Chapitre II : La psychologie expérimentale
« Notre Ile, dit quelque part M. Stuart Mill, a décidément reconquis le sceptre de la psychologie. Pendant deux générations remarquables d’ailleurs par leur activité intellectuelle, l’Angleterre avait abandonné l’étude scientifique de l’esprit humain que cultivaient avec éclat les philosophes du continent. Aujourd’hui les choses ont changé, et c’est par nos compatriotes qu’est poursuivie avec le plus de persévérance et de bonheur l’étude de la psychologie15. »
On peut croire que l’illustre philosophe anglais ne cède pas sans raison à un mouvement d’orgueil national, quand on pense aux travaux d’hommes comme Alexandre Bain, Herbert Spencer et Stuart Mill lui-même. Où trouver, en France et en Allemagne maintenant, une telle suite dans les recherches, une aussi forte, une aussi persévérante analyse des problèmes, une aussi ingénieuse explication des phénomènes ? En lisant de tels écrivains, on sent que l’esprit des Locke, des Hume, des Adam Smith, des Bentham, n’est pas perdu, qu’il revit avec les mêmes méthodes et le même langage dans leurs écrits. Si donc Stuart Mill n’entend parler que du moment actuel, il est difficile de ne point convenir que sa satisfaction est légitime. Nous ne voyons pas que la psychologie française puisse citer des études de cette valeur. Il nous semble, d’autre part, que l’Allemagne, si savante d’ailleurs, et si féconde en œuvres d’un autre genre, n’est guère plus en mesure de disputer le prix à l’Angleterre de nos jours. Chez nos voisins d’outre-Rhin comme chez nous, c’est encore le mouvement historique qui domine dans les études de philosophie morale.
Mais si l’on veut parler de la psychologie de notre siècle, la France compte des travaux qui ne le cèdent en importance et en originalité à aucun des livres que l’Angleterre et l’Écosse ont produits de tout temps. Nous ne savons pas de noms plus justement connus dans les annales de la psychologie contemporaine que les noms de Maine de Biran, Jouffroy, Damiron, Garnier et d’autres encore portés par des philosophes vivants. Il y aurait à faire tout un livre d’analyse et de critique sur l’ensemble des travaux psychologiques dans les deux pays ; on y pourrait rechercher qui a la meilleur part, de l’esprit anglais ou de l’esprit français, dans la constitution, l’organisation et les progrès de la science de l’homme ; qui a le plus fait pour cette science, des profondes et larges descriptions des philosophes français, ou des ingénieuses observations, des subtiles analyses des philosophes anglais. Nous nous bornerons, dans ce chapitre, à définir les méthodes, à signaler les tendances générales, à indiquer les conclusions des diverses écoles qui se sont partagé le travail psychologique de notre époque, en lâchant de faire ressortir comment chacune d’elle a servi la science à sa façon. Des esprits de haute portée et d’une grande puissance de dialectique peuvent s’égarer dans le domaine des spéculations métaphysiques sans profit pour la philosophie elle-même, parce qu’ils sont dupes d’abstractions verbales, et que la réalité se dérobe parfois sous leurs pieds. Mais, quand des esprits aussi attentifs, aussi sagaces, aussi pénétrants que les psychologues dont nous venons de parler, explorent une réalité positive, bien que d’une observation délicate et difficile, il est impossible qu’il n’y ait pas quelque chose de vrai et d’instructif dans leurs analyses et leurs explications, quel que soit d’ailleurs le point de vue auquel ils se placent.
I
Il y a différentes manières d’étudier l’homme. On peut, comme le font les naturalistes, les ethnographes et les historiens, procéder par la statistique dans l’examen des caractères distinctifs de l’humanité. Que fait, par exemple, M. de Quatrefages, pour démontrer que l’homme arrive à former psychologiquement un règne à part dans l’ordre des êtres animés ? Recueillant précieusement les témoignages des historiens et des voyageurs, il en déduit que l’homme n’a en réalité que deux caractères qui le distinguent spécialement de l’animal, et il aboutit à cette définition : « L’homme est un animal moral et religieux. »
Telles semblent être, en effet, à une première vue, les seules propriétés que l’homme n’ait point en partage avec les animaux, lesquels ont comme lui la sensibilité, l’intelligence, l’activité volontaire. Il est difficile de refuser à l’animal un certain degré de sentiment quand on voit le chien attaché à son maître au point de souffrir de son abandon et de son indifférence, au point même de mourir parfois d’inanition volontaire devant son cadavre. On ne peut guère davantage lui contester une certaine manière, sinon de raisonner, du moins d’associer ses impressions, quand on voit les animaux chasseurs subordonner les impulsions de l’instinct aux nécessités de la chasse, et exécuter des combinaisons de mouvements, des artifices de stratégie qui ne sont pas sans analogie avec les ruses du sauvage et même du civilisé dans la poursuite du gibier ou de l’ennemi, quand on observe les animaux même d’un ordre inférieur, tels que la fourmi et l’araignée, modifier à chaque instant leur itinéraire ou leur plan de conduite, selon les convenances du moment ou les obstacles qui se dressent tout à coup devant eux. On ne peut nier non plus l’instinct de sociabilité des animaux quand on les voit, non-seulement se réunir et s’associer accidentellement pour la chasse et la guerre, comme les loups, mais encore vivre en communauté, former des sortes de républiques, comme les abeilles, les fourmis et les castors. Enfin, il n’est pas jusqu’au langage qui ne semble commun à l’homme et à l’animal, quand on voit les animaux s’entendre et se concerter par des signes dont le sens se devine aux mouvements qui les suivent.
Si les animaux sentent, imaginent, se souviennent, raisonnent, agissent spontanément et volontairement, s’associent, parlent comme l’homme, où trouver les véritables caractères distinctifs de la nature humaine, sinon dans les faits qui sont reconnus lui être absolument propres ? Or aucune espèce d’observation ne découvre dans la vie des animaux, même des animaux qui vivent en société, rien qui ressemble à ce qu’on nomme, dans toute langue humaine, morale et religion. Leur terreur, quand ils en ressentent, sous l’impression des phénomènes de la nature, n’a aucun caractère religieux. C’est une sensation de crainte sans le moindre mélange de respect, d’adoration pour un être dont ils reconnaîtraient la supériorité de puissance, d’intelligence ou de bonté. D’autre part, leur aptitude à l’éducation et à la discipline, leur perfectibilité réelle n’offre aucun caractère moral, en ce sens qu’en se corrigeant et en se perfectionnant, ils n’obéissent à aucune idée de loi et de devoir. C’est le contraire chez l’homme. Tandis que l’expérience de l’histoire animale démontre qu’il n’y a nul signe de moralité et de religiosité chez l’animal, même considéré dans ses espèces supérieures, l’expérience de l’histoire humaine établit que ces caractères ne manquent à aucune des variétés de notre espèce, pas même aux peuplades les plus voisines de l’animalité que les voyageurs ont pu observer dans le centre de l’Afrique et dans les îles les plus sauvages de l’Océanie. Ainsi nul animal n’est et ne devient moral ni religieux, quelle que soit sa supériorité naturelle, quel que soit le progrès de son éducation ; tout homme est et reste moral et religieux, quelle que soit son infériorité native ou sa dégradation, voilà ce que l’expérience atteste partout et toujours, sans une seule exception. Telle est la définition psychologique à laquelle aboutit la méthode d’observation qui procède par la statistique.
En supposant la statistique exacte et complète, un pareil résultat n’est point à dédaigner. C’est quelque chose de voir vérifiée par l’expérience proprement dite une révélation qui nous a déjà été faite par le sens intime. Car, si l’on rencontre des doutes jusque dans le domaine de la conscience sur la réalité de certains phénomènes psychiques, on n’en rencontre jamais dans le domaine de l’expérience, du moment que celle-ci a parlé clairement. On peut contester la valeur et la portée de tels ou tels signes auxquels l’historien ou le voyageur aura attaché un peu légèrement un caractère de moralité ou de religiosité. Mais, si ces signes deviennent manifestes, il n’y a plus qu’à s’incliner devant le fait historique observé, tandis que les révélations du sens intime trouvent encore des contradicteurs, par cela même qu’elles peuvent être considérées comme plus ou moins personnelles. C’est ce qui a fait dire, à tort selon nous, à certains psychologues de l’école historique, que la moindre observation sur la vie morale d’un Papou a plus de prix pour la science que l’analyse abstraite d’un phénomène psychique, fût-elle faite par un Aristote ou un Maine de Biran. C’est là en effet de l’observation positive s’il en fut. Une pareille psychologie, la plus populaire de notre temps, n’a pas seulement un charme tout particulier par la nouveauté et le relief de ses révélations ; elle a un intérêt scientifique qui lui est propre, en ce qu’elle sert à confirmer par une véritable expérience les enseignements intimes et plus ou moins personnels de la conscience.
Mais faut-il délaisser ces enseignements pour la psychologie vers laquelle incline l’esprit de notre temps ? Faut-il réduire, ainsi que le veulent M. de Quatrefages et l’école des naturalistes, tout problème psychologique à une question de statistique ? Faut-il fermer désormais le livre de la conscience, et n’ouvrir à la curiosité des moralistes que les annales de l’histoire ou les relations des voyageurs ? Nous sommes loin de le penser, quand nous réfléchissons à ce que cette psychologie nous laisse ignorer sur la nature humaine. Que nous apprend-elle en réalité sur l’homme ? Nous en donne-t-elle la notion intime ? Nous fait-elle réellement pénétrer dans le fond même de cette espèce humaine dont M. de Quatrefages fait un règne à part ? Voilà ce qu’il faut examiner.
Et d’abord, si l’on se met à recueillir tous les caractères vraiment distinctifs de la nature humaine, tels que l’histoire nous les donne, pourquoi s’attacher exclusivement à la moralité et à la religiosité pour en faire le type propre de l’humanité ? Si l’homme est le seul animal connu qui soit moral et religieux, n’est-il pas également le seul qui soit vraiment politique, selon la définition d’Aristote ? On dira que l’animal est sociable aussi bien que l’homme, et même que certaines espèces le sont essentiellement. Nul doute là-dessus ; mais sociable n’est pas synonyme de politique. Une troupe de loups réunis par l’instinct de la chasse et excités par l’aiguillon de la faim n’a rien de commun avec une société d’hommes civilisés. Et si cette troupe n’est pas sans analogie avec une bande de sauvages, il ne faut pas oublier que ces pauvres sauvages possèdent en germe le principe des développements et des transformations qui en feront une société politique avec le temps et sous l’influence de milieux différents, tandis que jamais aucune espèce animale n’est parvenue à un véritable état politique, malgré les changements de conditions géographiques ou domestiques.
Mais voici d’autres caractères sur lesquels l’équivoque n’est même pas possible. Nul ne contestera que le sentiment esthétique ne soit propre à l’homme aussi bien que le sentiment moral et le sentiment religieux. Tous les philosophes, depuis Aristote jusqu’à Hegel, ont remarqué la supériorité de la vue et de l’ouïe sur les autres sens, en observant que la vue et l’ouïe sont proprement les sens du beau. Or cela n’est vrai que pour l’homme. Aucun animal n’a le sentiment du beau. Cette différence ne tiendrait-elle pas à une différence essentielle d’intelligence entre l’animal et l’homme ? En sorte qu’à parler rigoureusement l’ouïe et la vue devraient être considérées comme les organes et non les facultés du beau. Rien n’est moins douteux. Une preuve entre mille, c’est que chez l’homme le sens esthétique est en raison du développement de l’intelligence. Tandis que la culture d’esprit et la supériorité de nature révèlent à l’œil ou à l’oreille de l’artiste tant de grands ou charmants spectacles, tant de sublimes ou ravissantes harmonies, n’est-il pas vrai que tout cela est lettre close pour l’œil et l’oreille d’un idiot, d’un rustre, ou même d’un homme simplement vulgaire ? Le langage est encore un autre fait propre à l’homme. Et si l’on équivoque ici comme pour l’institution politique, en disant que l’animal parle aussi à sa façon, il n’est pas difficile de montrer qu’entre le langage des animaux et le langage humain, il n’y a pas moins de différence qu’entre la société des bêtes et la société des hommes. Et cette différence consiste surtout en ce que, dans l’un comme dans l’autre cas, c’est la nature seule qui engendre le fait animal, au lieu que c’est l’art, c’est-à-dire l’esprit, qui crée le fait humain. On se lasserait d’énumérer, sans en épuiser la liste, toutes les œuvres, toutes les institutions, tous les sentiments, tous les instincts propres à l’homme et étrangers à l’animal. L’humanité se révèle jusque dans les actes les plus simples de la vie matérielle. Où a-t-on vu l’animal bâtir des maisons, labourer la terre, élever des troupeaux, en perfectionnement sans cesse et l’œuvre elle-même et les instrunant d’opération ? Rien de pareil ne se remarque même chez cette espèce de singes qui occupent le haut de l’échelle animale, et que certains naturalistes nous donnent pour ancêtres.
Mais il est une objection capitale à faire à la méthode des naturalistes. Quand elle aurait ainsi rassemblé tous les caractères distinctifs de l’espèce humaine, tels que nous les révèlent les manifestations diverses de la vie extérieure, il resterait encore à connaître le principe interne de ces manifestations qui lui sont propres. Sans parler des œuvres qui ne font que manifester telle ou telle faculté corporelle, il ne suffit pas de noter, par exemple, que l’homme seul a le langage pour donner une juste idée de la supériorité sur l’animal. N’y a-t-il pas une école qui soutient encore aujourd’hui que le langage est d’origine divine ? Alors, si la supériorité de l’homme sur l’animal tient au langage, elle se réduirait à un pur accident, résultat d’un don gratuit. La vérité est que l’homme parle parce qu’il pense, c’est-à-dire abstrait, généralise, juge, raisonne, tandis que l’animal ne pense pas, dans la véritable acception du mot, étant incapable de ces diverses opérations. La supériorité du langage humain sur le langage animal tient donc à la supériorité de l’intelligence de l’homme sur l’intelligence de la bête. Voilà ce que ne fait point voir la méthode d’observation employée par les naturalistes.
Cette méthode n’entre pas davantage dans la nature intime de l’homme quand elle arrive à le définir un animal moral et religieux. D’abord, en procédant comme elle fait par pure expérience historique, elle s’expose à confondre les caractères essentiels et permanents avec les caractères accidentels et transitoires de la nature humaine. Il n’est pas douteux que la moralité ne soit un des caractères de la première classe. Mais, de l’histoire ou de la conscience, qui en fait foi ? Évidemment la conscience. Et c’est parce que l’analyse psychologique ne confirme pas absolument l’expérience historique sur le point de la religiosité qu’il reste au moins un doute à ce sujet. S’il est bien vrai que la science et la philosophie remplacent définitivement la religion chez un certain nombre d’esprits d’élite, n’est-ce point le cas d’en conclure que la religion est un état transitoire plutôt qu’un principe éternel ? C’est donc au témoignage direct de la conscience qu’il faut recourir pour s’assurer que tel caractère donné par l’expérience historique est ou n’est pas essentiel à l’humanité.
Ensuite, alors même que la méthode psychologique des naturalistes réussit à découvrir un caractère vraiment essentiel, comme le sentiment moral, elle a toujours le grave inconvénient de s’arrêter à des phénomènes qui ne sont que la manifestation d’un principe constitutif de la nature humaine, et qui peuvent se ramener eux-mêmes à des facultés premières. Pourquoi l’homme est-il un être moral ? Parce qu’il a une volonté libre et une raison. Sa raison lui révèle une fin à poursuivre dans le développement de la vie psychique et physique. Le sentiment de sa libre volonté lui fait une obligation, une loi de cette poursuite. Voilà comment il est un être moral. Pourquoi l’homme est-il un être religieux ? Parce qu’il possède la raison et l’imagination, la raison qui lui fait concevoir l’invisible et l’intelligible au-delà des choses visibles et sensibles, l’imagination qui confond les deux objets de sa pensée dans une représentation symbolique. C’est là du moins l’explication qui nous semble la plus conforme tout à la fois à l’expérience historique et à l’expérience psychologique. Que si l’on en fait un principe essentiel et permanent de la nature humaine, encore faut-il y voir ce qui en ferait le fond, c’est-à-dire l’aspiration invincible et éternel de l’âme vers un monde d’espérances que la science et la philosophie ne peuvent absolument garantir. Mais une pareille définition dépasse trop la portée de l’expérience historique pour n’avoir pas son origine et son principe dans l’analyse psychologique. En tout cas, que la religion soit œuvre d’imagination ou besoin▶ de foi, la conclusion à tirer de tous ces essais de définition tentés par les naturalistes psychologues, c’est que leur méthode est impuissante à donner une véritable idée de notre nature. Si on leur reproche avec raison, au nom de la physiologie, de classer l’homme à part et d’en faire le type d’un règne nouveau et suprême, sans pouvoir fonder cette classification sur des caractères vraiment anatomiques, on peut leur objecter, au nom de la psychologie, qu’ils s’arrêtent forcément, dans la définition de ce type, à des caractères psychologiques réels, mais superficiels, et réductibles à des facultés plus élémentaires.
Les historiens, les ethnographes, les moralistes qui invoquent la statistique, les savants qui voyagent pour explorer les contrées et les peuplades sauvages, usent d’une méthode analogue, seulement avec moins de rigueur et d’étendue, parce qu’ils n’opèrent pas sur des données aussi nombreuses et aussi complètes. De tous ces observateurs de la nature humaine, les historiens sont ceux qui disposent de la plus large expérience. Comme ils ont affaire à des peuples dont le génie s’est manifesté sur un théâtre plus ou moins vaste et à travers une durée plus ou moins longue, ils sont moins exposés à se tromper sur l’existence et la nature de caractères psychologiques qui se sont produits au grand jour de l’histoire. Mais là encore il n’y a que des œuvres supposant des facultés, des effets supposant des causes que l’historien peut tout au plus deviner à travers leurs manifestations, mais qu’il ne peut ni décrire, ni analyser, ni définir, parce qu’il ne les atteint pas directement. Et alors qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’il se trompe dans ses inductions, à ce qu’il confonde une institution transitoire avec une loi de notre nature, à ce qu’il prenne pour une faculté primordiale, pour un principe constitutif de l’humanité, ce qui n’est que le résultat d’un concours de facultés primitives ? Comment se reconnaître dans cette psychologie si concrète qu’on appelle l’histoire, si l’on n’a pas d’autre flambeau que l’expérience historique elle-même ? C’est ainsi que l’historien qui n’éclaire pas son sujet des lumières de la conscience arrive inévitablement à faire de toutes les institutions politiques, sociales et religieuses qui ont duré et dominé, autant de principes éternels de la nature humaine.
L’ethnographie de notre siècle est parvenue, soit par l’observation directe, soit par la science des langues et des idiomes, à des vues ingénieuses, instructives, souvent solides, sur les caractères essentiels du génie des races diverses qui peuplent le globe. En recueillant les particularités des mœurs qui se retrouvent chez les différentes peuplades nègres à l’état naturel et primitif, on a pu dégager ce qui fait la nature propre de cette race, à savoir la prédominance marquée de la sensibilité sur la volonté et l’intelligence : d’où le défaut d’initiative et d’originalité, l’incapacité radicale pour les idées et les spéculations abstraites, pour les arts et les œuvres de grande création qui réclament une puissante volonté, pour les institutions de self-government qui demandent une forte personnalité ; d’où, au contraire, une aptitude marquée pour toute œuvre de passion violente, de sentiment tendre, d’imagination grossière. On commence à connaître assez les peuples de race jaune, Chinois, Japonais, Tartares, pour se faire une idée des aptitudes et des incapacités naturelles de cette race, de son goût et son talent pour les sciences pratiques et les arts mécaniques, de son éloignement pour les sciences transcendantes et pour la métaphysique, de sa rare finesse, de son étonnante subtilité d’esprit, non-seulement dans les choses de négoce, mois encore dans les plus difficiles exercices d’attention et de raisonnement. En sorte qu’on a pu aussi donner la formule de cette race : la prédominance des instincts et des facultés pratiques sur les facultés spéculatives. Enfin, en rapprochant les monuments religieux et poétiques des divers peuples de la race sémitique, et en les comparant avec les monuments religieux et poétiques du même genre chez les grands peuples de la race âryane, les Indous, les Perses et les Grecs, l’ethnographie a découvert que le génie symbolique manque absolument à la race des sémites, dont la répugnance invincible pour la doctrine des incarnations est aussi connue que le goût des peuples âryans pour les symboles de toute espèce, naturels ou anthropomorphiques. Ajoutez à l’étude des monuments religieux et littéraires l’analyse des langues et des idiomes, et vous trouverez la démonstration philologique des vues générales que l’ethnographie avait tout d’abord dégagées de l’observation historique.
Toutes ces révélations, de quelque source qu’elles proviennent, sont assurément précieuses. Mais combien elles sont et resteront incomplètes et superficielles, en comparaison des renseignements de l’analyse et de l’observation directe ! Quelle autre science nous aurions du génie de la race nègre ou de la race jaune, si nous découvrions tout à coup des livres où tel esprit supérieur, tel philosophe, tel moraliste de ces races, eût essayé, même grossièrement, de faire l’histoire intime de ses sentiments et de ses passions, l’analyse de ses facultés ! C’est parce que cette psychologie se retrouve, en traits épars et sous des formes poétiques ou théologiques, chez les peuples de race sémitique, que l’ethnographie est bien plus riche en documents sur cette race que sur les précédentes. Encore faut-il dire qu’une psychologie ainsi faite est bien loin d’avoir la profondeur, la clarté, la précision des analyses et des descriptions d’une psychologie régulière.
Et quand l’ethnographie arriverait à mettre la main sur des œuvres de ce genre, elle ne pourrait pas remplacer l’observation de conscience. Elle serait en mesure de définir d’une manière sûre et précise les caractères de la race ; elle ne suffirait point à donner, dans toute sa généralité et toute sa profondeur, la formule psychologique de l’espèce. On peut bien lui demander ce qui constitue la nature psychique du nègre, du Chinois, du Juif et de l’Arabe ; elle ne peut nous dire ce qui constitue la nature psychique de l’homme lui-même. Et si elle essaye de le faire, en comparant toutes les races entre elles et en dégageant les caractères communs, elle ne réussit qu’à donner une formule abstraite et vague qui ne fait réellement connaître aucune des facultés primordiales et vraiment constitutives de la nature humaine.
II
Il est une autre école de psychologues qui, sans voyager ailleurs que dans les régions de l’idéologie, tient néanmoins à rester fidèle à la méthode expérimentale proprement dite. Elle ne s’enferme point dans le for inférieur de la conscience pour y saisir l’être humain lui-même, le sujet et la cause des phénomènes psychiques. Elle se borne à l’observer dans la succession de ses actes et de ses modifications, qu’elle recueille et décrit avec soin et dont elle constate les rapports, de manière à dégager les lois qui régissent le développement de ses facultés. Comment l’homme sent, imagine, pense, veut, agit, c’est-à-dire quel est le phénomène organique ou psychique qui sert de condition à chacun de ces phénomènes de la vie morale, voilà ce que cette école cherche à expliquer en s’appuyant sur un genre d’observation qu’il ne faut pas confondre avec l’observation immédiate et directe, telle que la pratiquent Maine de Biran, Jouffroy et les psychologues de leur école. C’est du dehors que l’école dont nous parlons observe ce qui se passe à l’intérieur. Laissant à ce qu’elle appelle la vieille psychologie la contemplation de l’âme elle-même et la solution des problèmes métaphysiques qui s’y rattachent, elle ns regarde, ne voit l’homme que dans les faits, dans les actes, dans les œuvres de sa vie intellectuelle et morale, l’étudié par conséquent dans son histoire, sans chercher à sonder les mystères de sa nature intime. Quant aux lois qui régissent cette histoire, elle n’emploie pas, pour les connaître, d’autre méthode que l’induction, absolument comme on fait dans les sciences physiques et naturelles. C’est qu’en effet, avec cette manière d’étudier l’homme, il ne s’agit plus de rechercher des causes, mais simplement de constater des rapports et de déterminer des lois. Ici, comme dans les sciences physiques, les causes véritables des phénomènes restent cachées à l’observateur. La méthode de Bacon est également bonne pour les deux espèces de réalité. C’est ce que veulent dire les philosophes anglais quand ils définissent la psychologie tantôt la physique, tantôt l’histoire naturelle de l’esprit.
Ainsi procèdent en Angleterre Stuart Mill, Herbert Spencer, Alexandre Bain ; en France, E. Littré et les savants de l’école positiviste qui veulent bien s’occuper de psychologie. Cette méthode les a menés à des conclusions curieuses, en partie vraies, en partie fausses et contradictoires au propre témoignage de la conscience. Sans vouloir les suivre dans le développement de leurs doctrines, voyons comment ils ont été conduits au principe qui domine toutes leurs explications et apprenons à juger cette méthode par ses résultats. Si l’on recherche les antécédents de l’école dont nous venons de citer les noms les plus connus, on peut remonter jusqu’à Locke et même jusqu’à Bacon. Mais ce n’est là qu’une origine commune à toutes les écoles expérimentales, qu’elles portent les noms d’Adam Smith, de Reid, de Hume, de Bentham, de Stuart Mill ou de Littré. Le véritable père de la nouvelle école psychologique, c’est Hume. Si elle tient sa méthode de Bacon, c’est à Hume qu’elle emprunte le principe de sa théorie des phénomènes de la vie morale. Ce philosophe, en effet, est le premier qui ait essayé d’expliquer par l’association des idées et l’habitude la notion de cause et le principe de causalité, l’origine des idées dites rationnelles, des affections dites naturelles, des principes moraux dits innés, enfin l’origine des actes volontaires auxquels on attribue le caractère de libre arbitre. L’école tout expérimentale de Stuart Mill, Bain et Spencer n’a fait que reprendre ces thèses pour les développer de nouveau, en les fondant sur des observations, des analyses, des explications qui lui appartiennent.
Que presque tous les philosophes de l’école expérimentale se soient rencontrés dans la théorie qui explique tout le mécanisme de l’esprit humain par l’association, il n’y a rien à cela que de naturel. La méthode inductive les conduisait nécessairement à ce résultat. Du moment que tout problème psychologique se réduit à constater la relation des phénomènes entre eux et à en dégager une loi, il n’y a plus qu’une chose qui intéresse la science, à savoir si et comment ces phénomènes s’associent dans leur succession ou leur concomitance. C’est là toute l’explication que peut chercher une psychologie qui ne prétend pas atteindre les causes internes des phénomènes. Cette interprétation de la méthode des philosophes anglais ne laisse aucun doute après leurs déclarations formelles à cet égard. « Il faut reconnaître, dit Stuart Mill, que l’association est la théorie vraie de la production des phénomènes de l’esprit, et par conséquent qu’il serait antiphilosophique d’en chercher une autre explication. »
Et ailleurs : « Il n’existe aucun phénomène de l’esprit, excepté ceux que l’association des idées présuppose, dont on puisse dire qu’en vertu de sa nature il ne pourrait résulter de cette association. Néanmoins, de ce que cette origine est possible, on ne saurait conclure qu’elle est véritablement celle des phénomènes dont nous venons de parler, à moins toutefois qu’elle ne puisse être expérimentalement démontrée16. »
S’agit-il d’expliquer la notion de cause et le principe de causalité ? Stuart Mill et Bain ne voient dans la relation, soit accidentelle, soit constante de l’effet à la cause, qu’une simple association passée en habitude. Et en effet, quel autre lien pourrait-on supposer entre les deux termes, si la raison n’est que l’écho de l’expérience, ainsi que le professe l’école expérimentale ? Déjà Hume avait cru mettre ce point hors de doute, et en avait fait comme le pivot de tout son système. « La raison ne peut rien affirmer sur la relation proprement dite de causalité, ne pouvant sortir d’elle-même, ni s’élever au-dessus d’une proposition identique. A l’égard de l’expérience, elle nous apprend, il est vrai, que tel fait est ordinairement accompagné de tel autre ; mais elle ne nous autorise pas à dire : tel fait est l’effet, le fruit de tel autre, et en résultera toujours. Nous sommes accoutumés à voir une chose succéder à une autre, quant au temps, et nous nous imaginons que celle qui suit dépend de celle qui précède. Toutefois, la sensation nous révèle seulement une simultanéité, une succession, une conjonction entre deux faits ; elle n’atteste pas de connexion nécessaire. Réduits à l’expérience, nous ne savons que ceci : il y a fréquemment coexistence ou suite entre les phénomènes. Inférer de là l’existence d’une liaison nécessaire, d’un pouvoir et d’une force, d’une cause enfin, c’est mal raisonner, c’est trop présumer. L’idée d’une liaison de ce genre est le fruit de l’habitude17. »
C’est une thèse démontrée pour tous les philosophes anglais de cette école ; ils n’imaginent pas qu’on puisse scientifiquement expliquer la notion de cause et le principe de causalité par une autre loi que celle de l’habitude. Pour eux, comme pour leur maître Hume, la prétendue nécessité logique de ce principe se résout, quand on l’analyse, dans une simple association formée par l’expérience et transformée par l’habitude en cette disposition de l’esprit dont l’école de l’à priori fait une loi propre de la raison.
S’agit-il d’expliquer telle conception dite rationnelle, comme l’idée de l’infini dans le temps ou dans l’espace ? L’école expérimentale ne trouve pas qu’il soit nécessaire de recourir à l’hypothèse d’aucune loi de l’esprit. Elle ne voit là que le résultat de cette association toute naturelle, en vertu de laquelle l’idée d’une chose suggère en même temps l’idée d’une autre chose que l’expérience nous a toujours fait voir unie à la première. « L’expérience, dit Mill, ne nous ayant jamais montré un point de l’espace sans d’autres points au-delà, ni un point du temps sans d’autres qui le suivent, la loi de l’inséparable association ne nous permet pas de penser à un autre point quelconque de l’espace ou du temps, si loin soit-il, sans qu’immédiatement et irrésistiblement il ne nous vienne à l’esprit l’idée d’autres points encore plus éloignés18. »
S’agit-il d’expliquer tout à la fois les sentiments et les idées sur lesquels on fonde la morale ? C’est encore par l’association convertie en habitude. Selon Bain, les sentiments moraux sont d’un caractère très-complexe ; ils résultent en grande partie de la combinaison des affections sociales et des émotions sympathiques ou antipathiques. Quant à l’idée d’obligation qui constitue la loi morale proprement dite, Bain la regarde comme un produit de la loi écrite, par conséquent encore de l’expérience, dont la loi écrite n’est que la formule. Selon lui, c’est parce que l’esprit associe l’idée de punition au fait qui la provoque que l’idée d’obligation lui arrive. Donc rien d’absolu, rien d’à priori dans cette notion : un simple fait associé à un autre fait. Quant aux sentiments moraux qui résultent d’une culture particulière de l’esprit, il les cite comme un des nombreux exemples servant à démontrer qu’un sentiment peut être, en vertu de la loi de l’association, attaché à des objets qui ne contiennent pas en eux-mêmes ce qui originairement pouvait l’exciter.
S’agit-il enfin d’expliquer le jeu de l’activité volontaire ? C’est toujours par une association de phénomènes dont l’un détermine fatalement l’autre, absolument comme dans le jeu des forces naturelles. L’école expérimentale fait du problème du libre arbitre une question de loi, laquelle ne peut être déterminée que par une profonde étude philosophique et non en faisant appel aux fantaisies et aux idées d’un individu au sujet des choses qui le concernent. Pour cette école, la volonté libre est un effet sans cause, c’est-à-dire un mystère qu’il n’est pas plus scientifique d’admettre que l’innéité de certaines idées et la nécessité logique de certains principes rationnels. Stuart Mill oppose à la doctrine du libre arbitre un argument que M. Littré cite comme irréfutable. « Les déterministes affirment comme une vérité d’expérience que, dans le fait, es volitions sont consécutives à des antécédents moraux avec la même uniformité, et quand nous avons une connaissance suffisante des circonstances, avec la même certitude que les effets physiques sont consécutifs à leurs causes physiques. Ces antécédents moraux sont des désirs, des aversions, des habitudes, des dispositions combinées avec des circonstances extérieures propres à mettre en action les mobiles internes19. »
Stuart Mill en appelle, avec toute l’école qui nie le libre arbitre, à l’observation que chacun de nous fait de ses propres volitions, aussi bien que des actions volontaires de ceux avec qui nous sommes en contact. Il invoque la possibilité de prévoir ces actions avec un degré d’exactitude proportionné à notre connaissance préalable de l’esprit et du caractère des agents, et souvent avec une certitude presque égale à celle qui s’attache à la prévision des mouvements des agents purement physiques. Il en appelle enfin aux relevés statistiques, portant sur des nombres assez grands pour éliminer les influences particulières et pour laisser le résultat à peu près tel que si les volitions de la masse entière n’avaient été affectées que par celles des causes déterminantes qui furent communes à tous20.
Voilà la méthode, la théorie, les conclusions de l’école psychologique qui se personnifie surtout dans les noms de Stuart Mill, d’Alexandre Bain, de E. Littré. La méthode consiste à étudier l’homme dans la succession des phénomènes de la vie morale et à en dégager les lois, abstraction faite des causes, dont cette école n’entend s’occuper en aucune façon. La théorie, produit nécessaire d’une telle méthode, est l’explication de tous les phénomènes moraux par une association de faits ou d’idées, tantôt une association de faits organiques et psychiques, tantôt une association de faits purement psychiques. Les conclusions peuvent se résumer en trois thèses capitales : 1° négation de tout a priori dans le domaine de l’entendement ; 2° négation de toute innéité affective dans le domaine de la sensibilité ; 3° négation de toute spontanéité libre dans le domaine de la volonté. Toute espèce de rapport entre les phénomènes se réduit à un rapport de succession ou de concomitance. A part un très-petit nombre de facultés élémentaires et de faits vraiment primitifs qui sont le point de départ de la vie morale, tout s’explique par l’habitude, et l’école psychologique dont on vient de parler pourrait prendre pour devise ce vers si connu :
La nature, crois-moi, n’est rien que l’habitude.
A ne considérer que les conclusions de cette école, on serait tenté de regretter que la psychologie de notre temps ait abandonné la voie de la conscience, qui a toujours été celle des grandes révélations, pour s’engager dans la voie laborieuse et obscure de l’expérience proprement dite. Mais ce serait mal apprécier la valeur d’une méthode féconde en résultats positifs ; ce serait méconnaître les services d’une école qui répond à un point de vue nouveau, dans l’étude de la nature humaine. N’oublions pas qu’il y a plusieurs manières d’étudier l’homme, et que chacune de ces méthodes est bonne, à condition de ne point poursuivre des problèmes qui ne sont pas de sa compétence. On a vu comment la méthode des naturalistes qui procèdent par la statistique, la méthode des historiens qui procèdent par l’érudition, la méthode des ethnographes qui procèdent par les explorations de voyage et les recherches de philologie, arrivent à des vues neuves et précieuses sur les races, les peuples, les œuvres, les institutions de notre espèce, sans pénétrer jusqu’aux éléments simples, aux facultés primordiales qui constituent le fond de la nature humaine et forment la seule matière d’une véritable définition. Il en est de même de la méthode des psychologues de l’école de Stuart Mill et de Littré. Il est vrai qu’ils n’étudient plus l’homme dans la statistique des faits et dans l’histoire des races ; mais, en l’observant dans la succession des faits de la vie individuelle, c’est toujours du dehors et non du dedans qu’ils contemplent l’homme. Ils se trouvent ainsi placés vis-à-vis leur objet à peu près comme les physiciens vis-à-vis la nature. N’en pouvant voir l’intérieur, ils renoncent, eux aussi, à connaître les causes pour se borner à la recherche des lois.
Or, c’est encore là un objet très-intéressant pour la science, et que, par parenthèse, le genre d’observation usité dans l’école spiritualiste de Maine de Biran et de Jouffroy n’est pas propre à nous révéler. Stuart Mill l’a dit avec une grande raison : la conscience ne peut pas plus apprendre à un homme à quelle loi son esprit obéit que la contemplation des corps qui tombent ne peut lui donner l’idée des lois de la gravitation21. Les travaux de Bain, de Spencer, comme de tous les psychologues physiologistes de l’école anglaise, ont puissamment contribué aux progrès de cette science positive et tout expérimentale de l’homme, qui se borne à constater les rapports des phénomènes psychiques et à en déterminer les conditions. Toute cette théorie de l’association des idées, par exemple, n’est pas simplement ingénieuse, elle est vraie par un côté, et féconde en explications heureuses, du moment qu’il ne s’agit que de connaître les antécédents et les conditions d’un phénomène donné. De même que le système exposé dans le Traité des sensations de Condillac ne doit plus être tenu pour un paradoxe, réfuté d’avance par le bon sens et le témoignage de la conscience, pourvu qu’on voie dans la sensation non plus le principe générateur, mais le point de départ et la condition de l’exercice de toutes nos facultés, de même la psychologie de l’école expérimentale conserve sa part de vérité, abstraction faite de ses prétentions à la méthode psychologique par excellence. Il ne faut point oublier qu’elle est une réaction salutaire à certains égards contre les tendances peu scientifiques des écoles qui l’ont précédée, soit en Angleterre, soit en France. D’une part, l’école dite rationaliste, l’école de l’a priori, ainsi que l’appelle Stuart Mill, avait abusé des idées innées, des vérités soi-disant indépendantes de l’expérience, produit d’une sorte de faculté révélatrice qu’elle nomme raison. Un jeune philosophe de l’école expérimentale, qui porte dans les recherches de ce genre la netteté d’intuition, la vigueur d’analyse, la précision de langage propres à l’esprit français, M. Taine, a singulièrement réduit, s’il ne l’a pas tout à fait supprimée, la catégorie de ces jugements dits synthétiques a priori, pour lesquels toutes les écoles rationalistes, depuis Kant jusqu’à Victor Cousin, avaient cru devoir reconnaître certaines facultés et certains procédés irréductibles à l’expérience. De son côté, l’école de Reid, bien que plus circonspecte et se rapprochant davantage de la méthode de Bacon, avait étendu outre mesure la liste des principes primitifs et inexplicables de la nature humaine, soit dans l’ordre des vérités métaphysiques, soit dans l’ordre des vérités morales. En faisant trop fréquemment intervenir le sens commun comme un machina deus, pour trancher les difficultés qu’une analyse incomplète ou superficielle ne pouvait dénouer, cette école tendait à énerver l’esprit de recherche et à faire prédominer les instincts et les préjugés du sens vulgaire sur les analyses et les explications de la science. Sous ce rapport, la nouvelle école a rendu un service signalé à la philosophie de l’esprit humain, en ramenant à l’expérience ou à l’analyse la plupart de ces principes dits naturels, de ces idées dites innées, de ces vérités dites à priori, pour l’explication desquelles l’école spiritualiste tient encore aujourd’hui à ses mystérieux procédés et à ses facultés transcendantes.
III
Où l’école expérimentale montre sa faiblesse et son insuffisance, c’est précisément dans les questions qu’elle a eu le plus à cœur de résoudre par les méthodes qui lui sont propres. Son principe de l’association et de l’habitude est contredit par l’analyse sur les trois points capitaux de la doctrine. Ainsi, qu’il soit possible d’expliquer autrement que ne le fait l’école rationaliste les caractères de nécessité et d’universalité que présente toute une classe de nos jugements, c’est ce que l’analyse semble avoir démontré ; mais rien n’est moins évident que l’explication du lien qui unit les termes de ces jugements par l’association des idées convertie en habitude. Il faudrait pour cela qu’on pût identifier la nécessité logique avec cette espèce de nécessité propre à l’habitude, c’est-à-dire convertir un fait, si fréquent, si constant qu’il fût, en un principe. Tout changement a une cause ; le tout est plus grand que la partie ; ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît, etc. ; etc. ; etc. ; à quelque opération de l’esprit, synthèse ou analyse, qu’on attribue ces jugements nécessaires et universels, toujours est-il qu’on ne peut voir dans cette liaison toute logique entre deux termes un simple fait d’expérience tournée en habitude. De même, tous les jugements qui dérivent de ces principes et composent l’ordre entier des sciences de raisonnement, sont également inexplicables par la même théorie, par cela seul qu’ils ont les mêmes caractères de nécessité et d’universalité. Mon esprit n’a pas ◀besoin▶ d’une association habituelle pour lier d’une façon indissoluble les termes de ces jugements. Il suffit d’une première intuition pour qu’il aperçoive la nécessité logique de pareils rapports. Et cette nécessité ne devient ni plus impérieuse ni plus évidente par la fréquence des actes intellectuels dont elle fait le caractère propre.
D’autre part, les phénomènes de la sensibilité ne résistent pas moins à l’explication de l’école expérimentale. Que certaines affections résultent de l’association habituelle de tels phénomènes sensitifs ; qu’on puisse expliquer tels mouvements d’amour ou de haine, de sympathie ou d’antipathie par des sensations répétées de plaisir ou de peine, sans recourir à un principe spécial de la nature humaine : cela n’est guère douteux. Mais combien d’affections, les plus profondes et les plus fortes, les plus désintéressées, se refusent à cette explication ? Pourquoi une mère aime-t-elle son enfant ? Est-ce parce qu’il lui fait éprouver telle sensation de plaisir ? C’est juste le contraire qui est vrai. La sensation s’explique elle-même par une affection innée, par un instinct de nature. Ici, c’est l’amour qui est le principe de tout un ordre de sensations et de sentiments, au lieu d’en être le résultat. On pourrait démontrer la même thèse pour bien d’autres affections : la sensibilité est pourvue d’une variété d’instincts qui préexistent aux phénomènes sensitifs qu’on leur assigne bien à tort pour antécédents. Comme l’a fort bien montré un philosophe d’une tout autre école, Théodore Jouffroy, ce n’est pas la sensation elle-même qui est le principe moteur de la vie morale, c’est l’instinct ou plutôt le penchant, selon sa propre expression. Bain lui-même, qui a si bien développé la théorie de l’association et en a étendu les applications à l’ensemble des phénomènes psychiques, est forcé de reconnaître l’existence d’instincts irréductibles à la loi de l’habitude.
Reste l’explication de l’activité volontaire. Encore ici il est facile de voir que l’école expérimentale confond les conditions des phénomènes avec leurs causes. Quand elle a montré, par le genre d’observation et d’analyse qui lui est propre, que l’acte volontaire a son antécédent dans un acte intellectuel, tout n’est pas dit sur la cause véritable du phénomène dont elle a constaté la loi. Et alors même qu’il serait prouvé qu’il n’y a pas une seule exception à cette loi, que toujours et invariablement l’acte volontaire est déterminé, tantôt par un jugement de la raison, tantôt par un mouvement de la sensibilité, serait-on fondé à en induire que cette condition est la cause, et que l’acte n’est pas réellement libre ? Que l’observateur placé en dehors de la conscience en juge ainsi, rien de plus naturel. Ne pouvant voir la réalité elle-même, en ce qui concerne la libre spontanéité de nos actes, il en est réduit à juger de la causalité sur de simples apparences. Supposez deux sujets d’observation très-divers au fond, un être libre et un être qui ne serait qu’une machine, et soumettez les aux procédés de l’école expérimentale. Il est évident que la scène extérieure étant la même dans les deux cas, la conclusion pour l’un et pour l’autre sera identique, quant à la nécessité des mouvements de ces deux agents.
Mais c’est en cela que se trompe l’école expérimentale. L’observateur des phénomènes physiques, ne pouvant saisir que des apparences, n’a pas d’autre méthode que l’induction pour arriver à en dégager la réalité. N’atteignant pas directement les causes des phénomènes, il ne peut qu’en rechercher les lois, lesquelles ne se révèlent à lui qu’à la suite d’une laborieuse observation dont le Novum organum a décrit tous les procédés. Et comme d’ailleurs il opère sur un monde livré à l’empire de la fatalité, il n’y a pas lieu de voir si l’intuition directe des causes ne montrerait pas la nature sous un jour différent. Lois ou causes, il n’est pas douteux que tout obéit à une inflexible nécessité. L’observateur des phénomènes psychiques est dans une toute autre situation. S’il se borne, comme le font les psychologues de l’école expérimentale, à observer ces phénomènes du dehors, il sera toujours tenté de juger de la réalité par l’apparence. Mais si à ce genre d’observation qui lui fait voir les lois des phénomènes à travers leur succession, il joint cet autre genre d’observation qui plonge dans le for intérieur du sujet observé, il comprendra bien vite la nécessité de modifier les conclusions auxquelles il s’était laissé aller tout d’abord. Il sentira que les mêmes phénomènes peuvent se produire, les mêmes lois se manifester avec des caractères très-différents, en ce qui touche la liberté ou la nécessité de nos actes. L’expérience démontre, ainsi que le remarquent Stuart Mill et Littré, qu’il règne une telle constance, un tel ordre dans la succession de certains phénomènes moraux, qu’il est possible d’en prévoir le retour, sinon avec l’absolue certitude qui s’attache aux prévisions de l’ordre scientifique, du moins avec une très-grande probabilité. Étant donné tel esprit, tel caractère, tel instinct, telle passion, telle idée fixe, on peut prédire le genre de vie de l’homme ainsi fait, sinon dans les plus menus détails, du moins dans les principaux traits qui la caractérisent. Voilà une loi dont l’école expérimentale se fait une arme qu’elle croit invincible contre le libre arbitre. Mais qu’est-ce que cela prouve ? Que la vie morale a ses lois comme la vie physique, rien de plus. Il y a de l’ordre partout, comme disaient les stoïciens, dans la maison de Jupiter ; mais cet ordre a des caractères bien différents, selon les divers règnes de la vie universelle. Quand la volonté obéit à la raison, elle est libre, alors même que cette obéissance, en devenant constante, prend le caractère d’une loi. Quand la volonté obéit à la passion, au penchant, elle est encore libre, alors même que cette faiblesse serait passée en habitude. La loi ici n’implique pas la nécessité, comme dans le monde physique. L’entière et constante soumission de la volonté à la raison est la loi du sage. En est-il moins libre pour cela ? Les moralistes de l’école expérimentale diraient oui. La conscience du genre humain a toujours cru le contraire.
Et c’est la conscience qui a raison contre la science, parce qu’elle est seule compétente dans ces sortes de problèmes. Elle seule, en effet, voit le fond des choses, le fond de l’être humain, tandis que la science de l’école expérimentale n’en saisit que les manifestations extérieures. Maine de Biran l’a démontré avec une irrésistible évidence : si l’expérience vise aux lois, la conscience seule peut viser aux causes. « Reconnaissons dès à présent que toute la suite des procédés physiques et logiques d’observation ou de généralisation, quelque utile qu’elle soit au perfectionnement des sciences naturelles, ne fait pas avancer d’un seul pas dans la recherche ou la véritable science des causes. Tout au contraire, la notion sous laquelle l’esprit ou le sens commun conçoit toujours nécessairement l’existence de quelque cause ou force productrice qui fait commencer les phénomènes, s’éloigne, s’obscurcit et se dénature de plus en plus par les procédés mêmes qui tendent à dissimuler son titre et sa valeur réelle. Vainement donc on se flatte d’éliminer cette inconnue, cause ou force, qui subsiste toujours dans l’intimité de la pensée, sous quelque terme conventionnel qu’on la désigne, ou alors même qu’on ne la nomme pas. Malgré tous les efforts de la logique, cette notion réelle de cause ne saurait jamais se confondre avec aucune idée de succession expérimentale ou de liaison quelconque des phénomènes. »
Voilà pourquoi Maine de Biran répétait si souvent et avec tant d’énergie que la méthode de Bacon égare et fausse la véritable science de l’homme22. « Newton disait : Ô physique, préserve-toi de la métaphysique ! S’il existe un monde dont tous les éléments ou les faits échappent à tous nos moyens d’observation extérieurs, et ne tombe que sous un sens intime ; si les faits de cet ordre, supérieurs à tout ce qui se présente à titre de phénomènes, antérieurs à tout procédé artificiel de raisonnement, sont les vrais, les seuls principes de la science, et bien spécialement de celle de l’homme intellectuel et moral ; celui qui se serait livré à cette étude extérieure, qui, travaillant à constater les faits primitifs de sens intime, à les prendre à leur source, à les distinguer de tout ce qui n’est pas eux, et de tout ce mélange du dehors qui les complique et les altère, celui-là ne serait-il pas en droit de s’écrier à son tour, et peut-être avec plus de fondement que Newton : Ô psychologie, gardez-vous de la physique, gardez-vous même de la physiologie23. »
Maine de Biran était trop sévère pour une école psychologique qui a donné de précieux résultats ; mais ce sera toujours l’invincible force et l’immortel honneur de l’école dont il est le père, d’avoir rappelé les observateurs de la nature humaine aux enseignements de la conscience. Aux écoles française, anglaise, écossaise, qui toutes pratiquent la méthode expérimentale avec un esprit différent, il oppose le sentiment immédiat, direct, intime, qui fait le caractère propre de l’observation de conscience ; à la recherche plus ou moins laborieuse des lois, il substitue l’intuition des causes ; en face des révélations de l’expérience proprement dite qui ne peuvent passer les limites d’une science tout extérieure de l’homme, il fait jaillir du fond même de la nature humaine une lumière qui l’éclairé dans ses profondeurs. Ce n’est plus l’homme seulement, dans ses rapports avec les choses du dehors, l’homme sensible, l’homme animal, que cette lumière fait apparaître, c’est l’homme intérieur, l’être libre dans son activité. Ce n’est plus simplement le phénomène, l’acte, la faculté qu’elle nous montre, c’est l’être lui-même, l’âme dans sa plus intime essence. « Exister, pour l’homme, à titre de sujet pensant, actif et libre, c’est avoir la conscience, la propriété de soi. Jouir de son bon sens ou de sa raison, de sa libre activité, pouvoir dire et se reconnaître moi, voilà le fond de l’existence humaine, et le point de départ, la donnée première, le fait primitif de toute science de nous-mêmes »24.
Et comment s’y prend Maine de Biran pour résoudre ce grave et difficile problème de l’antithèse de la nécessité et de la liberté en l’homme ? Il n’a recours ni aux ingénieuses inductions de l’école expérimentale, ni aux savantes démonstrations des écoles spéculatives ; il tranche la difficulté par une simple distinction, magistralement affirmée. « L’âme se manifeste elle-même à titre de personne ou de moi par l’exercice actuel de sa force propre et constitutive, et seulement autant que cet exercice est libre ou affranchi des liens de la nécessité ou du fatum, et indépendant de toutes les autres forces de la nature extérieure. C’est ainsi que, sans sortir de nous-mêmes, nous pouvons distinguer et circonscrire les deux domaines opposés de la nécessité et de la liberté, faire la part du moi et de la nature, de l’action et de la passion, de l’homme et de l’animal. Leibnitz a aperçu ces limites de la hauteur de son génie, lorsque, mettant en opposition l’activité prévoyante de l’esprit et l’aveugle fatalité du corps, il dit, dans sa langue énergique :
quod in corpore Fatum, in animo est providentia
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25 »
Et c’est parce qu’il applique à l’observation de l’homme l’œil de la conscience, que Maine de Biran, sans renouveler l’hypothèse scolastique des forces occultes, parle constamment, dans ses belles analyses, de force, de cause, d’effort, de tendance, tous mots vides de sens dans la langue de la physique, mais dont sa psychologie peut d’autant moins se passer qu’ils sont les seuls qui puissent exprimer le principe même de sa philosophie de l’esprit humain. « Il importe bien de remarquer ici que, dans le point de vue de l’observateur de la nature extérieure, la cause qui produit ou amène une série de faits analogues, ne peut jamais être donnée a priori, ni conçue en elle-même, encore moins imaginée dans le comment de la production des phénomènes qui s’y rattachent ; aussi la langue des sciences naturelles manque-t-elle toujours du terme propre qui signifie précisément l’activité productive, l’énergie essentielle de toute cause efficiente, manifestée actuellement par les phénomènes sensibles qu’elle produit, mais non constituée par eux, puisqu’elle est connue comme étant nécessairement avant, pendant et après ces phénomènes26. »
Ainsi, comme le remarque ici judicieusement un philosophe : « Dans ce que nous appelons, par exemple, force d’attraction, d’affinité, ou même d’impulsion, la seule chose connue (c’est-à-dire représentée à l’imagination et aux sens), c’est l’effet opéré, savoir, le rapprochement des deux corps attirés et attirant. Aucune langue n’a de mot pour exprimer ce je ne sais quoi (effort, tendance) qui reste absolument caché, mais que tous les esprits conçoivent comme ajouté à la représentation phénoménale27. »
La force qui tend au mouvement, voilà, en effet, ce que ni la physique, ni la physiologie, ni même la psychologie expérimentale ne veut et ne peut connaître. Ces sciences, qui ne pratiquent pas d’autre méthode que celle de Bacon, ne cherchent que des lois ; et quand elles emploient les termes de cause et de force, c’est uniquement pour exprimer des abstractions, c’est-à-dire des faits généralisés. Pour arriver à comprendre ces mots dans leur réelle et significative acception, il faut avoir pénétré, avec Maine de Biran, Leibniz et leur école, dans les enseignements de cette expérience intime qu’on nomme la conscience. Alors on entend la définition de l’être par Leibniz : tout être, esprit ou nature, est une force qui aspire au mouvement. Alors on entend la définition de l’homme : une force qui tend au mouvement libre. C’est donc à cette psychologie que nous pourrions appeler intime, par opposition à cette autre psychologie qu’on nomme expérimentale, qu’il appartient de définir l’homme, de définir la nature, de définir en tout et partout l’être des choses, en rendant aux mots de force et de cause, de spontanéité, de liberté, le sens qui leur est propre et qu’ignoreront toujours les partisans exclusifs de la méthode inductive, qu’ils s’appellent physiciens, physiologistes, ou même psychologues.
Maine de Biran, Jouffroy et bien d’autres philosophes de l’école spiritualiste, après Platon, Aristote, Leibniz, ont su féconder par l’analyse ces révélations spontanées, et en faire sortir une science véritable de l’homme, science intime et profonde, bien autrement compétente, bien autrement décisive sur certains phénomènes moraux que la science expérimentale de l’école dont on vient de parler. Avec de tels observateurs armés d’un tel microscope, les apparences s’effacent devant la réalité ; le lecteur se sent, se reconnaît tel que sa conscience l’avait toujours révélé à lui-même. Il retrouve cette liberté dont le sentiment semblait oblitéré par les explications spécieuses de la physiologie et de la psychologie expérimentale. Il retrouve cette innéité d’instincts, d’affections dont la nature l’a si abondamment pourvu, et dont l’école de Hume l’avait dépouillé. Il retrouve enfin cet a priori de la connaissance humaine que Leibniz avait si bien vu, que Kant a si savamment décrit, qui, réduit à sa juste mesure, témoigne encore d’une manière si éclatante de la richesse naturelle de l’esprit humain.
Comment douter, par exemple, de la liberté en lisant cette description du triomphe de la volonté humaine ? « Dans cet état, dit Jouffroy, dont le caractère est la beauté, les capacités sont tellement rompues à l’obéissance par l’effet d’une longue et sévère discipline, qu’elles plient sans résistance à tous les ordres de la volonté, et jouent sous sa main avec la même facilité que les touches d’un instrument sous les doigts d’un musicien habile. Toute lutte a cessé, et la volonté, heureuse d’un empire facile, gouverne presque sans y penser, et fait des prodiges avec un abandon plein de grâce. A voir comment elle règne, on croirait que son autorité est naturelle, et l’on dirait d’un ange qui n’a jamais connu les fatigues de la pensée, les orages des passions, et les révoltes d’une sensibilité capricieuse. Une ineffable harmonie éclate dans tout ce qu’elle fait, parce que toutes ses facultés, dociles à sa voix, concourent à ses moindres desseins dans la mesure qu’elle veut et avec une égale aisance. Aussi tout ce qu’elle fait est plein et achevé28. »
Qui ne reconnaît à ce tableau les heureux moments de sa vie où il s’est senti en pleine possession de lui-même, maître incontesté, sinon absolu, dans son empire ? Et quand le même observateur nous initie aux luttes, aux défaillances de la volonté, à toutes les misères d’une vie où l’homme, vaincu par les passions du dedans, distrait par les impressions du dehors, sent sa faiblesse au point de douter de cette liberté si le remords n’en attestait l’invincible conscience, qui ne reconnaît sa propre nature prise sur le fait par une observation qui a pénétré dans l’intérieur de son être29 ? Que nous font alors les ingénieuses explications d’une école qui ne tient compte d’aucune de ces révélations ? Nous nous sentons transportés au dedans de nous-mêmes, au sein de la plus pure et la plus intense lumière qui puisse éclairer la scène de la vie morale. Nous voyons, nous touchons, nous possédons la vérité sur nos facultés et nos capacités, sur la spontanéité réelle de notre volonté, sur le secret mécanisme de notre vie morale, sur la nature même de notre être. Qu’importe que l’ordre et la régularité dans la succession des mouvements de la vie extérieure nous fassent penser à l’ordre de la nature et à l’universelle nécessité qui en fait le caractère ? On n’arrachera jamais de nos consciences, ainsi éclairées, le sentiment des attributs qui nous distinguent des forces de la nature.
Psychologie de la conscience, psychologie de l’expérience, voilà les deux grandes écoles auxquelles peut être ramené tout le mouvement des études psychologiques contemporaines. Toutes deux concourent également à l’œuvre de la science de l’homme, et chacune d’elles y a son rôle à part, de manière à ne pouvoir se passer l’une de l’autre. A la psychologie de l’expérience appartient la recherche des lois ; à la psychologie de la conscience revient l’intuition des causes. Les lois des phénomènes ne se laissent point observer directement, pas plus dans la vie morale que dans la vie physique ; elles ne se révèlent à la science humaine qu’à la suite d’opérations plus ou moins laborieuses ayant pour but de les dégager de la variété des accidents qui les enveloppent. Les causes, qui restent inaccessibles à la science dans l’ordre des choses physiques, tombent au contraire sous l’œil de la conscience et peuvent être étudiées et soumises à l’analyse par la réflexion s’emparant des données du sentiment. C’est ainsi qu’ont procédé les plus grands observateurs de la nature humaine, philosophes ou moralistes, analysant, décrivant et définissant les instincts, les penchants, les passions, les facultés de l’homme, au moyen des révélations du sens intime, tandis que d’autres observateurs s’attachent aux actes extérieurs, aux œuvres mêmes de ces facultés, pour découvrir les lois de leur développement. Ces deux psychologies bien faites ne peuvent se contredire, pourvu qu’elles ne franchissent pas les limites de leur domaine propre. Si, par exemple, l’école de l’expérience nie le libre arbitre, c’est une conclusion qui dépasse la portée de sa méthode. Si l’école de la conscience soutient la liberté d’indifférence, la volonté sans motifs, par peur du déterminisme, et rejette toute espèce de loi dans la production des phénomènes volontaires, c’est qu’elle prétend tirer la science entière de l’homme des simples données de la conscience. Égale erreur, égale impuissance de part et d’autre, égal ◀besoin de s’éclairer et de se compléter mutuellement.