(1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Lettres d’Eugénie de Guérin, publiées par M. Trébutien. »
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(1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Lettres d’Eugénie de Guérin, publiées par M. Trébutien. »

Lettres d’Eugénie de Guérin
publiées par M. Trébutien43.

Le succès, dans ses caprices, va quelquefois au pur mérite, au talent modeste et caché ; il va même au talent absent et disparu qui, vivant, s’ignorait en partie ou qui avait aimé à ne pas se faire connaître. La faveur qui a accueilli, il y a deux ans, la publication du Journal de Mlle Eugénie de Guérin en est la preuve. C’est ce qui a encouragé le pieux éditeur, M. Trébutien, à redoubler de zèle, à compléter son œuvre commémorative et à donner tout ce qu’il a pu depuis retrouver et rassembler encore de la correspondance de cette personne rare. Pour ceux qui, distraits des pures Lettres ou occupés ailleurs (comme il est permis), auraient besoin qu’on les remît sur la voie, je rappellerai qu’Eugénie de Guérin, sœur de Maurice de Guérin, de l’admirable auteur du Centaure, était son égale en dons naturels, en génie, sa supérieure en vertu, en force d’âme, son aînée vigilante et tendre, et qu’elle fut pendant neuf années sa survivante douloureuse, son Antigone ou son Électre, toute consacrée à sa mémoire et comme desservante d’un tombeau. Nés tous deux d’une ancienne famille noble du Midi fort déchue en fortune, mais restée fidèle jusqu’au bout aux sentiments et à l’honneur de la race, ils auront plus contribué à l’illustrer que tous les preux chevaliers d’autrefois à jamais oubliés et perdus dans la nuit des âges. Le vieux tronc, avant de se dessécher, produisit entre ses racines deux fleurs, et ces deux fleurs fragiles, d’une saison à peine, moissonnées avant le temps, (ô triomphe de l’esprit !) survivent aujourd’hui à tout. Ne faisons pas comme d’autres, n’allons pas oublier, dans cette gloire posthume des deux noms, celui de l’humble éditeur à qui nous devons de les connaître en entier et de les posséder dans leur pleine auréole. M. Trébutien a fait en ceci comme ces moines et ces clercs du Moyen-Age dont il porte volontiers lui-même l’habit austère, de ce Moyen-Age qu’il sait dans sa lettre comme dans son esprit et dont il a été l’un des premiers propagateurs et des rénovateurs parmi nous : loin de la foule, loin des bruits modernes, il s’est voué dans sa cellule de bibliothécaire à une sainte amitié pour les deux auteurs de sa prédilection et de son culte, Maurice et Eugénie ! mais Eugénie surtout l’a séduit, l’a enlevé, pauvre savant solitaire, comme ces nobles figures idéales, ces apparitions de vierges et de saintes qui se révélaient dans une vision manifeste à leurs fervents serviteurs ; il l’a aimée, il l’a adorée, il a poursuivi avec une passion obstinée et persévérante les moindres vestiges, les moindres reliques qu’elle avait laissées d’elle : il les a arrachées aux jaloux, aux indifférents, aux timides ; il a copié et recopié de sa main religieusement, comme si c’étaient d’antiques manuscrits, ces pages rapides, décousues, envolées au hasard, parfois illisibles, et qui n’étaient pas faites pour l’impression, il les a rendues nettes et claires pour tous : le jour l’a souvent surpris près de sa lampe, appliqué qu’il était à cette tâche de dévouement et de tendresse pour une personne qu’il n’a jamais vue ; et si l’on oublie aujourd’hui son nom, si quand on couronne publiquement sa sainte44, il n’est pas même remercié ni mentionné, il ne s’en étonne pas, il ne s’en plaint pas, car il est de ceux qui croient à l’invisible, et il sait que les meilleurs de cet âge de foi dont il a pénétré les grandeurs mystiques et les ravissements n’ont pas légué leur nom et ont enterré leur peine : heureux d’espérer habiter un jour dans la gloire immense et d’être un des innombrables yeux de cet aigle mystique dont Dante a parlé !

Cette justice rendue au plus méritant et au plus délicat des sacristains, nous entrerons dans la chapelle et nous reparlerons un peu, s’il vous plaît, d’Eugénie de Guérin. Nous en parlerons comme des amis et admirateurs gens du monde, c’est-à-dire assez librement. Les nouvelles lettres n’ajouteront rien d’essentiel à l’idée qu’on avait pu se faire d’elle, mais elles contribueront à développer l’aimable portrait, ce modèle de belle âme religieuse et poétique, et à le mettre de plus en plus dans tout son jour. Pour renouveler moi-même l’étude, il m’est venu la pensée de ne plus prendre seulement Eugénie de Guérin en elle-même, mais de la comparer : comparer, c’est mieux marquer les contours, c’est achever de définir. Un critique très-distingué de ce temps l’a fait déjà : Camille Selden (un pseudonyme et une femme) a donné dans un volume qui se publie en ce moment45 une analyse exacte et forte de trois femmes, à peu près contemporaines : — une Française catholique, Eugénie de Guérin précisément ; — une Anglaise et protestante, Charlotte Brontë, auteur du beau et douloureux roman de Jane Eyre  ; — une Allemande et juive convertie, la célèbre Rahel de Berlin, Mme de Varnhagen. Ces trois existences si diverses, successivement racontées et finement décrites, donnent beaucoup à penser et à réfléchir sur la forme que revêtent l’esprit et le cœur en trois pays et trois sociétés si dissemblables, sur les directions que parvient à se frayer la spontanéité humaine à travers des contraintes et des pressions si différentes. Mais pour moi, et dans le genre de cadre plus resserré que j’aime, ces contrastes sont déjà trop lointains, et j’en veux prendre un plus à notre portée. Je le trouve dans une personne qui, sans être Française de nation,

Test par la langue, dans une Genevoise qui a publié, depuis bien des années, quantité d’écrits remarquables, saisissants, éloquents avec une pointe d’étrangeté : il me faut bien la nommer, quoiqu’elle n’ait point inscrit son nom en tête de tous ses nombreux et piquants ouvrages ; elle voudra bien m’excuser de cette liberté, car je ne suis pas comme M. de Rémusat qui, dans la Revue des Deux Mondes, a pu parler d’elle hier à merveille et à fond, en toute discrétion cependant, pour des lecteurs déjà au fait et initiés aux sous-entendus. Nous autres gens du moins beau monde, nous avons besoin qu’on nous parle clair et de savoir vite et avec netteté de qui il s’agit. Or, Mme la comtesse Agénor de Gasparin, — c’est elle en toutes lettres, — femme d’un homme de cœur et d’un homme de bien, Genevoise de famille et de naissance, de la haute bourgeoisie ou de l’aristocratie de cette république (c’est tout un), passant certaines saisons à Paris, mais établie et vivant plus ordinairement en son château ou manoir au pied du Jura suisse, dans le canton de Vaud, dans le pays de Glaire d’Orbe, a publié, en ces dernières années surtout, une série d’esquisses, d’impressions morales ou pittoresques, de tableaux paysanesques ou alpestres avec intention et inspiration chrétienne très-marquée46, toute une œuvre qu’il est naturel de rapprocher des Lettres et Journaux d’Eugénie de Guérin. Venir comparer celle-ci et Mme Swetchine, catholique à catholique, c’est trop proche et trop aisé : il n’y a pas assez d’intervalle ni d’ouverture pour les points de vue : elles sont de la même paroisse. La comparer avec Rahel ou avec miss Brontë, c’est vraiment un peu loin, c’est sortir de nos horizons et trop nous dépayser ; cela ne dit rien d’assez précis à nos lecteurs français habituels. Eugénie de Guérin et Mme de Gasparin, au contraire, sont également nôtres, et presque au même titre ; chacun en est juge, et la comparaison qui commencera par une lecture de toutes deux, lecture que je conseille fort, servira à tous et à toutes. Nous avons là une catholique de vieille souche, douce, pieuse, fervente, résignée, tendre, poétique, aimant la nature et adorant Dieu dans la nature, y trouvant à chaque pas les plus charmants emblèmes, moralisant avec grâce et sourire au sein même de la douleur : nous avons, d’autre part, et en regard d’elle, un caractère énergique de calviniste à demi émancipée, poétique aussi, très-croyante toujours, fervente, même prêcheuse, mais ouverte à toutes les impressions, ayant sa palette à elle, près de sa Bible, poussant ardemment ses aspirations vers le monde extérieur et absorbant la création par tous ses pores : — deux types.

De nos jours les choses vont vite : on passe immédiatement à l’état de type. On n’attend pas même les cinquante ans d’épreuves et de quarantaine ; on est type à bout portant et dès le lendemain de sa mort ; Alfred de Musset, type ; Henri Heine, type ; Balzac, type ; Eugénie de Guérin, type. Je vais plus loin et je fais de mon autorité privée Mme la comtesse de Gasparin type, de son vivant. Qu’elle me le pardonne.

Type est un assez vilain mot, bien sec et bien roide, mais c’est une belle chose. L’avantage qu’il y a à passer à l’état de type, c’est que quand vous n’avez pas tout ce qu’il faut pour remplir la condition, on vous le prête ; on vous donne le coup de pouce en beau et l’on vous achève.

Type, dans notre mythologie abstraite, dans notre nouveau panthéon esthétique, c’est comme qui aurait dit autrefois demi-Dieu, Divus. Vous avez des autels.

Un type n’a plus de défauts. On critique, on chicane les individus, les talents à l’état simple et privé ; on ne chicane pas les types. Tout chez eux est amnistié, tout est transfiguré. On les accepte de confiance ; on ne les discute plus, on ne les conseille plus. Ils ont acquis l’immutabilité ; ils sont parce qu’ils sont. Ils n’ont plus de compte à rendre. Ce qui hier encore s’appelait défaut dans un auteur, change aussitôt de nom et devient, une fois le type admis, un simple trait de signalement et de caractère. On est consacré. On est pris et pour ce qu’on a été réellement en soi, et surtout pour ce qu’on représente. — Assez de préambule comme cela, et venons-en à notre analyse comparée.

Mlle de Guérin écrit une bonne partie de ses lettres, et des meilleures, des plus agréables, à sa jeune amie Louise de Bayne dont elle avait vu éclore la rieuse enfance, celle même à qui son frère Maurice semble avoir songé dans de premiers vers qui recèlent un sentiment tendre. Ce sentiment ne prit point corps ni figure : Maurice, pauvre et n’ayant rien à offrir, alla à Paris suivre ses études, s’attacha à M. de Lamennais, le quitta, donna des leçons, essaya de la vie littéraire ; distrait et guéri, une jeune fille riche, une de ses élèves créole, se rencontra qui se prit de goût pour lui ; il se maria pour mourir presque aussitôt. Louise de Bayne en son château de Rayssac, passant de l’adolescence à la jeunesse, eut tout le temps de voir les saisons se succéder, les printemps courir, sa première fleur pâlir et se décolorer déjà, avant qu’un mariage sérieux la vînt prendre et enlever à sa terre natale. Eugénie, plus âgée que Louise, l’aime beaucoup, l’aime comme une jeune sœur, la croit par moments un peu inégale en amitié, ne cesse pourtant de la chérir, et doucement, la voyant si légère avec sa couronne de seize ans, la sermonne un peu jusqu’à ce que Louise, à son tour, finisse par devenir elle-même sérieuse, posée, recueillie, et se laisse entrevoir à nous dans un coin du salon lisant par goût du saint Jérôme. Dans une des premières lettres qui remontent à l’année 1832, on est au 2 janvier ; les lettres de Louise ne sont pas venues ; les dernières se sont perdues ou ont été retardées par la faute du messager ; mais Eugénie pense à sa jeune amie et lui écrit dès le second jour de l’année nouvelle :

« Comme je me serais étrennée hier matin, ma très-chère, si j’avais pu en me levant sauter à votre cou, vous souhaiter la bonne année, vous dire que je vous aime au commencement et à la fin de tous les ans, de tous les jours, et que je fais pour vous des vœux, des vœux sans fin ! J’aurais été trop contente. Quel joli premier de l’an pour moi qui grille de vous voir ! À peine j’eus ouvert les yeux et fait le signe de la croix du réveil que votre souvenir vint me trouver sur mon chevet et me dire que dans ce moment vous pensiez aussi à moi, et que, si nous ne pouvions pas nous voir, nos prières et nos vœux se rencontraient dans le chemin du Ciel. Oui, ma chère, j’ai prié pour vous, d’abord en m’éveillant, et puis à la messe, au memento des vivants, à cet endroit où Dieu permet à notre pensée et à notre cœur de redescendre un instant sur la terre pour s’y charger des besoins de ceux qu’on aime. Je vous place avec ma famille…

« Savez-vous que vous me faites tristement commencer l’année par votre silence ; pas un mot, pas un signe de vie. Je commence à craindre que l’hiver n’ait glacé Rayssac ; j’accusais les charbonniers, Gosse (probablement le domestique), tout, hormis vous ; et maintenant je ne sais que croire. Je vous en prie, écrivez-moi tout de suite ; ôtez-moi ce petit glaçon que votre silence me met sur le cœur. Si c’est paresse qui vous fait taire, surmontez-la ; si c’est oubli, ne m’oubliez pas, je ne l’ai pas mérité. »

Comme tout cela est doux, élégant, gracieux, facile, versé d’un cœur aimant, et coulant à petits flots harmonieux ! L’imagination s’en mêle, une imagination peu hardie sans doute ; n’oublions pas que nous sommes, à ce début, dans un babil de jeune fille, un babil de colombe. Elle s’adresse aux lettres absentes de Louise, à ces lettres perdues à coup sûr ou errantes, car elle ne peut supposer qu’il n’y en a pas eu d’écrites, et elle a raison :

« Qui sait en quelles mains tomberont ces chers souvenirs de ma chère Louise ? — Pauvres lettres de Louise, qui sait en quel lieu vous êtes emprisonnées ? Que je regrette de vous voir devenir cornets à poivre ou pâture des rats ! Quel dommage ! Voilà que j’ai perdu tout ce que vous me dites d’aimable ; je ne saurai jamais ce que vous me portiez de la part de son cœur, de ce cœur qui me fait de si jolis envois, qui me dit tant de choses et qui est muet tout à coup. Venez, charmantes messagères, c’est à présent que j’ai besoin de vous. — Vous le voyez, ma chère, je parle au papier, je veux tout supplier, plume, encrier, et ces petits doigts qui font les morts à présent : n’aurez-vous pas pitié de moi ? »

Mais pendant qu’elle chante et soupire ce petit couplet d’une malice innocente, une lettre arrive, une de ces lettres perdues et retrouvées, et la joie succède à la plainte. Puis la pensée fondamentale reprend son cours, une douce et insinuante prêcherie à l’adresse de ce jeune cœur, qu’elle craint de voir trop volage et trop en oubli de la fin suprême : « N’allez-vous pas trouver bien drôle que je monte souvent en chaire, ma chère amie ? Si je vous ennuie, dites-le moi, mais je vous aime trop pour ne pas vous dire ce qui vous manque pour être heureuse : c’est la piété. Avec cela de plus, vous auriez bien des chagrins de moins ; ce n’est pas qu’on soit insensible, mais on se résigne ; si l’on s’ennuie, on prie ; si on regrette le monde, si notre tête prend le chemin des fêtes, des bals, on l’arrête en pensant que ce n’est pas celui-là qui mène au Ciel. Savez-vous que nous sommes bien aveugles, bien insensés, bien bêles de ne nous occuper que do ce monde, de nous amuser à des bagatelles, de prendre racine ici-bas, comme si l’éternité nous y était promise, et d’oublier cet autre monde, ce beau royaume ? Nous disions cela dimanche avec un Monsieur rempli d’esprit et de bons sentiments dormants, mais qui s’avoue coupable de ne pas agir comme il pense… »

Notons au passage ces bons sentiments dormants ! la première expression un peu marquante qui s’offre, et comme je suis malgré tout un littérateur, il faut bien qu’ici ma rhétorique intervienne et que je fasse ma glose. J’ai dit autrefois dans un précédent article, j’ai redit ici même tout à l’heure que la sœur de Maurice avait un génie égal, sinon supérieur à celui de son frère : prenez génie dans le sens le plus naturel et le plus simple. Là-dessus un critique ami, un étranger qui nous connaît mieux que personne, M. Matthew Arnold m’a contredit en toute bonne grâce et courtoisie47, et il a relevé ce qui est le propre de certaines expressions du frère et en quoi elles diffèrent de celles de la sœur qui a bien moins d’audace.

Et, par exemple, un jour qu’Eugénie de Guérin visite le Nivernais (à quelques années de là), pour rendre son impression, elle dira : « Il fait bon courir, dans cette nature enchanteuse, parmi fleurs, oiseaux et verdure, sous ce ciel large et bleu du Nivernais. J’en aime fort la gracieuse coupe et ces petits nuages blancs çà et là comme des coussins de coton, suspendus pour le repos de l’œil dans cette immensité. Notre âme s’étend sur ce qu’elle voit ; elle change comme les horizons, elle en prend la forme… »

C’est joli et gracieux sans doute, remarque le critique anglais ; mais quelle différence avec le pinceau de Maurice peignant la nature en traits profonds, trouvés et neufs, disant au retour d’une course où il a vu les rives de la Loire, Chambord, Blois, Amboise, Chenonceaux, les villes des deux bords, Orléans, Tours, Saumur, Nantes et l’Océan grondant au bout : « De là je suis rentré dans l’intérieur des terres jusqu’à Bourges et Nevers, pays des grands bois, où les bruits d’une vaste étendue et continus abondent aussi. » Et ailleurs il parle de ce beau torrent de rumeurs que roule la cime agitée des forêts. Ces expressions à la Wordsworth, — à l’Oberman et à la Chateaubriand, — qui ont en elles je ne sais quelle magie de sons et de syllabes en harmonie avec l’esprit des choses et avec la nature rendue, manquent généralement sous la plume d’Eugénie de Guérin. Elle est femme, elle est timide, elle n’ose tout dire ni innover ; la griffe virile lui fait défaut ; elle recule, n’étant pas artiste comme son frère, devant les expressions qui ont l’air cherchées, qui sont trop fortes. Ainsi, on vient de le voir, si elle parle de quelqu’un qui a de bons sentiments dormants, elle souligne le mot comme un peu singulier ; elle craindra ailleurs de dire des cordes vibrantes. Écrivant à la baronne de Maistre, son amie de Paris, qui sera sa confidente passionnée comme Louise est sa correspondante virginale et innocente, elle lui dira après toutes ses douleurs épuisées et quand le calice est bu : « Je ne sais rien qui me fasse plaisir ; le cœur est mort, mais de votre côté il y a des cordes vives et je dirais vibrantes, si j’étais Sophie l’aimable, la trop bien disante. » Ainsi elle croit avoir besoin, pour risquer une expression qui nous paraît si simple, de se couvrir de l’autorité d’une amie. Oh ! que cette timidité de bon goût et un peu excessive chez Mlle de Guérin est bien l’opposé de la manière osée, hardie, attaquante, de Mme de Gasparin qui, elle, ne trouve rien de trop franc à son gré, qui cherche, bien loin de les fuir, les notes aiguës, vibrantes, stridentes même, si elles rendent leur effet ! Je choisis presque au hasard chez elle un premier exemple, un paysage d’hiver, une vue de commencement de janvier dans cette Suisse austère, en face des montagnes :

« Ce matin-là rien ne sentait le printemps, rien n’affaiblissait l’âme. L’air vif lui donnait la vigueur, le soleil l’illuminait. Les jours, comme on dit au village, les jours avaient tourné. Au lieu des neuf heures de clartés indécises qu’ils nous mesurent en décembre, ils recommençaient à s’allonger par les deux bouts.

« Triste mois que décembre ! De l’aube au soir, un brouillard gris ferme les horizons. Les objets ne sont ni loin ni près, ils ne sont plus. On dirait que l’univers entier sombre dans l’abîme. Mais lorsque janvier met en pièces son linceul de brume, que les lambeaux s’en dispersent emportés par le vent, que le soleil perdu jaillit derrière les Alpes, c’est bataille gagnée.

« La terre reste nue, on n’attend rien d’elle ; le ciel prend toute sa valeur. De l’orient à l’occident, la coupole garde son azur. Intense alors que le soleil n’a pas encore paru, le bleu s’éclaire au levant, et sur cette zone, d’abord jaune pâle, puis orangée, puis rouge comme le cuivre, les Alpes détachent leur profil. Pics, dents, gigantesques épaules, tout s’enlève d’un trait. C’est d’une puissance incomparable, c’est d’une ineffable sérénité. Tout à coup l’astre émerge ; son bord passe lentement derrière un des grands monts ; il monte, boulet pourpre, sans rayons. Regardez ! en gerbes, en faisceaux, comme une nuée de flèches toutes flamboyantes, toutes vibrantes, il lance ses dards. La scène a changé ; les plaines et les lacs resplendissent. Nulle verdure aux forêts de chênes, nul velours sur les prés ne vient adoucir l’éclat de la lumière. C’est un règne absolu, la royauté du soleil… »

C’est viril et emporté ; c’est dur comme les objets ; il y a de l’eau-forte dans le procédé. Le paysagiste sent bien qu’il l’est, et il ne craint pas de se trahir et de s’accuser par des mots qui sont purement du métier : « Le ciel prend toute sa valeur » ; — sa valeur au sens pittoresque et technique. — Mlle de Guérin, tout au contraire, n’a que des tons doux, suaves encore jusque dans leur vivacité. Le langage, chez elle, est plus éteint, plus uni, plus poli, plus harmonieux ; elle est là dans la tradition, comme pour tout le reste. Son style est le style reçu dans la bonne compagnie depuis Mme de La Fayette, avec de jolies nuances et des variantes de teintes et de pensées qui le relèvent sans jamais le dénaturer. Elle écrit comme on a écrit jusqu’à elle dans les bons livres ; elle y ajoute selon ce qu’elle sent, mais sans jamais détonner. On retrouve en elle la fille d’une race et d’une société plus antique, plus vieillie, plus usée : elle se sert d’une langue toute faite ; c’est une riche et fine étoffe un peu passée, qu’elle rajeunit avec grâce en la mettant, mais dont chaque pli ne crie pas sous ses doigts. En tout ce qu’elle dit et ce qu’elle pense, une muse intérieure lui donne le ton, le diapason, la mesure.

Mme de Gasparin est d’une langue plus rude et plus forte, nullement soyeuse. « Chaque plante tient du sol, chaque fleur tient de son vase, chaque homme de son pays. » Qui le croirait ? c’est Eugénie de Guérin qui a dit cela, et je l’applique à celle avec qui je la compare. Celle-ci, la fille de Genève, n’a rien hérité de Versailles, ni des élégances convenues, ni des élégances innées ni de Fonction, de la dévotion à la française et selon le cœur de Marie ; elle n’a jamais beaucoup lu, j’imagine, ni le Petit Carême de Massillon, ni Fénelon dans ses Lettres spirituelles, ni l’Introduction à la vie dévote ; elle n’a pas fait de l’Imitation son livre de chevet. Son livre, à elle, c’est la Bible, David et les Psaumes, puis la nature, cet autre livre de Dieu. La fille de Calvin même en s’enhardissant et en élargissant son cœur, est restée de sa race.

Dans le discours que Victor Hugo me fit l’honneur de m’adresser, quand il me reçut il y a vingt ans à l’Académie dont il était alors directeur, il eut à parler de Port-Royal, des personnages célèbres qui s’y rattachaient, des solitaires, et il les montra « cherchant dans la création la glorification du Créateur, et l’œil fixé uniquement sur Dieu, méditant les livres sacrés et la nature éternelle, la Bible ouverte dans l’église et le soleil épanoui dans les cieux. » C’était magnifique, mais à côté ; la description ne se rapportait pas exactement même aux plus grands des Jansénistes, cœurs profonds, mais à l’œil étroit et qui n’osaient regarder en face, la nature ni le soleil. Ce qu’ils n’ont pas fait, Mme de Gasparin Pose, et la devise donnée par Victor Hugo est devenue la sienne : la Bible, rien que la Bible d’une part, et de l’autre Dieu dans le soleil, dans la nature et dans ses œuvres.

Mlle Eugénie de Guérin, cette fleur discrète de l’enclos du Cayla, a eu, je le sais, deux moments dans sa triste et longue jeunesse, le premier plus renfermé, plus doux, plus faible, plus enfant (si l’on put jamais lui appliquer un tel mot), avant d’avoir lu Lamennais, avant d’avoir lu Pascal, avant d’avoir souffert ; puis le second moment où elle est tout à fait mûre, avertie, fortifiée, frappée et brisée ; mais même dans ce second et plus ferme moment elle conserve quelque chose de parfaitement doux, de résigné et d’un peu effacé ; elle se dérobe à dessein : elle vient la dernière dans la procession des vierges.

De tout temps, deux pensées dominantes la remplissent : Dieu et son frère. Par pressentiment d’abord, par fidélité ensuite et piété funèbre, elle pense à la mort toujours. Elle raconte à son amie Louise tous les glas de jeunes filles que sonne la cloche de la paroisse rurale ; ses lettres, par moments, sont comme un nécrologe continu. Son idéal au fond, son rêve de bonheur, si elle était libre, si elle n’avait pas son père qu’elle ne peut quitter, ce serait la vie religieuse, celle du cloître ; son vœu secret d’âme recluse lui échappe toutes les fois qu’elle a occasion d’assister à quelque cérémonie de couvent :

« Je n’aime rien tant que ces figures voilées, ces âmes toutes mystiques, toutes pétries de dévotion et d’amour de Dieu… Ces robes noires ont quelque chose d’aimanté qui vous attire. »

Les plaisirs célestes, les joies mystiques la ravissent quand elle peut en goûter sa part, surtout à Noël, « la plus douce fête de l’année. » Les idées de vocation reviennent la tenter toutes les fois qu’elle va à Albi, au couvent du Bon-Sauveur, ou qu’elle assiste aux offices dans cette belle cathédrale :

« Quel bonheur si cela devait durer toujours, si, une fois entrée dans une église, on pouvait n’en plus sortir ! Volontiers je me rangerais dans une niche à côté de ces statues qui entourent le grand chœur. C’est bonheur vraiment que de prier dans ces grandes maisons de Dieu, où il semble que la dévotion s’agrandit. »

Elle a hérité je ne sais quoi du Moyen-Age et de ses saintes avec leur passion pour la prière, pour la bienheureuse solitude, pour la fuite du monde et la vie cachée. Un jour qu’elle a assisté à une profession de religieuse au Bon-Sauveur, elle raconte ainsi à sa chère Louise son impression enflammée et attendrie :

« Si Cholet ne m’avait pas dit que les charbonniers (qui servent de messagers) partent à onze heures, je vous parlerais au long de la cérémonie du Bon-Sauveur, cérémonie belle et touchante, qui fait admirer, qui fait pleurer. Pas moyen d’y tenir quand, après les vœux, la jeune professe s’allonge sous ce drap mortuaire aux chants des morts, des enterrements ; mais comme la religion est aimable ! tandis que tout le monde pleure, deux enfants couvrent de fleurs ce tombeau céleste, et, après un peu de temps, comme celui que nous passerons dans la tombe, le drap se replie peu à peu et laisse voir la radieuse sainte qui se lève au chant du Te Deum et, conduite par la mère supérieure, va donner un baiser à chacune des sœurs. Cela abat, puis électrise. Le monde, rien dans le monde ne vaut ce qui se passe sous ce drap des morts couvert de fleurs. On dit que tout ce que demande à Dieu la religieuse lui est accordé on ce moment. Une demanda de mourir ; elle mourut. Savez-vous ce que je demanderais ? Que vous fussiez une sainte. »

Elle choisit toujours de préférence pour confidente de ses chastes et ardents désirs cette Louise de Bayne qu’a aimée son frère, qui n’a plus seize ans, qui en a vingt déjà et plus, mais qui n’a pas changé et dont elle nous trace ce ravissant portrait en deux lignes : « C’est même air de jeunesse, même gaieté, même œil de feu. Quel regard ! je voudrais qu’il fût tombé sur Raphaël. » Louise eût été l’une des immortelles madones.

Mais pour être plus à l’aise dans notre comparaison avec la protestante zélée moins classique, moins pure de lignes, plus imprévue, plus saine aussi d’âme et de corps et plus vivace, nous avons à examiner avec quelque détail les récents écrits de Mme de Gasparin, et c’est ce que nous ferons.