(1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Santeul ou de la poésie latine sous Louis XIV, par M. Montalant-Bougleux, 1 vol. in-12. Paris, 1855. — II » pp. 39-56
/ 2841
(1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Santeul ou de la poésie latine sous Louis XIV, par M. Montalant-Bougleux, 1 vol. in-12. Paris, 1855. — II » pp. 39-56

II

La vie que Santeul menait à l’abbaye de Saint-Victor nous paraît assez extraordinaire chez un homme de cloître et un moine ; elle ne le paraissait pas trop à ses confrères ni à ses supérieurs, qui se contentaient de le rappeler quelquefois au bercail quand il s’en écartait trop longtemps et qu’il s’oubliait pendant des mois dans les riches maisons de campagne où on l’invitait. L’abbaye de Saint-Victor, comme presque toutes les fondations et observances religieuses, était peu à peu tombée dans un complet relâchement et ne présentait plus même une ombre de ce qu'elle avait pu être au Moyen Âge, au temps de ses grandes lumières, Hugues et Richard de Saint-Victor. Pendant les années de Santeul il y eut à Saint-Victor un pieux confrère, le père Simon Gourdan, qui essaya de revenir à la régularité primitive, et ce fut lui qui fit presque scandale et schisme dans la maison. On commença par le persécuter pour sa singularité, et comme semblant accuser publiquement les autres par son exemple. Les supérieurs en référèrent à l’archevêque de Paris, M. de Harlay, qui partagea leurs craintes et crut devoir proposer le cas à la Sorbonne : il fallut un avis en règle des docteurs pour que le père Gourdan obtint la permission de vivre à Saint-Victor d’une manière conforme aux constitutions primitives. Quelques années après, un novice scrupuleux, le frère Gueston, ayant voulu suivre l’exemple du père Gourdan, s’en vit détourner par l’esprit de liberté et de facilité mondaine qui régnait dans la maison. Ses scrupules redoublant, le jeune frère se réfugia à la Trappe. Une correspondance s’engagea alors entre M. de Rancé et le père Gourdan lui-même au sujet du transfuge, que MM. de Saint-Victor réclamaient. Le père Gourdan, dans cette circonstance, avait un peu faibli et s’était laissé aller à présenter les explications et les excuses de ses autres confrères. L’abbé de Rancé, qui ne se payait pas de faux fuyants, lui répondait (octobre 1868) :

Vous dites que la régularité s’est maintenue dans votre communauté plus qu’en aucune autre : en vérité, ce n’est pas l’opinion du monde ; elle est dans un décri universel, et il n’y a guère de chose plus connue que sa décadence. Quel rapport y a-t-il entre ce qui se pratique et ce qui est établi par vos constitutions que j’ai entre les mains ? Je suis fâché de vous parler de la sorte, mais vous m’y forcez. Je vous demande donc, mon très cher père, si l’on conserve dans Saint-Victor la même mortification intérieure et extérieure, telle qu’elle était dans son origine… Je vous demande encore si les frères de Saint-Victor, c’est ainsi qu’on les appelait, allaient à la campagne chez leurs amis, chez leurs parents, passer des trois semaines entières et des mois entiers ; s’ils allaient par la ville rendre des visites ; s’il en recevaient de toutes personnes et de tout sexe ; s’ils changeaient d’habits, s’ils en prenaient de plus propres et de plus mondains quand ils sortaient pour se montrer en public ; s’ils affectaient de ces airs libres et dégagés, pour ne pas dire licencieux, qui sont si contraires à la tristesse sainte de la modestie religieuse ; s’ils parlaient indifféremment et sans scrupule dans les lieux réguliers ; s’ils s’entretenaient de contes, d’affaires, d’histoires du monde, de plaisanteries, de nouvelles, qui sont choses qui doivent être entièrement bannies des cloîtres.

Il semblerait qu’en écrivant ceci l’abbé de Rancé songeât expressément à Santeul, comme au plus en vue de ceux qui marchaient par les voies larges et spacieuses, et il y songeait en effet. L’abbé de Rancé le connaissait très bien sur sa réputation et avant les visites que Santeul lui fit plus tard à la Trappe ; il le jugeait d’ailleurs personnellement sans trop de sévérité ; il faisait cas de ses hymnes et en écrivait à l’abbé Nicaise, le 9 décembre 1683 : « J’ai vu les hymnes pour le jour de saint Bernard, de M. de Santeul. Elles valent beaucoup mieux que les anciennes, et si la plus grande partie de celles que nous avons étaient changées et faites avec autant de succès, il y aurait beaucoup plus de piété à les dire. Il y en a pourtant qui, pour n’être pas si polies, ne laissent pas d’imprimer du respect et de la révérence. » Ce jugement de l’abbé de Rancé est celui d’un homme de sens et de goût ; il fait les deux parts et reconnaît, même aux vieilles hymnes dont le langage rebute parfois, ce caractère qui imprime de la révérence. L’abbé de Rancé, dans les années suivantes, était assez tenu au courant de Santeul et de ses pas et démarches par cet abbé Nicaise, de Dijon, correspondant infatigable et bénévole, qui lui transmettait quelquefois des vers ou des nouvelles du poète son ami.

Dans une maladie que fit Santeul en 1690, celui-ci se recommanda aux prières de M. de Rancé, qui répondait (24 décembre) :

Je loue Dieu de la patience qu’il a donnée à M. de Santeul dans un mal aussi douloureux que celui dont il a été attaqué. Tout ce qui part de sa plume, mais particulièrement de son cœur, a un caractère qui frappe et qui plaît tout ensemble. Je ne doute point qu’il ne se fasse remarquer dans ses derniers vers, qui peuvent être considérés comme une production de sa douleur. Nous le recommanderons à Notre Seigneur, comme il le désire.

Ce dut être vers ce temps-là, et sans doute après un voyage à la Trappe, que Santeul fit sa belle ode sacrée, dédiée à M. de Rancé, Solitudo sancta, Le Saint Désert, où il peint la vie de labeur des moines pénitents4.

Mais avec la maladie cessante s’évanouissaient aussi les graves dispositions de Santeul, et il se laissait de nouveau entraîner au monde et aux applaudissements. En cela il ressemblait à tous les hommes, seulement il leur ressemblait avec plus de promptitude, d’impatience et des mouvements plus marqués. En santé et dès qu’il était tout à fait à lui-même, il avait besoin de joutes, de contradictions, de gageures, de palinodies, en un mot, de tout ce qui donne une petite comédie au public ; et comme on savait que ces sortes de querelles lui plaisaient et qu’il excellait à y jouer son rôle, on les faisait naître sous ses pas. Ayant adressé en 1689 une pièce de vers à M. de La Quintinie, directeur des jardins du roi, et l’ayant intitulée Pomone parce qu’il y avait introduit cette nymphe, il s’éleva une grande rumeur de la part de quelques amis de Santeul. Quoi ! le poète qui s’était publiquement consacré à célébrer les saints dans ses hymnes, revenir de la sorte à la mythologie païenne ! Est-ce donc ainsi qu’en agissaient les vieux poètes chrétiens ? Saint Paulin, après sa conversion, sollicité par Ausone, son maître, de revenir aux muses, répondait qu’un cœur une fois voué au Christ ne se rouvrait plus à Apollon : Nec patent Apollini dicata Christo pectora. Bossuet en particulier, qui aimait Santeul et qui avait raison de l’aimer (car celui-ci a tracé du grand évêque, en beaux vers, un portrait des plus vivants), Bossuet faisait le fâché ou l’était un peu, tandis que d’autres, l’abbé de Fénelon, l’abbé Fleury, Nicole, après avoir lu la pièce en question, se montraient plus indulgents. Santeul publiait leurs lettres pour se justifier et s’en décorer, et en même temps il ne perdait pas l’occasion de faire amende honorable à Bossuet dans une pièce de vers imprimée, en tête de laquelle une vignette le représentait à genoux, et reçu à pénitence par le grand évêque de Meaux. Mais cette humiliation solennelle tournait encore à la louange. Bossuet y répondait de Versailles par une lettre pleine de grâce et d’enjouement (15 avril 1690) : « Voilà, monsieur, ce que c’est de s’humilier. L’ombre d’une faute contre la religion vous a fait peur ; vous vous êtes abaissé, et la religion elle-même vous a inspiré les plus beaux vers, les plus élégants, les plus sublimes que vous ayez jamais faits. Voilà ce que c’est, encore un coup, de s’humilier… »

Je crois bien que ce sont ces ouvrages en vers et les diverses pièces du procès de Pomone que le curieux abbé Nicaise envoyait à la Trappe au saint abbé, qui ne les désirait pas, mais qui poliment répondait (13 juin 1691) :

J’ai lu monsieur, les vers que vous m’avez envoyés ; les gens d’esprit se divertissent, et leurs contestations donnent toujours une scène agréable au public. Le père de Santeul a une veine pure, aisée ; il n’appartient guère à un homme comme moi d’en juger, je veux dire à un homme destiné à la retraite et à des lectures toutes sérieuses ; cependant on ne laisse pas d’en remarquer les traits.

Comme, à travers l’austère discrétion du solitaire, on retrouve dans ces derniers mots les restes d’un homme ami des belles lettres !

L’année 1694 fut une importante année pour Santeul, et depuis ce moment jusqu’à la fin de sa vie il ne cessa de faire encore plus de bruit dans le monde qu’il n’en avait fait jusqu’alors, ce qui était pour lui le souverain bonheur. Il n’avait pas donné d’édition en volume de ses vers profanes depuis 1670 ; il en donna un nouveau recueil en 1694. En l’envoyant au docteur Arnauld, depuis longtemps réfugié dans les Pays-Bas, et alors près de mourir, il présentait ce volume profane comme lui ayant été arraché par l’imprimeur, qui s’était emparé des pièces volantes ou copies échappées de ses mains, et qui l’allait publier sans sa permission ; moyennant ce tour, il espérait que la sévérité du docteur se laisserait fléchir. Arnauld répondit par un remerciement qui renfermait un blâme et une crainte, la crainte trop bien fondée que le soi-disant converti Santeul ne fût relaps au monde et aux muses, et infidèle à l’esprit de vérité. Là-dessus, désespoir de Santeul, un désespoir naïf, sincère et légèrement comique : il s’attendait à une louange pure et simple ; en écrivant sur le coup à M. Arnauld, il avoue son mécompte ; il convient qu’il est dans son tort, et en même temps il regimbe, il se justifie. Puis, craignant d’avoir trop montré le vieil homme, il se hâte de récrire une seconde lettre à M. Arnauld pour rétracter la première, qui n’avait rien d’ailleurs d’exorbitant ; et cette seconde lettre ne rétracte presque rien, et ne fait guère que réitérer les mêmes motifs d’excuse, les mêmes désirs d’approbation et les mêmes chatouilleuses inquiétudes.

Santeul avait toujours désiré se voir lancer hors du monde de collège, et avoir, lui aussi, un pied en Cour. Son ambition fut en partie satisfaite, et dans les dernières années il devint un commensal, un favori, et comme un hôte indispensable de la maison de Condé. Les grands et les princes ont toujours ainsi aimé avoir à leur table des fous spirituels, des parasites amusants, de facétieux conteurs. Cet office, qu’avaient autrefois rempli avec plus ou moins de distinction et de goût les Boisrobert, les Voiture, les Sarasin, les Marigny, Santeul le remplissait à Chantilly avec une belle humeur qui ne le cédait à celle de personne et avec une verve intarissable. Il y portait une gaieté de réfectoire qu’on se gardait bien de lui ôter, et qui tranchait avec les délicatesses de ce monde poli. Plus il restait lui-même sans se corriger, et mieux il payait son écot. Santeul, tel qu’il faut se le représenter, non plus dans ses vers, mais en pratique et en action, dans cette espèce de comédie à un seul personnage qu’il représentait volontiers du matin au soir, c’est un La Fontaine de collège au gros sel, un Chapelle moins débauché et plus moral, bien qu’aimant aussi la bonne chère, un Piron honnête et aussi fertile en bons mots, un Roquelaure plus honnête également, mais à ripostes toujours plaisantes, une manière de Désaugiers en vers latins ; enfin c’est Santeul, chanoine très peu régulier de Saint-Victor, et unique en son espèce. Il avait réussi à charmer deux générations de Condé. Je ne compte pas le grand Condé qui le pria un jour de s’abstenir de célébrer en vers ses louanges ; car les louanges de Santeul passaient aisément les bornes ; les sages les craignaient, et elles pouvaient choquer le tact des délicats. A l’hôtel de Condé et à Chantilly, on aimait mieux Santeul en gaieté que Santeul dans son sérieux. Mais le fils du grand Condé, Monsieur le Prince, mais surtout M. le duc et Mme la duchesse, et aussi leur sœur la duchesse du Maine, firent le plus grand usage de Santeul, l’admirent dans leur familiarité, dans leur train de raillerie habituelle, et il en est resté des monuments. Le plus mémorable est l’histoire du soufflet, consacre par une pièce de vers :

Huc vos, musae omnes, vos Pindi gloria poscit :
Percutimur sacri, media inter pocula, vates.
Quae fuit illa manus tam barbara ? quae dea, tantum
Ausa nefas, nostros violavit verbere vultus ?

À moi, muses, au secours, accourez toutes ! il s’agit de l’honneur du Pinde : nous, poète sacré, nous sommes frappé au milieu du festin. Quelle est cette main si barbare ? Quelle déesse, se portant à un tel sacrilège, a déshonoré notre visage de ses coups ?…

C’était tout simplement Mme la Duchesse qui, à table et la conversation s’échauffant sur ce que Santeul avait toujours oublié de la chanter au milieu des merveilles de Chantilly, lui avait donné un soufflet en plein visage. Ce jour-là Santeul fut près de se fâcher, et sa belle humeur hésita un peu ; mais Mme la Duchesse ayant pris un verre d’eau le lui jeta incontinent au visage en disant : « C’est la pluie après le tonnerre. » Le second outrage raccommoda le premier, et le tout finit par des rires et des chansons. — Il fut convenu que ce soufflet de Santeul, faisait pendant au baiser autrefois donné par une grande princesse à maître Alain endormi.

La duchesse du Maine, qui, dans les premières années de son mariage, s’essayait dès Chantilly à ce long enfantillage de Sceaux, et qui avait pris pour nom de guerre un nom de nymphe de son invention, Salpetria, lutinait tout le jour. Santeul, qui entrait tête baissée dans la plaisanterie. On ne lui donnait point l’exemple de la mesure, et il la perdait à tout moment. Il s’émancipait et jouait tout de bon comme s’il n’avait pas été avec des princes. Il alla un jour jusqu’à faire des vers contre une dame de ce grand monde à laquelle sans doute il n’agréait pas. M. le prince se fâcha de la licence  ; Mme du Maine lui dit de prendre garde à ses deux oreilles, s’il s’avisait de montrer la pièce satirique. Le poète, à son tour, avait ses susceptibilités et ses ombrages, et l’effarouchement succédait tout d’un coup chez lui au trop de privance. La Bruyère, chargé de raccommoder ces petites déchirures, écrivait à Santeul, ou le chapitrait quelquefois dans l’embrasure d’une croisée ; mais Santeul était difficile à former, et il fallait toujours en revenir sur son compte à cette conclusion du grand moraliste et du censeur amical, qui lui disait : « Je vous ai fort bien défini la première fois : vous êtes le plus beau génie du monde et la plus fertile imagination qu’il soit possible de concevoir ; mais pour les moeurs et les manières, vous êtes un enfant de douze ans et demi. »

Cette insigne faveur de Santeul à Chantilly faisait grand bruit dans la rue Saint-Jacques et ailleurs, et ne laissait pas de donner quelque jalousie : « Santeul est fier, Santeul nous néglige depuis que des altesses lui font la cour ; il ne daigne plus venir même à Bâville, il ne s’abaisse plus jusqu’à nous. » Ainsi disait-on en bien des lieux. C’est alors qu’un léger incident survint, qui amena autour du nom et de la personne de Santeul la plus formidable querelle qu’on pût imaginer.

M. Arnauld était mort à Bruxelles le 8 août 1694 ; son cœur, selon le vœu des religieuses de Port-Royal des Champs, fut rapporté parmi elles. On demanda une épitaphe à Santeul, on l’invita à venir à Port-Royal, où il était déjà allé. Il avait connu M. Arnauld, il l’avait aimé, il fit une belle épitaphe. Les derniers vers surtout étaient bien ; il y disait que ce cœur, qui revenait porté sur les ailes de l’amour divin, n’avait jamais été absent en réalité de ces lieux chéris :

Huc coeleslis amor rapidis cor transtulit alis,
Cor nunquam avulsum, nec amatis sedibus absens.

Mais il y avait d’autres choses encore dans l’épitaphe ; il y disait d’Arnauld qu’il revenait de l’exil, ayant triomphé de ses ennemis, « exul, hoste triumphato » ; il l’appelait le défenseur de la vérité, l’oracle du juste,

Arnaldus veri defensor, et arbiter aequi.

La traduction qui courut en vers français étendait et aggravait encore ces endroits. Au bruit de cette épitaphe, les jésuites firent les furieux contre Santeul ; le père Jouvency lui écrivit une lettre qu’on ne peut croire qu’à demi sérieuse, mais que Santeul prit au plus grave :

On m’a dit, lui écrivait ce père, que vous aviez fait une épigramme à la louange de M. Arnauld ; je vous ai défendu autant que j’ai pu ; j’ai dit qu’il n’y avait pas d’apparence que M. Santeul, sachant bien que M. Arnauld est mort chef d’un parti déclaré contre l’Église, étant lui-même ecclésiastique et d’un ordre dont la doctrine a toujours été sans reproche, eût voulu louer et préconiser un hérésiarque, reconnu par l’Église et la France pour tel, et que si le roi savait cela, etc…

Santeul effrayé, et qui avait une pension du roi de huit cents livres, s’excusa en paroles, désavoua les vers comme il put ; mais Jouvency voulait une rétractation non pas seulement verbale, mais écrite. Que faire ? Se déclarer contre M. Arnauld ? Santeul se révoltait à cette idée. Son cœur saignait, sa tête se troublait. Il s’adressait à tous les pères jésuites de sa connaissance, il leur disait ce qu’il écrira un peu après au père de La Chaise et à Bourdaloue, pour expliquer son épitaphe. Il n’avait pas voulu dire par « hoste triumphato » que M. Arnauld eût triomphé des jésuites, ni en général de ceux qui l’avaient fait sortir de France, mais bien de Claude et Jurieu et des protestants ; cela n’avait pas été saisi par le traducteur en vers français, et le scandale venait de cette traduction vraiment séditieuse. « Veri defensor » ne se rapportait également qu’à l’ouvrage d’Arnauld De la perpétuité de la foi ; « arbiter aequi » n’était qu’un pléonasme poétique dont il ne fallait pas trop demander compte. Cependant, sur ce premier trouble du pauvre Santeul, un jeune jésuite, régent à Rouen, le père du Cerceau, lança une pièce en vers glyconiques et asclépiades intitulé Santolius vindicatus, qui courut manuscrite et vint siffler comme une flèche à l’oreille de l’imprudent. C’était la première attaque ouverte d’un jésuite contre lui. Il n’y tint pas et courut au collège des pères, criant merci et miséricorde. Il se décida à écrire une première, puis une seconde épître ou palinodie en vers au père Jouvency. Il cherchait à couvrir le vague et l’indécis de sa rétractation par le pompeux des éloges décernés aux Rapin, aux Commire, aux La Rue, à toute la Société ; il fallait bien pourtant aborder ce point délicat d’Arnauld auquel on le ramenait toujours. Vers la fin de la seconde épître, il disait en un endroit :

                                   … Ictus illo fulmine,
Trabeate doctor, jam mihi non amplius,
Arnalde, saperes…

C’est-à-dire : « Atteint de ce foudre du Vatican, si grand et si illustre docteur que tu sois, ô Arnauld ! tu n’aurais plus raison à mes yeux. » Les jésuites voulaient quelque chose de plus positif, de moins conditionnel, et qu’il mît sapias au lieu de saperes, c’est-à-dire : « Tu n’as plus raison à mes yeux. » Le pauvre Santeul fit deux copies, l’une où était saperes pour les amis de M. Arnauld, l’autre sapias pour les jésuites.

Il y avait des moments où il essayait d’emporter le tout d’un air dégagé : « Voilà bien du bruit, disait-il, pour six méchants vers que j’ai faits en badinant sur le bord d’un étang. » Mais ce ton-là ne réussissait pas.

Au nom des amis de M. Arnauld, Rollin, de son côté, s’enhardissant sous l’anonyme, lançait le Santolius paenitens où il évoquait l’ombre du célèbre docteur, qui reprochait tendrement et avec pathétique à Santeul son ingratitude et son reniement. Boivin jeune traduisait la pièce de Rollin en vers français, et dans le premier moment on disait que la traduction était de Racine.

Santeul était bien malheureux et ne savait par où faire sa retraite. Toute la jeune cavalerie légère des jésuites (« pubes jesuitica sagittaria », comme il l’appelait) était à ses trousses et le houspillait. Les rieurs du dehors faisaient courir d’autre part des vers français, et pas trop mauvais, censés fait par les jansénistes courroucés : il était entre deux feux ; ou encore, comme on lui faisait dire en une métaphore gastronomique qui lui allait bien : « Que suis-je pour décider sur de si grands débats ? De côté et d’autre j’aurais été écrasé ; je suis la gaufre. »

Un petit livret très spirituel, publié en 1696, qui donne l’histoire de ces troubles, nous le représente ainsi au plus fort de la crise :

Il était dans des transes mortelles, écrivant à tous les jésuites de ses amis pour leur demander quartier ; il croyait voir partout le Santolius vindicatus imprimé ; et le moindre jésuite qu’il rencontrait, il l’abordait brusquement, et, le reconduisant d’un bout de Paris jusqu’au collège, il lui faisait ses doléances avec le ton, l’air et les gestes que ceux qui ont l’avantage de le connaître peuvent s’imaginer ; et criant à pleine tête, il récitait par cœur l’apologie qu’il venait de donner au public, appuyant surtout sur ces endroits qu’il répétait plusieurs fois : « Veri sanctissima custos, docta cohors, etc., etc. » (et autres passage en l’honneur de la Compagnie)… Enfin il fallait l’écouter bon gré, mal gré ; et fut-ce le frère cuisinier des jésuites, rien ne lui servait de n’entendre pas le latin : de sorte que le chemin n’était pas libre dans Paris à tout homme qui portait l’habit de jésuite. Santeul les attendait au passage, et, se jetant à la traverse, les poursuivait son apologie à la main jusqu’à la porte du collège exclusivement ; car je ne sais quelle terreur panique l’empêchait de passer outre.

Il y avait de ces jeunes malins jésuites, espiègles déjà comme le sera Gresset, qui, pour s’assurer si le repentir de Santeul était bien sincère, se déguisaient en jansénistes dans des lettres qu’ils lui écrivaient ; ils signaient, au bas le nom de quelque curé respectable, du curé de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, par exemple : « Quoi ! lui disait-on dans ces lettres, n’est-ce pas honteux et scandaleux à un homme comme vous, que M. Arnauld a honoré de son estime et de son amitié pendant sa vie, de le décrier après sa mort, pour faire votre cour à des gens qui dans l’âme se moquent de vous et ne vous en savent aucun gré ? etc. » Et Santeul donnait dans le piège ; il répondait sur-le-champ « qu’il n’avait jamais désavoué son épitaphe ; qu’il honorait M. Arnauld plus que personne au monde, qu’il portait toujours sur lui, comme une relique, une lettre que cet incomparable docteur lui avait autrefois fait l’honneur de lui écrire » ; et la réponse allait non aux mains du digne curé de Saint-Jacques qui ne savait mot de ce manège, mais droit au collège Louis-le-Grand, où c’était la gaieté des récréations. Le père Commire, alors, jugea qu’il était temps de frapper le grand coup, et pour en finir de tout ce pour et ce contre, lui qui s’était tenu jusque-là en réserve comme le corps d’élite, il donna brusquement par sa pièce de vers intitulée Linguarium (Le Bâillon de Santeul). Les vers sont jolis, catulliens ; les idées sont piquantes, et le jeu se ferme sur le conseil donné à Santeul de ne plus faire le docteur et de savoir se taire : Sile et sape.

Ce Bâillon fut ce qui mordit le plus au sang la langue du malheureux Santeul ; il demanda quartier par une élégie où il en appelle à la charité chrétienne. On aime à savoir que l’aimable Bourdaloue contribua plus que personne à sceller la paix, et à réconcilier Santeul avec ses autres confrères plus irrités ou qui le voulaient paraître. Il avait cherché à le rassurer dès ses premières démarches, en lui disant « qu’il avait lu sa justification avec plaisir, et qu’il était fort aise de recevoir de ses lettres, parce qu’elles étaient pleines d’esprit et réjouissantes ».

Telle est l’esquisse très abrégée de cette grande bataille de collège, qui rendit peut-être Santeul au fond moins à plaindre qu’on ne croirait et que ne le supposaient ses adversaires ; car, après tout, une si bruyante tempête était une bien bonne fortune, et bien inespérée, pour six ou sept vers. On le croyait un souffre-douleur, mais il avait eu un bien grand porte-voix.

Au sortir de là, nous le retrouvons triomphant et à Chantilly et à Dijon, et dans toute sa gloire. Dijon, dans les dernières années, était devenu comme une seconde patrie pour Santeul : il y accompagnait M. le duc, qui y allait tenir les états, et il y réussit par son tour d’esprit et son sel plus qu’à Paris même. Il était là sur un théâtre où rien de lui n’était perdu, et où il figurait au premier rang. Quand il allait en carrosse doré par la ville, chacun le montrait du doigt, et il jouissait de sa gloire en plein soleil. On sait ce qu’était alors la capitale de la Bourgogne, avec son docte parlement, ses magistrats érudits qui faisaient pourtant de si gais noëls, et sa bourgeoisie gaillarde et prompte aux bons mots. Le père de Piron, ce jovial apothicaire, y tint tête plus d’une fois à Santeul, et ils firent assaut d’épigrammes devant M. le duc. Les pièces de vers que Santeul composa pour glorifier les états de Bourgogne et leur zèle à fournir des subsides au roi durant la guerre, lui valurent de leur part une sorte de récompense nationale, c’est-à-dire un cadeau de plusieurs feuillettes de vin de Bourgogne. Quelle source nouvelle d’inspiration pour un poète tant soit peu bachique ! Aussi faut-il voir comme il célébra la promesse et l’espoir de ces divines feuillettes, comme il en déplora le retard par suite des glaces, comme il en salua enfin l’arrivée par des vers pleins d’enthousiasme et d’ivresse, où il se proclamait poète à jamais bourguignon jusque dans Paris :

Sponte Parisina vates Burgundus in urbe.

Santolius Burgundus est même le titre qu’il mit expressément à cette pièce finale de glorification en l’honneur de sa cité adoptive.

Hélas ! ce furent là aussi les derniers accents poétiques de Santeul. On a raconté qu’étant à Dijon pendant la tenue des états, en août 1697, un soir, à un souper chez M. le duc, ce dernier

se divertit à pousser Santeul de vin de Champagne, et de gaieté en gaieté il trouva plaisant de verser sa tabatière pleine de tabac d’Espagne dans un grand verre de vin, et de le faire boire à Santeul pour voir ce qui en arriverait. Il ne fut pas longtemps à en être éclairci, ajoute Saint-Simon, qui a rendu l’anecdote célèbre ; les vomissements et la fièvre le prirent, et en deux fois vingt-quatre heures le malheureux mourut dans des douleurs de damné, mais dans les sentiments d’une grande pénitence.

À ce récit de Saint-Simon, on peut opposer quelques autres témoignages contemporains, notamment celui de La Monnoye, présent à cette mort, et qui écrit, dans une lettre du 13 août 1697 à un ami :

Ma joie est moindre que mon deuil,
J’ai gagné mon procès, mais j’ai perdu Santeuil.

Ce pauvre garçon est mort le cinquième de ce mois, dans une chambre du logis du roi, à une heure et demie de la nuit du dimanche au lundi. Il s’était levé le matin, et avait même assisté aux harangues qu’on faisait à M. le duc avant son départ, louant les uns et blâmant les autres avec sa liberté ordinaire, et si haut que M. le duc fut, dit-on, obligé de le repousser du bout de sa canne. Peu de temps après, se trouvant mal, il se mit au lit sur les onze heures, avec des cris et des agitations étranges. Comme il ne prétendait partir de Dijon que le jeudi suivant, nous devions, le jour qu’il tomba malade, dîner, lui et moi, chez M. le président Le Gouz-Maillard ; j’y allai à midi et demi, et fut bien surpris en y arrivant d’apprendre que Santeul, pour qui la fête se faisait, ne viendrait pas. MM. du May et Moreau, qui ne faisaient que de le quitter, rapportèrent qu’il souffrait des douleurs épouvantables et qu’il se démenait comme un possédé ; on crut que c’était une colique, et que ce ne serait rien. Après ce repas, je fus au logis du roi, où ayant rencontré M. le procureur général, j’entrai avec lui dans la chambre de M. le duc, à qui j’ai eu l’honneur de parler plus d’une fois. Il me demanda des nouvelles de Santeul, et me témoigna qu’il était très fâché de son mal. Je lui répondis que, de la façon dont on en parlait, ce mal était très violent, mais que peut-être il ne serait ni long ni dangereux. Par malheur je ne devinai qu’à moitié. Nous fûmes, au sortir de là, M. le procureur général et moi, dans la chambre du malade. Nous le trouvâmes un peu plus tranquille, apparemment c’était de faiblesse. « Ah ! monsieur, s’écria-t-il du moment qu’il me vit, je suis perdu ; ils m’ont donné de l’émétique par deux fois ! » Il en voulait dire davantage, mais les médecins lui ayant imposé silence, il se tut. Je leur demandai quel était son mal. Il me parut qu’ils étaient persuadés qu’il venait de débauche de table. Je puis cependant rendre ce témoignage à la vérité, qu’en quatre repas où je me suis trouvé avec lui, je n’ai jamais vu d’homme qui, dans une aussi grande chère, fût plus modéré, soit pour le boire, soit pour le manger. Cette prévention où étaient les médecins les obligea à lui donner par deux fois de l’émétique, qu’il garda toujours très fidèlement ; remède entièrement contraire à son mal, qui était, comme on l’a depuis reconnu, une inflammation au bas-ventre. Je me souviens que lui ayant dit, en le quittant, que j’espérais le retrouver en meilleure santé le lendemain, il me répondit, le plus haut qu’il put : Mort, mort ! se levant même à moitié corps pour appuyer ces paroles, qui sont les dernières que je lui ai ouï prononcer, ne l’ayant point vu depuis. Il est mort fort résigné, dans des sentiments également vifs, touchants et chrétiens, demandant publiquement pardon du scandale qu’il avait pu causer par sa conduite, peu conforme à son état. C’est ce que M. le curé de Saint-Étienne, où il a été enterré honorablement dans le caveau des chanoines, déclara dimanche dernier en son prône, faisant un éloge succinct mais juste du défunt.

La Monnoye continue en faisant de son côté l’éloge de Santeul, et cet endroit est trop caractéristique et vient trop bien à l’appui de ce que dit La Bruyère pour ne pas être ici rappelé :

Vous ne sauriez croire combien les personnes qui aiment l’esprit le regrettent ici. On ne pouvait le pratiquer sans l’aimer. Ses saillies, ses plaisanteries, au travers desquelles il faisait paraître un bon sens exquis, étaient les plus agréables du monde. Je voudrais que vous eussiez assisté à la description d’un chapitre que tinrent ses confrères, pour délibérer s’ils chanteraient ses hymnes dans leur congrégation. Je défie tous les Scaramouches de mieux copier les personnages qui composèrent cette assemblée ; ce n’était plus Santeul, c’était une vingtaine de visages, d’airs et de tons, tous différents les uns des autres.

Santeul avait, on le voit, au nombre de ses talents, celui de la mimique, et il excellait à ces légères scènes improvisées, qui faisaient de lui un véritable acteur de société. Mais ce qui frappe surtout dans la lettre de La Monnoye, c’est son peu de rapport et de concordance avec l’assertion si formelle de Saint-Simon. Il paraît de plus, par une lettre de M. de La Garde, autre témoin, que M. le duc, la veille du jour où Santeul tomba malade vers onze heures du matin, n’avait pas soupé chez lui au logis du roi où soupa Santeul, mais était allé chez l’intendant. Ce ne serait donc qu’à un souper de l’avant-veille qu’il lui aurait fait cette mauvaise plaisanterie du tabac, et le mal ainsi aurait couvé trente-six heures sans éclater. En proposant ces doutes, je ne suis pas sans me dire que si M. le duc a été réellement auteur involontaire de cette mort, on a dû le dissimuler dans les récits imprimés. Et pourtant Saint-Simon aime trop à croire à ces morts violentes et à ces empoisonnements pour être cru sur simple parole.

Santeul, quand il mourut, avait soixante-sept ans. On lui fit des obsèques solennelles ; toute la Bourgogne se mit en frais pour l’ensevelir avec honneur et lui payer les tributs funèbres en vers et en prose comme à l’un de ses enfants ; mais Saint-Victor revendiqua ses dépouilles. Avant de partir pour ce dernier voyage de Bourgogne, Santeul avait été en visite à la Trappe ; « il avait trouvé du goût pour tout ce qu’il y avait vu » ; mais ce goût avait été passager comme tout ce qui faisait impression sur cette organisation mobile ; et l’abbé de Rancé, en apprenant sa mort, que lui annonçait l’abbé Nicaise, écrivait (3 octobre 1697) :

Il est vrai, monsieur, que je n’ai point reçu le paquet que vous me mandez que vous m’avez envoyé, et que ces paroles, Santolius Burgundus, me sont toutes nouvelles. Ce pauvre garçon s’attachait aux lieux où il passait quand ils lui plaisaient. Vous avez honoré sa mémoire par ce que vous avez dit de lui après sa mort ; messieurs de Saint-Victor devraient être contents et ne rien demander davantage. Après tout, le pauvre homme aurait fini plus heureusement sa course, s’il fût demeuré dans Saint-Victor en suivant les conseils et les exemples du Père Gourdan.

Pour nous, et au seul point de vue littéraire, qui est le nôtre, sans accorder à Santeul plus qu’il ne mérite, en reconnaissant à ses vers les qualités qui y paraissent, la pompe, le feu, la largeur, le naturel et la clarté, mais aussi en y voyant le vide trop souvent et la bagatelle du fond, en nous disant combien sa personne avait besoin d’intervenir à tout instant pour y jeter un peu de cette originalité qui n’était qu’en elle, nous voudrions que tout ce démêlé où il est encore engagé finît par une transaction, qu’il ne fût pas tout entier sacrifié, qu’on ne lui fût point plus sévère que ne l’a été l’abbé de la Trappe, et que les honorables censeurs qui de nos jours l’ont remis en question ne le renvoyassent point hors du temple sans lui laisser au moins un fragment de couronne ; car il est bien de ceux, malgré tout, qui, à travers l’anachronisme de la forme, sont véritablement poètes de race et par nature, il est de ceux qui, comme le disait Juvénal, ont mordu le laurier.