(1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Théocrite »
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(1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Théocrite »

Théocrite

I

La poésie grecque, qui commence avec Homère, et qui ouvre par lui sa longue période de gloire, semble la clore avec Théocrite ; elle se trouve ainsi comme encadrée entre la grandeur et la grâce, et celle-ci, pour en être à faire les honneurs de la sortie, n’a rien perdu de son entière et suprême fraîcheur. Elle n’a jamais paru plus jeune, et a rassemblé une dernière fois tous ses dons. Après Théocrite, il y aura encore en Grèce d’agréables poëtes ; il n’y en aura plus de grands. « La lie même de la littérature des Grecs dans sa vieillesse offre un résidu délicat » ; c’est ce qu’on peut dire avec M. Joubert des poëtes d’anthologie qui suivent. Mais Théocrite appartient encore à la grande famille ; il en est par son originalité, par son éclat, par la douceur et la largeur de ses pinceaux. Les suffrages de la postérité l’ont constamment maintenu à son rang, et rien ne l’en a pu faire descendre. A un certain moment, les mêmes gens d’esprit qui s’attaquaient à Homère se sont attaqués à Théocrite. Tandis que Perrault prenait à partie l’Iliade, Fontenelle faisait le procès aux Idylles ; il n’y a pas mieux réussi. C’est toujours un étonnement pour moi, je l’avoue, de voir qu’un esprit aussi supérieur que Fontenelle n’ait pas mieux compris, tout berger normand qu’il était, qu’en ce parallèle des anciens et des modernes il y avait des genres dans lesquels les anciens devaient presque nécessairement avoir la prééminence, quelle que fût la revanche des modernes sur d’autres points. Lui qui a si ingénieusement et si justement comparé la suite des âges et des siècles à la vie d’un seul homme, lequel, existant depuis le commencement du monde jusqu’à présent, aurait eu son enfance, sa jeunesse, sa maturité, comment n’a-t-il pas reconnu que cet âge de jeunesse qu’il rejetait dans le passé était en effet le plus propre à un certain épanouissement naturel et riant, dont l’à-propos ne se retrouve plus ? Un vieux poëte du seizième siècle (Pontus de Thyard), ayant à définir les Grâces, l’a fait en des termes qui reviennent singulièrement à ma pensée : « Des trois Grâces, dit-il, la première étoit nommée Aglaé, la seconde Thalie, et la tierce, Euphrosyne. Aglaé signifie splendeur, qu’il faut entendre pour celle grâce d’entendement qui consiste au lustre de vérité et de vertu. Thalie signifie la verde, agréable et gentille beauté : à savoir celle des linéaments bien conduits et des traits, desquels la verde jeunesse est coutumière de plaire. Euphrosyne est la joie que nous cause la pure délectation de la voix musicale et harmonieuse. » Sans insister sur les distinctions un peu platoniques du vieil auteur, il me suffit des traductions vives qu’il emploie pour éclairer la discussion même. Car cette Thalie, comme il l’appelle, cette verte et agréable beauté de la muse pastorale, à quel âge du monde ira-t-on la demander, si ce n’est à sa jeunesse ? et Théocrite nous représente bien cette jeunesse finissante, qui se retourne une dernière fois et ressaisit comme d’un coup d’œil tous ses charmes avant de s’en détacher. Fontenelle a beau définir la maturité actuelle du monde une virilité sans vieillesse, et dans laquelle l’homme sera toujours également capable des choses auxquelles sa jeunesse était propre, il est bien clair que cette capacité s’applique peu aux sentiments, et que rien de tout ce qu’il y a de solide ou de raffiné dans l’homme moderne ne saurait lui rendre une certaine fleur. Ajoutons que, tout en faisant la guerre à Théocrite contre ceux qu’il appelait les savants, et qui, dans ce cas-ci, n’étaient pas autres que les gens de goût, Fontenelle lui-même semble reconnaître son impuissance, et il rend les armes lorsqu’il dit : « Quoi qu’il en soit, je vois que toute leur faveur est pour Théocrite, et qu’ils ont résolu qu’il serait le prince des poëtes bucoliques. » Ils l’ont résolu en effet, et, comme quiconque remonte sincèrement à la source est aussitôt de leur sentiment, l’arrêt toujours rajeuni ne saurait manquer de vivre1.

L’idylle n’est pas un genre qui puisse indifféremment venir en tout temps et partout ; il y faut une part de naturel, même quand l’art doit s’en mêler. Théocrite n’était plus sans doute dans cet état d’innocence et de naïveté dont il nous a reproduit plus d’un tableau ; il venait à la fin d’une littérature très-cultivée ; il vivait, dit-on, à la cour des rois. Pourtant, dans cette Sicile heureuse, bien que tant de fois bouleversée, il avait été témoin d’une vie réellement pastorale ; il avait, dans sa jeunesse, entendu de vrais chants qu’accompagnait la flûte de vrais bergers, et il n’en fallut pas davantage à son génie inventif pour saisir l’occasion d’une poésie neuve. Théocrite était, par rapport aux choses qu’il représentait, dans cette condition de demi-vérité qui est peut-être la plus favorable à l’imagination. Celle-ci alors, en effet, a de quoi s’appuyer et à la fois de quoi jouer librement ; elle atteint au réel, et tour à tour se tient à distance ; elle serre de près le détail, et elle met à l’ensemble la perspective. Ainsi l’on peut se figurer le poëte syracusain copiant, inventant avec mesure, usant des beaux cadres tout trouvés que lui fournissaient le paysage et l’horizon des mers, attentif aux moindres motifs rustiques, sachant les combiner et les achever, même lorsqu’il n’a l’air que de les redire. De la sorte il put plaire diversement à ceux de Sicile et à ceux d’Alexandrie, demeurer vrai pour les uns et paraître tout nouveau aux autres. En France, l’idylle bucolique, est-il besoin de le remarquer ? fut toute factice et artificielle ; elle n’eut pied nulle part : nous n’avons pas de bergers, de bergers qui chantent. Les Romains eux-mêmes, si l’on excepte la grande Grèce, ne paraissent guère avoir été enclins à cette branche de poésie ; et lorsque Virgile l’importa chez eux, ce ne fut pas sans quelques-uns des inconvénients bien sensibles d’un genre déjà artificiel. Les vieux Romains étaient rustiques et amateurs de la campagne ; mais ils l’étaient en agriculteurs, non en bergers. Les Curius et les Camille tenaient la main à la charrue. Or, la charrue va mal avec la flûte ; les doigts qui ont le cal ne sont pas légers. Lorsqu’il arrive une fois à Théocrite d’introduire un moissonneur amoureux, il a soin de nous montrer son camarade qui le raille d’importance ; et, à la chanson langoureuse du premier, le vaillant compagnon oppose des couplets à Cérès pleins de vigueur et de préceptes, et capables de réjouir le cœur de Caton l’Ancien. Voilà quelle eût été tout au plus l’idylle naturelle des Romains. Mais, à quoi bon la chercher ailleurs ? leur véritable idylle originale, nous la possédons ; ce sont proprement les Géorgiques. Cette admirable terminaison du chant second, qui exprime la vie des antiques Sabins, leur labeur opiniâtre durant l’année, leurs jeux aux jours de fête, jeux rudes encore et aguerrissants :

Corporaque agresti nudant prœdura palaestra ;

telle est la franche nature romaine primitive dans tout son contraste avec les loisirs et les passe-temps gracieux des chevriers de Sicile. Quoique Théocrite ait certainement embelli ses sujets, il travaillait en quelque sorte sur une matière plus fine, plus déliée, et qui prêtait du moins à cette mise en œuvre. Ce Daphnis qu’il célèbre sans cesse, et qui apparaît comme l’inventeur à demi divin du criant bucolique, nous figure le génie même d’une race douée de légèreté, d’allégresse et de mélodie. Il n’y eut pas ombre de Daphnis à l’entour de Cincinnatus. Il semble plutôt que l’antique esprit d’Hésiode, esprit grave, religieux, positif, tout nourri de bon sens et d’apologues, ait passé de bonne heure dans la forte Étrurie, et que de ce côté il ait fait longtemps la seule part de poétique héritage.

On sait peu de chose de la vie de Théocrite. Il était né à Syracuse. On calcule que la date de sa naissance peut tomber vers l’année 300 ou 305 avant Jésus-Christ. Il alla, jeune, étudier dans l’île de Cos, sous l’illustre poëte Philétas, qui, tout l’indique, était dans l’élégie ce que Théocrite est devenu dans l’idylle, et qui tenait la palme entre tous. Auprès de Philétas étudiait aussi le fils de Ptolémée Lagus, qui allait régner bientôt sous le nom de Philadelphe. Il était du même âge que Théocrite, et un peu plus jeune peut-être. Y eut-il là entre le jeune prince et le poëte une de ces confraternités d’études aussi puissantes dans l’antiquité que dans les temps modernes ? M. Adert, dans une thèse sur Théocrite, que j’ai sous les yeux, l’a ingénieusement conjecturé, et a fait valoir ces circonstances. Au sortir de là, on perd de vue le poëte. Alla-t-il tout d’abord à Alexandrie, comme de doctes éditeurs l’ont pensé ? On voit qu’à un certain moment, revenu en Sicile, il songea pour sa fortune à se tourner vers Hiéron de Syracuse. La pièce qui porte cette adresse, très-belle, mais assez amère, et où il exprime ses plaintes encore plus que ses espérances, semble prouver qu’il n’avait guère prospéré dans l’intervalle, et que la confraternité d’études avec Ptolémée Philadelphe ne lui avait pas beaucoup profité. En tira-t-il meilleur parti plus tard, lorsqu’il alla ou retourna à Alexandrie ? Est-il même besoin de supposer qu’il y retourna, si l’on admet qu’il y était déjà allé au sortir de l’île de Cos ? On n’a sur tout cela que des conjectures déduites à grand-peine de quelques passages de ses vers, et sur lesquelles les critiques sont loin de tomber d’accord. Sortons vite de ce dédale, qui n’est pas fait pour nous. Les poésies de Théocrite, qui avaient couru de son vivant, furent réunies pour la première fois, quelque temps après lui, par un grammairien du nom d’Artémidore, qui lui rendit, toute proportion gardée, le même service qu’Aristarque rendit à Homère. Cet Artémidore mit en tête de son édition un distique qui disait : « Les Muses bucoliques étaient autrefois errantes ; les voilà maintenant toutes ensemble d’une même étable, d’un même troupeau. » On est tenté de se demander déjà, d’après l’inscription, si cette première édition était tout authentique, et sans mélange de pièces étrangères à Théocrite. Quand on fait rentrer ainsi à l’étable génisses ou chèvres depuis longtemps éparses à la ronde, on court risque d’en prendre par mégarde quelques-unes au voisin. Et depuis lors le troupeau ne s’est-il pas grossi encore, selon l’habitude facile de prêter au riche et de gratifier le puissant ? Ce qui frappe à une simple lecture dans le recueil des trente pièces attribuées à Théocrite (je ne parle pas des petites épigrammes de la fin), c’est qu’il n’y a guère que la première moitié qui appartienne au genre bucolique pur, et qui justifie entièrement l’idée d’originalité attachée au nom du poëte. On ne peut s’empêcher non plus de remarquer que les scholies ou commentaires qu’on possède, et qui ont été compilés d’après les plus anciens grammairiens, nous abandonnent et, en quelque sorte, expirent vers le milieu du recueil, comme si ces anciens commentateurs n’avaient cru marcher avec le vrai Théocrite que jusque-là. On a soulevé et discuté toutes ces questions, on a trouvé des réponses. Mais, dans l’état actuel de la critique, et à moins de découverte de quelque manuscrit qui soit, par rapport à Théocrite, ce que le manuscrit découvert par Villoison a été pour Homère, il n’y a guère moyen de résoudre ces doutes inévitables. Ce qui demeure certain, c’est que jusque dans les dernières pièces du recueil, il y en a au moins quelques-unes encore du poëte, et que la plupart ne sont pas indignes de lui. Jouissons donc, sans tant de retard, de l’œuvre elle-même. Pour plus de netteté, nous diviserons notre examen en trois parts : 1 °  nous parcourrons les pièces purement pastorales, celles qui nous manifestent Théocrite comme le maître incomparable du genre ; 2 °  nous insisterons sur quelques morceaux plus élégiaques qu’idylliques, mais d’une extrême beauté, tels que la Magicienne, le Cyclope, et dans lesquels Théocrite s’est placé au premier rang parmi les peintres de la passion ; 3 °  enfin, si nous voulions être complet, nous aurions à dire quelque chose des pièces de divers genres, héroïques, épiques, satiriques, dont quelques-unes (comme les Syracusaines), moins originales peut-être au temps de Théocrite, sont pour nous des plus neuves et nous rendent des tableaux de mœurs au naturel. Voilà un bien grand cadre que nous nous traçons. Les premières parties, faut-il l’avouer ? sont celles qui nous attirent le plus et les seules qui nous semblent peut-être à notre portée : c’est par là que nous commencerons, dussions-nous faire comme les anciens scholiastes eux-mêmes et nous arrêter à moitié chemin.

Les pièces pastorales, qui se présentent les premières et les plus originales du recueil de Théocrite, sont à la fois d’une variété qui ne laisse rien à désirer. On peut dire à la lettre de la flûte du poëte, comme il le dit volontiers du syrinx de ses bergers, que c’est une flûte à neuf voix ; tous les tons s’y trouvent2. La première idylle, par exemple, est du ton plein et moyen de la poésie bucolique. D’autres idylles montent ou descendent : la quatrième, par exemple, entre Battus et Corydon, n’est réellement pas un chant, et n’offre qu’une causerie fredonnée à peine, un peu maigre et agreste de propos, et très-voisine de la prose. Tout à côté, la dispute du chevrier et du berger, Comatas et Lacon, a comme trait dominant la note aigre, stridente, que racheté aussitôt après la charmante mélodie des deux jeunes bouviers adolescents, Damœtas et Daphnis, qui semblent chanter à l’unisson. Mais ce qu’il y a de plus pur, de plus chaste et de plus suave dans cette flûte aux neuf voix, me paraît sans contredit l’adorable idylle entre les deux enfants, Daphnis et Ménalcas, de même que le morceau où ce ton monte, éclate et se déploie avec le plus de plénitude et de richesse, est l’admirable chant des Thalysies ou Fêtes de Cérès, et la description qui le couronne. Nous ne saurions tout parcourir en détail de ces divers tons ; nous en toucherons pourtant quelques-uns.

L’idylle première pose tout d’abord la scène, et retrace, vivement aux yeux l’ensemble du paysage qui va être le théâtre habituel de ces luttes pastorales. Dès le premier vers, on entend le bruissement du pin qui chante près des sources : le berger Thyrsis, s’adressant à un chevrier dont on ne dit pas le nom, l’engage aussi à chanter. On est au milieu du jour ; Thyrsis lui montre un tertre abrité, en le lui décrivant, et l’invite à s’y asseoir, tandis que lui il aura soin du troupeau. Mais le chevrier lui explique (ce que le pasteur de brebis ne sait pas) qu’il craindrait de réveiller le dieu Pan, qui a coutume de dormir à cette heure du jour ; il lui indique de préférence un autre lieu ombragé, où président des dieux plus indulgents, Priape et les Nymphes des fontaines ; et à son tour il le prie de chanter. Ces images de lieux sont à la fois grandes et distinctes. On sent, même avec une oreille à demi profane, combien dans ce dialecte dorien l’ouverture des sons se prête à peindre largement les perspectives de la nature. Ce dialecte est grandiose et sonore ; il est plein ; il réfléchit la verdure, le calme, la fraîcheur, le vaste de l’étendue, l’éclat de la lumière. « Je ne comprends pas de peinture, a dit un grand écrivain qui est peintre lui-même, s’il n’y a de la lumière et du soleil. » Le dialecte dorien chez Théocrite, et dès la première idylle, répond à ce soleil, à cette lumière. Si je voulais donner idée de l’impression que j’en reçois, je n’aurais qu’à rappeler ce vers de Virgile :

Pascitur in magnâ silvâ formosa juvenca ;

et cet autre vers de Lucrèce :

Per loca pastorum deserta atque otia dia

La première partie de cette idylle est donc toute calme et riante : pour mieux décider Thyrsis à chanter les couplets qu’il lui demande, le chevrier lui offre une coupe dont il lui fait une ravissante description, et il y complète par les paroles l’intention des ciselures ; puis il finit par cette réflexion mélancolique, qui sert comme de transition au chant funèbre de la seconde partie : « Allons, chante, ô mon bon ! car ton chant, tu ne l’emporteras pas dans l’Érèbe, qui fait tout oublier. » Suivent les couplets où Thyrsis déplore la mort de Daphnis, de ce premier chantre pastoral qui mourut victime, comme Hippolyte, de la vengeance de Vénus. On retrouve là tant d’images prodiguées et usées depuis, mais qui s’y rencontrent toutes fraîches et à leur source. Les imprécations du mourant contre Vénus, qui est accourue en personne pour jouir de son agonie, exhalent l’énergique passion. De même qu’Hippolyte expirant n’a recours qu’à Diane, c’est vers Pan que Daphnis se tourne à sa dernière heure, et il ne veut remettre sa flûte à l’haleine de miel à personne autre qu’à lui.

Hommes et poëtes, ne sommes-nous pas tous plus ou moins comme le Daphnis de l’idylle, qui, en mourant, ne veut rendre sa flûte qu’au dieu, et qui crie aux ronces de donner des violettes, au genévrier de porter le narcisse, et au monde entier d’aller sens dessus dessous, parce que lui-même il s’en va ? Après moi le déluge ! Les Grecs disaient : Après moi l’incendie ! Et si nous n’y prenons garde, non-seulement nous sommes tentés de le souhaiter, mais nous finissons presque par le croire : le monde saurait-il aller sans nous ? Plus on porte vivant au dedans de soi le sentiment de poétique immortalité, plus on est prêt à se révolter contre cette insensibilité de la nature, et contre cette immortalité suprême qui la laisse indifférente à notre départ, et aussi belle, aussi jeune après nous que devant. Bien des poëtes modernes ont rendu ce déchirant contraste : les anciens, sous d’autres formes, arrivaient aux mêmes pensées.

La première idylle, on l’entrevoit par le peu que nous avons dit, à la fois douce et grave, et composée avec art, mérite le rang qu’elle occupe en tête du recueil ; un ancien a eu raison de dire qu’elle justifie ce mot de Pindare : « A l’entrée de chaque œuvre, il faut placer une figure qui brille de loin. »

Si je pouvais me donner toute carrière3, j’aurais peine à ne pas aller droit, comme la chèvre, aux parties scabreuses et, pour ainsi dire, aux endroits escarpes de Théocrite, à cette idylle quatrième, par exemple, qui semblait si peu en être une aux yeux de Fontenelle, et dont le trait le plus saillant vers la fin est une épine que l’un des interlocuteurs s’enfonce dans le pied, et que l’autre lui retire. J’en donnerais la traduction mot à mot, en tâchant d’en faire saisir le parfum champêtre et comme l’odeur de bruyère qui court à travers ces propos familiers et simples. Puis je traduirais en regard (car ces premières idylles de Théocrite se correspondent, se corrigent et se rejoignent exactement l’une l’autre comme les tuyaux du syrinx, et c’est déjà être infidèle que d’en détacher une ou deux isolément), je traduirais, dis-je, en entier l’idylle sixième, toute poétique, et dans laquelle les deux bouviers adolescents ou pubères à peine, Damœtas et Daphnis, se mettent à chanter les agaceries de la nymphe Galatée, qui jette des pommes au troupeau et au chien de Polyphème, et les coquetteries du cyclope, qui fait semblant à son tour de ne la point voir. Ici ce n’est pas derrière les saules que fuit Galatée, comme chez Virgile, c’est dans la mer qu’elle se replonge, en nymphe qu’elle est ; et la belle vague, apaisant son bouillonnement, la laisse voir à la nage sur la grève : le chien est là qui regarde vers la mer en aboyant. Après l’idylle quatrième, qui était un peu maigre, après l’idylle cinquième, qui était surtout piquante et querelleuse, rien ne repose et n’enchante comme cette manière de symphonie aimable entre les deux chanteurs unis, dont aucun n’est vainqueur, dont aucun n’est vaincu.

J’allais dire que rien n’égale cette grâce de la sixième idylle, mais Théocrite lui-même l’a surpassée. La huitième idylle, entre les deux enfants, Daphnis et Ménalcas, est peut-être la plus caractéristique du genre pastoral pur, la plus véritablement charmante, la plus simple et la plus innocente aussi, placée aux limites de l’enfance et de l’adolescence. Nulle églogue ne respire davantage la félicité de la campagne, l’abandon et la joie facile ; il s’y mêle la plus naïve rougeur d’enfant et les premiers troubles de la pudeur. C’est l’enfance de l’Orphée des bergers que le poëte s’est complu à peindre : il y a du Raphaël dans ce tableau. Virgile en a rendu quantité de traits délicats, non pas tous cependant.

Daphnis, l’aimable bouvier (cette qualité de pasteur de bœufs était la plus considérée entre toutes celles des autres conducteurs de troupeaux) se rencontre avec Ménalcas, qui fait paître ses brebis aux flancs des montagnes. Tous deux en sont à leur premier blond duvet, tous deux achèvent leur enfance, tous deux habiles à la flûte, tous deux au chant. Le petit Ménalcas commence, et lance à l’autre un défi :« Daphnis, surveillant de bœufs mugissants, veux-tu me chanter quelque chose ? Je dis que je te vaincrai tant que je voudrai moi-même en chantant. » Daphnis lui répond dans le même tour et sur les mêmes cadences : « Pasteur de laineuses brebis, flûteur Ménalcas, tu ne me vaincras jamais, même quand tu chanterais à en mourir. » Remarquez bien qu’il n’y a pas ce mot de mourir dans le texte ; un tel mot de malheur ferait tache, et les Grecs s’en gardaient soigneusement. Je rends le sens, je presse la nuance, et j’avertis que ce n’est pas tout. Les traits qui suivent nous sont connus par Virgile, qui les a semés en plus d’une églogue ; mais ici ils se tiennent, ils se rapportent à l’ensemble des personnages, et leur donnent de la réalité jusque dans l’idéal ; c’est le caractère constant de Théocrite. Ménalcas demande quel prix on déposera pour le vainqueur : Daphnis propose un petit veau contre un agneau déjà grand. Ménalcas, qui n’est ni si libre ni si noble que son ami, répond qu’il ne déposera pas un agneau, parce qu’il a un père et une mère difficiles qui comptent tout le troupeau chaque soir. Notez encore qu’il n’est pas indifférent chez Théocrite que ce trait se trouve dans la bouche de Ménalcas ou dans celle de Daphnis : de la part de ce dernier, c’eût été un vrai coutre-sens ; jamais le poëte n’aurait eu l’idée d’attribuer cette réponse naïve, mais gênée, à l’enfant à demi divin qui va devenir le premier des pasteurs. Je m’efforce de faire sentir comme tout est réel, reconnaissable et distinct là où l’on serait tenté de ne voir, d’après les imitations, que des images gracieuses et pastorales assez indifféremment semées.

Ménalcas propose alors pour prix un syrinx de sa façon, qu’il décrit. Daphnis répond en reprenant et jouant sur les mêmes termes : « Et moi aussi j’ai une flûte à neuf voix, enduite de cire blanche en haut comme en bas ; je l’ai construite tout dernièrement, et j’ai même encore mal à ce doigt, parce que le roseau, s’étant fendu, m’a coupé. Mais qui est-ce qui nous jugera ? qui est-ce qui sera notre auditeur ? » — « Si nous appelions, répond Ménalcas, ce chevrier dont là-bas, près des chevreaux, le chien blanc aboie ? » Tous deux se mettent à le crier ; le chevrier arrive, et la lutte commence.

On peut dire qu’un seul et même motif règne à travers tout ce chant et en fait le dessin. Ménalcas, qui a provoqué, donne le thème ; Daphnis le reprend, le varie, l’embellit, et en tire de nouvelles douceurs. Il tombe en cadence, non pas juste dans les mêmes traces, mais tout à côté, de manière à faire la plus gracieuse alternance. Je ne puis qu’essayer de quelques couplets. C’est Ménalcas qui parle : « Vallons et vous, fleuves, descendance divine, si jamais le flûteur Ménalcas vous a chanté quelque air agréé, faites-lui paître de toute votre âme ses petites brebis ; et si Daphnis survient amenant ses tendres génisses, qu’il ne soit pas plus mal traité. » Daphnis aussitôt répond sur les mêmes idées, sur le même rhythme, il renchérit gaiement ; mais ses vers enchanteurs, s’ils l’emportent sur ceux de l’autre, le doivent surtout à l’harmonie, et cette supériorité fugitive ne se saurait rendre : « Fontaines et plantes, doux jet de la terre, si Daphnis vous joue de ses airs à l’égal des jeunes rossignols, engraissez-lui ce cher troupeau ; et si Ménalcas amène par ici le sien, ne lui ménagez pas votre abondance. » C’est ainsi entre ces aimables enfants, tant que dure le combat, un échange et un entrelacement de toute sorte de bon vouloir et de bonne grâce. Tout enfants qu’ils sont encore, ils parlent d’amour, non pour l’avoir senti autrement qu’on peut le sentir à douze ou treize ans ; ils en parlent toutefois à ravir, soit par ouï-dire et sur parole, soit par un précoce instinct. Ménalcas le premier jette ce ravissant couplet : « Partout le printemps, partout de frais pâturages, partout les mamelles se gonflent de lait, et les petits se nourrissent, là où la belle enfant porte ses pas. Mais si elle se retire, et le berger aussitôt se sèche, et les herbes aussi. » J’avoue qu’ici Ménalcas me paraît supérieur, et que l’autre, dans la réplique qui suit, a beau renchérir, il ne l’atteint pas. Mais bientôt Daphnis reprend l’avantage, et le seul couplet que voici serait assez pour lui assurer le triomphe : « Je ne souhaite point d’avoir la terre de Pélops, je ne souhaite point d’avoir des talents d’or, ni de courir plus vite que les vents ; mais, sous cette roche que voilà, je chanterai t’ayant entre mes bras, regardant nos deux troupeaux confondus, et devant nous la mer de Sicile ! » Voilà ce que j’appelle le Raphaël dans Théocrite : trois lignes simples, et l’horizon bleu qui couronne tout.

La traduction même que j’ai donnée est bien impuissante ; car dans le dernier vers du poète, grâce à l’heureuse liaison des mots, c’est à la fois le troupeau qui descend vers la mer de Sicile, et le regard du berger qui s’y dirige insensiblement ; tout cela est dit ensemble : tout va d’un même mouvement vers cette mer et s’y confond.

Il n’y a plus après cela qu’à glaner deux ou trois jolis passages encore. Ménalcas, qui vient de gronder son chien endormi, dit à ses brebis, avec ce naturel de langage qui anime toute chose : « Les brebis, ne soyez point paresseuses, vous autres, à vous rassasier d’herbe tendre ; vous n’aurez pas grand’peine pour la faire repousser de nouveau. » — Daphnis, à l’une de ses répliques d’amour, dira : « Et moi aussi, hier, une jeune fille aux sourcils joints, me voyant du bord de l’antre passer tout le long avec mes génisses, se mit à dire : « Qu’il est beau ! qu’il est beau ! » Malgré cela, je ne lui répondis pas une parole amère ; mais, baissant les yeux à terre, j’allai mon chemin. » Ici l’enfant rentre bien dans son rôle ; il parle avec sa pudeur ingénue et encore sauvage, considérant cette parole flatteuse de la jeune fille comme une manière d’offense. Le moment où Daphnis obtient le prix, et où le chevrier le déclare vainqueur, est une fin délicieuse, et qui achève le tableau : « L’enfant bondit et battit des mains de joie d’avoir vaincu, comme un faon de biche qui bondirait vers sa mère ; mais l’autre se consuma et eut le cœur bouleversé de chagrin, comme une jeune épousée s’affligerait à l’heure du mariage. Et depuis ce moment Daphnis devint le premier des pasteurs, et, à peine à la fleur de la jeunesse, il épousa la nymphe Naïs. »

Ainsi, jusqu’au bout, est observé le ton des âges, et les couleurs pudiques terminent comme elles ont commencé. A propos de cette image du petit Ménalcas qui se dévore de honte d’avoir été vaincu, et que le poète compare à la jeune vierge pleurant sur son hyménée, il faut se rappeler cet admirable cri de Sapho, par lequel une nouvelle mariée s’adresse à Diane, la déesse virginale : « Déesse, déesse, tu me fuis ! pour combien de temps ? — Je ne reviendrai plus jamais vers toi, jamais plus ! »

Pour ceux maintenant qui s’empresseraient de conclure que Théocrite n’est un poëte supérieur que quand il est aimable et riant, et qu’il excelle surtout à mettre en scène de charmants petits bergers, il est temps d’en venir à la plus riche et à la plus opulente de ses pièces, à la reine des Églogues, aux Thalysies.

II

Les Thalysies, comme qui dirait fêtes verdoyantes, se célébraient en l’honneur de Cérès après la récolte. L’idylle qui en est le tableau se rapporte au séjour de Théocrite dans l’île de Cos ; c’est un souvenir de ses années de jeunesse et de florissant bonheur qu’il veut consacrer, et qu’il dédie à ses amis, à ses hôtes. La plénitude de la vie, la fraîcheur des amitiés premières, l’essor des espérances poétiques qu’anime et couronne déjà le premier rayon de la gloire, ces vives sources d’inspiration s’y jouent au sein d’une nature radieuse et féconde dont l’hymne grandiose finit par tout dominer. On sait bien peu de la vie de Théocrite ; mais cette pièce en dit beaucoup sur ses impressions et ses sentiments. Elle nous le montre au plus beau moment du voyage, à son plus haut soleil du matin, au midi de l’été et de la journée, dans la fleur entière d’un talent et d’un cœur déjà épanouis. Bien des poëtes pourraient lui envier de n’être ainsi connu que dans son meilleur jour et à travers l’idéal même qu’il s’est donné. Les anciens, s’ils ont eu à subir bien des outrages du temps, lui ont dû cet avantage du moins d’échapper à l’analyse de la curiosité biographique. Ceux qu’a épargnés et laissés debout le grand naufrage ne nous apparaissent de loin qu’avec la beauté de l’attitude.

Suivons donc, autant que nous le pourrons, le poëte dans sa marche printanière, et attachons-nous, chemin faisant, à faire sentir ce que nous ne rendrons pas. — « C’était le temps, dit-il, que moi et Eucrite nous allions de la ville vers le fleuve Halès, et en tiers avec nous était Amyntas ; car Phrasidame et Antigènes célébraient les fêtes de Cérès, — deux enfants de Lycopée, de vieille et haute souche s’il en fut jamais. » Ici le poëte entre dans quelques détails généalogiques et mythologiques en l’honneur de ses amis. Ces détails mêmes, relatifs à un ancêtre illustre qui fit jaillir de terre une fontaine, ne sortent pas du ton, et la description des ormes et peupliers, accompagnement naturel de cette fontaine, jette tout d’abord de l’ombre. — « Nous n’avions pas encore achevé, poursuit-il, la moitié du chemin, et le tombeau de Brasilas ne nous apparaissait pas encore, que nous rencontrâmes un voyageur de bonne race qui allait toujours en compagnie des Muses, Lycidas de Crète, c’était son nom ; il était chevrier, et on ne pouvait s’y méprendre en le voyant. » Suit un compte minutieux de l’accoutrement du personnage ; car, comme ce chevrier cette fois n’en est pas un, et que c’est un poète déguisé sous ce nom, Théocrite prend peine à soigner le costume et à le faire paraître vraisemblable : « De ses épaules pendait une blonde peau de bouc à longs poils, qui sentait encore la présure ; autour de sa poitrine un vieux manteau se serrait d’un large baudrier, et de sa droite il tenait un bâton recourbé d’olivier sauvage. Et doucement il me dit, en montrant les dents, d’un regard souriant, et le rire jouait sur sa lèvre. »

Au sujet de cette peau qui sent encore la présure, et que je n’ai pas voulu dérober par fausse bienséance, on remarquera que ce sont là des circonstances qui plaisaient aux anciens, bien loin de leur répugner ; ils les recherchaient plutôt volontiers. Ici le poëte fait allusion, comme on voit, aux fromages et à la substance aigrelette qui sert à cailler le lait : il en reste aisément une odeur au vêtement rustique où l’on s’essuie. Ces menues particularités, jetées en passant, donnent au récit un air parfait de vérité. Il est manifeste d’ailleurs que, sauf le costume, ce personnage de Lycidas n’est pas une invention, et que le poëte, en insistant sur cette physionomie à la fois avenante et railleuse, sur ce rire du coin de l’œil et sur cette lèvre fendue où siège l’enjouement, a dessiné un portrait d’après nature4. Le ton de Lycidas répond d’abord à son air, et tout ce qu’il touche s’anime aussitôt : « Simichidas, dit-il (c’est le nom sous lequel Théocrite s’est ici personnifié), où donc tires-tu de ce pas par ce soleil de midi, quand le lézard lui-même dort sur les haies et que l’alouette huppée ne vague plus ? Est-ce quelque repas où tu te hâtes comme convive ? ou bien t’en vas-tu de ton pied léger vers le pressoir de quelque bourgeois, que tu fais ainsi en marchant chanter sous tes clous chaque pierre du chemin ? » On devine peut-être de quelle façon vive cette gaie parole doit se comporter dans l’original : qu’on y joigne les nombreux et presque continuels dactyles qui sont l’âme du vers bucolique (comme l’un de nos meilleurs hellénistes, M. Rossignol, après Valckenaer, l’a récemment démontré), et l’on aura idée de l’allégresse singulière du propos ; tout cela bondit, tout cela chante. Il était bien vrai de dire que ce Lycidas ne voyage qu’avec les Muses : il sème la poésie au-devant de lui. Simichidas ou Théocrite répond. Dans sa réponse percent à la fois l’admiration sincère, l’émulation sans envie, une confiance modeste, ardente pourtant, et une espérance généreuse :

« Cher Lycidas, tout le monde te proclame de beaucoup le plus grand joueur de flûte entre les pasteurs et les moissonneurs ; ce qui m’échauffe grandement le cœur, et je me promets bien de me porter l’égal de toi. Nous allons de ce pas à une fête de Thalysies ; c’est chez des amis qui préparent un repas à l’auguste Cérès avec les prémices de leur opulence, car la Déesse a comblé leur grange d’une grasse mesure de froment. Mais allons, et puisque la route nous est commune et aussi l’aurore, bucolisons à l’envi ; peut-être nous ferons-nous plaisir l’un à l’autre. Car moi aussi je suis une bouche brûlante des Muses, et tous aussi me proclament chantre excellent ; mais moi je ne suis pas près de les croire. Non, par le ciel ! car, à mon sens, je n’en suis pas encore à vaincre ni le bon Asclépiade de Samos, ni Philétas, avec mes chants, et je me fais plutôt l’effet de la grenouille qui le dispute aux sauterelles. —  Ainsi je parlais exprès ; et le chevrier reprit avec un doux sourire… »

Arrêtons-nous un moment à ces traits vivants de caractère ; nous savons dès l’enfance ces derniers vers par l’imitation heureuse de Virgile : Me quoque dieunt vatem pastores… ; ils nous frappent davantage ici comme se rapportant à la personne même de Théocrite et nous donnant jour dans ses pensées. Le jeune poëte est modeste, mais il ne l’est pas tant qu’il en a l’air ; il a tressailli de joie à cette rencontre de Lycidas, et il brûlé de se mesurer avec lui. Pour l’y décider, il combine la louange et les airs de discrétion, il s’humilie à dessein ; tout-à l’heure il se relèvera, et déjà le feu dont il est plein lui échappe : Et moi aussi je suis une bouche brûlante des Muses !

Lycidas, en répondant, le loue d’abord de sa modestie, et il le fait en d’expressives images : « Cette houlette, dit-il en montrant le bâton qu’il tient à la main, je te la donnerai en présent, parce que tu es une pure tige de Jupiter, toute façonnée pour la vérité. Autant m’est odieux l’architecte qui chercherait à élever une maison égale à la cime du mont Oromédon, autant je hais, tous tant qu’ils sont, ces oiseaux des Muses qui s’égosillent à croasser à rencontre du chantre de Chio. »— Ainsi la ligne littéraire de Théocrite, comme nous dirions aujourd’hui, est nettement dessinée : il vient à la suite des maîtres et n’a d’ambition que de se voir accueilli par eux ; il se sépare des criailleurs de son temps, c’est le mot qu’il emploie ; mais, d’autre part, il ne croit nullement que la barrière soit fermée, ni qu’il n’y ait plus rien à faire en poésie. A cette époque déjà on ne manquait pas (lui-même nous l’apprend) de gens de mauvaise humeur et occupés d’intérêts positifs, qui disaient que c’était bien assez pour tous d’un seul Homère. Théocrite proteste ; il les réfute, et surtout par son exemple. C’est ainsi que, tout en s’inclinant pieusement devant Homère et les grands, il a mérité de prendre place à la suite, et dans la perspective des âges il nous apparaît encore comme le dernier venu du groupe immortel.

Lycidas, gagné à son appel insinuant, se met donc pendant la route à lui chanter un petit couplet qu’il a fait l’autre jour, dit-il, sur la montagne. C’est un couplet d’amour en faveur d’un objet chéri, lequel est sur le point de s’embarquer pour Mitylène. Il souhaite à cet objet un heureux départ, moyennant certaine condition pourtant : il lui prédit une navigation heureuse, même au cœur de l’hiver ; et lorsqu’il apprendra son arrivée à bon port, ce jour-là, par réjouissance, il se promet bien le soir, auprès d’un feu où grillera la châtaigne, accoudé sur un lit de feuillage et buvant à pleine coupe, de se faire chanter par Tityre toutes sortes de belles chansons, et l’amour du bouvier Daphnis pour une étrangère, et Comatas enfermé dans un coffre. Ce Comatas, il est bon de le savoir, était un simple chevrier à gages, très-dévot aux Muses, auxquelles il faisait souvent des sacrifices avec les chèvres du troupeau qui ne lui appartenait pas. Son maître, dont ce n’était pas le compte, l’enferma vivant dans un coffre pour l’y faire mourir : « Nous allons « voir pour le coup, disait-il, à quoi te serviront tes « Muses maintenant. » Mais quand il rouvrit le coffre, au bout d’une année, il le trouva tout rempli de rayons de miel ; c’était l’œuvre des abeilles, messagères des Muses, qui étaient venues de leur part nourrir le prisonnier. S’exaltant à ce poétique souvenir, le chanteur s’écrie : « Ô bienheureux Comatas, c’est bien toi qui as été l’objet de telles douceurs ! et tu as été reclus dans le coffre, et, toute une saison durant, tu as résisté, nourri des rayons des abeilles. Que n’étais-tu de mon temps parmi les vivants ? comme j’aurais aimé à te faire paître tes belles chèvres sur les montagnes pour ouïr ta voix ! Et toi, étendu sous les chênes ou sous les sapins, tu n’aurais qu’à chanter tes doux airs, divin Comatas ! » Il s’exhale de tout ce passage un sentiment de tendre respect et comme d’adoration enthousiaste pour les choses enchanteresses et désintéressées de la vie humaine ; chaque accent s’élance d’un cœur que pénètre le culte du talent, de la poésie et des grâces.

Il est une idée qui naît à ce propos et qu’on ne saurait tout à fait supprimer : c’est qu’on trouverait au Moyen-Age plus d’un fabliau qui se pourrait rapprocher sans trop d’effort de cette légende du bienheureux Comatas. Maintes fois, par exemple, s’il est permis de la nommer en ce voisinage profane, Notre-Dame la toute-clémente pardonna ses méfaits au pécheur qui n’était dévot qu’à elle, même aux dépens d’autrui ; elle fit des miracles pour le sauver. Il y eut là des superstitions poétiques et gracieuses aussi ; je ne fais que les indiquer ; elles seraient plutôt du ressort des malicieux peut-être qui se plairaient à sourire du rapprochement, ou des érudits qui auraient à cœur de comparer les fictions diverses. J’aime mieux ne pas me détourner de l’idéal pur, et ne pas venir mêler sans nécessité le Moyen-Age à la Grèce, Gautier de Coincy à Théocrite.

Lycidas, comme sa chanson le prouve et toute sa belle humeur, est évidemment bien plus un poëte qu’un amoureux ; il se console aisément de l’objet absent avec ses chères déesses. Théocrite m’a l’air d’être un peu de même. Je ne donnerai que le début de sa réponse. Tout à l’heure il a fait le modeste exprès, pour engager l’autre et entamer le jeu ; maintenant qu’il a réussi à le faire chanter, il se montre tel qu’il se sent, et il relève à son tour son front de poëte : « Cher Lycidas, à moi aussi pasteur sur les montagnes, « les Nymphes m’ont appris bien d’autres belles choses « que la Renommée peut-être a portées jusques au trône de « Jupiter ; mais en voici une, entre toutes, de beaucoup supérieure, « avec quoi je prétends te récompenser. Or écoute, « puisque tu es ami des Muses. » Et après avoir touché légèrement son propre amour pour une certaine Myrto, il en vient à célébrer celui de son ami, le poëte Aratus, passion indigne et cruelle dont il le voudrait voir délivré. Dès qu’il a fini, Lycidas, avec ce rire aimable qui ne l’abandonne jamais et qui fait le trait saillant de sa physionomie, lui donne en cadeau sa houlette ; et comme ils sont arrivés, chemin faisant, à l’endroit où leurs routes se séparent, il tourne à gauche et les quitte, tandis que les trois autres amis n’ont plus qu’un pas jusqu’au lieu de leur destination. C’est là qu’il les faut suivre, et je vais traduire aussi textuellement que je le pourrai cette fin de l’églogue, dans laquelle on dirait que le poëte a voulu rivaliser avec l’abondance d’Homère dépeignant les vergers d’Alcinous. Tout le reste n’a été, en quelque sorte, que prélude et acheminement ; la vraie grandeur de l’idylle commence à cet endroit : « Mais moi et Eucrite, et le bel enfant Amyntas, ayant poussé jusqu’à la maison de Phrasidame, nous nous couchâmes à terre sur des lits profonds de doux lentisque et dans des feuilles de vigne toutes fraîches, le cœur joyeux. Au-dessus de nos têtes s’agitaient en grand nombre ormes et peupliers ; tout auprès, l’onde sacrée découlait de l’antre des Nymphes en résonnant. Dans la ramée ombreuse les cigales hâlées s’épuisaient à babiller ; l’oiseau plaintif (on ne sait pas bien duquel il s’agit) faisait de loin entendre son cri dans l’épais fourré des buissons ; les alouettes et les chardonnerets chantaient, et gémissait la tourterelle ; les blondes abeilles voltigeaient en tournoyant à l’entour des fontaines. Tout sentait en plein le gras été, tout sentait le naissant automne. Les poires à nos pieds roulaient, et les pommes de toutes parts à nos côtés. Les rameaux surchargés de prunes versaient jusqu’à terre. Les tonneaux de quatre ans lâchaient leur bonde. Nymphes de Castalie, qui occupez la hauteur du Parnasse, dites, est-ce d’un cratère de pareil vin que le vieillard Chiron fit fête autrefois à Hercule dans l’antre de Pholus ? Et ce pasteur des rives d’Anapus, le puissant Polyphème, qui lançait des quartiers de montagne aux vaisseaux d’Ulysse, dites, quand il se prit à danser à travers ses étables, est-ce qu’il était poussé d’un nectar pareil à celui que vous nous versâtes ce jour-là, ô Nymphes, autour de l’autel de Cérès, gardienne des granges ? Sur son monceau sacré, oh ! puissé-je une autre fois planter encore le grand van des vanneurs, et voir la déesse sourire, tenant dans ses deux mains des gerbes et des pavots ! »

Que Vous en semble maintenant ? Quelle royale et plantureuse abondance ! quelle plus magnifique définition de cette saison des anciens δпώρα, qui n’était pas le tardif automne comme à l’époque déjà embrumée de nos vendanges, et qui résumait plutôt le radieux été dans la plénitude des fruits ! On se rappelle irrésistiblement, à l’aspect de cette riche peinture, Rabelais et Rubens ; mais ici on a de plus la pureté des lignes et la sérénité des couleurs.

Certes le poëte qui a su rendre, comme nous l’avons vu, les concerts délicats des bergers Ménalcas et Daphnis, et qui s’élève tout à côté à ces larges et chaudes magnificences, est un grand poëte en son genre, et ce genre, en le créant, il lui a donné tout d’abord l’étendue la plus diverse. Il faudrait encore, si l’on voulait tout faire toucher, passer aussitôt, comme contraste, à cette idylle des deux Pécheurs, si pauvres, si souffrants, dont l’un vient de rêver qu’il avait pêché un poisson d’or ; mais toute cette richesse, comme celle du Pot au lait, s’est évanouie en un clin d’œil. La sensibilité naïve et compatissante qui sait nous intéresser à cette chétive et laborieuse existence, à la pauvreté toujours en éveil dès avant l’aurore, cette expression simple du réel qui rappelle presque le poète anglais Crabbe, mise surtout en regard des richesses de ton où s’est complu l’ami de Phrasidame, montrerait à quel point Théocrite eut véritablement toutes les cordes en lui.

Il eut également celle de la passion, de l’amour ; il le ressentit comme le font le plus habituellement les poètes, en se réservant après tout de le chanter. Il y a une petite églogue, la neuvième, qui a fort occupé les commentateurs, et qui me paraîtrait avoir un sens assez simple, si l’on supposait que le poëte l’a écrite en revenant au genre pastoral après quelque infidélité et quelque distraction qu’il s’était permise ; un autre amour l’avait un moment séduit : c’est un retour, une sorte de réparation aux Muses bucoliques. Le poëte y parle en son nom ; il commence par demander des couplets à deux bergers ; il les applaudit et les récompense chacun dès qu’ils ont fini, et lui-même, s’adressant aux Muses pastorales avec une sorte de timidité, comme après une absence, comme quelqu’un qui n’est plus bien sûr de sa voix, il les supplie de lui rappeler ce qu’à son tour il chanta autrefois à ces deux pasteurs ; ce couplet final, dans lequel il proteste ardemment de son intime et véritable amour, le voici :

« La cigale est chère à la cigale, la fourmi à la fourmi, et l’épervier aux éperviers ; mais à moi la Muse et le chant ! Que ma maison tout entière en soit pleine ! car ni le sommeil, ni le printemps dans son apparition soudaine n’est aussi doux, ni les fleurs ne le sont autant aux abeilles qu’à moi les Muses me sont chères. Et ceux qu’elles regardent d’un œil de joie, ceux-là n’ont rien à craindre des breuvages funestes de Circé. »

Il semble indiquer par là que c’est un de ces breuvages de passion insensée qui l’a un moment égaré dans l’intervalle, mais qui n’a pas eu puissance de le perdre, parce qu’il possédait le préservatif souverain des Muses. On reconnaît dans ce charmant couplet de Théocrite la note première du Quem tu Melpomene semel d’Horace.

Théocrite serait compté encore parmi les peintres de l’amour, lors même qu’il n’aurait pas composé des pièces destinées uniquement à le célébrer. Il n’est presque aucune de ses idylles qui n’offre des mouvements passionnés, et l’on est forcé d’admirer l’accent de la tendresse là où les objets sont de ceux qu’admettaient si singulièrement les Grecs, qui ne cessent de nous étonner dans l’Alexis de Virgile, et dont la seule idée fuit loin de nous. L’idylle troisième, dans laquelle un chevrier se plaint des rigueurs de la nymphe Amaryllis, et va soupirer, non pas sous le balcon, mais devant la grotte de la cruelle, est d’une grande délicatesse : « Ô gracieuse Amaryllis, pourquoi au bord de cet antre n’avances-tu plus la tête en m’appelant ton cher amour ? Est-ce donc que tu m’as pris en haine ?… Que ne suis-je la bourdonnante abeille ? comme j’irais dans ton antre, me plongeant à travers le lierre et la fougère dont tu te couvres !… O belle aux yeux charmants, toute de pierre ! Ô Nymphe aux bruns sourcils, ouvre tes bras à moi le chevrier, pour que je te donne un baiser : même en de vains baisers il est bien de la douceur encore. »

L’idylle des Moissonneurs, où le plus vaillant raille son camarade amoureux, qui, hors de combat dès la première heure, ne coupe plus en mesure avec son voisin et ne dévore plus le sillon, nous donne une bien jolie chanson de ce dernier, et dont chaque trait se sent de la nature du personnage. En voici un calque aussi léger que je l’ai pu saisir ; ce n’est que par de tels échantillons fidèlement offerts qu’on parvient à faire pénétrer dans les replis du talent. Le pauvre moissonneur s’est donc pris de soudaine passion pour une joueuse de flûte, un peu bohémienne, à ce qu’il semble ; et, comme lui-même il a été de tout temps assez poëte, il nous la dépeint ainsi : « Muses de Piérie, chantez avec moi la jeune élancée ; car vous rendez beau tout ce que vous touchez, ô Déesses ! Gracieuse Vomvyca, ils t’appellent tous Syrienne, maigre et brûlée du soleil ; moi seul je te trouve la couleur du miel. Et la violette aussi est noire, et la fleur d’hyacinthe est gravée ; mais tout de même elles sont comptées les premières dans les couronnes. La chèvre poursuit le cytise, le loup la chèvre, et la grue suit la charrue ; et moi je ne me sens de folie que pour toi. Que n’ai-je en mon pouvoir tout ce qu’on dit qu’a jadis possédé Crésus ! tous les deux en or pur nous figurerions debout, consacrés dans le temple de Vénus, toi tenant la flûte à la main, ou une rose, ou une pomme, et moi en costume d’honneur et avec des brodequins de Sparte aux deux pieds. Gracieuse Vomvyca, tes pieds à toi sont d’ivoire, ta voix est de lin ; et quant à ta manière, je ne la puis rendre.

On trouverait de ces traits de grâce amoureuse dans presque toutes les idylles de Théocrite, et jusqu’au milieu de la querelle injurieuse de Comatas et de Lacon (idylle V) ; mais les deux pièces capitales, où l’idylle proprement dite se confond ou même disparaît dans l’élégie, sont le Cyclope et la Magicienne.

Toutes deux sont célèbres ; le Cyclope a de quoi peut-être se faire mieux goûter des modernes : le jeu de l’esprit et une sorte de malice s’y mêlent au sentiment. Le début se détache surtout par le sérieux du ton et par la connaissance morale. Le poëte s’adresse à un ami, le médecin Nicias, de Milet :

« Il n’existe, Ô Nicias ! aucun autre remède contre l’amour, ni baume ni poudre, à ce qu’il me semble, aucun autre que les Déesses de Piérie. Ce remède-là, doux et léger, est au pouvoir des hommes : ne le trouve pourtant pas qui veut. Et je pense que tu sais ces choses à merveille, étant médecin, et entre tous chéri des neuf Muses. C’est ainsi du moins que trouvait moyen de vivre le Cyclope notre compatriote, l’antique Polyphème, lorsqu’il était amoureux de Galatée, à l’âge où le premier duvet lui couvrait à peine la lèvre et les tempes. Et il aimait non pas avec des roses, ni avec des pommes, ni avec des boucles de cheveux qu’on s’envoie, mais en proie à des fureurs funestes. Tout ne lui était plus que hors-d’œuvre. Bien souvent ses brebis s’en revinrent des verts pâturages toutes seules à l’étable, tandis que lui, chantant Galatée sur le rivage semé d’algues, il se consumait des l’aurore, ayant sous le cœur une plaie odieuse du fait de la grande Cypris, qui lui avait enfoncé son trait dans le foie. Mais il sut trouver le remède, et, assis sur une roche élevée, les yeux tournés vers la mer, il chantait des choses telles que celles-ci… »

Vient alors la célèbre complainte où il apostrophe Galatée, l’appelant à la fois dans son langage « plus blanche que le fromage blanc, plus délicate que l’agneau, plus glorieuse que le jeune taureau, plus dure que le raisin vert. » Après une longue suite de traits plus ou moins naïfs et passionnés, ou même spirituels (car le poëte se joue par moments), l’idée du début se retrouve à la conclusion, et la pièce finit sur ce retour : « C’est ainsi que Polyphème conduisait son amour en chantant, et cela lui réussissait mieux que s’il avait donné de l’or pour se guérir. » Un poëte bucolique des âges postérieurs, né en Sicile comme Théocrite, Calpurnius, a résumé heureusement la recette du maître dans ce vers d’une de ses églogues :

Cantet, amat quod quisque : levant et carmina curas.

Maintenant, s’il faut dire toute ma pensée, je trouverai que la pièce, si charmante, si agréable qu’elle soit, ne répond pas entièrement à l’accent du début ; elle n’est bien souvent que gracieuse et ingénieuse ; les adorables passages où se fait jour le sentiment, et qui nous sont plus familièrement connus par les imitations exquises dispersées dans Virgile, prennent un singulier tour dans la bouche du Cyclope amoureux, et appellent vite le sourire. Le poëte n’a pas résisté au plaisir du contraste, et ce jeu corrige par trop l’effet de la passion. Quand Polyphème, pour tenter la Nymphe, lui promet quatre petits ours, quand il lui dit qu’il l’aime mieux que son œil unique, et qu’il consentirait à ce qu’elle le lui brûlât, c’est naturel, c’est même touchant encore ; mais quand il regrette que sa mère ne l’ait pas fait naître avec des branchies afin de pouvoir nager comme les poissons, quand il se montre déjà tout amaigri, et que, pour punir sa mère de ne pas lui être serviable, pour la faire enrager (comme dit Fontenelle), il menace de se plaindre de je ne sais quel mal à la tête et aux pieds, la mignardise décidément commence, et elle va jusqu’à la mièvrerie. Cela ressemble trop à une parodie moqueuse, de voir le pâtre colossal le prendre sur ce ton et faire l’enfant, comme l’Amour piqué qui s’en viendrait bouder sa mère. On a beau dire qu’il s’agit ici de Polyphème jeune et à son premier duvet, de Polyphème à seize ans, et qu’il n’était pas encore devenu ce monstrueux géant que nous connaissons par Homère ; nous le voyons tel déjà, et Théocrite l’avait également devant les yeux. Tout en admirant donc le début de l’idylle et bien des endroits sentis, j’ai regret d’y découvrir le spirituel, d’y voir poindre l’Ovide au fond, et, pour résumer la critique d’un seul mot :

A mon gré le Cyclope est joli quelquefois.

Combien la Magicienne, toute simple, toute franche, est supérieure ! Dans cette dernière il n’y a pas trace de divertissement poétique ni de bel esprit ; rien que la passion pure. On y trouve à étudier dans un cadre peu étendu un des plus vrais et des plus vifs tableaux de l’antiquité. Racine l’admirait à ce titre. Cette Magicienne est dans l’ordre de l’élégie ce que la pièce des Thalysie s nous a paru entre les églogues.

III

Si Racine admirait la Magicienne, La Motte n’en faisait pas de même. Cet homme d’esprit, qui manquait de plusieurs sens, se croyait fort en état de juger des diverses sortes de peintures, et en particulier de celles de l’amour : « Les anciens, dit-il dans son discours sur l’Églogue, n’ont guère traité l’amour que par ce qu’il a de physique et de grossier ; ils n’y ont presque vu qu’un besoin animal qu’ils ont daigné rarement déguiser sous les couleurs d’une tendresse délicate. Je n’impute pas aux poëtes cette grossièreté ; les hommes apparemment n’étaient pas alors plus avancés en matière d’amour, et les poëtes de ce temps n’auraient pas plu si le goût général avait été plus délicat que le leur. » Puis, prenant à partie l’ode célèbre de Sapho, traduite par Boileau, le spirituel critique, en infirme qu’il est, n’y voit que l’image de convulsions qui ne passent pas le jeu des organes : « L’amour n’y paraît, ajoute-t-il, que comme une fièvre ardente dont les symptômes sont palpables ; il semble qu’il n’y avait qu’à tâter le pouls aux amants de ce temps-là, comme Érasistrate fit au prince Antiochus quand il devina sa passion pour Stratonice. » Poussant jusqu’au bout les conséquences de son idée, La Motte en vient à déclarer sa préférence pour Ovide, qui déjà laissait bien loin derrière lui Théocrite et Virgile sur le fait de la galanterie ; mais Ovide n’était rien encore en comparaison des modernes et de d’Urfé, qui a comme découvert le monde du cœur dans tous ses plis et replis : « C’est une espèce de prodige, remarque La Motte, que l’abondance de ces sortes de sentiments répandus dans Cyrus et dans Cléopâtre, comparée à la disette où se trouvent là-dessus les anciens. » Et quant au fameux exemple de la Phèdre de Racine, qui remet en spectacle ce même amour reproché par lui aux anciens, le critique s’en tire habilement : « Ce qui est chez eux un manque de choix, dit-il, devient ici le chef-d’œuvre de l’art. Comme cet amour de Phèdre la jette dans de grands crimes, elle ne pouvait être excusable que par l’ivresse de ses sens (c’est Vénus tout entière, etc., etc.) ; et d’ailleurs, puisque cet amour est combattu, on regagne à la noblesse des remords ce qu’on perdait à la grossièreté des désirs. »

Il serait fort aisé de railler La Motte, et, comme dernier terme de ce perfectionnement amoureux dont il parle, de le montrer lui-même, le soupirant platonique et perclus de la duchesse du Maine, à qui il adressait tant d’agréables fadeurs ; l’Altesse y répondait comme une bergère de vingt ans, quand elle en avait cinquante. On sait qu’en guise de houlette elle lui fit un jour cadeau d’une canne à pomme d’or ; il n’y manquait que la tabatière. Mais comme beaucoup de ceux qui seraient tentés de railler avec nous La Motte sur ce que son opinion a d’excessif pourraient bien être en partie du même avis plus qu’ils ne se l’imaginent, il est mieux de parler sérieusement et de reconnaître ce qui est. On ne peut disconvenir en effet que les différences de religion, de climat, d’habitudes sociales, si elles n’ont pas changé le fond de la nature humaine, ont du moins donné à l’amour chez les modernes une tout autre forme que chez les anciens ; et lorsque les peintures que ceux-ci en ont laissées nous apparaissent dans leur nudité énergique et naïve, il y a un certain travail à faire sur soi-même avant de s’y plaire et d’oser admirer. Heureusement ce travail de l’esprit est devenu assez facile à quiconque réfléchit et compare. Hier encore, cet amour d’Antiochus pour Stratonice, qui rebutait si fort La Motte, a été mis en tableau, et représenté physiquement aux yeux par un grand peintre : M. Ingres a su triompher de nos dégoûts. On est très-préparé, en un mot, à ne plus tant s’effaroucher aujourd’hui que du temps de La Motte et de Fontenelle. Sachons bien toutefois qu’en matière de poésie, le goût français, s’il n’y prend garde, est toujours enclin à tenir de ces deux hommes-là plus qu’il ne se l’avoue.

Cela dit par manière de précaution, j’aborderai nettement la Magicienne. Ce n’est pas le moins du monde une courtisane, comme on l’a dit ; ce n’est pas non plus une princesse comme Médée ; la Simétha de Théocrite est une jeune fille de condition moyenne et honnête, qui s’est prise violemment d’amour, qui a fait les avances et qui se voit délaissée de son amant ; elle recourt aux enchantements pour le ramener ; elle y recourt cette fois et sans être pour cela une magicienne de profession. L’idylle ou élégie où elle est en scène se compose de deux parties distinctes : dans la première, elle prépare et opère le sacrifice magique dans lequel elle immole symboliquement son infidèle pour tâcher de le ressaisir. Nulle part on n’a sous les yeux d’une manière plus sensible et plus détaillée la liturgie du genre et les différents temps de cette sorte de sacrifice : le rituel magique est de point en point observé. Virgile a imité cette première moitié de la pièce dans sa huitième églogue, et s’est plu à revêtir de sa poésie les mêmes détails de mystère. Je dis qu’il s’y est plu, car chez lui ils ne sortent pas, comme chez Théocrite, de la bouche du personnage intéressé ; on n’y assiste pas comme à une chose présente ; mais le poëte les donne d’une façon indirecte et comme une chanson de berger. En ne se prenant ainsi qu’à la portion piquante et curieuse de l’idylle grecque, et en laissant de côté la seconde moitié qui est tout un ardent récit de l’égarement, Virgile a fait preuve de goût ; il n’a pas essayé de lutter contre un petit poëme accompli ; il se réservait de prendre ailleurs sa revanche en fait d’amour, et, sans s’attaquer à la violente et brève Simétha, il préparait les langueurs passionnées de sa Didon.

Simétha, pour nous en tenir à elle, s’est donc rendue la nuit dans un endroit désert, aux environs de sa maison, dans quelque cour ou quelque jardin ; elle est accompagnée de sa servante Thestylis, et s’est fait apporter tout l’appareil et les ingrédients nécessaires au sacrifice ; elle commence brusquement en s’adressant à la suivante :

« Où sont mes lauriers ? donne, Thestylis ; où sont mes philtres ? Couronne la coupe de la fleur empourprée de la brebis (c’est-à-dire d’une bandelette de laine rouge), afin que j’immole par magie l’homme aimé qui m’est si accablant. Voilà le douzième jour depuis que le malheureux n’est plus venu, ni qu’il ne s’est informé si nous sommes morte ou vivante, ni qu’il n’a frappé à la porte, l’indigne ! Certes Amour, certes Vénus, possédant son cœur volage, s’en sont allés quelque part ailleurs. Demain j’irai vers la palestre de Timagète, pour le voir et lui reprocher comme il me traite. Quant à présent, je veux l’immoler par des charmes. Mais toi, ô Lune, luis de ton bel éclat, car c’est à toi que j’adresserai tout doucement mes chants, ô déité, et aussi à la terrestre Hécate, devant qui les chiens mêmes tremblent de terreur lorsqu’elle arrive à travers les tombes et dans le sang noir des morts. Salut, consternante Hécate, et jusqu’au bout sois-nous présente, faisant que ces poisons ne le cèdent en rien à ceux ni de Circé, ni de Médée, ni de la blonde Périmède. »

C’est aussitôt après cette invocation que le sacrifice proprement dit commence : Simétha continue de chanter, et ce chant énergique, exhalé d’une voix lente et basse, presque avec tranquillité, est d’un grand effet ; chaque couplet qui exprime quelque moment de l’opération se marque d’un même refrain mystérieux. Ce refrain est adressé à un objet magique (iynx), qui portait le nom d’un oiseau, mais qui vraisemblablement n’était autre qu’une sorte de toupie ou de fuseau qu’on faisait tourner durant le sacrifice, lui attribuant la vertu d’attirer les absents. J’insisterai peu sur cette première partie de la scène qui demanderait plus d’une explication technique, et qui a été d’ailleurs si bien reproduite par Virgile. Simétha, comme elle-même l’indique en son brusque monologue tout entrecoupé d’apostrophes passionnées, jette successivement dans le feu de la farine, des feuilles de laurier ; elle fait fondre de la cire, et de chaque objet tour à tour elle tire quelque application à Delphis (c’est le nom de l’infidèle) : « Comme je fais fondre cette cire sous les auspices de la déesse, puisse de même le Myndien Delphis fondre à l’instant sous l’amour ! Et comme je fais tourner ce fuseau d’airain, qu’ainsi lui-même il tourne devant notre seuil sous la main de Vénus ! » Cependant la lune s’est levée et plane au haut du ciel ; Diane est dans les carrefours ; les chiens la saluent au loin par la ville en rugissant ; Simétha commande à Thestylis d’y répondre en sonnant au plus tôt de la cymbale. Puis le calme renaît comme par enchantement : « Voici, la mer se tait, les haleines des vents font silence : mais mon amertume à moi ne se tait pas également au dedans de ma poitrine ; je brûle tout entière pour celui qui, au lieu d’épouse, a fait de moi une misérable et une déshonorée. » A ces passages d’une beauté funèbre en succèdent d’autres d’un emportement et d’une âpreté toute sauvage : « Il est chez les Arcadiens une plante qu’on nomme hippomane : pour elle courent tous en fureur à travers monts et jeunes poulains et cavales rapides. Tel puissé-je voir aussi Delphis, et qu’il s’élance à travers cette maison, semblable à un furieux au sortir de la brillante palestre ! » Et encore : « Cette frange de son manteau que Delphis a perdue, moi maintenant je l’effile brin à brin et je la jette dans le feu dévorant. » Puis soudainement ici poussant un cri comme si elle ressentait une morsure : « Ah ! ah ! odieux Amour, pourquoi, te collant à moi comme une sangsue de marais, as-tu bu tout le sang noir de mon corps ? » Bref, se promettant de recommencer demain, si besoin est, avec des charmes plus puissants, elle clôt pour aujourd’hui le sacrifice, en envoyant Thestylis broyer des herbes à la porte de Delphis, sur ce seuil auquel, malgré tout, elle se sent encore enchaînée de cœur. Thestylis à peine éloignée, elle reprend son chant en l’adressant à la Lune, et se met à raconter à la déesse comment sa passion lui est venue. La seconde partie de la pièce commence, et c’est la plus belle. Ainsi, pour faire cette confidence qui va être si franche et si entière, la jeune femme attend que sa servante s’en soit allée, bien que celle-ci elle-même soit au fait de tout. On retrouve là une sorte de délicatesse jusque dans l’égarement.

Nous ne pouvons nous dissimuler pourtant que nous sommes en tout ceci fort loin de Bérénice et de ses mélodieux ennuis. Nous sommes en plein dans l’amour antique, dans celui de Phèdre, mais d’une Phèdre sans remords, dans celui que Sapho a exprimé en son ode délirante, et qu’aussi le grand poëte Lucrèce a dépeint en effrayants caractères, tout comme il décrit ailleurs la peste et d’autres fléaux. Hélas dirai-je toute ma pensée ? nous ne sommes pourtant pas si loin encore de l’amour moderne, toutes les fois que cet amour se rencontre (ce qui est rare) dans toute son énergie et sa franchise. La nature humaine est plutôt masquée que changée. Prenez Roméo, prenez-le au début de l’admirable drame : il s’était cru jusque-là amoureux sans l’être, il était mélancolique à en mourir ; il s’en allait vague et rêveur, en se disant épris de quelque Rosalinde. Tout cela n’est que nuage. Il entre au bal chez les Capulets, il voit Juliette : « Quelle est cette dame, demande-t-il aussitôt, qui est comme un bijou à la main de ce cavalier ?… Oh ! elle apprendrait aux flambeaux eux-mêmes à luire brillamment ! Sa beauté pend sur la joue de la nuit comme un riche joyau à l’oreille d’une Éthiopienne !… La danse finie, j’observerai la place où elle se tient, et je ferai ma rude main bien heureuse en touchant la sienne. Mon cœur a-t-il aimé jusqu’ici ? Jurez que non, mes yeux ! car je ne vis jamais jusqu’à cette nuit la beauté véritable. » Et à travers les Capulets qui l’ont reconnu, il va droit à Juliette ; il lui demande sa main à baiser, en bon pèlerin, puis ses lèvres tout d’emblée : ce gentil pèlerin ne marchande pas. — Et Juliette, dès qu’il s’est éloigné, que dit-elle ? « Viens ici, nourrice. Quel est ce gentilhomme ? » — « Je ne le connais pas. » — « Va, demande son nom ; s’il est marié, ma tombe pourra bien être mon lit nuptial ! » Pour elle tout comme pour Simétha, on va le voir, le coup de foudre ne fait pas long feu. Osons donc revenir à l’antique par Roméo.

« Maintenant que je suis seule, poursuit Simétha, par où viendrai-je à pleurer mon amour ? par où commencerai-je ? Qui est-ce qui m’a apporté un tel mal ? Pour mon malheur, la fille d’Eubule, Anaxo, alla comme canéphore dans le bois de Diane : autour d’elle marchaient en pompe toutes sortes de bêtes sauvages, parmi lesquelles une lionne.

« Écoute mon amour, d’où il m’est venu, auguste Diane !

« Et Theucharile, la nourrice de Thrace, maintenant défunte, qui logeait à ma porte, souhaita de voir cette pompe, et me pria d’y aller : mais moi, poussée à ma perte, je l’accompagnai, portant une belle robe de lin à longs plis et enveloppée du manteau de Cléariste.

« Écoute mon amour, etc.  » (C’est le refrain de cette seconde partie.)

Remarquons pourtant comme elle n’oublie pas sa toilette ni cette parure empruntée à une amie, et qui apparemment lui seyait bien ; elle n’oublie pas non plus les circonstances singulières de cette procession qui est devenue l’événement fatal de sa vie ; et même il y avait une lionne ! Tel est l’effet de la passion : elle grave en nous les moindres détails du moment et du lieu où elle est née.

On me permettra de continuer à traduire textuellement un récit que toute analyse affaiblirait. Je ne puis donner à de la simple prose la richesse de rhythme et la splendeur d’expression qui relèvent sans doute la nudité du tableau original ; mais qu’on sache bien qu’elles la relèvent et qu’elles l’accusent plutôt encore davantage, bien loin de la corriger. — Simétha est donc allée voir cette procession de Diane avec une amie :

« Déjà j’étais à moitié de la route, en face de chez Lycon, quand je vis Delphis et Eudamippe allant ensemble. Le duvet de leur menton était plus blond que la fleur d’hélichryse, leurs poitrines étaient bien plus luisantes que toi-même, ô Lune ! car ils quittaient à l’instant le beau travail du gymnase.

« Écoute mon amour, d’où il m’est venu, auguste Diane !

« Sitôt que je le vis, aussitôt je devins folle, aussitôt mon âme prit feu, misérable ! ma beauté commença à fondre, je ne pensai plus à cette pompe, et je n’ai pas même su comment je revins à la maison ; mais une maladie brûlante me ravagea, et je restai dans le lit gisante dix jours et dix nuits.

« Écoute mon amour, etc.

« Et mon corps devenait par moments de la couleur du thapse ; tous les cheveux me coulaient de la tête, et il ne restait plus que les os mêmes et la peau. A qui n’ai-je point eu recours alors ? De quelle vieille ai-je négligé le seuil, de celles qui faisaient des charmes ? Mais rien ne m’allégeait, et cependant le temps allait toujours.

« Écoute mon amour, etc.

« C’est ainsi que j’ai dit à la servante le véritable mot : Allons, allons, Thestylis, trouve-moi quelque remède à ma dure maladie. Le Myndien me tient tout entière possédée ; mais va guetter vers la palestre de Timagète, car c’est là qu’il fréquente, c’est là qu’il lui est doux de passer le temps.

« Écoute mon amour, etc.

« Et quand tu l’apercevras seul, tout doucement fais-lui signe et dis : « Simétha t’appelle », et mène-le par ici. — Ainsi je parlai, et elle alla et amena dans ma demeure le brillant Delphis ; mais moi, du plus tôt que je l’aperçus franchissant le seuil d’un pied léger ;

« (Écoute mon amour, d’où il m’est venu, auguste Diane !)

« Tout entière je devins plus froide que la neige ; du front la sueur me découlait à l’égal des rosées humides ; je ne pouvais plus parler, pas même autant que dans le sommeil les petits enfants bégaient en vagissant vers leur mère. Mais je restai comme figée, de tout point pareille en mon beau corps à une image de cire.

« Écoute mon amour, etc.

« Et m’ayant regardée, l’homme sans tendresse fixa ses regards à terre, il s’assit sur le lit et là il dit cette parole… »

Arrêtons-nous, reposons-nous un instant ici après de si fortes images : tel apparaît l’antique quand on l’envisage sans aucun fard et dans toute sa vérité : J’ai parlé du tableau de Stratonice ; chez Théocrite c’est la femme, c’est la Stratonice qui se sent atteinte du mal d’Antiochus ; c’est elle qui reste gisante sur ce lit, elle qu’une sueur glacée inonde, et qui fait ce mouvement convulsif lorsqu’elle a vu entrer l’objet pour qui elle se meurt. Les deux tableaux se font exactement pendant l’un à l’autre. Le Delphis de Théocrite va nous offrir à sa manière et d’un air dégagé, comme un homme qu’il est, quelque chose du contraste qui brille sur le front animé et sur le visage presque souriant de Stratonice.

Il est dans le chant précédent un détail d’un effet heureux et que Fontenelle (faut-il s’en étonner ?) a méconnu. Au moment où elle montre Delphis franchissant le seuil d’un pied léger, Simétha qui, à cette fin de couplet, n’a pas terminé sa phrase, jette le refrain comme entre parenthèses, et le sens se continue après cette suspension d’un instant. En un mot, le sens passe à travers le refrain comme sous l’arche d’un pont. Fontenelle a trouvé une occasion de raillerie dans cette irrégularité qui est une grâce.

Nous en sommes au moment où Delphis prend la parole ; et quoique ce soit Simétha qui nous le traduise, quoiqu’on nous rendant son discours elle continue certainement de le trouver plein de séduction et tout fait pour persuader, il nous est impossible, à nous qui sommes de sang-froid, de ne pas juger que ce beau Delphis était passablement fat et qu’il ne s’est guère donné la peine de paraître amoureux. Une de ses victoires lui en rappelle aussitôt une autre : « Oui, certes, Simétha, dit-il, tu m’as prévenu juste autant qu’il m’est arrivé l’autre jour de devancer à la course le gracieux Philinus. » Par là pourtant il veut dire (car il est galant) qu’elle ne l’a devancé que de très-peu. Il donne presque sa parole d’honneur que, si elle ne l’eût mandé, il venait de lui-même à sa porte et pas plus tard que cette nuit ; il y venait avec trois ou quatre amis, dans tout l’appareil d’un vacarme nocturne ou d’une sérénade ; et si on l’avait reçu, c’était bien, il n’aurait demandé que peu pour cette première fois ; mais si on l’avait repoussé et si la porte avait été fermée au verrou, oh ! c’est alors que les haches et les torches auraient fait rage. Quant à présent, poursuit-il, il n’a que des actions de grâces à rendre à Cypris d’abord, et puis à celle qui, en l’envoyant appeler, l’a tiré véritablement du feu où il était déjà à demi consumé. Les paroles avec lesquelles il termine rentrent dans le sérieux, et trahissent tout haut sa réflexion secrète : « A ce qu’il semble, dit-il, Amour brûle souvent d’une flamme plus ardente que Vulcain de Lipare. Avec ses méchantes fureurs il met en fuite la vierge elle-même hors de la chambre virginale, et il arrache l’épousée à la couche encore tiède de l’époux. »— Cela dit, Simétha reprend en son nom et raconté comment, la crédule ! elle lui a pris la main pour toute réponse ; elle sent d’ailleurs qu’il n’y a guère à insister sur ce qui suit, et elle semble craindre d’en parler trop longuement à la chère Lune elle-même. Depuis ce jour tout était bien entre eux, jusqu’à ce que l’infidélité ait éclaté par l’absence et que le propos d’une vieille soit venu déchaîner la jalousie. Simétha termine ce solennel et lugubre monologue par des menaces et des serments de vengeance si les premiers philtres sont impuissants ; et disant adieu à la Lune brillante, qui lui a tenu jusqu’à la fin compagnie fidèle, elle congédie en même temps la foule des autres astres qui font cortège au char paisible de la nuit.

Telle est dans sa réalité et sans aucun déguisement cette Simétha qu’il ne faut comparer ni à la Didon de Virgile ni à la Médée d’Apollonius, si riches toutes deux de développements et de nuances, mais qui a sa place entre l’ode de Sapho et l’Ariane de Catulle. Chaque trait en est de feu, et l’ensemble offre cette beauté fixe qui vit dans le marbre.

Qu’on n’aille pas trop se hâter de conclure d’après cela ni croire que toutes les femmes de l’antiquité se ressemblaient. A côté d’Hélène il y avait Pénélope, et Alceste à côté de Phèdre. Ici même, sans sortir de Théocrite, en regard de l’ardente Simétha, il faut mettre sans tarder la douce, la pure et chaste Theugénis.

Cette dernière était une belle Ionienne, femme du médecin Nicias de Milet, de celui à qui Théocrite a dédié le Cyclope. Il lui adresse à elle en particulier une ravissante petite pièce, pleine de calme et de suavité, intitulée la Quenouille. L’estimable auteur des Soirées littéraires 5 raconte qu’il a eu entre les mains une traduction de Théocrite, en vers, laquelle avait appartenu à Louis XIV : cette idylle y était notée comme un modèle de galanterie honnête et délicate. Si c’est bien Louis XIV qui laissa tomber en effet cette remarque, ce dut être un jour que Mme de Maintenon lui faisait la lecture. Quoi qu’il en soit, je ne saurais dérober aux lecteurs le délicieux petit tableau de Théocrite, et je m’imagine même que je le leur dois comme un adoucissement après les violences passionnées de tout à l’heure.

La quenouille.

Ô Quenouille, amie de la laine, don de Minerve aux yeux bleus, ton travail sied bien aux femmes qui vaquent aux soins de la maison. Suis-nous avec confiance dans la ville brillante de Nélée, où le temple de Vénus verdoie du milieu des roseaux ; car c’est de ce côté que je demande à Jupiter un bon vent qui me conduise, afin de me réjouir en voyant mon hôte Nicias et d’en être fêté en retour, —  Nicias, rejeton sacré des Grâces à la voix aimable ; et toi, ô Quenouille, toute d’un ivoire savamment façonné, nous te donnerons en présent aux mains de l’épouse de Nicias. Avec elle tu exécuteras toutes sortes de travaux pour les manteaux de l’époux, et nombre de ces robes ondoyantes comme en portent les femmes. Car il faudrait que deux fois l’an, par les prairies, les mères des agneaux donnassent à tondre leurs molles toisons en faveur de Theugénis aux pieds fins, tant elle est une active travailleuse ! et elle aime tout ce qu’aiment les femmes sages. Aussi bien je ne voudrais pas te donner dans des maisons chétives et oisives, toi qui es issue de noble terre et qui as pour patrie cette cité qu’Archias de Corinthe fonda jadis, qui est comme la mœlle de la Sicile et la nourrice d’hommes excellents. Désormais pourtant, entrée dans une maison dont le maître connaît tant de sages remèdes pour repousser les maladies funestes des mortels, tu habiteras dans l’aimable Milet parmi les Ioniens, afin que Theugénis soit signalée entre les femmes de son pays pour sa belle quenouille, et que toujours tu lui représentes le souvenir de l’hôte ami des chansons ! car on se dira l’un à l’autre en te voyant : « Certes il y a bien de la grâce, même dans un petit présent ; et tout est précieux, venant des amis.

Comme variété de femmes chez Théocrite, et aussi éloignées du caractère pur de Theugénis que de la nature passionnée de Simétha, il faut placer les Syracusaines, qui sont le sujet de tout un petit drame piquant et satirique. Ces femmes de Syracuse sont venues à Alexandrie pour assister aux fêtes d’Adonis : on les voit au début qui s’apprêtent à sortir ensemble pour aller au palais ; elles jasent entre elles de leur logement, de leur toilette ; elles disent du mal de leurs maris. Il y a là un enfant terrible qui entend tout et qui pourra bien tout redire. Puis elles se mettent en route à travers la foule, à travers les chevaux. Au moment d’entrer au palais, elles sont en danger d’étouffer. Un monsieur les aide, et elles le remercient ; un autre se raille de leur accent dorien, et elles lui répondent de la bonne sorte. L’auteur de la Panhypocrisiade, voulant rendre le mouvement d’une foule sur le passage de François Ier, s’est ressouvenu de Théocrite :

Rangez-vous ! place ! place ! — Holà ! ciel ! — Je rends l’âme ! Au voleur !… — Insolent, respectez une femme !… — On m’étouffe ! — Poussons ! enfonçons ! — Je le voi ! Vivat ! — Je suis rompu, mais j’ai bien vu le roi.

Nos Syracusaines finissent aussi par bien voir, par entendre le chant en l’honneur d’Adonis. L’une d’elles alors s’avise qu’il est tard, que son mari n’a pas dîné ; et là-dessus elles s’en retournent au logis. Ce tableau de mœurs mériterait une étude à part. Un critique allemand a eu raison de dire que, lors même qu’on n’aurait aujourd’hui que cette seule pièce de Théocrite, on serait encore fondé à le placer au rang des maîtres qui ont excellé à peindre la vie.

Parmi les morceaux dont il me resterait à parler, et qui ne se rapportent ni au genre bucolique ni au genre élégiaque, le plus remarquable à mon sens, et qui appartient bien certainement à Théocrite encore, est intitulé les Grâces ou Hiéron. Cette expression de Grâces était très-générale et très-large chez les Grecs ; elle signifiait à la fois les actions de grâces qu’on rend, les bienfaits qu’on reçoit, et aussi ces autres Grâces aimables qui ne sont pas séparables des Muses. D’après la plainte amère qu’il exhale, on voit que Théocrite n’a pas échappé au destin commun des poëtes, à cette souffrance des natures idéales et délicates aux prises avec la race dure et sordide.

Ils habitaient un bourg plein de gens dont le cœur
Joignait aux duretés un sentiment moqueur,

a dit La Fontaine dans Philémon et Bancis. Il semble que le contemporain d’Hiéron et de Ptolémée, l’hôte d’Alexandrie et l’enfant de Syracuse, malgré tous ces noms qui brillent à distance, a souvent lui-même habité dans l’ingrate bourgade. Oui, bien souvent, comme il le dit, ses Grâces, qu’il envoyait dès l’aurore tenter fortune le long des portiques, s’en revinrent à lui le soir nu-pieds, l’indignation dans le cœur, lui reprochant d’avoir fait une route inutile, et elles s’assirent sur le fond du coffre vide, laissant tomber leur tête entre leurs genoux glacés : « A quoi bon ces chanteurs ? disait-on déjà de son temps. C’est l’affaire des dieux de les honorer. Homère suffit pour tous. Le meilleur des chanteurs est celui qui n’emportera rien de moi. » — Les malheureux ! s’écrie le poëte ; et, dans un élan plein de grandeur, il revendique le privilège immortel de la Muse ; il montre aux riches que sans elle leur orgueil d’un jour est frappé d’un long, d’un éternel oubli. Il énumère les puissants d’autrefois, qui ne doivent de survivre qu’au souffle harmonieux qui les a touchés : car autrement, une fois morts, et dès qu’ils ont versé leur âme si chère dans le large radeau de l’Achéron, en quoi le plus superbe différerait-il du plus gueux, de celui dont la main calleuse se sent encore du hoyau ? Et les héros de Troie, et Ulysse lui-même qui a tant erré parmi les hommes, et le bon porcher Eumée, et le bouvier Philœtius, et le sensible Laërte aux entrailles de père, en dirait-on mot aujourd’hui si les chants du vieillard d’Ionie n’étaient venus à leur secours ?

On a reconnu là le sentiment du beau passage d’Horace… carent quia vate sacro . Déjà Sapho, s’adressant à une riche ignorante, l’avait pris sur ce ton, et Pindare a merveilleusement comparé un homme qui a beaucoup travaillé et qui meurt sans gloire, c’est-à-dire sans le chant du poëte, à un riche qui meurt sans la tendresse suprême d’un fils, et qui est obligé dans son amertume de prendre un étranger pour héritier. Ce même sentiment qui est celui de la puissance et du triomphe définitif du talent, je le retrouve chez quelques modernes qui sont de la grande famille aussi. Lamartine, alors qu’il ne croyait encore qu’à la seule gloire des beaux vers, parlait à Elvire avec cet intime accent :

Vois d’un œil de pitié la vulgaire jeunesse, etc., etc.

Et Chateaubriand, qui n’a cessé d’avoir le grand culte présent, a dit en s’adressant à un ami qu’il voulait enflammer : « C’est une vérité indubitable qu’il n’y a qu’un seul talent dans le monde : vous le possédez cet art qui s’assied sur les ruines des empires, et qui seul sort tout entier du vaste tombeau qui dévore les peuples et les temps. » On aime à entendre à travers les âges ces échos qui se répondent et qui attestent que tout l’héritage n’a pas péri.

Je terminerai ici avec Théocrite : cette gloire qu’il proclamait la seule durable ne l’a point trompé ; c’est, après tant de siècles, un honneur en même temps qu’un charme de l’aborder de près et de venir s’occuper de lui. Il ne me reste qu’à demander indulgence pour les essais de traduction que j’ai risqués. Ceux qui ont le texte présent avec ses délicatesses savent où j’ai échoué, et à quoi aussi j’aspirais. Traduire de cette sorte Théocrite, c’est un peu comme si l’on allait puiser à une source vive dans le creux de la main, ou encore comme si l’on essayait d’emporter de la neige oubliée l’été dans une fente de rocher de l’Etna : on a fait trois pas à peine, que cette neige déjà est fondue et que cette eau fuit de toutes parts. On est heureux s’il en reste assez du moins pour donner le vif sentiment de la fraîcheur.