IXe entretien.
Suite de l’aperçu préliminaire sur la prétendue décadence de la littérature française
I
Nous avons vu, dans les deux entretiens précédents, comment la littérature française née tardivement, longtemps indécise entre l’originalité gauloise et l’imitation classique, s’était d’abord vouée tout entière à l’imitation ; comment cette littérature avait perdu son originalité native dans cette servile imitation des anciens ; comment cependant cette imitation servile lui avait profité pour construire une langue littéraire plus régulière et plus lucide que la langue un peu puérile de son enfance ; comment, après avoir beaucoup copié, les écrivains et les poètes du siècle de Louis XIV avaient fini par créer eux-mêmes une littérature composite, moitié latine, moitié française ; comment chacun de ces grands écrivains, depuis Corneille jusqu’à madame de Sévigné, avaient apporté à la littérature et à la langue de la France une des qualités de leur génie divers ; comment enfin, de toutes ces alluvions des génies particuliers de chacun de ces écrivains, la France, grâce à l’imitation d’un côté, grâce à l’originalité de l’autre, s’était façonné une langue littéraire, propre à tous les usages de son universelle intelligence, depuis la chaire sacrée jusqu’à la tribune, depuis la tragédie jusqu’à la familiarité du style épistolaire. De là ce mot qui définit seul la littérature française : la France n’a pas un caractère, elle en a plusieurs ; la France n’a pas un style, elle en a mille ; de là aussi sa puissance sur l’esprit humain, l’universalité.
II
Après le siècle de Louis XIV, il y eut en France, comme dans toutes les choses humaines, un moment d’intermittence et de repos du génie français ; puis ce caractère de bon sens, de bon goût et d’universalité qui caractérise, selon nous, la littérature nationale, se reproduit, se concentre et se manifeste tout à coup dans un seul homme, Voltaire. Voltaire, philosophe, historien, critique, érudit, commentateur, poète épique, poète dramatique, poète satirique, poète burlesque et scandaleux, poète léger et rival en grâce d’Horace son maître ; Voltaire surtout, correspondant de l’univers et répandant dans ses lettres familières, chef-d’œuvre insoucieux de soixante-dix ans de vie, plus de naturel, d’atticisme, de souplesse, de grâce, de solidité et d’éclat de style qu’il n’en faudrait pour illustrer toute une autre littérature. Il ne manque qu’un caractère à cette grandeur, le sérieux.
On s’est souvent étonné, depuis que nous pensons tout haut dans ce siècle, de notre admiration continue et persévérante pour ce grand écrivain, si peu poète dans la grande acception du terme, et surtout si peu lyrique, si peu éloquent, si peu enthousiaste.
C’est que Voltaire est plus qu’un écrivain et plus qu’un poète à nos yeux, c’est une date ; c’est la fin du moyen âge. C’est plus encore, c’est la France elle-même incarnée avec toutes ses misères, ses imperfections, ses vices et ses qualités d’esprit dans un seul homme ; en sorte que notre goût, ou si l’on veut notre faiblesse pour la nature diverse, sensée, raisonnable, universelle de notre pays, se trouve satisfait et flatté dans ce Protée moderne, et que notre admiration pour ce résumé vivant, spirituel, multiple de la France est une espèce de patriotisme de notre esprit, qui contemple et qui aime sa patrie intellectuelle dans ce représentant presque universel de la nation littéraire. Voltaire est la médaille de son pays.
III
Dire que Voltaire fut la France de son époque, c’est dire assez qu’il fut complétement original, non en vers, mais en prose. Il ne donna pas de chef-d’œuvre littéraire à la langue, excepté dans le badinage, mais il lui donna la liberté de style, et avec la liberté, dix langues pour une. Il lui donna l’instrument de la polémique.
Non pas de la polémique lourde, scolastique, pédante, doctorale, oratoire qui avait appesanti jusqu’à lui la discussion entre les sectes et entre les partis, mais de la polémique légère, badinage du bon sens, qui fait son métier gaiement, selon l’expression de Mirabeau. Il transporta la conversation dans les lettres et dans l’histoire, et il en chassa l’ennui, ce fléau des livres. Le mouvement et le courant de son esprit empêchèrent l’ennui de germer dans les eaux vives de l’intelligence française.
Les polémistes et les historiens venus après lui ont réhabilité l’ennui comme une qualité de la pensée, le poids. Mais plus la pensée est pensée, moins elle pèse ! Les styles pesants sont le témoignage des esprits lourds qui ne peuvent se débarrasser de la lourdeur des mots. Le génie ne pèse pas, il soulève.
Voltaire serait un grand créateur en style, ne fût-ce que pour avoir purgé de l’ennui la polémique, et pour avoir écrit ce vers, le plus français de tous les vers :
Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux.
Il créa la langue improvisée, rapide, concise du journalisme, et avec la langue du journalisme il créa cette puissance moderne de la multiplication de l’intelligence d’un seul dans l’esprit de tous ; il créa le dialogue universel, incessant de l’esprit humain. Sans la langue de Voltaire, le journalisme n’aurait pas pu naître, le monde aurait continué à être sourd ; il fit l’écho qui répercute partout les idées. Ce seul service rendu à la langue française ferait aussi de lui un grand inventeur.
Mais arrêtons-nous, et n’anticipons pas sur l’analyse du caractère et des talents de ce littérateur universel ; nous lui consacrerons l’année prochaine deux ou trois de ces entretiens, juste et sévère quelquefois contre le philosophe, implacable contre le cynique, dédaigneux souvent du poète, enthousiaste toujours pour le grand monétisateur de l’esprit humain.
IV
Voltaire était un écrivain original par étude ; Jean-Jacques Rousseau le fut par nature : c’est véritablement par lui que commence la complète originalité de la littérature moderne. Comment aurait-il imité ? il ne connaissait pas les modèles. Il était né de lui-même, fils de ses œuvres, comme on a dit plus tard ; écrivain de sentiment, il tirait tout de son propre cœur.
Aussi la littérature française prend-elle tout à coup sous sa plume un caractère d’étrangeté, d’indépendance sauvage, de rêverie germanique, de mélancolie septentrionale, d’amertume plaintive et de nature alpestre. Les œuvres de Rousseau rappellent le Genevois, le républicain, le prolétaire, le pasteur arcadien, le philosophe aigri contre la médiocrité inique du sort, se vengeant, par des utopies, de l’inégalité forcée des conditions sociales. Elles rappellent surtout le coloriste helvétien, né dans les montagnes, important dans la littérature artificielle de Paris les images, les harmonies, les couleurs de ces solitudes ; un ranz des vaches sublime, chanté pendant trente ans à la France et à l’Europe par le fils de l’horloger des Alpes.
V
La France commençait à s’épuiser de génie et d’esprit français après les siècles de Louis XIV et de Voltaire ; elle sentait le besoin▶ d’une sève étrangère, plus jeune et plus européenne, pour germer de nouvelles idées et de nouveaux sentiments. J.-J. Rousseau la rajeunit du premier mot ; elle se précipite à lui avec un enthousiasme qui ressemble au délire ; elle l’adopte, elle adore tout de lui, jusqu’à ses démences et à ses injures ; elle en fait son favori, son philosophe, son législateur, son apôtre, son cynique, son Diogène, son Socrate dans un seul homme. Il l’inonde pendant trente ans de sentiments vrais, d’idées fausses, de romans systématiques et de systèmes politiques plus romanesques que ses romans ; mais il l’enivre en même temps du plus beau style qu’aucune langue ait jamais parlé depuis les Dialogues de Platon. Par lui la prose française, trop molle dans Fénelon, trop brusque dans Bossuet, trop pompeuse dans Buffon, trop légère dans Voltaire, prend une vigueur, une gravité mâle, une majesté digne, mais toujours naturelle, qui donne l’autorité à la pensée, la plénitude à l’oreille, l’émotion à la conscience du lecteur. C’est le style éloquent dans l’acception la plus haute du mot. Quand on lit J.-J. Rousseau dans la polémique, dans le Vicaire savoyard, dans quelques pages des Confessions, on entend la voix, on voit le geste de l’orateur platonique ou cicéronien derrière la période accentuée de l’orateur invisible. Ce style, c’est l’éloquence parlée par la page muette ; c’est la plume prenant la voix.
Aussi devons-nous à J.-J. Rousseau l’éloquence de nos tribunes ; il était le maître de diction des orateurs qui allaient naître et parler après sa mort. Sa mission littéraire était de façonner la littérature civile de la France à l’usage de la révolution et des discussions politiques.
VI
Un autre écrivain de la même date, Buffon, accomplissait au même moment pour la littérature française une autre mission presque parallèle : c’était la mission de façonner la langue littéraire à la science. La science et l’industrie, cette conséquence appliquée de la science, allaient devenir une des branches de notre littérature. Pour cette littérature froide, il n’était pas nécessaire alors d’avoir la chaleur qui vient du cœur ; il suffisait de la clarté qui vient de l’esprit. Buffon y ajoutait le coloris qui vient de l’imagination et qui sert à peindre ce que le naturaliste sans couleur se borne à décrire. La France doit à ce grand coloriste sa langue littéraire mise au service de la science de la nature. Trop majestueux, trop monotone, trop ostentatoire, surtout trop peu sensible, Buffon décrit et n’émeut jamais.
Il a été bien surpassé depuis en vérité descriptive, en pittoresque, et surtout en sentiment dans la langue de la science, par deux étrangers de nos jours, Herschell en astronomie et Audubon en histoire naturelle. Ceux-là semblent avoir écrit et mesuré avec le doigt de Dieu les astres, la nature, les animaux, les grandeurs, les formes, les âmes répandues dans les êtres de la création, toute pleine pour eux d’évidence divine, d’intelligence animale et d’amour universel. Mais c’est que Buffon leur avait préparé leur langue dans un autre idiome. Ils ont sur lui l’avantage de voir Dieu plus clairement à travers ses œuvres, et de sentir palpiter partout l’âme de la nature.
Le temps approche de l’union plus complète de la science et de la littérature, temps où l’homme ne chantera plus avec l’imagination seulement, mais avec la science, le poème de la nature. Les chiffres eux-mêmes apprendront à chanter le Créateur et la création, quand ce ne seront plus des athées qui s’en serviront pour arpenter les astres, sans y découvrir le Suprême Mathématicien des mondes animés.
VII
Ainsi la littérature française complétait rapidement la langue destinée à remuer par toutes ses fibres l’esprit de l’Europe moderne.
Une institution nouvelle, l’Académie française, contribuait puissamment, contre l’intention de Richelieu son fondateur, sinon à créer (car ce ne sont pas les grammairiens qui créent les langues, ce sont les ignorants), du moins à conserver et à épurer le langage.
L’Académie française avait été, dans le principe, un hochet littéraire de la vanité de Richelieu, puis un luxe de cour, puis un moyen de discipliner les lettres et de dorer le joug que voulait leur imposer le despotisme. Cette institution, plus forte que la main qui prétendait la façonner à la servitude, n’avait pas tardé à créer contre tout despotisme une force ingouvernable par tout autre puissance que l’opinion. Avant l’époque des représentations nationales, elle s’était constituée par sa nature et à son insu le corps représentatif de la pensée. Elle avait créé, en face du corps de la noblesse, du corps parlementaire, du corps ecclésiastique, la corporation des hommes de lettres. De ces écrivains isolés dans leur faiblesse individuelle, elle avait fait une caste pensante, un parlement de l’intelligence, une sorte d’église laïque, trois choses bien contraires à l’esprit de Richelieu, de Louis XIV et de la monarchie.
Il y a deux faces à cette institution tant controversée de l’Académie française, et deux manières de la juger, selon qu’on la considère au point de vue de l’émulation qu’elle était destinée à donner au génie national, ou au point de vue de l’ascendant et de l’autorité qu’elle peut donner à la pensée.
Sous ce premier rapport, c’est-à-dire comme corps destiné à faire naître et à élever le niveau du génie dans la nation, c’est à nos yeux une institution puérile ; nous dirons plus, c’est une institution complétement contraire à son but. Ce ne sont pas les corps qui font naître le génie, c’est la nature ; ce ne sont pas même les corps qui reconnaissent, qui constatent, qui honorent le génie, c’est la postérité.
Si vous voulez rabaisser, étouffer, absorber, persécuter même un homme de génie, faites-le membre d’un corps littéraire ou politique. S’il a du caractère, il brise à l’instant le cadre trop étroit dans lequel sa trop grande individualité ne peut se renfermer ; il fait éclater le cadre, il devient ennemi-né de ce qui le rétrécit, et il a bientôt pour ennemis lui-même tous les membres du corps, offusqués par sa supériorité.
VIII
S’il n’a point de caractère, il se plie, il se ravale, il s’abaisse au niveau de la médiocrité commune ; il abdique son génie, il lui substitue l’esprit de corps : ce n’est qu’à cette condition qu’il y est souffert ou honoré. Cette loi est sans exception ; car quelle que soit la supériorité relative des hommes élus à titre d’intelligence dans un corps intellectuel, c’est une loi de la nature que l’empire y appartient toujours à la médiocrité. Pourquoi, nous dira-t-on ? Parce que la nature ne crée pas quarante ou mille supériorités de la même taille d’esprit dans une nation ou dans un siècle, et que dans un corps, qu’il soit composé de mille ou qu’il soit composé de quarante esprits éminents, la supériorité culminante est toujours en minorité, et la médiocrité relative toujours en majorité. Dans toutes les délibérations parlementaires, la supériorité individuelle sera donc inévitablement opprimée, et la médiocrité nombreuse toujours triomphante. C’est ce que l’on voit clairement dans la conduite des choses humaines : le niveau de l’intelligence s’y abaisse en proportion exacte du nombre des délibérants. Ce n’est la faute de personne, c’est celle de la nature, elle a plus de surface que de sommités dans ses créations ; il se forme ce qu’on appelle en géométrie une moyenne d’intelligence et de volonté qui est la résultante du nombre des êtres doués de pensée et de volonté dans le corps, et cette moyenne est toujours à égale distance du génie et de l’imbécillité ; c’est ce qu’on appelle médiocrité. On peut dire, avec une parfaite exactitude, que la médiocrité gouverne le monde. Voilà sans doute pourquoi il est si souvent mal gouverné.
On peut dire avec la même certitude que la médiocrité gouverne les académies. Le génie, qui est la supériorité naturelle et transcendante, n’a donc rien à bénéficier des corps académiques ; car il n’y entre qu’à la condition de se niveler, et il n’y conserve sa place en surface qu’à la condition de la perdre en hauteur. Aussi la gloire littéraire force-t-elle quelquefois les portes des académies ; mais elle y entre toute faite, elle n’en vient pas.
Ce n’est donc pas aux académies que les nations doivent leur gloire littéraire. S’il fallait tout dire, je croirais plutôt que les académies nuisent à la formation de ces phénomènes toujours isolés d’intelligence qui deviennent les lustres des peuples sur la nuit des temps. Homère, Virgile, Dante, Shakespeare, Milton, Camoëns, Cervantès, n’étaient membres d’aucun corps privilégié des lettres. Les hommes de cette taille font leur gloire, ils ne la reçoivent pas. On peut affirmer même sans se tromper qu’ils ont été d’autant plus originaux qu’ils ont été plus isolés et moins asservis à la routine des corps et des préceptes de leur temps. Le génie n’est génie que parce qu’il est seul, et il est seul parce qu’il est génie. Son indépendance fait partie de sa supériorité, il ne peut perdre l’une sans diminuer l’autre. Ce n’est pas le génie qui a créé l’Académie française, c’est Richelieu, c’est-à-dire une des plus grandes médiocrités littéraires qui aient jamais été associées dans un grand favori du sort à un caractère tyrannique ; un Cottin dans un Machiavel qui voulait illuminer d’un reflet de belles-lettres sa pourpre teinte de sang.
Remarquez bien que nous ne parlons ici que des lettres et non des sciences. Dans les sciences, les académies sont utiles à grouper les faits et à populariser les découvertes.
IX
Mais si nous considérons l’institution littéraire de l’Académie française à un autre point de vue, c’est-à-dire au point de vue de l’autorité morale, de l’indépendance et de la dignité de la pensée en France, l’institution de l’Académie change d’aspect et mérite la plus sérieuse considération dans l’esprit public.
On ne peut se dissimuler en effet que cette institution purement disciplinaire des lettres dans l’esprit de son fondateur, le cardinal de Richelieu, n’ait été complétement trompée, et que là où le cardinal de Richelieu voulait créer une institution de servilité, il n’ait créé, sans le prévoir, une institution de force collective et d’indépendance. C’est ce qui arrive toutes les fois que l’on crée un corps : on croit créer un instrument, et l’on crée un obstacle ; on veut organiser une règle, et on organise une liberté ; c’est ce qui devait arriver aussi, et c’est ce qui est arrivé en effet de l’Académie française. En concentrant dans un seul foyer toutes les individualités littéraires éparses et isolées dans la nation, on leur a donné ainsi le sentiment de leur force, de leur dignité et de leur ascendant sur l’opinion et même sur le pouvoir politique. La pensée isolée, en devenant collective, est devenue puissance ; les hommes de lettres ont pris confiance en eux-mêmes ; ils ont imposé considération à la nation, respect aux gouvernements ; ils ont donné à la raison publique, muette ou intimidée dans l’individu, une audace modérée, mais efficace dans le corps ; ils sont devenus le concile laïque et permanent de la littérature nationale ; ils ont donné du caractère au génie français. L’homme de lettres est devenu homme public ; la force de tous a résidé par l’Académie dans chacun ; la littérature s’est constituée par eux en fonction nationale ; la France a emprunté par ses académies, et bientôt par ses hautes écoles peuplées d’académiciens, quelque chose de cette institution démocratique et si libérale de la Chine, où les mêmes degrés littéraires élèvent à la capacité et à l’autorité publique. Les fondateurs de l’Académie ont de plus, en formant ce faisceau de génie, de talent, d’illustration, condensés dans un même nom et dans un même corps, donné à la France un grand sentiment de sa valeur littéraire, et donné à l’Europe un grand respect des lettres françaises. Quelle que soit la valeur intrinsèque des académies, on ne peut nier que l’Académie française n’ait contribué puissamment à la considération extérieure de la nation littéraire dans le monde. L’Académie est au dehors plus encore qu’au dedans une popularité de la France en Europe.
X
Aussi ce corps littéraire est-il devenu, malgré les épigrammes qui s’émoussent éternellement contre ses portes, une habitude qu’il est presque impossible de décréditer et de déraciner dans notre pays. Moi-même, dans une circonstance suprême où toutes les institutions monarchiques étaient sondées pour les remplacer par des institutions républicaines, quand des voix s’élevèrent en dehors du gouvernement pour demander l’abolition de cette aristocratie élective des lettres, je ne la défendis que par ce mot : « C’est plus qu’une institution, c’est une habitude de la France ; respectons les habitudes d’un peuple, surtout quand elles sont morales, littéraires, glorieuses pour la nation. La plus réellement républicaine des institutions françaises sous la monarchie, c’était peut-être l’Académie, la république des lettres. »
Seulement, je l’avoue, si le temps avait été donné à la république, je voulais enfoncer les portes de l’Académie française pour faire entrer en plus grande proportion et pour de plus dignes rémunérations l’armée des lettres, de la science, des arts dans cette vétérance du travail intellectuel, le plus mal rémunéré et souvent le plus indigent des travaux humains. Je voulais que la France créât le budget des lettres ; je voulais que l’écrivain, le savant, l’artiste de tous les genres de culture d’esprit, après avoir consacré onéreusement sa vie à l’utilité ou à la gloire, cette utilité suprême de son pays, ne reçût pas pour tout salaire de cette noble abnégation de vie, un misérable subside de douze cents francs, inférieur aux gages d’un mercenaire, et distribué parcimonieusement à quarante privilégiés de la détresse à la porte d’une académie ouverte de temps en temps par la mort. L’abandon dans lequel la nation laisse les ouvriers de son intelligence et de sa gloire est un opprobre pour le pays des lettres.
Mais poursuivons ce coup d’œil sur la formation de la langue et de la littérature de la France.
XI
Ce n’était pas impunément que Voltaire, Rousseau, Buffon, et les disciples éminents de ces différentes écoles et de ces différents styles, répandaient en Europe la connaissance, le goût et la passion même de notre langue ; cette littérature et cette langue contenaient l’idée moderne, l’idée française.
On s’est beaucoup récrié sur la signification un peu emphatique et très ambitieuse de ce mot si souvent et si étrangement interprété depuis en faveur de tous les systèmes d’idées plus ou moins aventurés, plus ou moins solides qui se sont disputé l’esprit humain ; on a eu raison. L’idée, considérée dans sa grande acception humaine, n’est ni française, ni anglaise, ni nationale, ni locale ; le monde pense et produit partout ; chaque nation civilisée et littéraire apporte son contingent à ce qu’on appelle l’idée. Pourquoi l’a-t-on appelée l’idée moderne ? Parce qu’elle date de la renaissance de la philosophie et des littératures laïques en Europe à la fin du moyen âge, dont le siècle de Louis XIV fut à la fois l’apogée et la clôture. Pourquoi l’a-t-on appelée l’idée française ? Parce que la France, en vertu de son activité impatiente et de son ardeur naturelle, fut la première à en tenter la propagation et l’application dans ses livres et dans ses institutions.
Or, qu’est-ce en effet que l’idée, l’idée moderne, l’idée française ? C’est tout simplement la raison humaine développée par le temps, par l’étude, par l’examen, par la lecture, par la science, par l’histoire, par la réflexion, par la liberté de penser ; la raison discutée se substituant en toutes choses à l’idée imposée, et ne demandant sa sanction qu’à l’évidence, au lieu de la demander à l’autorité.
On sent ce qu’une pareille révolution dans les esprits portait en elle de révolutions dans les philosophies, dans les civilisations et dans les institutions du globe.
Cette révélation par la raison, cette idée moderne, quoique appelée l’idée française, ne datait ni de Descartes ni de Malebranche, ces philosophes français ; elle datait, selon nous, de Bacon, en Angleterre, ce véritable Archimède de la philosophie raisonnée. Bacon, appuyant le levier de son raisonnement sur l’évidence, s’apprêtait à soulever le monde, comme l’autre Archimède, s’il avait trouvé en mécanique le point d’appui que Bacon avait trouvé en raisonnement.
L’Encyclopédie, ce catéchisme universel des connaissances humaines, ce livre progressif par excellence, comme on dit aujourd’hui, fut une grande et belle idée de la littérature française et de l’Académie, pour renouveler la face du monde intellectuel en rectifiant beaucoup de notions fausses sur toutes les matières, et en universalisant les connaissances acquises jusque-là. Malheureusement les ouvriers manquèrent à l’œuvre ; il y aurait fallu un atelier de Bacon, de Descartes, de Fénelon, de Voltaire, de Rousseau, de Montesquieu, de Franklin, de tous les hommes de littérature, de philosophie, d’arts, de sciences, de métiers réunis en un seul esprit, dont chaque membre eût été un maître de l’esprit humain. Un siècle ne fournit pas à lui tout seul, encore moins une nation, une telle collection de supériorités ; l’esprit de secte s’empara du monument, et le ravala aux proportions d’une œuvre de secte. Diderot, Helvétius et leurs amis infectèrent d’athéisme, déraison suprême, le livre par lequel la raison humaine devait élever par tous les degrés son temple à la souveraine intelligence. Le livre avorta ; mais, malgré cet avortement, il contribua par sa popularité en Europe à répandre, avec la littérature française, l’aspiration aux doctrines et aux institutions de raison et de liberté, premières conditions de vérité dans les esprits et dans les choses.
XII
Ainsi la philosophie, ce résumé des littératures et ce suc des langues, disséminait la langue française dans tout l’univers lettré. Cette langue était acceptée partout comme celle de ce qu’on appelait l’idée ; elle l’était également comme la langue de la diplomatie à cause de sa clarté qui se refuse à l’amphibologie et à l’équivoque. L’Europe faisait ses traités et ses affaires en français, comme autrefois elle les avait faits en latin. Le français était devenu une monnaie courante et une médaille monumentale qui avait, d’un consentement commun, cours dans tout l’univers. Le véhicule des idées générales était créé et il s’appelait la littérature française. En peut-on douter quand on lit la correspondance de l’impératrice Catherine II de Russie avec Voltaire, Diderot, d’Alembert ? quand on voit le vaste empire de Moscovie abandonner sa filiation littéraire slave et grecque, et adopter le français pour sa langue aristocratique, en laissant au vulgaire sa langue russe plus riche et plus harmonieuse cependant ? En peut-on douter, surtout quand on voit le grand Frédéric, ce Denys héroïque et pédantesque de la Prusse, rougir de sa belle langue natale, écrire, parler, rimer, causer, correspondre en français avec l’Aristote de la France, et n’employer l’allemand qu’avec ses casernes ?
XIII
Mais un événement plus grand que tous ceux qui avaient influé, depuis l’origine de la nation, sur sa langue, allait faire faire à la littérature française une explosion dans le monde, comparable à l’explosion de la langue grecque quand elle répandit les premières rumeurs du christianisme de Constantinople sur toutes les côtes de l’Asie et de l’Afrique : cet événement, c’était la révolution française, littérature d’abord, philosophie après, politique ensuite, écroulement et conquête tour à tour, retentissement immense et universel ; le plus grand bruit des temps européens !
Nous ne savons pas pourquoi, ou plutôt nous le savons trop, on s’étudie depuis quelque temps à rapetisser les causes de cette révolution ; c’est sans doute pour en rapetisser la portée. Certes, personne plus que nous, quoi qu’on en ait dit, n’a moins confondu dans la révolution française l’erreur et la vérité, l’excès et la mesure, la justice et l’iniquité, l’héroïsme et le terrorisme ; personne n’a fait un plus sévère triage du sang et des vérités, des victimes et des bourreaux ; mais personne aussi ne s’est moins dissimulé la puissance de l’impulsion et la grandeur du but que l’idée française (puisqu’on l’appelle ainsi) portait en elle en commençant, en poursuivant, hélas ! et en n’achevant pas cette généreuse tentative de rénovation du monde intellectuel, moral et politique.
Un écrivain grave, dont nous avons signalé un des premiers la pénétration et la puissance d’analyse dans les autopsies des nations, M. de Tocqueville, vient de retomber, ce me semble, dans cette erreur de point de vue, en écrivant hier son beau livre sur l’ancien régime et la révolution. Il donne trop à entendre que la révolution française n’était point une révolution morale, intellectuelle, mais un simple redressement d’abus, redressement d’abus entraîné hors de sa voie et au-delà de son but par une force d’impulsion égarée et par les passions soulevées en chemin dans le tumulte d’une réforme.
Il nous est difficile de comprendre comment un esprit d’un si grand sang-froid, et comment un coup d’œil d’une si habituelle justesse ont semblé méconnaître à cet égard le caractère, les causes, la portée du plus vaste événement de l’histoire moderne.
Non, la révolution française n’est point un accident ; c’est la méconnaître et la rétrécir, que d’appeler hasard ou malheur ce qui fut réflexion et volonté en elle. Sa cause ne fut point dans des hasards ; elle fut dans une pensée : cette pensée, rapide et universelle comme tous les mouvements intellectuels de ce pays où la main est si près de la tête, s’était développée d’abord dans sa littérature. Ce pays est si intellectuel, que ses écrivains le gouvernent plus véritablement que ses ministres. Ses rois donnent leurs noms aux monnaies, mais ce sont ses écrivains qui donnent leur esprit aux règnes. Il y a une république dans cette monarchie ; c’est la république de la pensée. La France bien considérée est le gouvernement des lettres. Voilà pourquoi il ne faut jamais y désespérer de la liberté. Les baïonnettes elles-mêmes, comme on l’a dit, sont intelligentes ; les armes y obéissent à leur insu à la tête plutôt qu’à la main.
XIV
Ne remontons pas, en risquant de nous égarer, plus haut qu’un siècle dans la recherche des causes de la révolution. Les uns la trouvent dans la réforme protestante, les autres dans la destruction de la grande féodalité par Richelieu, ceux-ci dans les parlements, ceux-là dans la bourgeoisie. Admettons toutes ces causes secondaires, sans trop y croire.
La réforme protestante, selon nous, ne fut qu’un mouvement intestin du moyen âge contre lui-même, mouvement qui ne portait en soi qu’une révolte, mais point de lumière et peu de liberté.
L’esprit des parlements n’est à nos yeux qu’un esprit de corps qui bornait son indépendance à lui-même.
L’extinction de la grande féodalité par les rois ne fut qu’une concentration ambitieuse et sanglante de la monarchie contre des vassaux trop puissants pour la couronne.
La bourgeoisie ne fut qu’une croissance naturelle qui donne une tête aux peuples quand le corps est formé ; elle portait en elle le travail, l’aisance, le commerce, les industries, toutes choses matérielles ; elle ne portait pas encore la pensée.
Or, la révolution était une pensée.
Quelle était cette pensée ? On la voit croître d’écrivain en écrivain, de livre en livre avec la littérature jusque dans l’antichambre du plus antirévolutionnaire des rois, Louis XIV. Cette pensée, c’est la révision pièce à pièce de toutes les institutions du moyen âge et la reconstruction de l’esprit humain sur un plan neuf et raisonné. Sous le moyen âge, la raison générale était ecclésiastique ; elle voulait devenir laïque, elle tendait, pour employer le mot des juristes, à la grande sécularisation de l’esprit humain.
Elle voulait agir sur la pensée humaine plus encore que sur les institutions civiles de la France. Ce n’était pas le Français qui était son principal objet, c’était l’homme.
Aussi nous paraît-il tout à fait erroné de rechercher aujourd’hui les causes de cette révolution dans tel ou tel abus ou dans tel ou tel vice de constitution, d’administration, de répartition d’impôt, de luxe de cour, de mesquines jalousies entre un clergé, une noblesse, des parlements, une bourgeoisie, un peuple demandant à la monarchie quelques réformes administratives ou quelques satisfactions de vanités réciproques au moyen desquelles tout ce grand mouvement des esprits et des âmes se serait apaisé comme une mauvaise humeur d’enfant qui brise un de ses hochets pour qu’on lui en donne un autre !…
Sans doute il fallait bien, pour coïntéresser le peuple et toutes les classes supérieures au peuple, à ce mouvement intestin, que le temps et les vices du gouvernement se prêtassent à ce ◀besoin▶ de réformes purement matérielles qui furent l’occasion et non la cause de la révolution ; les appétits matériels sont la solde des masses, qui servent les grandes pensées sans les comprendre, et qui, selon l’expression de Mirabeau, échangeraient leur liberté pour un morceau de pain.
Sans doute il fallait bien que le fanatisme de quelque bénéfice immédiat matériel et palpable enflammât d’un égoïste enthousiasme chacune des classes, même privilégiées, qui allaient conspirer leur propre ruine en croyant conspirer leur propre avantage ; que le clergé inférieur s’ameutât contre l’opulence et la tyrannie de ses pontifes ; que la noblesse militaire des provinces s’indignât contre les favoris de la cour ; que les favoris de cour se soulevassent contre l’arbitraire du favoritisme royal ; que le parlement se constituât en espérance corps représentatif souverain, rival de la royauté ; que la bourgeoisie se révoltât contre ces prétentions ambitieuses des parlements, et le peuple enfin des campagnes contre l’orgueil des ennoblis et des bourgeois. C’est de la masse et du concours de toutes ces mesquines satisfactions matérielles que devait se recruter, pour l’action politique simultanée et collective, cette grande force motrice, capable de remuer jusque dans ses fondements le moyen âge et de faire place à l’âge intellectuel. Les instruments étaient des hommes, il leur fallait en perspective un salaire humain ; mais la révolution n’était rien de tout cela ; elle n’était pas corps, elle était idée ; elle n’était pas intérêt, elle était dévouement ; elle n’était pas civile, elle était morale. Vous auriez donné, par toutes ces petites réformes, satisfaction à chacun de ces misérables intérêts purement civils ou administratifs de la France, que vous n’auriez pas apaisé la commotion de l’esprit moderne, auquel la littérature et la philosophie françaises avaient mis le feu. Il s’agissait bien de la France ! La bouche du volcan s’était ouverte en France, mais la lueur se réverbérait sur l’Europe, et la lave coulait sur tout l’univers.
XV
Si la révolution, comme on le dit, avait eu pour cause principale et pour but légitime un intérêt purement français, comment s’expliquerait cet intérêt passionné, et pour ainsi dire personnel, qu’elle inspirait dans ses premiers symptômes à l’Europe entière et même jusqu’à Constantinople, et jusqu’aux Indes orientales ? Il nous importerait peu à nous aujourd’hui que la Russie modifiât les conditions civiles entre sa noblesse, sa bourgeoisie, ses serfs ; que l’Angleterre rétrécît ou relâchât ses liens civils avec l’Irlande, les Indes et ses colonies ; que l’Autriche modifiât ses rapports intérieurs avec les États fédératifs de Hongrie ou de Bohême ; que la Suisse ou les États-Unis introduisissent plus ou moins l’aristocratie helvétique ou de démocratie américaine dans leurs républiques. Qu’importait donc à l’Europe que la cour, le clergé, les parlements, la noblesse, le peuple se donnassent en France telle ou telle égalité, ou telle ou telle supériorité réciproque, qui ne touchait en rien aux intérêts personnels ou matériels des différents États du continent ? Les petits intérêts, purement locaux, matériels ou nationaux, n’auraient pas passé les frontières de France. Les intérêts ne les passent pas, mais l’esprit passe par-dessus les fleuves et les montagnes. L’esprit de la révolution française les avait franchis dans nos livres avant que la révolution elle-même soupçonnât en France, ce qu’elle portait de rénovation d’idées dans sa langue et dans sa main. Je ne voudrais d’autre preuve de cette immatérialité de la révolution française au commencement, que ceci : c’est que le jour où cette révolution donna son premier signe de vie en France, elle ne fut plus française, elle fut européenne et même universelle ; c’est que l’Europe tout entière, attentive, haletante, passionnée, ne fut plus en Europe, mais à Paris ; c’est que chaque grand esprit de chaque nation étrangère, Fox, Burke, Pitt lui-même en Angleterre ; Klopstock, Schiller, Goethe en Allemagne ; Monti, Alfieri en Italie, la saluèrent dans leurs discours, dans leurs poèmes ou dans leurs hymnes, comme l’aurore non d’un jour français, mais d’un jour nouveau et universel, qui allait se lever sur le monde et dissiper les ténèbres épaissies depuis des siècles de barbarie sur l’esprit humain ? Est-ce que ces écrivains, ces orateurs, ces philosophes, ces poètes, étrangers à nos petits débats de cour, de noblesse et de clergé, de parlement et de bourgeoisie ou de peuple, auraient été saisis sur leurs tribunes ou sur leurs trépieds de cet enthousiasme véritablement européen et fatidique, pour quelques misérables réformes d’abus fiscaux ou administratifs en France ? Non, mais ils furent saisis tout entiers du vertige universel de l’espérance d’une ère nouvelle, dont le crépuscule apparaissait tout à coup sur l’horizon de la France.
D’ailleurs, nous n’aimons pas qu’on donne de si petites causes aux grands effets : c’est toujours une erreur, quand ce n’est pas un paradoxe. Quand vous voyez une haute marée assiéger les falaises et surmonter les digues de l’Océan aux équinoxes d’automne, soyez sûrs que ce n’est pas la main d’un enfant qui a fait rouler un caillou de l’autre côté de l’Atlantique dans le bassin des mers, mais que c’est un grand vent ou un grand astre qui pèsent de tout leur poids invisible sur l’élément dont vous voyez les convulsions sans les comprendre.
La meilleure preuve que la révolution était une explosion d’idée bien plus qu’une réforme administrative, fiscale, ou politique, c’est que la révolution alors ne songeait pas même à répudier la dynastie ou la monarchie. Le rouage politique lui était parfaitement indifférent, il lui était même précieux comme une habitude des peuples, pourvu qu’il n’empêchât pas le mécanisme de sonner les heures de la rénovation des idées par la liberté de l’esprit.
XVI
Quoi qu’il en soit, cette révolution, pour laquelle la France depuis deux siècles semblait avoir façonné sa langue claire, forte, polémique, oratoire, se concentra tout à coup avec toutes ses idées et ses nobles passions intellectuelles dans l’Assemblée Constituante, assemblée la plus littéraire qui ait jamais existé, véritable concile œcuménique de la raison humaine en ce moment.
Le clergé dans ses chaires, la noblesse dans ses états provinciaux, le parlement dans ses sessions, la bourgeoisie dans ses bureaux, la littérature dans ses académies, lui avaient préparé les élus de l’esprit du siècle. Tous ces grands talents s’élurent pour ainsi dire d’acclamation. Les hommes étaient dignes du rôle, la cause digne des hommes.
Ce jour-là toute littérature cessa et devint philosophie, législation et politique. L’Europe fit silence pour écouter ces représentants d’un siècle nouveau à qui des événements inattendus venaient de donner la parole, non pour la France, répétons-le bien, mais pour l’esprit humain.
Le génie littéraire et oratoire de la France répondit à l’attente du monde. L’Assemblée Constituante fut une sorte de Sinaï des peuples ; Mirabeau en fut la voix ; l’univers entier en fut l’auditoire. Notre langue porta notre philosophie politique d’oreille en oreille et de bouche en bouche dans toute l’Europe. Chaque vérité proclamée ou décrétée devenait un morceau de notre langue. Le décalogue de la raison moderne et de la liberté fut écrit en français : la langue ainsi devint monumentale en même temps qu’elle devint véhicule d’éloquence, de législation et de philosophie chez tous les peuples. Elle prit dans les discours de l’Assemblée Constituante une élévation, une solennité, une autorité, un accent qui dépasse tout ce que nous connaissons des discussions antiques d’Athènes et de Rome. Démosthène et Cicéron ne parlaient que pour eux, de leurs affaires ou de leur nation : nous parlions pour l’humanité tout entière ; notre affaire était l’affaire de la raison générale, la cause de l’homme et de l’esprit humain. L’éloquence raisonnée ne va pas plus haut. Le monde s’était fait tout écho pour l’entendre. Ce fut le point culminant de notre littérature. Le Verbe s’était fait peuple, pour nous servir d’une expression sacrée, et ce peuple était la France.
XVII
Après de telles explosions de raison et de génie, les esprits s’affaissent. Un peuple ne vit pas plus longtemps qu’un poète sur le trépied. L’Assemblée Législative, d’où les orateurs de l’Assemblée Constituante s’étaient exclus eux-mêmes, abaissa de cent coudées le niveau de la littérature politique. Une nation n’a pas deux têtes : quand elle se décapite, il ne reste que le tronc. La médiocrité, l’envie, le verbiage, l’émulation de popularité des favoris du peuple, remplacèrent la majesté grandiose des orateurs politiques et des philosophes. La littérature s’éteignit dans la poussière et au vent des factions les plus mesquines. La France, hier si grande d’idées, de cœur et de langue, ne fut plus que l’ombre d’elle-même.
Il en est toujours ainsi des assemblées qui suivent la première assemblée sortie d’une grande révolution. Pourquoi ? parce que c’est l’enthousiasme qui nomme la première, et parce que c’est le dégoût qui nomme la seconde. Il y a, dans toutes les choses humaines et surtout dans les révolutions, une part d’illusion et une part de déception inévitables. Les généreuses illusions sont toutes brûlantes au premier moment dans l’âme du peuple ; elles animent les premiers orateurs qui sortent du sein de ce peuple ; elles élèvent un instant ce peuple au-dessus de lui-même. C’est l’heure de l’inspiration. La nation est plus grande que nature ; les obstacles disparaissent, on ne voit que le but, on ne proclame que des principes ; ils sont vrais et divins comme les théories : on ne foule pas la terre, on marche sur les nues. C’est la belle destinée des assemblées constituantes.
XVIII
Les assemblées législatives sont l’expression de cette part de déception, de réaction, de difficultés et de découragement, qui, chez les peuples mobiles et impatients, comme nous, marquent le lendemain des grandes émotions nationales. On ne reconnaît plus le peuple de la veille : exagération ou défaillance, c’est le nom de ces secondes assemblées. Pourquoi encore ? C’est que les premières sont élues en enthousiasme, et que les secondes sont élues en haine de la révolution accomplie.
C’est ce que nous avons vu en 1791, c’est ce que nous avons vu en 1849, c’est ce que nous reverrons toujours. L’assemblée constituante de 1848 n’avait pas reçu du temps et de la Providence les grandes nécessités d’initiation et de promulgation de principes de l’assemblée constituante de 1790, mais elle en avait le courage, le patriotisme, la haute raison, la vertu publique, souvent l’éloquence. Ce fut la plus probe, la plus honnête, la plus impartiale, la plus dévouée de nos assemblées nationales. Son rôle était de sauver la France en constituant une démocratie sans crime. Ce rôle, elle en avait accompli la moitié quand elle fit, en abdiquant avant l’heure, la généreuse faute de se retirer devant d’autres élections.
L’assemblée législative de 1849, nommée comme nous l’avons dit en exagération ou en haine de la démocratie, fut ainsi la perte de la république. La fausse montagne, volcan sans flamme et sans lave, n’eut que les bruits creux du tremblement de terre sur un sol qui ne voulait pas trembler. Elle fit les gestes de la terreur sans en avoir ni la colère dans le cœur ni le glaive dans la main. Cette pseudo-terreur de paroles, puérile plagiat de la Convention, n’intimida personne et servit de prétexte aux ennemis de la démocratie constituée ; ils prirent la société tremblante sous leur égide, ils lui montrèrent du doigt les faux terroristes comme les Spartiates montraient aux enfants les ilotes ivres pour les dégoûter de l’ivresse. Les sociétés ont un tel instinct d’ordre et de conservation, qu’en les menant au bord de l’anarchie on est sûr de les faire reculer dans le despotisme. Un homme qui se noie saisit le fer rouge ; une société qui a peur d’être pillée ou égorgée, saisit la lame du sabre ou les pointes des baïonnettes. Tout est bon, même la force brutale, à une nation effarée par la terreur.
Trois ou quatre rêveurs, enivrés d’utopies antisociales, vinrent achever la terreur des esprits faibles en lançant des axiomes contre la propriété dans un pays où la propriété est la religion du sol. Les uns proposèrent aux hommes le communisme des brutes ; les autres, la multiplication du salaire par la suppression du capital d’où coule tout salaire ; les autres, l’égalité du salaire forcée entre les travailleurs et les paresseux ; les autres enfin, l’anéantissement de la monnaie, cette invention presque divine de la civilisation, cette langue universelle du commerce, et le retour à la barbarie de l’échange en nature sous le nom de banque du peuple. Ces délires très individuels de quelques sectaires sans sectateurs, parurent des partis menaçants quand ce n’était que des jeux d’esprit sans idée, des puérilités ou des débauches de chimères. Il n’y avait qu’à rire : on frémit, tout fut perdu ; la démocratie avait laissé parler les fous, on la crut folle elle-même. Ainsi périt la seconde de nos assemblées législatives. Mais revenons à la première déjà remplacée par la Convention, et voyons son influence sur la littérature française.
XIX
C’est la mode, c’est la grâce du style, c’est l’affectation de force d’esprit, ou c’est la faiblesse de conscience aujourd’hui d’excuser, d’innocenter, de glorifier la Convention. Nous-même, on nous a accusé de cette molle complaisance dans l’Histoire des Girondins : Il va nous dorer la guillotine, disait M. de Chateaubriand à l’apparition de ce livre. C’était une calomnie par anticipation. J’en appelle à ceux qui ont lu le livre. Où la justice a-t-elle été plus faite de la moindre lâcheté de conscience, ou de la moindre goutte de sang livré par cette assemblée ? La Convention ne sauva rien par ses meurtres, et perdit pour longtemps la république en associant son nom à la Terreur. Voilà la vérité.
Les institutions, pour renaître, ont ◀besoin de bonne renommée ; elle perdit de renommée la démocratie en la souillant du sang de ses milliers de victimes ; elle jeta des têtes sans compter à la Terreur, comme on jette des lambeaux de ses vêtements à la bête féroce par qui on est poursuivi pour lui échapper ; elle appela le peuple au spectacle quotidien de la mort sur la place publique ; elle commença par un massacre de trois mille prisonniers sans jugement aux journées de septembre, cette Saint-Barthélemy de la panique ; elle finit par un massacre le 9 thermidor : sa seule institution fut l’échafaud en permanence. Nul parmi cette assemblée ne fut assez courageux pour le renverser. La terrible machine fonctionnait encore d’elle-même quand ses moteurs étaient déjà des cadavres sans tête couchés dans son panier. Elle s’arrêta d’elle-même aussi quand il n’y eut plus personne pour envoyer personne au tombereau. Voilà la lugubre vérité sur la Convention. Quelle influence pouvait-elle avoir sur la langue et sur la littérature française ? L’influence du cinquième acte d’une tragédie à flots de sang sur un auditoire sans haleine, la pitié, l’horreur, les vociférations du chœur sanguinaire, les rugissements des bourreaux, le cri prolongé et renaissant des victimes ; elle eut tout cela, mais ce n’était plus de la langue : c’était des hoquets et des sanglotements d’agonie, Vox faucibus hæret ! Plus on aime la révolution plus on doit flétrir la Convention.
XX
Deux hommes seuls conservèrent jusqu’à la mort, dans cet abattoir d’hommes, des accents d’éloquence tragique et même littéraire à la proportion de ces terribles scènes, Danton et Vergniaud. Danton, le seul homme d’État de la Convention s’il n’avait pas à jamais souillé son génie en le laissant tremper dans les massacres de septembre et dans l’institution du tribunal révolutionnaire, dont il aiguisa pour sa propre tête le couteau ; mais grand du moins par son remords, grand par ses roulements de foudre humaine et par ses éclairs d’inspiration patriotique, grand même par ses frustes excès de style, qui rappelaient en lui le Michel-Ange du peuple ébréchant le marbre, mais creusant à grands coups d’images la physionomie.
Le second est Vergniaud.
Vergniaud, le plus sublime lyrique d’éloquence qui ait jamais prophétisé sa propre mort et la mort de ses ennemis sur une tribune les pieds dans le sang ; orateur pathétique de la pitié, de la justice, de la modération, des remords, de la supplication à un peuple charmé mais sourd, chant du cygne de la littérature et de l’éloquence françaises expirantes, fait pour parler en présence de la mort, et à qui on ne peut supposer une autre tribune que l’échafaud.
L’Europe écoutait encore avec un frisson de ravissement, morituri te salutant !
Ces deux hommes morts, on n’entendit et on n’écouta plus rien. Quelques mots sublimes d’ironie et brefs de temps en temps, comme celui de Lanjuinais au boucher Legendre : « Avant de m’immoler, fais décréter que je suis un bœuf ! » ou l’apostrophe antique du même orateur à l’assemblée meurtrière, qui le couvrait d’outrages avant de le frapper : « Quand les anciens avaient choisi une victime pour le sacrifice, ils l’ornaient de bandelettes et la couronnaient de fleurs avant de la frapper ; et vous, pires que ces sacrificateurs, vous couvrez d’insultes et vous traînez dans la boue vos victimes ! etc. »
XXI
Quand l’Europe, d’abord si passionnée sous l’Assemblée Constituante pour notre philosophie, notre littérature, notre langue, notre révolution, vit la France, saisie tout à coup comme d’une démence d’Oreste, immoler son roi innocent, sa reine étrangère, ses orateurs, ses philosophes, ses poètes, ses femmes, ses enfants, ses vieillards, et jusqu’à ces jeunes vierges traînées en groupe à l’échafaud, comme pour composer à la mort des bouquets de cadavres, l’Europe détourna la tête, elle retira son intérêt à une cause si belle mais si honteusement profanée ; elle crut à une démence de la nation ; elle la prit en pitié, puis en terreur, puis en horreur. Elle répudia du cœur la langue, les idées, la littérature d’un peuple dont le gouvernement avait pour premier ministre le bourreau.
Mais cependant cette tragédie même avait par sa nature pathétique, pour le cœur humain, l’intérêt palpitant et passionné qui attache l’âme aux combats du cirque, aux grands crimes, comme aux grandes vertus sur la scène où les peuples jouent les drames de Dieu. La France était la tragédienne en action du monde moderne : on frémissait, mais on ne pouvait pas s’empêcher de regarder. Elle se gravait par ses convulsions comme par ses exploits dans l’imagination fascinée de l’Europe. Il y a de la fascination dans les calamités même du peuple, quand ces calamités dépassent les proportions ordinaires du crime et s’élèvent jusqu’à l’impossible du forfait. Les proscriptions de Rome sous les Marius et sous les Sylla sont atroces, mais ces proscriptions mêmes font partie de l’histoire de Rome et défient la mémoire d’oublier le nom de cette tragédienne du vieux monde. Il en fut ainsi de la France sous la Convention ; elle donna quinze mois le frisson de l’horreur à l’Europe, et défia l’imagination de l’Europe de se détacher du spectacle de sang qu’elle donnait aux nations.
XXII
Mais peut-on louer en conscience et en humanité une assemblée qui gouvernait à coups de hache, comme si le meurtre était un gouvernement ? Peut-on même l’excuser sur la prétendue nécessité du crime en grande politique ? Le crime est précisément l’inverse de toute politique ; car toute politique n’est que la morale divine appliquée par la grande conscience des hommes d’État au gouvernement des nations : le crime au contraire n’est que l’immoralité humaine appliquée par l’impuissance ou par la perversité de la fausse conscience des ambitions au succès de leur cause ou de leur fanatisme. Le crime n’est que le sophisme de la politique ; c’est la morale qui en est la vérité. Les Machiavel, les Robespierre, les Danton ne sont au fond que des dupes qui ont mis leur génie à la torture pour chercher dans le crime ce que Dieu a caché dans la conscience et dans la vertu. La suprême habileté politique, c’est la suprême innocence. L’histoire finira peut-être par apprendre aux hommes d’État ce simple axiome qui les fait sourire de pitié aujourd’hui.
XXIII
On a été jusqu’à innocenter, que dis-je ? jusqu’à glorifier les membres de la Convention d’avoir suivi comme un vil troupeau les proscripteurs du comité de salut public, et d’avoir, les yeux fermés, donné leurs signatures de confiance ou de complaisance sur ces listes de proscriptions qui décimaient tous les matins la vieillesse et la jeunesse, l’infirmité, l’imbécillité, l’enfance, le pêle-mêle de la contrerévolution, de la révolution.
J’avoue que ma raison s’est toujours soulevée en moi contre cette amnistie en masse, jetée comme un manteau, non sur les proscrits, mais sur les proscripteurs. « De deux choses l’une, me suis-je toujours dit à moi-même : ou ces membres en masse de la Convention qui signaient de complaisance les arrêts de mort de tant de milliers d’innocents étaient dans leur cœur complices des proscriptions, et alors ils étaient aussi criminels que leur comité de proscription ; ou ces hommes n’étaient pas complices dans leur cœur de ces immolations en masse, et alors ils étaient donc les plus lâches des juges, des législateurs et des hommes, puisqu’ils concédaient ces milliers de têtes aux proscripteurs, de peur d’exposer leur propre tête, en disant oui par leur signature ou par leur silence, quand leur conscience disait non ? »
Complice de meurtre, ou complaisante de l’échafaud, quel dilemme pour la Convention ? Elle n’en sortira pas quand la vraie postérité sera levée pour cette assemblée tragique. Elle n’est pas encore levée. La conscience de la France est encore intimidée, ou muette, ou captée ; mais le temps lui déliera les lèvres.
XXIV
Les politiques acerbes de 1848 nous reprochent d’avoir désarmé la démocratie et aboli la peine de mort politique, de peur que le peuple ne fût tenté d’imiter un jour les sévices sanguinaires de la Convention, dont nous voulions à jamais séparer la nouvelle république par un abîme de magnanimité. Nous avons, disent-ils, énervé ainsi la démocratie, nous avons fait répudier au peuple sa seule force, la terreur ; nous avons rassuré et encouragé d’avance par l’impunité les réactions de ses ennemis. Ah ! nous acceptons fièrement le reproche, et nous en appelons au temps pour prononcer entre nos accusateurs et nous ! Si jamais l’heure de la démocratie sonne pour la nation (et quelle heure ne revient pas sur ce cadran mobile d’une nation, où les heures ne sont que des minutes ?), on verra combien les souvenirs néfastes de la Convention portent d’ombres sanglantes après soixante ans sur l’imagination de la nation et sur le nom de république ; on verra combien la moindre ressemblance tragique avec la Convention ferait fuir à l’instant cette nation jusque sous le sabre par peur de la hache ! On verra combien il faudra de républiques magnanimes, désarmées, innocentes, victimes même de leur innocence, pour apprivoiser ce peuple avec la liberté qui eut le malheur de s’appeler une fois la terreur !
Nous ajournons sans hésitation et sans crainte ceux qui nous reprochent notre innocence aux épreuves et au jugement des démocraties à venir. Si c’était à refaire, nous le referions mille fois. Le plus grand danger pour la république n’est pas dans l’institution, il est dans son nom ; et la peur que ce nom inspirait avant 1848, elle la doit tout entière à la Convention. On épouvante le monde avec la peur, mais on ne le gouverne qu’avec la justice et la magnanimité
XXV
Après cette terreur, il n’y eut plus de littérature, parce que la France avait tué ou proscrit tous ses poètes et tous ses écrivains, et parce qu’il n’y avait plus ni sang-froid, ni loisir, ni attention dans les âmes pour ce luxe de l’esprit qu’on appelle les lettres.
Il était sorti seulement de temps en temps des prisons quelques chants du cygne, quelques plaintes mélodieuses ; ces poésies avaient l’accent des brises de nuit qui traversent les ifs ou les cyprès des cimetières, elles donnèrent à la langue poétique, et même à la prose française d’après la révolution, les premières notes de cette mélancolie tragique, inconnues jusque-là à la langue. C’était une corde nouvelle, corde trempée de sang et de larmes, que la mort avait ajoutée à la lyre moderne : cela ressemblait aux voix des pleureuses qu’on entend de loin en Orient suivre en chantant les cercueils au bord de la mer derrière les oliviers ou les cyprès des champs des morts. Mais cela conservait néanmoins quelque chose de grave, de mâle et d’héroïque qui, tout en pleurant sur sa propre mort, insultait courageusement aux bourreaux. Les plus fières et les plus touchantes de ces lamentations de l’échafaud sont d’André Chénier, cet Orphée républicain du Bosphore déchiré pour sa modération par les femmes thraces de la Terreur.
Écoutez ces dernières ironies du républicain mourant tué par les démagogues de la Convention, dans la voix d’André Chénier.
Prison de Saint-Lazare
Quand au mouton bêlant la sombre boucherieOuvre ses cavernes de mort,Pauvres chiens et moutons, toute la bergerieNe s’informe plus de son sort.
Les enfants qui suivaient ses ébats dans la plaine,Les vierges aux belles couleursQui le baisaient en foule, et sur sa blanche laineEntrelaçaient rubans et fleurs,
Sans plus penser à lui, le mangent s’il est tendre.Dans cet abîme enseveliJ’ai le même destin. Je m’y devais attendre.Accoutumons-nous à l’oubli.
Oubliés comme moi dans cet affreux repaire,Mille autres moutons, comme moiPendus aux crocs sanglants du charnier populaire,Seront servis au peuple roi.
Que pouvaient mes amis ? Oui, de leur main chérieUn mot, à travers ces barreaux,A versé quelque baume en mon âme flétrie ;De l’or peut-être à mes bourreaux…
Mais tout est précipice. Ils ont eu droit de vivre.Vivez, amis ; vivez contentsEn dépit de Bavus, soyez lents à me suivre ;Peut-être, en de plus heureux temps
J’ai moi-même, à l’aspect des pleurs de l’infortune,Détourné mes regards distraits ;À mon tour aujourd’hui mon malheur importune.Vivez, amis ; vivez en paix.
Voici la sainte colère du poète mourant résigné à la stupide férocité des hommes.
Maintenant voici quelques strophes de sa dernière élégie, écrite la veille de son supplice, pour déplorer le prochain supplice de mademoiselle de Coigny, sa compagne de captivité. Jusqu’alors la France n’avait jamais pleuré ainsi. Ce sanglot donna le ton de l’élégie moderne à madame de Staël, à Bernardin de Saint-Pierre, à Chateaubriand, à moi peut-être à mon insu. La tristesse fait maintenant partie de la langue ; c’est un don de la mort trouvé sur tant de tombeaux.
La Jeune Captive.
Saint-Lazare.
— « L’épi naissant mûrit de la faux respecté ;Sans crainte du pressoir, le pampre tout l’étéBoit les doux présents de l’aurore ;Et moi, comme lui belle, et jeune comme lui,Quoi que l’heure présente ait de trouble et d’ennui,Je ne veux pas mourir encore.
Qu’un stoïque aux yeux secs vole embrasser la mort,Moi je pleure et j’espère ; au noir souffle du nordJe plie et relève ma tête.S’il est des jours amers, il en est de si doux !Hélas ! quel miel jamais n’a laissé de dégoûts ?Quelle mer n’a point de tempête ?
L’illusion féconde habite dans mon sein.D’une prison sur moi les murs pèsent en vain,J’ai les ailes de l’espérance :Échappée aux réseaux de l’oiseleur cruel,Plus vive, plus heureuse, aux campagnes du cielPhilomèle chante et s’élance.
Est-ce à moi de mourir ? Tranquille je m’endors,Et tranquille je veille ; et ma veille aux remordsNi mon sommeil ne sont en proie.Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux,Sur des fronts abattus, mon aspect dans ces lieuxRanime presque de la joie.
Mon beau voyage encore est si loin de sa fin !Je pars, et des ormeaux qui bordent le cheminJ’ai passé les premiers à peine.Au banquet de la vie à peine commencé,Un instant seulement mes lèvres ont presséLa coupe en mes mains encor pleine.
Je ne suis qu’au printemps, je veux voir la moisson ;Et comme le soleil, de saison en saison,Je veux achever mon année.Brillante sur ma tige et l’honneur du jardin,Je n’ai vu luire encor que les feux du matin,Je veux achever ma journée.
Ô Mort ! tu peux attendre ; éloigne, éloigne-toi ;Va consoler les cœurs que la honte, l’effroi,Le pâle désespoir dévore.Pour moi Palès encore a des asiles verts,Les Amours des baisers, les Muses des concerts ;Je ne veux pas mourir encore. » —
Ainsi, triste et captif, ma lyre toutefoisS’éveillait, écoutant ces plaintes, cette voix,Ces vœux d’une jeune captive ;Et secouant le joug de mes jours languissants,Aux douces lois des vers je pliais les accentsDe sa bouche aimable et naïve.
Ces chants, de ma prison témoins harmonieux,Feront à quelque amant des loisirs studieuxChercher quelle fut cette belle :La grâce décorait son front et ses discours,Et, comme elle, craindront de voir finir leurs joursCeux qui les passeront près d’elle.
Une poésie qui inventait de tels accents en mourant ne pouvait manquer de revivre.