explications qu’il devait aux Chambres et au pays » : de quoi, certes, le roi Guillaume se moquait un peu. Benedetti insista encore : on accusait, en France, le gouvernement de se laisser berner ; le silence auquel s’obstinait la cour de Berlin, comme aussi le pouvoir madrilène, l’opinion publique, en France, y voyait la preuve « d’une entente concertée contre nos intérêts ». Donc, le gouvernement de l’Empereur avait besoin d’une réponse catégorique et sans délais. La suite, personne ne l’ignore. Et il est patent que, si Gramont pousse Benedetti à faire vite, la politique intérieure l’y engage : il s’agit de ne point offenser, par des atermoiements, le pays et les Chambres ; en d’autres termes, l’opinion publique.

Si l’on prétend juger avec exactitude les préliminaires de nos désastres, il importe qu’on remarque ceci : la guerre de 1870 est, chez nous, la première (depuis les guerres de la révolution ; mais, les guerres de la révolution, leurs circonstances les séparent de toutes les autres), la première à la déclaration de laquelle ait collaboré d’une façon déterminante cette puissance nouvelle, l’opinion publique. Là-dessus, les discussions iront leur train naturel. On félicitera l’ancien régime, qui gouverna et sut garder à l’écart des égarements populaires la diplomatie et ses conséquences. On observera que, dans notre histoire, les meilleures initiatives, en telle matière, sont dues à des ministres qui n’avaient pas à consulter l’opinion publique ; et l’intervention de l’opinion publique, en telle matière, aboutit à de fâcheux résultats. On répliquera que l’ancien régime, tout seul et sans l’opinion publique, s’est trompé quelquefois. Principalement, on remarquera que l’ancien régime, impeccable ou non, n’a point supprimé l’opinion publique : il l’a si peu supprimée qu’il a succombé aux coups de cette puissance nouvelle, ou qui se manifestait nouvellement, et qui désormais prendra une extension redoutable. Toujours est-il que l’opinion publique a, elle aussi, elle autant que le ministère Ollivier, sa responsabilité dans les préludes de la détestable guerre. L’injustice, et messéante, consiste à ne s’en prendre qu’à Émile Ollivier, Benedetti ou Gramont. L’injustice consisterait surtout à oublier que la guerre est l’œuvre tortueuse et acharnée de Bismarck.

Seulement, il est vrai que le rôle du ministère était de maîtriser l’opinion publique : il eût gouverné, au sens précis du mot, s’il avait eu soin d’être assez fort pour que l’opinion publique ne lui fût pas menaçante et pour qu’il pût traiter les affaires du pays sans l’agrément furtif de l’opinion publique et, au besoin, contre elle. Or Émile Ollivier, libéral et, je le disais, républicain, se fiait à l’opinion publique et ne se croyait pas en droit de la malmener. Quand il appartenait à l’opposition, ne proclamait-il pas la nécessité d’ôter à « la volonté solitaire et omnipotente de l’Empereur » la conduite de la diplomatie ? Et l’un des vœux de son Empire libéral, ce fut d’assurer « au pays », c’est-à-dire à l’opinion publique, au Parlement, plus de contrôle sur la politique étrangère. Tout s’enchaîne : et Gramont, qui houspille Benedetti, cède à la considération parlementaire ; il est fidèle aux principes de l’Empire libéral.

Et puis, pour maîtriser l’opinion publique, il aurait fallu opposer à ses velléités étourdies une volonté fixe. Ne dénigrons pas la diplomatie du second Empire : « Elle a été beaucoup plus attentive, beaucoup plus avisée et beaucoup plus clairvoyante qu’on ne le croit à l’ordinaire… » Qui lui rend cet hommage ? La Commission chargée en 1907 de publier les documents relatifs à l’histoire politique et diplomatique de la guerre et composée de MM. Joseph Reinach, Aulard, Émile Bourgeois. Mais lisons le récit d’Émile Ollivier : nous sommes frappés de voir que, quant à la guerre, il n’y avait point, dans le gouvernement, de volonté fixe. L’Empereur était indécis ; Gramont, suivant qu’il venait de causer avec tel ou tel, changeait, — non de préférence, — d’indécision. Personne n’a voulu la guerre : et c’est Bismarck qui l’a voulue ; mais, au gouvernement de l’Empereur, personne n’a exactement voulu qu’il n’y eût point de guerre et n’a soumis toute la politique à cette volonté. Alors les événements dirigeaient plutôt qu’ils n’étaient dirigés ; et l’opinion publique folâtrait.

De tous les hommes qui furent au pouvoir en 1870, celui qui a le moins voulu la guerre, c’est celui-là même à qui on l’impute généralement, l’auteur de L’Empire libéral. « Le gouvernement désire la paix, s’écriait-il, le 6 juillet, à la tribune de la Chambre. Il la désire avec passion… » Et la gauche proteste… « mais avec honneur ! » Applaudissements de toutes parts. Le désistement du prince Léopold combla de joie, le 10 juillet, Émile Ollivier qui, sans retard, annonça la paix et, dans les couloirs de la Chambre, sema cette bonne nouvelle. La demande de garanties n’émane pas de ses conseils. Il est partisan de la paix, « avec honneur », jusqu’au « soufflet de Bismarck », jusqu’au jour où la dépêche d’Ems, rédigée par Bismarck, affichée dans Berlin, communiquée aux chancelleries, constitue un affront et une insulte pour la France. Dès lors, il n’hésite pas : c’est la guerre. A-t-il raison ? La France avait reçu, de Bismarck, un soufflet !… Si l’on objecte à Émile Ollivier que c’était là trop de susceptibilité, la réponse lui est facile : la France a le droit d’être susceptible. Sans doute ! et l’on se sent, je l’avoue, en position gênante pour n’être pas de cet avis : Bismarck avait provoqué la France. Et, la France n’eût-elle pas relevé le défi, Bismarck n’était pas au bout de ses manigances. Pourtant, on ne se délivre pas de cette idée que la terrible guerre a été résolue, un peu, comme un duel. Au bout du compte, avant de lancer le cartel où était risquée la France, où étaient aventurés les siècles de la France, il valait d’y regarder à deux fois. On n’y a point manqué ? Il valait d’y regarder à dix fois. Une politique où l’opinion publique est prépondérante n’évite pas facilement d’être impulsive : une politique plus retirée, moins glorieuse et plus positive, c’est la bonne santé de la patrie, son salut, si je ne me trompe.

La suprême réplique d’Émile Ollivier, la voici : nous étions prêts ; la guerre devait réussir. Avec quelle ardeur combative et quelle superbe véhémence, avec quelle angoisse, dans ses derniers volumes, il s’acharne à démontrer ces deux thèses ! Nous étions prêts : l’étions-nous ? et tout s’est passé comme si nous ne l’étions pas ! Émile Ollivier cite des chiffres, discute les allégations des adversaires de la France et des adversaires de l’Empire ; il accumule les arguments et les preuves. Combien de fusils, de canons, de souliers, de capotes, dolmans et tuniques, de sacs, de tentes, de couvertures ? Combien de cartouches, d’obus ? Tant. Et en fallait-il davantage ? À Gravelotte, les Prussiens ont perdu 19 260 hommes, 899 officiers : « Notre belle armée ! s’écriait le Prussien Kreischmann ; encore beaucoup de victoires comme celle-là, elle n’existera plus ! » Tous ces Prussiens tués, cela suppose des munitions : nous étions prêts ! Alors, la guerre devait réussir ? Elle le devait !… Ah ! démontrez qu’elle a réussi ! Émile Ollivier le sent bien que, faute de cette impossible conclusion, toute sa dialectique chancelle. Mais que faire ? Il ne lâche point sa dialectique et, si j’ose dire, il s’y accroche avec un admirable désespoir. Ses récits de batailles, Sarrebruck, Forbach, Borny, Rezonville, Gravelotte, Saint-Privat, sont des chefs-d’œuvre de clarté. Il nous dit : — c’est ici, tout juste à ce point, qu’on s’est trompé ; — nous le voyons. Des chefs-d’œuvre d’émotion. Il nous indique : — c’est ici que nous tenions la victoire ; et la victoire a filé ailleurs. L’impression qu’il nous laisse et veut nous laisser, un mot la résume : fatalité. Plus il s’efforce de démêler, à la rigueur, les éléments de ces combats, mieux nous apercevons qu’un hasard perpétuel y détraque toutes probabilités. Un hasard qui a cette particularité singulière de ne point s’éparpiller : tous ses coups frappent uniformément nos armes. Un hasard qui a de la suite dans les idées, c’est ce qu’on nomme fatalité. Pourquoi, le 17 août, n’avons-nous pas saisi la victoire ? Nous l’avions sous la main ; nous l’avions entre les doigts, et il n’y avait plus qu’à fermer les doigts sur elle. Émile Ollivier tâche d’expliquer Bazaine ; il n’y parvient pas : et Bazaine est incompréhensible. Bazaine appartient à la fatalité. Le 4 août, l’Empereur écrivait à son ministre : « Nous avons tout intérêt à traîner la guerre en longueur… » Il fallait se hâter, profiter de notre avance, frapper le premier coup : « nous étions perdus », a dit Bismarck. Plus tard, quand l’armée de Mac Mahon, se repliant sur Paris, pouvait tout réparer : « C’est une honte de ne pas aller au secours de Bazaine ! » s’écriait Jules Favre. Tout le monde s’est trompé : la victoire aussi.

La somme des malheurs accable les initiatives et, en quelque mesure, les fautes. En présence de telles catastrophes, on se prend à redouter les occultes manigances du Destin. L’on se signe et l’on s’éloigne ; ou bien, comme les anciens, on ferme une clôture sacrée autour de ce lieu où est tombée la foudre.