(1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Divers écrits de M. H. Taine — II » pp. 268-284
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(1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Divers écrits de M. H. Taine — II » pp. 268-284

II

L’Académie française avait proposé pour sujet d’un prix, à décerner en 1855 « une étude critique et oratoire sur le génie de Tite-Live », ajoutant à cet énoncé un programme développé où se posaient les diverses questions relatives à l’auteur et aux circonstances de sa vie, aux sources et à l’autorité de son histoire, au caractère et à la beauté de son monument. M. Taine, dont l’ouvrage a obtenu le prix, a traité ce sujet avec un talent qui en est digne, et avec plus d’originalité même qu’on n’en demandait.

Cette originalité s’accuse dans la courte préface qu’il a ajoutée à son ouvrage en le publiant, et qui met en saillie l’idée principale qui l’a dirigé dans son étude.

Tite-Live est un historien qui a un génie d’orateur, et de cette seule qualité ou faculté prédominante M. Taine déduit tout l’homme et toute son œuvre. Il suppose en principe

que les facultés d’un homme, comme les organes d’une plante, dépendent les unes des autres ; qu’elles sont mesurées et produites par une loi unique ; qu’il y a en nous une faculté-maîtresse dont l’action uniforme se communique différemment à nos différents rouages, et imprime à notre machine un système nécessaire de mouvements prévus. — Une fois qu’on a saisi la faculté maîtresse, dit-il ailleurs en parlant de Shakespeare, on voit l’homme se développer comme une fleur.

Il y a ici l’annonce et comme l’inauguration d’une nouvelle méthode en critique. Tite-Live n’est pas le seul écrivain auquel M. Taine l’ait appliquée avec la vigueur qui est en lui : son Shakespeare, son Saint-Simon ont vivement frappé l’attention de tous ceux qui lisent. Du premier jour, et à chaque coup, il a enfoncé son clou d’airain dans les esprits. Déjà un jeune ami de M. Taine et un admirateur de ses talents, M. Guillaume Guizot, a exposé et combattu en forme cette méthode dans deux articles très remarquables ; je ne m’engagerai pas ici dans la discussion générale de la doctrine, ce qui exigerait des développements hors de mesure : je me bornerai, dans le cas particulier de Tite-Live, à faire voir ce qu’elle a, selon moi, d’excessif, d’artificiel et de conjectural ; le genre et le degré d’objection que j’y fais se comprendront mieux :

Que sait-on de Tite-Live, de sa personne et de sa vie ? Il était né à Padoue, grande ville municipale, et qui avait chez elle un abrégé et une image des institutions politiques de la mère cité. Il y fut élevé, et, si Pollion a dit vrai, il garda toujours quelque chose de sa province, même dans son élégante élocution. Dans cette Cisalpine si ravagée, il assista de près aux luttes sanglantes de la guerre civile et aux circonstances qui amenèrent le second triumvirat ; il eut dès l’enfance les impressions vives de la cité, comme Virgile avait eu celles des champs. Tite-Live avait douze ans de moins que Virgile. On ne sait précisément à quelle époque il vint à Rome ; il est probable qu’il y vint après la victoire d’Actium, âgé d’environ trente ans ; il commença son histoire dans ces belles années d’Auguste, et quand le temple de Janus était fermé pour la troisième fois depuis la fondation de la ville. C’était le moment où Virgile, de son côté, travaillait à L’Énéide. Peu après son arrivée à Rome, on croit qu’il écrivit des dialogues sur des questions philosophiques et politiques, qui le firent connaître d’Auguste. Ce prince le favorisa, lui procura toutes les facilités et des documents pour son histoire ; il lui aurait même donné, dit-on, un logement dans ses palais. Tite-Live usa de cette faveur avec mesure, avec décence ; il garda une honnête liberté de jugement dans les parties les plus récentes et presque contemporaines de son histoire. Auguste l’appelait en riant le pompéien, et Tite-Live osa écrire du grand César « qu’il n’était pas bien certain si la chose publique avait plus gagné à ce qu’il naquît qu’elle n’aurait gagné à ce qu’il ne fût pas né. » Après la mort d’Auguste, il retourna à Padoue et y mourut vers l’âge de soixante-seize ans. On croit savoir de plus que Tite-Live se maria deux fois, et qu’il eut deux fils et quatre filles. C’est à cela que se réduit le peu qui nous a été laissé sur lui.

Son histoire, il est vrai, ne nous exprime pas seulement son talent, elle nous déclare son âme. Mais cette histoire, qui se composait de 140 ou 142 livres, et qui embrassait sans interruption la chaîne des temps depuis la fondation de Rome jusqu’au règne d’Auguste (ce règne y compris jusqu’en 744), a péri dans sa plus grande partie, et assurément dans la plus intéressante. On n’a que 35 livres sur 142, le quart de l’œuvre. On a les dix premiers livres, dans lesquels Tite-Live a dû accepter (et il en demande presque grâce) les fables et les on-dit de la légende, et couvrir de son talent les premiers âges si secs de l’histoire. On a ensuite, il est vrai, l’admirable seconde guerre punique, les guerres de Macédoine et la première guerre d’Asie ; mais tout ce qui suit et ce qui eût été d’un si haut intérêt, manque, les luttes de Marius et de Sylla, la rivalité de Pompée et de César, la vraie histoire politique réelle, ces époques récentes que Tite-Live savait dans leur esprit et dans leur détail par les mémoires du temps, par les récits d’une tradition prochaine, par cette transmission animée et vivante qui est comme un souffle fécondant. S’il avait entrepris une si grande œuvre, c’était sans doute l’impression qu’il avait reçue de ces spectacles de son enfance et de ces récits émouvants des anciens, qui l’y avait le plus excité et déterminé. Eh bien, toute cette considérable moitié, et plus que moitié, de son tableau, nous a été enviée, elle est détruite ; et nous allons le juger comme si nous possédions le tout et comme si nous considérions l’ensemble ! Qu’on me permette un exemple bien disproportionné quant à la splendeur, mais non pas quant aux circonstances essentielles : supposez que de la grande Histoire de Mézeray on n’ait conservé que les premiers âges à demi fabuleux des Mérovingiens, et puis les règnes de Jean, de Charles V, de Charles VI, et, si l’on veut même, de Charles VII, les guerres des Anglais, et qu’on ait perdu tout le xvie  siècle, où Mézeray abonde et excelle, ces tableaux des guerres civiles religieuses, où il est le compilateur le plus nourri, le plus naïvement gaulois et le plus indépendant à la française, où il se montre le mieux informé et le plus sensé des narrateurs ; aura-t-on, je le demande, du talent de Mézeray et de sa nature d’esprit une idée entière, et surtout pourra-t-on pousser cette idée et la définition de cet esprit jusqu’à la rigueur d’une formule, jusqu’à en extraire le dernier mot ?

Le dernier mot d’un esprit, d’une nature vivante ! certes il existe, mais dans quelle langue le proférer ? Au second chapitre de la Genèse, il est dit d’Adam « que le Seigneur Dieu ayant formé de la terre tous les animaux terrestres et tous les oiseaux du ciel, il les amena devant Adam, afin de voir comment il les appellerait : et le nom qu’Adam donna à chacun des animaux est son nom véritable. » Mais cette langue primitive d’Adam est perdue ; et puis il s’agit ici de nommer les pareils d’Adam, ou, pour ne pas sortir de notre ton et de notre sujet, il s’agit de trouver une juste nomenclature à des esprits et des talents humains, matière essentiellement ondoyante et flottante, diversité et complication infinie.

J’admets volontiers (et, dans les nombreuses études critiques et biographiques auxquelles je me suis livré, j’ai eu plus d’une fois l’occasion de le pressentir et de le reconnaître) que chaque génie, chaque talent distingué a une forme, un procédé général intérieur qu’il applique ensuite à tout. Les matières, les opinions changent, le procédé reste le même. Arriver ainsi à la formule générale d’un esprit est le but idéal de l’étude du moraliste et du peintre de caractères. C’est beaucoup d’en approcher, et, comme on est ici dans l’ordre moral, c’est quelque chose déjà d’avoir le sentiment de cette formule. Cela anime et dirige dans l’examen des parties et dans le détail de l’analyse. Efforçons-nous de deviner ce nom intérieur de chacun, et qu’il porte gravé au dedans du cœur. Mais, avant de l’articuler, que de précautions ! que de scrupules ! Pour moi, ce dernier mot d’un esprit, même quand je serais parvenu à réunir et à épuiser sur son compte toutes les informations biographiques de race et de famille, d’éducation et de développement, à saisir l’individu dans ses moments décisifs et ses crises de formation intellectuelle, à le suivre dans toutes ses variations jusqu’au bout de sa carrière, à posséder et à lire tous ses ouvrages, — ce dernier mot, je le chercherais encore, je le laisserais à deviner plutôt que de me décider à l’écrire ; je ne le risquerais qu’à la dernière extrémité. C’est presque s’attribuer la sagacité souveraine et usurper sur la puissance universelle que de dire d’un être semblable à nous : « Il est cela ; et, tel point de départ étant donné, telles circonstances s’y joignant, il devait être cela, ni plus ni moins, il ne pouvait être autre chose. »

Notez que je ne parle ainsi que parce que j’ai devant moi une ambition scientifique impérieuse et précise ; car, littérairement, et sans y attacher tant de rigueur, on peut se permettre de ces résumés vifs, de ces termes brefs qui peignent et qui fixent un personnage, de ces aperçus qui animent une analyse et qui ne tirent pas à conséquence.

J’en reviens à Tite-Live, l’historien orateur. Au sens littéraire, il n’y aurait rien à objecter à cette définition, et elle serait heureuse. Cicéron avait dit, — s’était fait dire par Atticus dans son dialogue Des lois —, que l’histoire était un genre d’écrit éminemment oratoire (« opus hoc oratorium maxime ») ; Atticus lui conseille de s’y appliquer : « Depuis longtemps, dit-il à son éloquent ami, on vous demande une histoire, on la sollicite de vous ; car on est persuadé que, si vous traitiez ce genre, là aussi nous ne le céderions en rien à la Grèce. » Il est bien entendu qu’il ne s’agit pas, pour Cicéron, de remonter jusqu’aux origines, aux contes de vieille sur Rémus et Romulus, mais bien de retracer les grandes choses de l’histoire contemporaine et les spectacles dont on a été témoin en ce siècle d’orages, y compris cette mémorable année de son consulat. Cicéron convient qu’un tel travail est ce qu’on lui demande et ce que tout le monde attend de lui ; mais il faudrait pour cela un complet loisir et une liberté d’esprit qui lui est refusée. Au second livre De l’orateur, cette même question des rapports de l’histoire avec le talent de la parole (« quantum munus sit oratoris historia ») est pareillement mise sur le tapis et discutée entre les interlocuteurs supposés, l’orateur Antoine et Catulus ; Antoine y indique très nettement les différences qui distinguent en propre le genre historique, — l’horreur du mensonge, la vérité des faits pour base, la description fidèle des événements, des lieux, l’exposé intelligent des entreprises, et un courant de récit plus égal, plus doux, épandu, naturel, exempt des violences et des secousses de l’action oratoire. Cet historien, non pas précisément orateur, mais cet historien éloquent, que Cicéron désirait chez les Romains, et que ses contemporains auraient voulu obtenir en lui, ce fut Tite-Live qui le devint trente ou quarante ans plus tard. On sait combien Tite-Live admirait le talent de Cicéron : il conseillait à son fils de lire avant tout Démosthène et Cicéron, et ensuite les autres auteurs « à proportion qu’ils ressemblaient le plus à l’un et à l’autre ». Ce n’était que justice que Tite-Live eût un goût particulier pour le grand écrivain dont il réalisait l’idée et le vœu dans l’histoire.

Est-ce à dire, parce que Tite-Live est éloquent par nature et cherche des sujets riches et féconds, des sujets propices au développement des talents qu’il a en lui, qu’il soit orateur en tout et partout dans son histoire, orateur au pied de la lettre, et orateur en quelque sorte dépaysé quand il fait autre chose que des discours, tellement que lorsqu’il peint, par exemple, des caractères, Annibal, Fabius, Scipion, Caton, Paul-Émile, s’il les conçoit d’une façon un peu plus noble et un peu plus adoucie qu’un autre ne les eût présentés, tout ce qu’on peut louer ou blâmer dans cette manière de traiter les portraits soit l’effet de l’esprit oratoire, un effet rigoureux, nécessaire, découlant de là directement comme un corollaire d’un principe ? Je crois qu’ici M. Taine a dépensé une grande finesse et subtilité d’analyse à soutenir un système trop particulier. Pour éclaircir ma pensée, je prendrai un exemple chez un de nos premiers historiens contemporains. M. Thiers, dans son Histoire du Consulat et de l’Empire, rencontre un grand nombre de figures de généraux, de ministres, de diplomates : il les dessine avec justesse, mais en quelques traits sobres, peu marqués en général, et en évitant les saillies et ce qui ferait disparate ; en définitive, il les adoucit et les ennoblit, non pas avec la teinte d’éclat et ce lustre qu’y met Tite-Live, mais dans la même intention. C’est qu’un historien n’est pas un biographe : il n’est pas tenu à creuser d’égale sorte un caractère, à en détacher tous les contours ; mais, même quand il le pourrait faire avec avantage et rehaussement pour son œuvre (ce que je n’examine pas ici), le point qui importe dans l’exemple cité, c’est que, si M. Thiers opère sur les portraits de ses personnages cette réduction et cet adoucissement, ce n’est point qu’il obéisse du tout à l’esprit oratoire ; il obéit en cela à une pensée de goût simple qui lui est propre, et à une idée d’harmonie dans l’ensemble. Tite-Live, de même, en évitant ces reliefs en tous sens qu’un Plutarque peut indiquer dans le détail et qu’on recherche si fort aujourd’hui, obéit à une pensée de peintre plus que d’orateur, à un sentiment d’accord, de composition et de nuance, qui lui fait assortir ses principales figures avec le noble monument qu’il élève. Un Caton trop rude et trop hérissé, un Paul-Émile patricien trop dur, ne lui allaient pas ; il avait à les présenter surtout par leurs aspects publics, patriotiques, à jamais mémorables ; le côté anecdotique est resté dans l’ombre. Tite-Live, ne l’oublions jamais, avait conçu son histoire et commença de l’exécuter sous le plus beau rayon du règne et de l’heure d’Auguste. M. Taine n’a pas rendu toute justice à cette heure unique d’Auguste (voir sa page 25).

Et à cette distance, Plutarque même en main et avec quelques fragments des écrits de Caton, avons-nous bien mission et qualité pour venir contredire et redresser Tite-Live sur ses portraits ? Il est si aisé de confondre les nuances, de forcer les couleurs ! — Il est arrivé assez souvent à M. Taine de citer M. Michelet et de lui donner presque avantage sur Tite-Live, soit à propos de l’antique Étrurie, ou même au sujet d’Annibal. J’honore M. Michelet, sa vie de travail, son effort constant, ses fouilles érudites et ses ingénieuses mises en scène, cette faculté de couleur voulue et acquise où il a l’air de se jouer désormais en maître, mais quand je considère de quelle manière il a jugé et dépeint des événements et des personnages historiques à notre portée, et dont nous possédons tous autant que lui les éléments ; quand je le vois toujours ambitieux de pousser à l’effet, à l’étonnement, j’avoue que je serais bien étonné moi-même qu’il eût deviné et jugé les choses et les hommes de l’histoire romaine plus sûrement que Tite-Live.

En m’aidant de ces exemples modernes, je ne m’écarte pas du principal objet de la discussion. Une fois, à propos de Tite-Live, M. Taine nomme Stendhal ; il le citera surtout dans son livre des Philosophes, et le qualifiera dans les termes du plus magnifique éloge (grand romancier, le plus grand psychologue du siècle). Dussé-je perdre moi-même à invoquer de la part de M. Taine plus de sévérité dans les jugements contemporains, je dirai qu’ayant connu Stendhal, l’ayant goûté, ayant relu encore assez récemment ou essayé de relire ses romans tant préconisés (romans toujours manqués, malgré de jolies parties, et, somme toute, détestables), il m’est impossible d’en passer par l’admiration qu’on professe aujourd’hui pour cet homme d’esprit, sagace, fin, perçant et excitant, mais décousu, mais affecté, mais dénué d’invention. J’en conclus que, s’il est si difficile, même de près, de saisir la qualité dominante chez un de nos contemporains, il est bien plus difficile, ou, pour mieux dire, tout à fait impossible de prétendre la retrouver et surtout la contrôler, la rectifier avec certitude, à une telle distance, chez les personnages de l’histoire de Tite-Live ou chez l’historien lui-même.

Tite-Live, pour l’histoire, a fait comme les Romains dans tous les genres littéraires : il a eu les Grecs sous les yeux ; il s’est dit qu’il les fallait imiter, et, s’il se peut, égaler. Il s’est proposé pour objet d’émulation Thucydide, comme Virgile Homère. Il a imité les harangues de l’Athénien, mais il les a imitées en les transformant. Il a répandu sur celles qu’il prodigue dans son histoire sa propre couleur de génie, sa clarté, son émotion, son pathétique, de même qu’il a versé dans le cours continu de sa narration son abondance lactée, sa candeur éblouissante, et qu’il a su être merveilleux d’agrément et d’aménité comme un Hérodote poli. Les autres qualités, les mérites plus politiques qui auraient pu se révéler à mesure qu’il aurait avancé dans son histoire (car il avait en lui, selon la remarque de Quintilien, bien des perfections diverses), ces mérites de spectateur et de peintre, capable pourtant de saisir les effets et les causes de grandeur ou de décadence, ne les lui supposons pas sans preuve, mais ne les lui dénions pas. Il est orateur sans doute, mais il est peintre aussi, il est dramatique, il est moraliste ; ce n’est pas à dire qu’avec tout cela il n’aurait point paru plus politique quand il l’aurait fallu. Telle qu’elle est dans son magnifique débris, et plus mutilée qu’un temple de Paestum, son histoire nous apparaît encore la plus digne qui se puisse concevoir du peuple-roi, et quand Scipion l’Africain, s’adressant à son petit-fils dans ce beau songe, lui dit que « de tout ce qui se fait sur la terre, rien n’est plus agréable à ce Dieu suprême qui régit tout cet univers que les réunions de mortels associés par les lois et que l’on nomme cités », il lui désigne en effet l’empire romain, la merveille de cette république et de cet empire tel que Virgile l’a rassemblé en idée sur le bouclier divin de son héros, et tel que le seul Tite-Live le décrira.

Je me repens, dans tout ce qui précède, d’avoir l’air de critiquer seulement un ouvrage plein de mérite, d’intérêt, où, sauf la veine trop prononcée qui le traverse, tout est instructif, agréable même, d’une science exacte, d’une forte pensée, d’une expression frappante et qui se grave. Les chapitres sur Machiavel, sur Montesquieu, sont très beaux, très vrais. Si ce n’était faire tort à un écrit si solide que d’en présenter des extraits de pages, je détacherais celle qui marque le caractère de Montesquieu dans son livre de la grandeur et de la décadence des Romains… Je la donnerai pourtant, parce que nous sommes Français et que nous aimons les morceaux, mais je n’en donnerai que le commencement ; tout lecteur sérieux voudra lire la suite :

Dans ce livre, il (Montesquieu) oublie presque les finesses de style, le soin de se faire valoir, la prétention de mettre en mots spirituels des idées profondes, de cacher des vérités claires sous des paradoxes apparents, d’être aussi bel esprit que grand homme. Il ne garde de ses défauts que les qualités. Il parle de Rome avec plus d’apprêt que Tite-Live, mais avec la même majesté poétique. Ses jugements tombent comme des sentences d’oracle, détachés, un par un, avec une concision et une vigueur incomparables, et le discours marche d’un pas superbe et lent, laissant aux lecteurs le soin de relier ses parties, dédaignant de leur indiquer lui-même sa suite et son but. Si l’on ôte quelques passages où la simplicité est affectée et la sagacité raffinée, on croit entendre un des anciens jurisconsultes ; Montesquieu a leur calme solennel et leur brièveté grandiose ; et du même ton dont ils donnaient des lois aux peuples, il donne des lois aux événements…

Suivant moi, pour que le livre sur Tite-Live fût entièrement vrai (car il l’est sur presque tous les points, et pleine justice est rendue d’ailleurs à l’historien), il eût suffi de laisser au sens du génie oratoire, du génie de l’éloquence déclaré dominant chez lui, la valeur d’un aperçu littéraire, sans lui attribuer la valeur d’une formule scientifique ; il eût suffi enfin de ne pas inscrire à la première ligne de cette étude, de n’y pas faire peser le nom et la méthode de Spinosa, de ne pas rapprocher des termes aussi étonnés d’être ensemble que Spinosa et Tite-Live. Comment le goût seul n’a-t-il pas donné l’éveil ? Rarement ce qui crie d’abord se trouve être juste ensuite.

L’ouvrage sur Les Philosophes français du xixe  siècle (1857) n’a été couronné par aucune académie ; l’auteur l’a essayé en articles successifs dans la Revue de l’Instruction publique, mais c’est d’aujourd’hui seulement qu’on en peut bien juger d’après l’ensemble. C’est un tour de force, et un tour de force sérieux. M. Taine a su rendre amusant, et même gai, un livre où sont traités des personnages en général fort graves, et où leur méthode pourtant est discutée, prise à partie et très gravement attaquée. Il fallait, avant tout, se faire lire, et je puis assurer qu’il sera lu. Quelques personnes auraient désiré un autre ton, une autre manière de procéder. M. Taine peut répondre que, quand on déclare la guerre à une école puissante, on la fait comme on l’entend, et que, quel que soit le tour de sa forme, il n’a rien sacrifié du fond des questions. Ceux qui ont connu Laromiguière, M. Royer-Collard, M. Jouffroy, pourront désirer quelque chose pour la parfaite ressemblance et nuance des physionomies : évidemment, l’auteur, jeune et solitaire, a causé avec quelques amis qui les avaient connus, mais surtout il a lu leurs écrits, il s’est enfermé avec eux comme avec des morts d’autrefois, dans le tête-â-tête de la pensée, et il a rendu avec une vivacité sans mélange l’impression pure qu’il en recevait. Il s’est représenté leur image intellectuelle, il se l’est peinte et nous l’a renvoyée à bout portant, sans aucune précaution, avec crudité et raideur. Il a tout osé vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis d’eux. Il a été piquant sans remords, il a eu par instants une sorte de raillerie amère, celle des esprits vigoureux et sévères : vigueur et amertume, les anciens ont toujours aimé à rapprocher ces deux qualités parentes. Il a écrit quelque part, à propos de Saint-Simon et de ses excès de passion, de fureur pittoresque et d’explosion parfois risible ou terrible dans l’intimité : « C’est à ce prix qu’est le génie ; uniquement et totalement englouti dans l’idée qui l’absorbe, il perd de vue la mesure, la décence et le respect. Il y gagne la force ; car il prend le droit d’aller jusqu’au bout de sa sensation. » Il s’est trop dit qu’à ce prix aussi est la science. La sincérité de M. Taine est hors de cause ; mais seulement, quand on voit un homme aussi respectable que M. Maine de Biran si singulièrement présenté, si bouffonnement même, et par ses propres phrases, on voudrait que le jeune adversaire eût moins chargé le profil, qu’il y eût mis plus de ménagements et d’égards, et qu’il eût tenu compte au chercheur en peine, des difficultés, de l’effort, du fond de l’idée : on en tient bien compte aux philosophes allemands ; pourquoi pas aux nôtres ? On vient de publier en ce moment des Pensées de Maine de Biran44, confessions naturelles et même naïves, d’une modestie, d’une bonhomie touchante, d’une religieuse élévation, et qui montrent tout l’intérieur de ce penseur homme de bien. Il méritait (et je suis sûr que M. Taine le sent aujourd’hui) d’être traité avec autant de sympathie que Jouffroy.

Vers 1817, âgé de cinquante ans, délicat et maladif, mêlé malgré lui aux agitations de la politique alors si ardente, Maine de Biran s’en, isolait le plus qu’il pouvait ; homme de recueillement, il habitait en lui, n’était heureux que là, les jours où la pensée lui était plus facile. Il écrivait dans son journal intime à la date de janvier de cette année 1817, et confessait ingénument de la sorte son peu de capacité à se produire au dehors :

15 janvier. — J’ai eu, ces deux jours, de ces moments heureux d’expansion interne et de lucidité d’idées qui ne m’arrivent que quand je suis seul, en présence de mes idées. J’appelle cela être en bonne fortune avec moi-même. J’ai toujours eu de la disposition à retenir en moi les impressions et les idées ; l’expansion est toujours plus ou moins lente, difficile et embarrassée. C’est un véritable instinct, qui me tient renfermé en moi-même et qui empêche l’expansion des idées ou des sentiments. La plupart des hommes ne cherchent à concevoir, connaître, ou travailler d’une manière quelconque leur intelligence que pour la produire au dehors. Alors qu’ils semblent penser le plus profondément, c’est encore l’effet extérieur qui les occupe. Aussi ont-ils besoin de communiquer, de donner à leur conception l’appareil le plus brillant, le plus propre à frapper ; et n’ont-ils pas une idée sans l’habiller de signes, sans l’orner le plus richement ou le plus élégamment qu’ils peuvent. L’emploi de leur vie est d’arranger des phrases, et ils tournent toujours leurs pensées dans le moule grammatical ou logique, bien plus occupés des formes que du fond. J’observe que les hommes ainsi disposés sont tous plus ou moins forts ou vifs, qu’ils ont de bonne heure contracté l’habitude d’exercer l’art de la parole et qu’ils sont aussi peu méditatifs. Je me trouve contraster avec ces hommes par une sorte de faiblesse naturelle. Ma sensibilité réagit peu au dehors ; elle est occupée, ou par des impressions internes confuses, et c’est là l’état le plus habituel, ou par des idées qui me saisissent, que je renferme, que je creuse au dedans, sans éprouver aucun besoin de les répandre au dehors. Je néglige les expressions, je ne fais jamais une phrase dans ma tête : j’étudie, j’approfondis les idées pour elles-mêmes, pour connaître ce qu’elles sont, ce qu’elles renferment, et avec le plus entier désintéressement d’amour-propre et de passion. Une telle disposition me rend propre aux recherches psychologiques et à l’existence intérieure, en m’éloignant de tout le reste.

Il se croyait par moments, et à ses mauvais jours, dans un état de diminution et de décadence intérieure ; cette faculté de réflexion qu’il portait en lui, et qu’il s’appliquait constamment, lui nuisait à force de subtilité ou de clairvoyance :

J’assiste comme témoin à la dégradation, à la perte successive des facultés par lesquelles je valais quelque chose à mes propres yeux. Il vaudrait mieux peut-être ne pas s’en rendre compte et se faire illusion sur son prix ; mais si je suis amené, par ce sentiment même de ma décadence intellectuelle et morale, à chercher plus haut que moi une consolation et un appui, la réflexion et la raison m’auront rendu sans doute, après avoir été cause de souffrances, le plus grand service qu’il soit possible d’en retirer.

Sa grande préoccupation fut toujours de trouver, d’atteindre le point d’appui intérieur, et là où d’autres ne voyaient qu’un fait, une modification ou tout au plus un centre de gravité instable et mobile, de sentir, lui, un centre fixe, un point essentiel, indivisible, indestructible, animé, une cause vive, une monade, une âme. Il s’en croyait assuré par le seul sentiment de possession intime, et il reproduit cette conviction fondamentale sous mille formes. Quand il s’entretenait avec M. Ampère, avec M. Royer-Collard, avec M. Guizot, tout allait bien, et il parlait de ces choses du dedans à qui savait les entendre ; mais devant les contradicteurs, et avec ses tâtonnements de parole, il restait court et se déconcertait aisément :

Le 25 novembre (1817), j’ai passé la soirée chez l’abbé Morellet. — Conversation psychologique. — Mon vieux ami m’a demandé brusquement : « Qu’est-ce que le moi ? » Je n’ai pu répondre. Il faut se placer dans le point de vue intime de la conscience, et, ayant alors présente cette unité qui juge de tous les phénomènes en restant invariable, on aperçoit le moi, on ne demande plus ce qu’il est.

En revoyant son volume à une seconde édition, M. Taine aura, dût-il le contredire toujours, à réparer envers Maine de Biran, à ajouter un chapitre au précédent, à refaire un autre portrait : pourquoi pas ? Maine de Biran est, avec Jouffroy, le plus sérieux et le plus vérace des théoriciens psychologues. M. Taine, s’il veut absolument combattre, lui doit les honneurs d’un combat plus respectueux.

Parmi ces portraits philosophiques de M. Taine, le principal, et sur qui porte le fort de l’attaque et de l’assaut, est celui de M. Cousin. On ne saurait s’en étonner ; partout où se rencontre M. Cousin, il est toujours sûr d’être au premier rang. Ici je me récuse ; je demande à ne pas entrer dans ces guerres de méthode, dans ces dissections délicates qui pénètrent jusqu’au vif, et à rappeler simplement que, à quelque point de vue qu’on se place pour le juger, M. Cousin, par ses expositions éloquentes et lucides, par les publications multipliées qu’il a faites avec tant de zèle, comme aussi par celles qu’il provoque sans cesse de la part même des survenants qui ne sont pas de son école, par toute son impulsion enfin, aura rendu dans sa longue carrière les plus éminents services à l’histoire de la philosophie, c’est-à-dire à ce qui dure plus que telle ou telle philosophie particulière. — Inventeur ou non en philosophie, il en est du moins le grand bibliothécaire.

À côté des volumes de M. Taine, il faudrait dire quelque chose des articles déjà nombreux qu’il a publiés et qui tous portent son cachet. Il excelle, quel que soit le sujet, et qu’il s’agisse de Shakespeare, de Saint-Simon, de Fléchier, de Bunyan, de Thackeray, etc., à situer (je l’ai dit) le personnage dans son époque et dans son milieu, à établir les rapports exacts de l’un à l’autre, à l’y enserrer comme dans un réseau, à rapprocher, à faire saillir coup sur coup, dans des phrases fermes et courtes qui tombent dru comme grêle, les traits et les signes visibles du talent personnel, de la faculté principale dominante qu’il poursuit et qu’il veut démontrer. Donnez-lui un auteur quelconque par ses écrits, il y applique son mode d’analyse. Sa tête est comme un creuset ; il sait tirer des choses ce qu’il cherche, pour peu qu’il y en ait des éléments : il les concentre. Chaque sujet de l’histoire littéraire, traité de la sorte et soumis à cette espèce de réactifs, chaque nom célèbre d’écrivain, remis en question, retourné et comme refondu dans ce moule, va devenir nouveau. Les traductions qu’il insère chemin faisant dans son texte, quand il s’agit d’un auteur de l’Antiquité ou d’un écrivain moderne appartenant à une littérature étrangère, sont des modèles d’exactitude et d’art. Chacun de ses articles est composé et se tient ; il fait un ensemble. Si l’impression qui en reste est celle de la force, la qualité qui jusqu’ici lui a le plus manqué est la douceur, la grâce : un des derniers articles qu’il a écrits, et qui a pour sujet ou pour prétexte La Princesse de Clèves, de Mme de La Fayette, montre pourtant qu’il sait toucher, quand il le veut, les cordes délicates et qu’il a en lui bien des tons. Que le savant, chez lui, ne domine pas trop le littérateur : c’est là le seul conseil général qu’on doive lui donner. Il est d’une nation où, tôt ou tard, les gens de talent, s’ils veulent produire tout leur effet et toute leur action utile, doivent se résoudre à plaire.