(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Agrippa d’Aubigné. — I. » pp. 312-329
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(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Agrippa d’Aubigné. — I. » pp. 312-329

I.

Il y a depuis quelque temps comme un concours ouvert sur d’Aubigné. Le duc de Noailles n’a pu entamer l’Histoire de Mme de Maintenon, sans faire une grande place à ce vigoureux aïeul et sans l’asseoir au seuil de son sujet. M. Géruzez a consacré à d’Aubigné une notice intéressante dans ses élégants Essais d’histoire littéraire. M. Sayous, dans ses Études sur les écrivains français de la Réformation, a donné sur d’Aubigné des jugements étendus, confirmés par des témoignages nouveaux ; puisant à des sources domestiques, il a ajouté sur lui à ce qu’on savait déjà. M. Léon Feugère a également rencontré d’Aubigné dans ses consciencieux travaux sur les prosateurs du xvie  siècle, et s’est arrêté devant lui avec complaisance. Un des derniers numéros du Bulletin du bibliophile (janvier et février 1854) contient une analyse complète et détaillée, qu’a faite M. le vicomte de Gaillon, du poème de d’Aubigné, Les Tragiques, poème si dur à lire d’un bout à l’autre et dont on ne cite d’ordinaire que des fragments. Aujourd’hui enfin, voilà qu’un investigateur d’un zèle éprouvé, M. Ludovic Lalanne, publie pour la première fois62 un texte plus exact et véritablement naturel des Mémoires de d’Aubigné, qui ne se lisaient jusqu’à présent que dans une version arrangée et rajeunie : il a mis à la suite du texte tous les fragments tirés de l’Histoire universelle du même auteur, qui se rapportent à sa vie. Mais j’allais oublier qu’un des hommes les plus compétents en matière de langue comme en toute fine et curieuse érudition, M. Mérimée, prépare une édition du Baron de Fœneste, ce pamphlet spirituel et souvent énigmatique de d’Aubigné, un de ces écrits qui ressemblent à l’os de Rabelais et qu’il faut briser pour en pouvoir goûter la moelle. On voit qu’il ne manquera bientôt plus rien à l’étude du caractère et de l’écrivain : il en sera, à cet égard, de d’Aubigné comme de Pascal, on aura tout dit sur lui, et pour et contre, et alentour ; on l’aura embrassé dans tous les sens.

Pour moi qui me suis occupé de d’Aubigné il y a vingt-sept ans pour la première fois quand je traversais le xvie  siècle, je ne dirai aujourd’hui que ce qui me semble nécessaire pour présenter cette forte figure en son vrai jour, sans exagérer ni ses vertus, ni sa pureté, ni ses mérites, mais sans rien oublier non plus d’essentiel en ce qui le distingue. Entré dans l’arène vers le temps où le vieux Montluc en sortait, et de cinquante ans plus jeune, il offre dans les rangs calvinistes, et aussi dans la série des écrivains militaires, une sorte de contrepartie de ce chef catholique vaillant et cruel. D’Aubigné nous représente un type accompli de la noblesse ou plutôt de la gentilhommerie protestante française, brave, opiniâtre, raisonneuse et lettrée, guerroyant de l’épée et de la parole, avec un surcroît de point d’honneur et un certain air de bravade chevaleresque ou même gasconne qui est à lui. Né le 8 février 1551, en Saintonge, d’une mère qui mourut en le mettant au monde, et d’un père énergique qui l’éleva sans mollesse et sans ménagement, il fut appliqué de bonne heure aux lettres et langues anciennes, et en même temps on l’initia à l’idée qu’il avait à venger les chefs et martyrs de sa cause, injustement immolés. Son père, passant avec lui à Amboise où les têtes des conjurés étaient encore exposées aux potences, lui mit la main sur la tête et lui fit faire, dès l’âge de huit ans et demi, une sorte de serment d’Annibal. Tout en apprenant du latin, du grec, de l’hébreu, et en se rompant aux mâles études, l’enfance et la première jeunesse de d’Aubigné furent telles, et si fréquemment débauchées et libertines, qu’en tout autre siècle il eût probablement dérivé et donné dans cette espèce d’incrédulité qu’on désigne sous le nom de scepticisme, et que les mauvaises mœurs insinuent si aisément : mais au xvie  siècle, ces courants amollissants et dissolvants n’existaient pas, et les dissipations même, dans leur violence et leur crudité grossière, n’empêchaient pas de respirer l’air ardent des croyances diverses et des fanatismes. D’Aubigné s’accoutuma donc à assembler en sa nature passionnée bien des contraires qui, en d’autres temps, n’eussent pas tenu bon et n’eussent point résisté en lui avec cette hauteur et cette âpreté. Il raisonnait fort et se raillait bien haut de ce qu’il appelait des superstitions, et il croyait aux songes, aux revenants, et quelque peu à la magie : il associait la guerre, la controverse, l’érudition, le bel esprit, la satire railleuse et cynique, une langue toujours prompte et effrénée, et à la fois la crainte d’un Dieu terrible et toujours présent, et aussi par instants la consolation d’un Dieu très doux. Il gardait au cœur, en toutes ses licences, un coin de puritain qui persista sans jamais tuer le vieil homme, et qui gagna seulement avec l’âge. Il dut à sa race, à sa trempe d’éducation et au rude milieu où il fut plongé, de conserver, à travers ses passions contradictoires et qu’il combattait très peu, un fonds de moralité qui étonne et qui ne fait souvent que leur prêter une plus verte sève : nature généreuse après tout, témoin subsistant d’un siècle plus robuste et plus endurci que les nôtres, et qui nous en rend au hasard et avec saillie les caractères les plus heurtés.

Ses petits Mémoires, destinés à ses enfants, et qu’on publie aujourd’hui dans un texte plus exact, c’est-à-dire dans une langue plus inégale qu’on ne les avait précédemment, ne doivent point, si l’on veut prendre de lui une entière idée, se séparer jamais de la grande Histoire à laquelle il renvoie sans cesse, et où il se montre par ses meilleurs et ses plus larges côtés. Cette Histoire universelle de d’Aubigné, son grand ouvrage sérieux, et qui semble indigeste à première vue, ne le paraît plus autant lorsqu’on y pénètre, et mérite plus d’une sorte de considération. Il est un point qu’il ne faut jamais oublier avec d’Aubigné, et qui est à retenir surtout quand on le compare, pour le style et le jet de la plume, avec Saint-Simon : c’est qu’il est un homme de lettres bien plus que Saint-Simon ne l’a jamais été. Je me hâte de m’expliquer. D’Aubigné n’avait pas vingt ans qu’il fut saisi du démon de la poésie, de cette poésie française qui était alors en vogue, et qui régnait par Ronsard et ses amis. Il y paya tribut par des sonnets jetés dans le même moule ; amoureux, il composa ce qu’on appelle son Printemps, c’est-à-dire un recueil de vers plus ou moins tendres ou légers ; il convient qu’il y avait moins de politesse et de correction que de verve et de fureur. D’Aubigné prit surtout à Ronsard son ton mâle et fier ; c’était un amateur à la suite de la Pléiade, spirituel et vigoureux. Cependant, jeune, à la cour de Charles IX, et ensuite auprès de Henri III, pendant la captivité du roi de Navarre, d’Aubigné était compté au premier rang des beaux esprits galants et à la mode ; il composait pour les divertissements de cour des ballets, mascarades ou opéras ; il avait mille ingénieuses inventions ; il était de cette Académie royale de Charles IX et de son successeur, qui, dans ses beaux jours, s’assemblait au Louvre, dont plusieurs dames faisaient partie, et où l’on traitait des questions platoniques et subtiles. On y faisait de la musique, et aussi de la grammaire ; on y agitait des problèmes de langue, de versification ; on y comparait les styles, et d’Aubigné (dans un passage inédit, cité par M. Sayous) nous fait voir Henri III juge délicat des choses de l’esprit :

Henri III savait bien dire quand on blâmait les écrits qui venaient de la cour de Navarre de n’être pas assez coulants : « Et moi, disait-il, je suis las de tant de vers qui ne disent rien en belles et beaucoup de paroles ; ils sont si coulants que le goût en est tout aussitôt écoulé : les autres me laissent la tête pleine de pensées excellentes, d’images et d’emblèmes, desquels ont prévalu les anciens. J’aime bien ces vins qui ont corps, et condamne ceux qui ne cherchent que le coulant à boire de l’eau. »

Tout en se piquant, et avec raison, de n’être point coulant de style et d’être plutôt rude et fort de choses, d’Aubigné ne s’interdisait pas d’être recherché et alambiqué au besoin en certaines de ses productions poétiques. Quand on loue en lui l’écrivain énergique et franc, qu’on n’oublie donc point qu’il n’a pas été (comme cela est arrivé à d’autres guerriers qui ont pris la plume) un écrivain tout naturel et involontaire ; il savait ce qu’il faisait et était du double métier. Ce n’est pas un Gaulois resté pur. Au fond, d’Aubigné dans sa jeunesse avait été un académicien à la mode de son temps.

L’Histoire universelle de d’Aubigné, dont Henri IV est le centre et le pivot, avait été entreprise ou projetée par le conseil de ce roi, qui, ce semble, n’aurait pas été fâché d’avoir pour historiens, d’une part le calviniste d’Aubigné, et d’autre part l’ancien ligueur Jeannin : l’un, racontant plutôt les faits de guerre et de parti, l’autre, exposant les choses d’État et de conseil ; mais bientôt Henri IV, soit qu’un jésuite, le père Cotton, lui eut fait sentir les inconvénients ainsi que d’Aubigné le donne à entendre, soit qu’il se méfiât assez par lui-même de cette satirique langue de d’Aubigné, comme il l’appelait, Henri IV insista peu sur sa recommandation première et sur les encouragements qu’il avait promis ; d’Aubigné attendit à la mort de ce roi pour se remettre à l’œuvre, et il s’y remit, on le doit reconnaître, dans un esprit digne d’une aussi généreuse entreprise. Henri IV, dans les Mémoires particuliers de l’auteur, nous est montré par d’assez vilains côtés et qui tendraient à le rapetisser ; on l’y voit atteint et accusé d’envie, d’avarice : il n’est rien de tel dans la grande Histoire, et ces petits griefs personnels et de domesticité s’évanouissent : d’Aubigné y replace le héros et le politique à sa juste hauteur, et l’ayant perdu, le regrettant avec larmes, il lui redevient publiquement favorable et fidèle. Qui n’a vu, au temps de notre jeunesse, quelque vieux Vendéen ou soldat de l’armée de Condé, mécontent, chagrin, satirique, irrité contre Louis XVIII de ce qu’il avait trop donné du côté de la philosophie ou de la Révolution, et qui, dès que le roi fut mort, le pleura ? Ou plutôt qui n’a vu l’un de ces braves guerriers et intrépides serviteurs de l’Empire, mais serviteurs vers la fin moroses et grondeurs envers leur grand chef trop infatigable, et qui, dès qu’ils l’eurent perdu et vu tomber, retrouvèrent l’enthousiasme pur et le culte ? Tel est le sentiment qui anime d’Aubigné prenant la plume de l’historien. C’est un grondeur et un mécontent par humeur que d’Aubigné ; il était inapplicable en grand et n’aurait su devenir tout à fait homme d’État ni principal capitaine ; il était né ce que nous appelons de nos jours un homme d’opposition : pourtant, dès qu’on le presse et qu’on lui met la main au cœur, comme il est fier de son Henri IV, du « grand roi que Dieu lui avait donné pour maître », dont les pieds lui ont servi si souvent de chevet ! et comme il n’oublie pas que c’est une gloire qui compte devant la postérité, de lui avoir sauvé la vie en deux ou trois mémorables occasions !

Cette Histoire in-folio qui commence à la naissance de Henri IV et qui se termine à la fin du siècle et à l’édit de Nantes, se compose de trois tomes qui furent imprimés successivement en 1616, 1618, 1620. L’auteur n’y perd jamais de vue un plan de composition et même une symétrie extérieure qu’il s’est imposée : c’est ainsi qu’il termine tous ses livres (et il y en a cinq dans chaque tome) par un traité de paix, ou, quand la paix fait faute, par quelque édit ou trêve qui y ressemble : il tient à couronner régulièrement chaque fin de livre par ce chapiteau. En même temps les chapitres qui précèdent ce dernier sont invariablement consacrés aux affaires du dehors, Orient, Midi, Occident, Septentrion, et il établit entre ces sortes de chapitres, d’un livre à l’autre, des corrélations et correspondances. Il comprend la dignité du genre qu’il traite ; il est des particularités honteuses ou incertaines que l’histoire doit laisser dans les satires, pamphlets et pasquins, où les curieux les vont chercher : d’Aubigné, qui aime trop ces sortes de pasquins ou de satires, et qui ne s’en est jamais privé ailleurs, les exclut de son Histoire universelle, et, s’il y en introduit quelque portion indispensable, il s’en excuse aussitôt : ainsi en 1580, à propos des intrigues de la cour du roi de Navarre en Gascogne, quand la reine Marguerite en était :

J’eusse bien voulu, dit-il, cacher l’ordure de la maison ; mais, ayant prêté serment à la vérité, je ne puis épargner les choses qui instruisent, principalement sur un point qui, depuis Philippe de Commynes, n’a été guère bien connu par ceux qui ont écrit, pour n’avoir pas fait leur chevet au pied des rois…

Quand il s’étend longuement sur certaines particularités purement anecdotiques, il s’en excuse encore ; il tient à ne pas trop excéder les bordures de son tableau ; il voudrait rester dans les proportions de l’histoire : mais il lui est difficile de ne pas dire ce qu’il sait de neuf et d’original ; et d’ailleurs, s’il s’agit de Henri IV, n’est-il pas dans le plein de son sujet, et n’est-il pas en droit de dire comme il le fait : « C’est le cœur de mon Histoire ? »

Dans une Histoire contemporaine comme celle qu’il écrit et où il est témoin et quelquefois acteur, il lui est difficile de ne point parler de soi ; il n’évite pas ces sortes de digressions ou d’épisodies, selon qu’il les appelle ; il s’y complaît même ; toutefois, malgré le coin de vanité et d’amour de gloire, qui est sa partie tendre, il a soin le plus souvent de ne pas se nommer, et ce n’est qu’avec quelque attention qu’on s’aperçoit que c’est lui, sous le nom tantôt d’un écuyer, tantôt d’un mestre de camp, qui est en cause dans ces endroits, et qui donne tel conseil, qui tient tel discours. La modestie, au moins une modestie relative, est suffisamment observée.

Dans son Histoire, d’Aubigné affecte de ne vouloir qu’exposer et raconter, et de ne point porter de jugements ; il s’impose la loi de ne donner louange ni blâme : il lui suffit de faire parler les choses. La vérité, à son sens, ressortira suffisamment des descriptions. Aussi, au milieu d’une certaine impartialité pour les personnes et malgré la réserve apparente, l’esprit général du livre est tout entier celui de la cause qu’il a embrassée ; le calvinisme français nobiliaire et militaire, celui de ces gentilshommes sans repos, tout cousus en leurs cuirasses de fer, et qui retiennent jusqu’à la fin de l’ancienne austérité, a trouvé en lui son historien. D’Aubigné combine cet esprit de secte avec son admiration pour Henri IV, car il nous a peint le roi de Navarre bien plus que le roi de France ; il ne touche que de loin à ce dernier. Après l’entrée dans Paris, il ne le suit que peu ; on sent que lui-même est déjà retiré et cantonné dans ses provinces. Il est même touchant, au simple point de vue de l’histoire, de contempler chez lui la Réforme triste et blessée, et qui s’en va peu à peu mourir d’avoir produit et enfanté comme une mère ce roi glorieux, ce cher ingrat, qui se détache d’elle et dont elle reste fière cependant63. L’unité du livre de d’Aubigné, l’esprit et l’âme de sa composition, si on la cherche, est là, dans cette impression générale qui se marque en avançant.

Les guerres civiles n’épouvantent point d’Aubigné ; bien qu’il y abhorre la cruauté lâche et l’assassinat, bien qu’en racontant quelques exploits dont se vantaient les massacreurs de la Saint-Barthélemy, il lui échappe de dire énergiquement : « Voici encore un acte qui ne peut être garanti qu’autant que vaut la bouche des tueurs » ; bien qu’il déteste autant que personne ces atroces conséquences des factions parricides, il aime la chose même qui s’appelle luttes et combats entre Français pour cause religieuse ; il en est fier, et non attristé ; il s’y sent dans son élément ; il a bien soin de marquer les époques des grandes guerres de ce genre, conduites avant 1570 sous le prince de Condé et l’amiral de Coligny ; il traite comme enfants et nés d’hier ceux qui ne font commencer ces grandes guerres que depuis la journée des Barricades, quand elles ont recommencé en effet. Parlant d’un brave tué à l’une des premières affaires, en 1589 : « Le roi de Navarre, dit-il, perdit à ce siège le mestre de camp Cherbonnières, esprit et cœur ferré, homme digne des guerres civiles… » D’Aubigné dit cela comme on dirait en d’autres temps : « homme digne de servir contre les ennemis de la France ». L’idée de religion particulière et de secte l’emportait chez lui sur celle de nationalité et de patrie ; et c’est ici qu’on reconnaît combien Henri IV fut un roi vraiment roi, supérieur à son premier parti, et d’un tout autre horizon.

Mais l’historien et l’écrivain gagnent chez d’Aubigné à ces erreurs passionnées. Son texte est pénible à lire d’une manière continue ; il se plaint quelquefois, lui d’humeur si libre, d’avoir à traîner ce « pesant chariot de l’histoire », et le lecteur en porte sa part avec lui. Il semble même accorder volontiers à ceux de ses lecteurs qui ne se plaisent point à un endroit du livre de courir à un autre, et de jouer du pouce comme il dit ; tout cela est vrai, et cependant si l’on chemine avec lui et si l’on s’attache à sa suite, on est dédommagé, on a mieux que des faits originaux et singuliers, on rencontre de belles, d’admirables scènes. Une des plus louées est celle de l’amiral de Coligny et de sa femme, en 1562, après le massacre de Vassy et les autres massacres auxquels celui-ci donna le signal, et qui excitèrent les chefs réformés à prendre les armes. L’amiral de Coligny, retiré à Châtillon-sur-Loing avec ses frères et autres principaux du parti, hésitait encore : ce vieux capitaine trouvait le passage de ce Rubicon si dangereux qu’il avait résisté un soir par deux fois à toutes les raisons que lui avaient apportées les siens de s’émouvoir et de tirer l’épée,

quand il arriva, nous dit d’Aubigné, ce que je veux donner à la postérité non comme un intermède de fables, bienséantes aux poètes seulement, mais comme une histoire que j’ai apprise de ceux qui étaient de la partie. Ce notable seigneur, deux heures après avoir donné le bonsoir à sa femme, fut réveillé par les chauds soupirs et sanglots qu’elle jetait : il se tourne vers elle, et après quelques propos il lui donna occasion de parler ainsi.

Suit un discours de Mme l’Amirale (Charlotte de Laval), tenu au milieu de la nuit dans ce lit patriarcal des ancêtres, et tel que, la situation étant donnée, ne pourrait rien trouver de plus émouvant un Corneille ou mieux un Shakespeare64 :

C’est à grand regret, monsieur, disait-elle, que je trouble votre repos par mes inquiétudes ; mais, étant les membres de Christ déchirés comme ils sont, et nous de ce corps, quelle partie peut demeurer insensible ? Vous, monsieur, n’avez pas moins de sentiment, mais plus de force à le cacher. Trouverez-vous mauvais de votre fidèle moitié si, avec plus de franchise que de respect, elle coule ses pleurs et ses pensées dans votre sein ? Nous sommes ici couchés en délices, et les corps de nos frères, chair de notre chair et os de nos os, sont les uns dans les cachots, les autres par les champs à la merci des chiens et des corbeaux : ce lit m’est un tombeau puisqu’ils n’ont point de tombeaux ; ces linceuls me reprochent qu’ils ne sont pas ensevelis…

Elle finit par le presser de ne plus tarder et de se mettre en avant au nom du sang versé : « L’épée de chevalier que vous portez est-elle pour opprimer les affligés ou pour les arracher des ongles des tyrans ?… » Mais c’est la réponse de l’Amiral qui est belle de tristesse, de prévoyance et de prophétie ; tout un abrégé de sa destinée tragique s’y dessine ; il répond :

« Puisque je n’ai rien profité par mes raisonnements de ce soir sur la vanité des émeutes populaires, la douteuse entrée dans un parti non formé, les difficiles commencements (et il revient ici à l’énumération des obstacles)… ; — puisque tant de forces du côté des ennemis, tant de faiblesse du nôtre ne vous peuvent arrêter, mettez la main sur votre sein, sondez à bon escient votre constance, si elle pourra digérer les déroutes générales, les opprobres de vos ennemis et ceux de vos partisans, les reproches que font ordinairement les peuples quand ils jugent les causes par les mauvais succès, les trahisons des vôtres, la fuite, l’exil en pays étrange… ; votre honte, votre nudité, votre faim, et qui est plus dur, celle de vos enfants. Tâtez encore si vous pouvez supporter votre mort par un bourreau, après avoir vu votre mari traîné et exposé à l’ignominie du vulgaire ; et, pour fin, vos enfants, infâmes valets de vos ennemis accrus par la guerre et triomphants de vos labeurs. Je vous donne trois semaines pour vous éprouver, et quand vous serez à bon escient fortifiée contre de tels accidents, je m’en irai périr avec vous et avec nos amis. »

L’Amirale répliqua : « Ces trois semaines sont achevées ; vous ne serez jamais vaincu par la vertu de vos ennemis, usez de la vôtre et ne mettez point sur votre tête les morts de trois semaines. Je vous somme, au nom de Dieu, de ne nous frauder plus, ou je serai témoin contre vous en son Jugement. »

Religion égarée, fanatisme opiniâtre sans doute, et sourd aux raisons de prudence et d’humaine sagesse ; appel, sous le nom du Christ, à la vengeance du sang par le sang ; générosité pourtant et grandeur d’âme, comme il en est en tout sacrifice absolu de soi : c’est ce qui respire en cette scène nocturne, digne des plus grands peintres, et d’Aubigné, qui en a senti toute l’émotion, nous l’a conservée et, on peut dire, nous l’a faite de manière à n’être point surpassé. Ces trois semaines sont achevées, de la réplique, est un mot sublime.

D’Aubigné n’est pas sans se faire l’objection sur la cruauté inhérente aux guerres civiles, et qui les déshonore, si quelque chose les pouvait honorer. Le nom du baron des Adrets, de ce chef cruel entre tous les partisans protestants du Midi, était et est resté en exécration. Un jour que d’Aubigné à Lyon, en 1574, rencontre le vieux baron, qui alors avait changé de parti, il prend sur lui de lui adresser trois questions : 1º pourquoi il avait usé d’une cruauté si peu convenable à sa grande valeur ? 2º pourquoi il avait quitté un parti dans lequel il était si accrédité ? et 3º pourquoi rien ne lui avait réussi depuis ce changement, toutes les fois qu’il avait été employé contre ses anciens amis ? Le baron des Adrets répond à tout en homme d’esprit, à qui les raisons spécieuses ne manquent pas ; mais quand il est pressé sur la troisième demande. Pourquoi il avait été moins heureux à la guerre depuis son changement de parti ? il ne trouve ici qu’une courte réponse qu’il fit avec un soupir :

Mon enfant, dit-il, rien n’est trop chaud pour un capitaine qui sent que son soldat n’a pas moins d’intérêt que lui à la victoire : avec les huguenots, j’avais des soldats ; depuis, je n’ai eu que des marchands qui ne pensent qu’à l’argent ; les autres étaient sevrés de crainte, sans peur, soudoyés de vengeance, de passion et d’honneur ; je ne pouvais fournir de rênes pour les premiers, ces derniers ont usé mes éperons.

Je n’ai fait qu’éclaircir un peu cette réponse du baron, au risque de l’affaiblir. La pensée de d’Aubigné, c’est que dans le beau temps du calvinisme militaire en France, tout le monde combattait avec le même feu, avec un égal intérêt ; quand le chef manquait de vivres ou d’argent, il n’avait, pour retenir son monde, qu’à leur promettre un prochain combat de plus. D’Aubigné voyait dans ce dévouement et cette vaillance une preuve du bon droit : « Il arrive peu souvent, pensait-il, que l’injustice ait les meilleures épées de son côté, parce que c’est la conscience qui émeut la noblesse et la porte aux extraordinaires dépenses, labeurs et hasards. » D’Aubigné, si on l’avait pressé, eût peut-être été dans l’embarras de fixer ce beau temps où l’épée de la noblesse était toujours pour le parti le plus juste ; dans les souvenirs de la fin de sa vie, il confond involontairement ce temps idéal avec celui de sa jeunesse, le bel âge pour tous : quand il devint vieux, il ne fut pas des derniers à crier à la décadence. Il y a un point qu’il n’a pas assez vu, parce que ses passions le lui cachaient : c’est combien vite les guerres civiles corrompent et dénaturent les caractères ; il n’a voulu voir, sur son propre exemple, que le côté par où elles les trempent.

Il intervient plus d’une fois dans son Histoire par des discours qu’il est censé tenir à son prince ; il aime cette partie oratoire et y excelle ; il la traite en homme de talent et en écrivain. Un de ses plus beaux discours est celui qu’il adresse au roi de Navarre captif à Paris, en 1575, pour l’exhorter à la fuite, à se dérober aux mollesses et aux dangers dont il est environné, et à reprendre son rang dans le parti, à la tête de ses affectionnés serviteurs. La reine mère, « soupçonnant le vigoureux esprit et le corps laborieux de son gendre », l’avait entouré de gardes vigilantes et l’amusait d’amourettes. On lui laissait de plus entrevoir la lieutenance générale du royaume, et, retenu par tous ces leurres, Henri hésitait à briser ses liens. Un soir que les deux seuls serviteurs fidèles qui étaient restés près de lui, d’Aubigné, son écuyer, et Armagnac, son premier valet de chambre, découragés eux-mêmes et se disposant bientôt à partir sans dire adieu, veillaient une dernière fois à son chevet ; comme il était malade et tremblant de lièvre sous ses rideaux, ils l’entendirent soupirer et chanter un psaume, au couplet qui déplore l’éloignement des fidèles amis ; Armagnac alors pressa l’autre, c’est-à-dire d’Aubigné, de prendre cette occasion pour parler hardiment. Le conseil fut suivi aussitôt, et, le rideau ouvert, voici les propos que ce prince entendit :

Sire, disait d’Aubigné, est-il donc vrai que l’esprit de Dieu travaille et habile encore en vous ? Vous soupirez à Dieu pour l’absence de vos amis et fidèles serviteurs, et en même temps ils sont ensemble soupirant pour la vôtre et travaillant à votre liberté ; mais vous n’avez que des larmes aux yeux, et eux les armes aux mains ; ils combattent vos ennemis et vous les servez ; ils les remplissent de craintes véritables, et vous les courtisez pour des espérances fausses ; ils ne craignent que Dieu, vous une femme, devant laquelle vous joignez les mains quand vos amis ont le poing fermé ; ils sont à cheval, et vous à genoux ; ils se font demander la paix à coudes et à mains jointes ; n’ayant point de part en leur guerre, vous n’en avez point en leur paix. Voilà Monsieur (le duc d’Alençon) chef de ceux qui ont gardé votre berceau… N’êtes-vous point las de vous cacher derrière vous-même, si le cacher était permis à un prince né comme vous ? Vous êtes criminel de votre grandeur et des offenses que vous avez reçues : ceux qui ont fait la Saint-Barthélemy s’en souviennent bien, et ne peuvent croire que ceux qui l’ont souffert l’aient mise en oubli. Encore si les choses honteuses vous étaient sûres, etc.

Voilà un discours tout à fait dans le goût et le ton de ceux des meilleurs historiens de l’Antiquité, ferme, pressé, plein d’oppositions et d’antithèses pour les pensées comme pour les mots : un tel discours retravaillé et refait après coup est certes d’un écrivain, et, si d’Aubigné a mis de la négligence et du laisser-aller dans les intervalles, il a dû porter tout son soin sur ces parties de prédilection.

Il ne se montre pas moins orateur et moins à son avantage en une autre circonstance mémorable où il eut à parler devant de nombreux témoins. C’était au moment où la Ligue se déclara en armes contre Henri III (1585), et où la division se mit ouvertement dans le parti catholique. Le roi de Navarre convoqua tous les chefs de son propre parti à Guîtres près Coutras. L’assemblée fut convoquée un matin dans une grande salle du prieuré, au nombre de soixante personnes dont étaient quelques mestres de camp et, parmi eux, d’Aubigné. Le roi de Navarre parla d’abord et posa cette première question : si, dans les circonstances présentes et nouvelles, les huguenots devaient avoir les mains croisées durant le débat des ennemis, envoyer tous leurs gens de guerre dans les armées du roi sans en faire montre (ce qui était l’opinion de plusieurs), ou s’ils devaient prendre séparément les armes pour secourir le roi en leur propre nom, et profiter de toutes occasions pour s’affermir ? Le vicomte de Turenne, depuis duc de Bouillon, opina le premier : c’était un homme de grands discours et habile à donner des infinités de raisons à l’appui des conclusions qu’il embrassait ; ayant été récemment accusé d’avoir été trop prompt à la dernière levée de boucliers, son point de départ, cette fois, fut qu’il fallait changer de méthode, mettre de son côté le droit et l’apparence, éviter avant tout l’odieux : « Si vous vous armez, disait-il, le roi (Henri III) vous craindra ; s’il vous craint, il vous haïra ; s’il vous hait, il vous attaquera ; s’il vous attaque, il vous détruira. » Par ces raisons subtilement déduites et enchaînées, il concluait qu’il fallait introduire, faire couler les gens de guerre dans les armées royales et servir de la sorte sans enseignes déployées : « Le roi devra sa délivrance à notre vertu, et sacrifiera sa haine passée à notre humilité. » Cet avis allait l’emporter, et la majorité semblait s’y ranger lorsqu’un mestre de camp, c’est-à-dire d’Aubigné, commandé de parler à son tour, s’exprima en sens contraire et changea la face de la délibération.

Ce discours de d’Aubigné est de toute fierté et de toute beauté ; il le faut lire en entier dans l’original. Je n’en citerai que les traits principaux. On en voit le thème : il s’indigne pour les siens, pour les hommes de sa cause, à cette seule idée de se faufiler dans l’armée royale ; ce serait abjurer le passé :

Ce serait, dit-il en commençant, fouler aux pieds les cendres de nos martyrs et le sang de nos vaillants hommes, ce serait planter des potences sur les tombeaux de nos princes et grands capitaines morts, et condamner à pareille ignominie ceux qui, encore debout, ont voué leurs vies à Dieu, que de mettre ici en doute et sur le bureau avec quelle justice ils ont exercé leurs magnanimités ; ce serait craindre que Dieu même ne fût coupable ayant béni leurs armes, par lesquelles ils ont traité avec les rois selon le droit des gens, arrêté les injustes brûlements qui s’exerçaient de tous côtés, et acquis la paix à l’Église et à la France… Je dis donc que nous ne devons point être seuls désarmés quand toute la France est en armes, ni permettre à nos soldats de prêter serment aux capitaines qui l’ont prêté de nous exterminer, leur faire avoir en révérence les visages sur lesquels ils doivent faire trancher leurs coutelas, et de plus les faire marcher sous les drapeaux de la Croix blanche qui leur ont servi et doivent servir encore de quintaine (point de mire) et de blanc. Savez-vous aussi les différentes leçons qu’ils apprennent en l’un et en l’autre parti ? Là, ils deviennent mercenaires : ici, ils n’ont d’autres loyers que la juste passion ; là, ils goûtent les délices : ici, ils observent une milice sans repos. Les arts sont émus par la gloire, et surtout ceux de la guerre. Montrerons-nous à notre jeune noblesse l’ignominie chez nous, et l’honneur chez les autres ?…

Tout ceci est plein de réminiscences latines, et d’une langue de renaissance encore plus que gauloise : elle n’en est pas moins belle et originale de combinaison et de mélange. Il continuait sur ce ton élevé :

Oui, il faut montrer notre humilité ; faisons donc que ce soit sans lâcheté ; demeurons capables de servir le roi à son besoin et de nous servir au nôtre, et puis ployer devant lui, quand il sera temps, nos genoux tout armés, lui prêter le serment en tirant la main du gantelet, porter à ses pieds nos victoires et non pas nos étonnements.

Et reprenant à la fin et retournant à contrepied le raisonnement du vicomte de Turenne :

Je conclus ainsi : « Si nous nous désarmons, le roi nous méprisera ; notre mépris le donnera à nos ennemis : uni avec eux, il nous attaquera et ruinera désarmés ; ou bien, si nous nous armons, le roi nous estimera ; nous estimant, il nous appellera : unis avec lui, nous romprons la tête à ses ennemis. »

Il échappa au roi de Navarre sur la fin de ce discours de s’écrier : « Je suis à lui ! » Telle était alors l’ardeur de ce jeune prince.

Ces parties étudiées et brillantes, à la Tite-Live, prouvent une chose, c’est qu’il y avait en d’Aubigné beaucoup moins de hasard et de verve à bride abattue qu’on n’est habitué à le supposer : ce qui n’empêche pas que d’autres parties considérables de l’ouvrage ne portent le cachet de la précipitation et de l’incorrection. Ses récits proprement dits, même aux endroits qu’il entend le mieux, tels que les combats et batailles, manquent souvent de la lumière et de l’exposition indispensable. Il est trop plein et trop près de son sujet pour nous l’expliquer, et il parle à des gens qui alors l’entendaient à demi-mot. Pour nous, lecteurs d’aujourd’hui, à qui échappent un bon nombre des termes, des qualifications en usage et des métaphores courantes qu’il emploie, autant vaudrait donner dans une forêt de piques que de nous jeter dans ses récits d’Arques ou de Coutras, si on n’avait pas d’autre narration plus distincte pour en prendre idée. Il nage et flotte dans ses mêlées, et on s’y noie en le suivant. Quand on a beaucoup lu ces auteurs du xvie  siècle et des précédents, après qu’on a rendu justice à toutes les qualités de couleur, d’abondance, de franchise, de naïveté ou de générosité première qu’ils ont volontiers ; après qu’on a payé un tribut de regret sincère à ce qui s’est, à cet égard, retranché depuis et perdu, il reste pourtant une qualité qui est nôtre, qui est celle de tout bon écrivain depuis Pascal, et qu’on arrive à goûter, à estimer, j’ose dire à bénir de plus en plus ; qualité bien humble et bien essentielle, imposée désormais aux médiocres comme aux plus grands, et que Vauvenargues a appelée le vernis des maîtres, je veux parler de la netteté. D’Aubigné en est le plus souvent dépourvu. En revanche sa petite-fille, Mme de Maintenon, en sera un modèle exact et charmant ; elle en aura pour deux.