La reine Marguerite. Ses mémoires et ses lettres23.
Il y eut au xvie siècle les trois Marguerite : l’une, sœur de François Ier et reine de Navarre, célèbre par son esprit, ses Contes dans le genre de Boccace, et ses vers moins amusants ; l’autre Marguerite, nièce de la précédente, sœur de Henri II, et qui devint duchesse de Savoie, très spirituelle, faisant aussi des vers, et, dans sa jeunesse, la patronne des nouveaux poètes à la Cour ; la troisième Marguerite enfin, nièce et petite-nièce des deux premières, fille de Henri II, première femme de Henri IV, et sœur des derniers Valois. C’est de celle-ci que je parlerai aujourd’hui, comme ayant surtout laissé d’agréables pages historiques, et ouvert dans notre littérature cette série gracieuse de mémoires de femmes qui désormais ne cessera plus, et que continueront plus tard, en se jouant, les La Fayette et les Caylus.
Ce sont de ces livres faits sans qu’on y pense et qui n’en valent que mieux.
Voici à quelle occasion Marguerite eut l’idée d’écrire ses mémoires, où elle
s’est peinte en buste d’une plume si légère. Brantôme qui faisait
une galerie des Dames illustres françaises et
étrangères, après y avoir fait entrer Marie Stuart, avait pensé à y
mettre Marguerite comme un autre exemple des injustices et des inclémences de la
fortune. Marguerite, à la date où Brantôme traçait d’elle ce portrait tout
d’inspiration et d’enthousiasme, et jetait sur le papier cet éloge qu’on peut
véritablement appeler délirant (1593), était enfermée au château d’Usson, en
Auvergne, où elle était non pas prisonnière, mais bien maîtresse. Prisonnière
d’abord, elle avait séduit celui qui la gardait, et s’était emparée de la place,
où elle passa le temps des troubles, et bien au-delà, dans un asile
impénétrable. Le château d’Usson avait été fortifié par Louis XI, qui se
connaissait en précautions et qui en avait voulu faire un lieu de sûreté pour y
loger des prisonniers. Marguerite se sentait là non seulement à l’abri d’un coup
de main, mais même à l’épreuve du plus long siège et de tout assaut. Écrivant à
Henri IV son mari en octobre 1594, elle lui disait en plaisantant que, s’il
avait vu la place et la façon dont elle s’y gardait, il jugerait bien que
c’était à faire à Dieu seul d’entreprendre de la réduire, et qu’elle avait bien
raison de croire que « cet ermitage avait été miraculeusement bâti pour
lui être une Arche de salut »
. Ce château qu’elle comparait à
l’Arche de Noé, et que d’autres de ses panégyristes comparaient au mont Thabor,
tant ils supposaient à celle qui l’habitait des contemplations célestes, passait
pour une Caprée et pour un repaire abominable auprès des ennemis qui n’y
plongeaient de loin que des yeux de la haine. Ce qui est bien certain, du moins,
c’est que la reine Marguerite n’y avait rien perdu des délicatesses de son
esprit, puisque c’est là qu’elle entreprit d’écrire, en quelques après-dînées,
ses mémoires pour venir en aide au récit de Brantôme, et le rectifier en
quelques points. Nous la suivrons, en nous aidant
çà
et là nous-même des renseignements d’alentour, sans trop appuyer, et en tâchant
de dessiner en toute vérité un portrait singulier, où il entre à la fois du
ravissant et, vers la fin, du bizarre.
Marguerite, née à Saint-Germain-en-Laye le 14 mai 1553, avait six ans quand son père, Henri II, fut tué dans ce fatal tournoi qui rompit la fortune de sa maison. Elle nous raconte quelques traits d’elle et de ses reparties d’enfant, qui annoncent un esprit précoce. Elle a grand soin de remarquer ce qui est chez elle, en effet, un signe, une note distinctive à travers les désordres même, c’est que, tout enfant, et quand la mode était à la Cour d’être huguenot, et que tous ceux qui avaient de l’esprit, ou qui voulaient passer pour en avoir, s’étaient retirés de ce qu’on appelait la bigoterie, elle résista toujours. Son frère d’Anjou, qui fut depuis Henri III, avait beau lui jeter au feu ses Heures pour lui donner en place des Psaumes et prières huguenotes, toujours elle tint bon et se préserva de cette manie de huguenoterie, qui, en effet, à cette date de 1561, était à la Cour une vanité, une mode française et mondaine, attrayante un moment pour ceux même qui peu après devaient tourner contre et la réprimer. Marguerite, au milieu de la vie la moins exemplaire, aura toujours avec sincérité ce coin de bonne catholique qu’elle tenait de sa race et qui, à ce degré et dans ce mélange, est plus peut-être d’une Italienne que d’une Française ; mais ce qu’il nous importe de noter, c’est qu’elle l’avait.
Tout enfant et quand les premières guerres de Religion commencent, elle est envoyée à Amboise avec son jeune frère d’Alençon. Elle se trouve là en compagnie de plusieurs dames parentes de Brantôme, Mme de Dampierre, tante de celui-ci, et Mme de Retz, sa cousine, et elle commence avec la plus âgée des deux une véritable amitié ; car, avec la cousine plus jeune, cette amitié ne viendra que plus tard. Marguerite en donne très gentiment une raison toute naturelle :
Mais lors l’âge ancien de votre tante et mon enfantine jeunesse avaient plus de convenance, étant le naturel des vieilles gens d’aimer les petits enfants, et de ceux qui sont en âge parfait, comme était lors votre cousine, de mépriser et haïr leur importune simplicité.
L’enfance se passe, et le premier éveil des choses sérieuses est donné à Marguerite vers le temps de la bataille de Moncontour (1569). Elle a seize ans alors. Le duc d’Anjou, depuis Henri III, âgé de dix-huit ans, beau, brave, et annonçant, à cet âge, une vertu et une prudence qu’il ne justifia jamais, avant de repartir pour l’armée prend sa sœur à part dans une des allées du parc du Plessis-lez-Tours, et lui témoigne désirer de l’avoir pour confidente et pour appui, durant son absence, auprès de Catherine de Médicis leur mère. Il lui tient un discours qu’elle rapporte au long, avec une sorte de complaisance :
Ma sœur, la nourriture que nous avons prise ensemble ne nous oblige moins à nous aimer que la proximité… Nous avons été jusques ici naturellement guidés et cela sans aucun dessein et sans que telle union nous apportât aucune utilité que le seul plaisir que nous avions de converser ensemble. Cela était bon pour notre enfance ; mais, à cette heure, il n’est plus temps de vivre en enfance.
Et il lui expose les belles et grandes charges où Dieu l’a appelé, où la reine leur mère l’a élevé, et où le tient le roi Charles IX leur frère ; il craint que ce roi, courageux comme il l’est, ne s’amuse point toujours à la chasse, et ne devienne ambitieux de se mettre à la tête des armées dont il lui a laissé le commandement jusqu’ici. C’est à quoi il veut parer :
En cette appréhension, continue-t-il, songeant les moyens d’y remédier, je trouve qu’il m’est nécessaire d’avoir quelques personnes très fidèles qui tiennent mon parti auprès de la reine ma mère. Je n’en connais point de si propre comme vous, que je tiens comme un second moi-même. Vous avez toutes les parties qui s’y peuvent désirer, l’esprit, le jugement et la fidélité.
Le duc d’Anjou propose donc à sa sœur de changer sa manière de vie,
d’être désormais assidue auprès de la reine leur mère à toutes les heures, à son
lever, dans son cabinet tout le jour, à son coucher, et d’obtenir ainsi d’être
traitée désormais non plus comme un enfant, mais comme une personne qui le
représente pendant son absence. « Ce langage, ajoute-t-elle, me fut fort
nouveau pour avoir jusques alors vécu sans dessein, ne pensant qu’à danser
ou aller à la chasse, n’ayant même la curiosité de m’habiller ni de paraître
belle, pour n’être encore en l’âge de telle ambition. »
La crainte
qu’elle avait toujours eue de la reine sa mère, et le respect silencieux où elle
vivait d’habitude avec elle, la retenait aussi. Peu s’en fallut, dit-elle,
qu’elle ne répondît à son frère comme Moïse à Dieu en la vision du
buisson : « Que suis-je, moi ? envoie celui que tu dois
envoyer. »
Toutefois elle se sentit, à ces paroles, éveiller un
courage nouveau et des puissances jusque-là inconnues, et elle consentit à tout,
entrant avec zèle dans les desseins de son frère. Dès ce moment, il lui sembla
qu’elle était transformée.
Cette liaison fraternelle et politique, ainsi nouée avec le duc d’Anjou, ne tint point. Au retour de la victoire de Moncontour, elle le trouva tout changé, méfiant, dominé par un favori, Du Gua, qui le possédait, comme depuis le possédèrent tant d’autres. Sa sœur désormais eut tort auprès de lui, et c’est avec son dernier frère, le duc d’Alençon, que Marguerite renouera bientôt et suivra, tant qu’elle le pourra, une liaison de ce genre, qui laissait place à tous les sentiments et à toutes les activités ambitieuses de la jeunesse.
Donna-t-elle en effet, dès ce temps-là, quelque
prétexte au refroidissement de son frère d’Anjou, par sa liaison avec le jeune
duc de Guise ? Un historien qui a bien connu Marguerite et qui ne lui est point
hostile, Dupleix, a dit d’elle : « Elle avait aimé Henri duc de Guise,
qui fut tué à Blois, et avait logé si avant dès sa jeunesse toutes les
affections de son cœur en ce prince qui avait des conditions attrayantes,
qu’elle n’aima jamais le roi de Navarre, depuis roi de France, de très
heureuse mémoire, qu’on lui fit haïr du commencement, et enfin épouser
malgré elle et contre les lois canoniques. »
Nous n’en sommes pas
encore au roi de Navarre. Quoi qu’il en soit, le duc d’Anjou prit ce prétexte du
duc de Guise pour rompre avec sa sœur dont il devint insensiblement l’ennemi, et
il réussit à aliéner d’elle leur mère.
Marguerite, à cette fleur de sa jeunesse, était, selon tous les témoignages, d’une ravissante beauté. Cette beauté était moins encore dans les traits particuliers du visage que dans l’ensemble et la grâce de toute la personne, dans le mélange de séduction et de majesté. Elle était brune de cheveux, ce qui ne semblait point alors une beauté ; c’était le blond qui régnait :
Je l’ai vue aussi s’habiller quelquefois avec ses cheveux naturels sans y ajouter aucun artifice de perruque, nous dit Brantôme ; et, encore qu’ils fussent noirs, les ayant empruntés du roi Henri son père, elle les savait si bien tortiller, frissonner et accommoder, en imitation de la reine d’Espagne sa sœur, qui ne s’accommodait guère jamais que des siens, et noirs à l’espagnole, que telle coiffure et parure lui seyait aussi bien ou mieux que toute autre que ce fût.
Vers la fin de sa vie, Marguerite, devenue à son tour une antique,
n’avait plus du tout de cheveux bruns et faisait une grande dépense de perruques
blondes : « Pour cela elle avait de grands valets de pied blonds que
l’on tondait de temps en temps. »
Mais dans
sa jeunesse, quand elle osait être brune, au naturel, cela ne
la déparait point, car elle n’en avait pas moins un teint d’un vif éclat,
« un beau visage blanc qui ressemblait un ciel en sa plus grande et
blanche sérénité »
, — « un beau front d’ivoire
blanchissant »
, disent les contemporains et les poètes, qui en ceci
paraissent n’avoir point menti. N’oubliez pas l’art de s’accommoder et de se
mettre, les inventions nouvelles en ce genre qui ne venaient que d’elle ; elle
était reine de la mode et de la façon (fashion). Telle elle parut en toute circonstance solennelle, et
notamment ce jour où, aux Tuileries, la reine mère festoya les seigneurs
polonais qui venaient offrir la couronne au duc d’Anjou, et où Ronsard présent
confessa que la belle déesse Aurore elle-même était vaincue ; et mieux encore ce
jour de Pâques fleuries à Blois, où on la vit à la procession, toute coiffée et
comme étoilée de diamants et de pierreries, vêtue d’une robe de drap d’or frisé
venue de Constantinople, qui eût par son poids écrasé toute autre, mais que sa
belle, riche et forte taille soutenait si bien ; tenant et portant à la main sa
palme, son rameau bénit, « d’une royale majesté, d’une grâce moitié
altière et moitié douce »
. Voilà la Marguerite des belles années
avant les disgrâces et les fuites, avant le château d’Usson, où elle vieillit et
s’immobilisa.
Cette beauté si réelle et si solide, et qui avait si peu besoin▶ d’emprunt, avait,
comme toute sa personne, ses bizarreries et ses superstitions. J’ai dit que le
plus souvent elle déguisait ses cheveux noirs et leur préférait des perruques
blondes « plus ou moins gentiment façonnées »
. Son beau visage
aimait à paraître « tout diapré et fardé »
. Elle soignait
tellement la fraîcheur de sa peau, qu’elle se la gâtait par des eaux et des
recettes de toutes sortes, et se donnait des érésipèles et des enlevures. Enfin, elle était le modèle et partant l’esclave de
la mode de son temps, et, comme elle y survécut, elle
en devint à la fin une espèce d’idole conservée et de curiosité, comme on en a
pour la montre. Quand Sully reparut un jour à la cour de Louis XIII, avec sa
fraise et son costume du temps de Henri IV, il prêta à rire à cette foule de
jeunes courtisans : quand la reine Marguerite, revenue d’Usson à Paris, se
montra à la cour renouvelée de Henri IV, elle produisit un effet semblable sur
le jeune siècle, qui souriait de voir cette survivante solennelle des
Valois.
Comme tous les Valois, digne petite-fille de François Ier,
elle était savante. Aux Polonais qui haranguaient en latin, elle marqua qu’elle
les entendait et leur répondit sur l’heure éloquemment et pertinemment sans
s’aider d’aucun interprète. Elle aimait les vers et elle en faisait, et s’en
faisait faire par des poètes à ses gages et qu’elle traitait volontiers en amis.
Quand elle avait commencé de lire un livre, si long qu’il fût, elle ne laissait
ni ne s’arrêtait jamais jusqu’à ce qu’elle en eût vu la fin ; « et bien
souvent en perdait le manger et le dormir »
. Mais ne devançons point
les temps. Elle-même nous dit que ce goût de l’étude et de la lecture ne lui
vint pour la première fois que dans une première captivité où Henri III la
retint quelques mois en 1575, et nous en sommes encore aux années sans
nuages.
On la maria, malgré les objections qu’elle fit comme bonne catholique, avec Henri, roi de Navarre, six jours avant la Saint-Barthélemy (août 1572). Elle a raconté avec beaucoup de naïveté, et d’un ton simple, les scènes de cette nuit d’horreur, qu’elle ignora jusqu’au dernier instant. On voit dans son récit ce gentilhomme déjà blessé et tout sanglant qui, poursuivi dans les corridors du Louvre, se sauve dans la chambre de Marguerite en criant : Navarre ! Navarre ! qui se jette sur elle pour se couvrir contre les assassins du corps de sa reine, elle ne sachant si elle a affaire à un fou ou à un téméraire. Quand elle sut de quoi il s’agissait, elle sauva ce pauvre homme, qu’elle fit coucher et panser dans son cabinet jusqu’à ce qu’il fût guéri. La reine Marguerite, si peu scrupuleuse en morale, est meilleure que ses frères ; elle a des Valois finissants les qualités et bien des défauts, mais elle n’a pas la cruauté.
Après ce coup à demi manqué de la Saint-Barthélemy, qui n’avait pas atteint les princes du sang, on essaie de la démarier d’avec le roi de Navarre. Un jour de fête où elle devait communier, comme elle était au lever de sa mère, celle-ci la prend à serment de lui dire si véritablement le roi, son mari, s’était conduit jusque-là avec elle en mari, en homme, et s’il n’était pas temps encore de rompre cette union. Ici Marguerite fit l’ingénue, assure-t-elle, et n’eut pas l’air de comprendre :
Je la suppliai de croire que je ne me connaissais pas en ce qu’elle me demandait : aussi pouvais-je dire lors à la vérité comme cette Romaine, à qui son mari se courrouçant de ce qu’elle ne l’avait averti qu’il avait l’haleine mauvaise, lui répondit qu’elle croyait que tous les hommes l’eussent semblable, ne s’étant jamais approchée d’autre homme que de lui.
On voit que Marguerite donne par là à entendre qu’elle n’avait jusqu’alors fait aucune comparaison d’un homme à un autre homme ; elle joue l’innocente, et, par sa citation de la Romaine, elle fait aussi la savante, ce qui rentre tout à fait dans le tour de son esprit.
Car ce serait une grande erreur de goût que de considérer ces gracieux Mémoires comme une œuvre de naturel et de simplicité ; c’en
est une bien plutôt de distinction et de finesse. L’esprit y brille, mais
l’instruction et la science ne s’y dissimulent point. Dès la troisième ligne
nous avons un mot grec : « Je louerais davantage votre œuvre, écrit-elle
à Brantôme, si elle ne me louait
tant, ne voulant
qu’on attribue la louange que j’offrais plutôt à la philaftie qu’à la raison »
; à la philaftie, c’est-à-dire à l’amour-propre. Marguerite (elle nous le
rappellerait si on l’oubliait) est par son éducation et par ses goûts de l’école
de Ronsard et un peu de Du Bartas. Dans sa captivité de 1575, s’adonnant à la
lecture et à la dévotion, dit-elle, elle nous montre l’étude qui ramène à la
religion, et nous y parle du livre universel de la nature, de
l’échelle des connaissances, de la chaîne d’Homère, de « cette agréable encyclopédie qui, partant de Dieu même, retourne à Dieu même,
principe et fin de toutes choses »
. Tout cela est savant et même
quintessencié. On l’appelait volontiers chez elle Vénus-Uranie. Elle aimait les beaux discours sur des sujets relevés de
philosophie ou de sentiment. Dans ses dernières années, pendant ses dîners et
ses soupers, elle avait ordinairement quatre savants hommes
près d’elle, auxquels elle proposait, au commencement du repas, quelque thèse
plus ou moins sublime ou subtile, et, quand chacun avait parlé pour ou contre et
avait épuisé ses raisons, elle intervenait et les remettait aux prises,
provoquant et s’attirant à plaisir leur contradiction même. Enfin Marguerite
était essentiellement de sa date, et elle en porte le cachet dans son style. La
langue de ses Mémoires n’est pas une exception à opposer à la
manière et au goût de son temps, ce n’en est qu’un plus heureux emploi. Elle
sait la mythologie, l’histoire ; elle cite couramment Burrhus, Pyrrhus, Timon,
le centaure Chiron et le reste. Sa langue est volontiers métaphorique et s’égaie
de poésie. Si Catherine de Médicis pour aller voir son fils le duc d’Anjou, fait
le voyage de Paris à Tours, en trois jours et demi, ce qui
était bien rapide alors et ce qui essoufflait le pauvre M. le cardinal de
Bourbon peu accoutumé à de telles corvées, c’est que cette reine y est
« portée, dit Marguerite, des
ailes du désir et
de l’affection
maternelle »
. Marguerite aime et affecte encore les comparaisons
empruntées à une histoire naturelle fabuleuse. Elle les varie par des souvenirs
d’histoire ancienne. Ainsi, lorsqu’en 1582 on la rappelle à la cour de France,
la tirant d’auprès du roi son mari et de Nérac, où elle avait été pendant trois
ou quatre ans, elle y voit un projet de ses ennemis pour la brouiller avec son
mari pendant l’absence ; ils espéraient, dit-elle, « que l’éloignement
serait comme les ouvertures du bataillon
macédonien »
. Quand la fameuse phalange était une fois ouverte,
on y entrait aisément. Ce style, ainsi plein d’ornements et de figures, le plus
souvent fin et gracieux, a aussi ses franchises et ses fermetés de ton. Parlant
de l’expédition projetée par son frère le duc d’Alençon en Flandre, elle le
montre, en termes d’une énergique beauté, représentant au roi :
Que c’était l’honneur et l’accroissement de la France ; que ce serait une invention pour empêcher la guerre civile, tous les esprits remuants et désireux de nouveauté ayant moyen d’aller en Flandre passer leur fumée et se saouler de la guerre ; que cette entreprise servirait aussi, comme le Piémont, d’école à la noblesse de France pour s’exercer aux armes, et y faire revivre des Montluc et Brissac, des Terme et des Bellegarde, tels que ces grands maréchaux, qui, s’étant façonnés aux guerres du Piémont, avaient depuis si glorieusement et heureusement servi leur roi et leur patrie.
Une des parties les plus agréables des Mémoires est le voyage de Flandre, du Hainaut et du pays de Liège, que fit Marguerite en 1577, voyage entrepris sous couleur de prendre les eaux de Spa, dont elle n’avait pas ◀besoin, et en réalité pour gagner des partisans à son frère d’Alençon dans le projet d’enlever les Pays-Bas à l’Espagne. Tous les détails de magnificence galante et de cérémonial, si chers aux dames, ne sont pas oubliés :
J’allais, dit Marguerite, en une litière faite à piliers doublés de velours incarnadin d’Espagne, en broderie d’or et de soie nuée, à devise ; celle litière toute vitrée, et les vitres toutes faites à devises, y ayant, ou à la doublure ou aux vitres, quarante devises toutes différentes, avec les mots en espagnol et italien, sur le soleil et ses effets.
Ces quarante devises et leur explication étaient,
dans les villes où l’on passait, une occasion toujours nouvelle de conversation
galante. À travers cela, Marguerite, dans sa fleur alors épanouie de
vingt-quatre ans, allait gagnant les cœurs, séduisant les gouverneurs de
citadelles et ménageant d’utiles perfidies. On a, chemin faisant, de jolis
tableaux flamands qu’elle rend à ravir : à Mons, par exemple, à ce festin de
gala où la belle comtesse de Lalain (née Marguerite de Ligne), dont la beauté et
le riche costume sont décrits si particulièrement, se fait apporter son enfant
au maillot et lui donne à téter devant toute la compagnie, « ce qui eût
été tenu à incivilité à quelque autre, dit Marguerite ; mais elle le faisait
avec tant de grâce et de naïveté, comme toutes ses actions en étaient
accompagnées, qu’elle en reçut autant de louanges que la compagnie de
plaisir »
.
Au sortir de Namur, à Liège, on a la touchante et pathétique histoire de cette pauvre jeune fille, Mlle de Tournon, qui meurt de douleur d’avoir été méconnue et trahie par son amant qu’elle allait retrouver avec confiance, et qui lui-même, se ravisant trop tard et raccourant pour la consoler, ne rencontre plus que son cercueil. Il y a là, sous la plume de la reine Marguerite, l’esquisse achevée d’une petite nouvelle dans le genre de Mme de La Fayette, de même que, plus haut, il y avait un joli tableau flamand tout tracé. Au retour de ce voyage, les scènes de Dinant, dans lesquelles Marguerite fait preuve de beaucoup de sang-froid et de présence d’esprit, nous rendent encore un tableau flamand, mais non plus gracieux comme celui du festin de Mons et de la belle comtesse nourrice : c’est une scène d’ivrognerie populaire, de grotesque mutinerie bourgeoise, et de bourgmestres en gaieté. Un peintre n’aurait qu’à traduire et à copier, pour être fidèle, les lignes mêmes sur lesquelles Marguerite a si heureusement passé.
Au sortir de ces traverses, s’étant réunie en sa maison de La Fère, en Picardie,
à son cher frère le duc d’Alençon, elle y réalise pendant près de deux mois,
« qui ne nous furent, dit-elle, que deux petits jours »
, un
de ces paradis terrestres qui furent de tout temps le vœu de son imagination et
de son cœur. Elle aimait avant tout ces sphères d’enchantement, ces îles
Fortunées, mi-parties d’Uranie et de Calypso, et elle chercha à les retrouver, à
les reproduire dans tous les lieux et sous toutes les formes, soit à sa cour de
Nérac, soit dans les rochers d’Usson, soit même finalement dans ce beau jardin
le long de la Seine où est aujourd’hui la rue des Petits-Augustins, et où elle
tâchait de tromper la vieillesse.
« Ô ma reine ! qu’il fait bon avec vous ! »
s’écriait à toute
heure son frère d’Alençon, tout ravi des mille imaginations gracieuses par
lesquelles elle se mettait en frais pour lui varier et lui embellir ces jours en
sa maison de La Fère. Et elle ajoute naïvement en y mêlant son érudition
chrétienne : « Il eut volontiers dit comme saint Pierre : Faisons ici nos tabernacles, si le courage tout royal qu’il avait
et la générosité de son âme ne l’eussent appelé à choses plus
grandes. »
Pour elle, on conçoit qu’elle y serait volontiers restée,
prolongeant sans regret l’enchantement ; elle eût arrangé volontiers la vie
comme ce beau jardin de Nérac dont elle nous parle encore « qui avait des
allées de lauriers et de cyprès fort longues »
, ou comme ce parc
qu’elle y avait fait faire, avec des promenoirs de trois mille pas de long
au bord de la rivière, la chapelle étant tout près de
là pour la messe du matin, et les violons à ses ordres pour le bal tous les
soirs.
Quelque habileté et quelque finesse qu’ait pu montrer la reine Marguerite dans plusieurs circonstances politiques de sa vie, nous l’entrevoyons assez déjà, ce n’était point une femme politique : elle était trop complètement de son sexe pour cela. Il est très peu de femmes qui, comme la princesse Palatine ou comme l’illustre Catherine de Russie, savent être à la fois galantes et sûres d’elles-mêmes, et qui établissent une cloison impénétrable entre l’alcôve et le cabinet d’affaires. La plupart des femmes mêlées aux intrigues de la politique y apportent et y confondent leurs intrigues de cœur et de sens. Aussi, avec tout l’esprit qu’elles peuvent avoir, elles échappent et fuient à un certain moment, et, à moins d’être celui même qui tient le gouvernail et qui leur donne décidément la boussole, on les trouve aisément perfides, infidèles, peu sûres, et pouvant à chaque instant s’entendre par la fenêtre dérobée avec quelque personnage du parti ennemi. Marguerite, avec infiniment d’esprit et de grâce, était de ces femmes-là. Distinguée et non supérieure, toute à ses passions elle avait des finesses, des artifices de détail, mais point de vues et encore moins de caractère.
Une des rares distinctions de ses Mémoires, c’est qu’elle n’y
dit pas tout, c’est qu’elle n’y dit pas même la moitié de tout, et qu’au milieu
de toutes les accusations odieuses et excessives dont on l’a chargée, elle
reste, plume en main, femme délicate et des plus discrètes. Rien ne ressemble
moins à des confessions que ses Mémoires : « On y
trouve, dit Bayle, beaucoup de péchés d’omission ; mais pouvait-on espérer
que la reine Marguerite y avouerait des choses qui eussent pu la flétrir ?
On réserve ces aveux pour le tribunal de la confession ;
on ne les destine pas à l’histoire. »
Tout au
plus, en effet, quand on est averti par l’histoire et par les pamphlets du
temps, peut-on deviner quelques-uns des sentiments dont elle ne fait que nous
offrir la superficie et le côté spécieux. Quand elle parle de Bussy d’Amboise,
elle contient mal son admiration pour ce brave cavalier, et l’on croit sentir, à
l’abondance de la louange, que son cœur déborde ; mais voilà tout. Les lettres
mêmes qu’on a d’elle n’en disent guère davantage. On a des lettres d’amour
qu’elle adressait à l’un de ceux qu’elle a dans un temps le plus aimés, Harlay
de Champvallon. Ici ce n’est plus le style agréable, modérément orné et
naturellement poli des Mémoires ; c’est de la haute
métaphysique et du pur phébus presque inintelligible et des plus ridicules.
« Adieu, mon beau soleil ! adieu, mon bel ange ! beau miracle de la
nature ! »
ce sont là les expressions les plus communes et les plus
terre-à-terre ; le reste monte et s’élève à proportion, et se perd au plus haut
de l’Empyrée. Il semblerait, en vérité, à lire ces lettres, que Marguerite n’a
point aimé de cœur, mais plutôt de tête et d’imagination ; que, ne sentant
proprement de l’amour que le physique, elle se croyait tenue d’en raffiner
d’autant plus l’expression et de pétrarquiser en paroles, elle
qui était si positive dans le procédé. Elle empruntait à la fausse poésie du
jour tous ses oripeaux, pour se persuader que son caprice du moment était un
culte éternel. On a cité d’elle un mot d’observation pratique, qui nous dit
mieux le secret de sa vie : « Voulez-vous cesser d’aimer ? possédez la
chose aimée. »
C’était pour échapper au moins en idée à ce prompt
désenchantement, à ce triste et rapide réveil, qu’elle prodiguait ainsi les
expressions figurées, mythologiques, impossibles : elle cherchait à se faire un
voile ; le cœur n’y était pour rien. Elle semblait dire de l’amour : Le fond en
est si peu de chose, ou du moins
c’est chose si
rapide ! tâchons de le rehausser en discours, d’en prolonger l’image et le
jeu.
Sa vie bien déduite et bien racontée ferait la matière d’un plein et intéressant
volume. Ayant obtenu, après des persécutions et des difficultés, de rejoindre
son mari en Gascogne (1578), elle y resta trois ans et demi, y jouissant de sa
liberté et la lui laissant ; elle comptait ces journées de Nérac, entremêlées,
même à travers les guerres recommençantes, de bals, de promenades et « de
toutes sortes de plaisirs honnêtes »
, pour une époque de bonheur.
Les faiblesses de Henri et les siennes se conciliaient alors merveilleusement,
sans se contrarier. Henri bientôt dépassa pourtant la mesure dans ses licences,
et elle de son côté également ; ils n’étaient pas en reste l’un à l’égard de
l’autre. Ce n’est pas à nous de tenir la balance et d’entrer ici dans des
détails qui seraient vite indélicats et honteux. Marguerite, qui avait été
passer quelque temps à Paris à la cour de son frère (1582-1583), n’en revint
auprès de son mari qu’après un affront odieux qui avait rendu publiques ses
faiblesses. Depuis lors sa vie ne retrouva plus jamais sa première et riante
félicité. Elle avait passé trente ans : les guerres civiles s’allumèrent pour ne
plus s’éteindre qu’après des luttes acharnées et par l’entière défaite de la
Ligue. Marguerite, devenue de reine aventurière, changea plusieurs fois de lieu,
jusqu’à ce qu’elle trouvât dans le château d’Usson cet asile dont j’ai parlé et
où elle ne demeura pas moins de dix-huit ans (1587-1605). Que s’y passa-t-il ?
sans doute bien des faiblesses vulgaires, mais moins odieuses que ne l’ont dit
d’âpres et déshonorants chroniqueurs, seules autorités de ce qu’ils avancent.
Pendant ce temps, la reine Marguerite ne cesse pas absolument de correspondre
avec le roi son mari, devenu roi de France. Si la conduite des deux royaux époux
laisse tout à désirer à l’égard l’un de l’autre et à
l’égard aussi du public, reconnaissons que leur correspondance est celle
d’honnêtes gens, de gens de bonne compagnie, et dont le cœur vaut mieux que les
mœurs. Quand la raison d’État eut déterminé Henri IV à se démarier, à rompre une union qui n’avait pas été seulement
scandaleuse, mais stérile, Marguerite s’y prêta sans résistance, et en
paraissant toutefois sentir ce qu’elle perdait. Pour accomplir cette formalité
du divorce, le pape avait délégué des évêques et cardinaux qui devaient
interroger séparément les deux époux. Marguerite témoigne désirer que,
puisqu’elle doit être interrogée, ce soit de personnes plus
privées et plus familières, son courage n’allant pas jusqu’à pouvoir
supporter si publiquement une telle diminution : « Et
craindrais que mes larmes, dit-elle, ne fissent juger à ces cardinaux
quelque force ou quelque contrainte, qui nuirait à l’effet que le roi
désire. »
(21 octobre 1599.) Henri IV fut touché des sentiments
qu’elle témoigna durant cette longue négociation : « Aussi suis-je très
satisfait de l’ingénuité et candeur de votre procédure, et espère que Dieu
bénira le reste de nos jours d’une amitié fraternelle accompagnée d’une
félicité publique, qui les rendra très heureux. »
Il l’appelait
désormais sa sœur, et elle-même lui disait : « Vous
m’êtes et père et frère, et roi. »
Un biographe qui a judicieusement
parlé de la reine Marguerite (M. Bazin), me semble avoir très bien jugé de ce
point en particulier : si leur mariage avait été des moins nobles et moins que
bourgeois, « leur divorce fut royal »
.
La reine Marguerite revint d’Usson à Paris en 1605 ; c’est ici que nous la
retrouvons sous sa forme dernière, et un peu tournée en ridicule par Tallemant,
écho du nouveau siècle. Ces dix-huit années de confinement et de solitude lui
avaient donné des singularités et même des manies ; elles éclatèrent alors au
grand jour. Elle
eut encore ses aventures galantes et
sanglantes : un écuyer qu’elle aimait fut tué près de son carrosse par un
domestique jaloux, et le poète Maynard, jeune disciple de Malherbe, et l’un des
beaux esprits de Marguerite, fit là-dessus des stances et complaintes. Pendant
le même temps Marguerite avait des pensées sincères et plus que des accès de
dévotion. À côté de Maynard pour secrétaire, elle avait Vincent de Paul, jeune
alors, pour son aumônier. Elle dotait et fondait des couvents, tout en payant
des gens de savoir pour l’entretenir de philosophie, et des musiciens pour
l’amuser pendant les offices divins ou dans les heures plus profanes. Elle
faisait force aumônes et libéralités, et ne payait pas ses dettes. Ce n’était
point précisément le bon sens qui présidait à sa vie. Au milieu de cela, elle
était aimée : « Le 27 du mois de mars (1615), dit un contemporain, mourut
à Paris la reine Marguerite, le seul reste de la race de Valois, princesse
pleine de bonté et de bonnes intentions au bien et repos de l’État, qui ne faisait mal qu’à elle-même. Elle fut grandement
regrettée24. »
Elle avait
soixante-deux ans.
Quelques-uns ont essayé de la comparer à Marie Stuart pour la beauté, pour les
infortunes, pour l’esprit. Certes, au point de départ, il y eut entre ces deux
reines, entre ces deux belles-sœurs, bien des rapports ; mais une telle
comparaison ne saurait se soutenir historiquement. Marie Stuart, qui avait
beaucoup en elle de cet esprit, de cette grâce et de ces mœurs des Valois, qui
n’était guère plus morale comme femme que Marguerite, et qui trempa dans des
actes assurément plus énormes, eut ou parut avoir une certaine élévation de cœur
qu’elle acquit ou développa dans sa longue captivité, et qui se couronna dans sa
douloureuse mort. De
ces deux destinées, l’une
représente en définitive une grande cause et se termine pathétiquement en
légende de victime et de martyre ; l’autre se répand et se disperse en anecdote
et presque en historiette à demi graveleuse, à demi dévote, et où il entre un
grain de satire et de gaieté. Avec la fin de l’une on a fait mainte tragédie
pleine de larmes ; avec celle de l’autre on ne ferait qu’un fabliau. Ce qu’il
faut rappeler à l’honneur de la reine Marguerite, c’est son esprit, c’est son
talent de bien dire, c’est ce qu’on lit à son sujet dans les Mémoires du cardinal de Richelieu : « Elle était le refuge des
hommes de lettres, aimait à les entendre parler ; sa table en était toujours
environnée, et elle apprit tant en leur conversation qu’elle parlait mieux
que femme de son temps, et écrivit plus élégamment que la condition
ordinaire de son sexe ne portait. »
C’est par là, c’est par quelques
pages exquises qui sont une date de la langue, qu’elle est entrée à son tour
dans l’histoire littéraire, ce noble refuge de tant de naufrages, et qu’un rayon
dernier et durable s’attache à son nom.