(1922) Durée et simultanéité : à propos de la théorie d’Einstein « Remarque finale. Le Temps de la Relativité restreinte et l’Espace de la Relativité généralisée »
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(1922) Durée et simultanéité : à propos de la théorie d’Einstein « Remarque finale. Le Temps de la Relativité restreinte et l’Espace de la Relativité généralisée »

Remarque finale.
Le Temps de la Relativité restreinte et l’Espace de la Relativité généralisée

Nous voici au terme de notre étude. Elle devait porter sur le Temps et sur les paradoxes, concernant le Temps, qu’on associe d’ordinaire à la théorie de la Relativité. Elle s’en tiendra donc à la Relativité restreinte. Restons-nous pour cela dans l’abstrait ? Non certes, et nous n’aurions rien d’essentiel à ajouter sur le Temps si nous introduisions dans la réalité simplifiée dont nous nous sommes occupé jusqu’ici un champ de gravitation. D’après la théorie de la Relativité généralisée, en effet, on ne peut plus, dans un champ de gravitation, définir la synchronisation des horloges ni affirmer que la vitesse de la lumière soit constante. Par suite, en toute rigueur, la définition optique du temps s’évanouit. Dès qu’on voudra alors donner un sens à la coordonnée « temps », on se placera nécessairement dans les conditions de la Relativité restreinte, en allant au besoin les chercher à l’infini.

À chaque instant, un univers de Relativité restreinte est tangent à l’Univers de la Relativité généralisée. D’autre part, on n’a jamais à considérer de vitesses comparables à celle de la lumière, ni de champs de gravitation qui soient intenses en proportion. On peut donc en général, avec une approximation suffisante, emprunter la notion du Temps à la Relativité restreinte et la conserver telle qu’elle est. En ce sens, le Temps relève de la Relativité restreinte, comme l’Espace de la Relativité généralisée.

Il s’en faut pourtant que le Temps de la Relativité restreinte et l’Espace de la Relativité généralisée aient le même degré de réalité. Une étude approfondie de ce point serait singulièrement instructive pour le philosophe. Elle confirmerait la distinction radicale de nature que nous établissions jadis entre le Temps réel et l’Espace pur, indûment considérés comme analogues par la philosophie traditionnelle. Et peut-être ne serait-elle pas sans intérêt pour le physicien. Elle révélerait que la théorie de la Relativité restreinte et celle de la Relativité généralisée ne sont pas animées exactement du même esprit et n’ont pas tout à fait la même signification. La première est d’ailleurs sortie d’un effort collectif, tandis que la seconde reflète le génie propre d’Einstein. Celle-là nous apporte surtout une formule nouvelle pour des résultats déjà acquis ; elle est bien, au sens propre du mot, une théorie, un mode de représentation. Celle-ci est essentiellement une méthode d’investigation, un instrument de découverte. Mais nous n’avons pas à instituer une comparaison entre elles. Disons seulement deux mots de la différence entre le Temps de l’une et l’Espace de l’autre. Ce sera revenir sur une idée maintes fois exprimée au cours du présent essai.

Quand le physicien de la Relativité généralisée détermine la structure de l’Espace, il parle d’un Espace où il est effectivement placé. Tout ce qu’il avance, il le vérifierait avec des instruments de mesure appropriés. La portion d’Espace dont il définit la courbure peut être aussi éloignée qu’on voudra : théoriquement il s’y transporterait, théoriquement il nous ferait assister à la vérification de sa formule. Bref, l’Espace de la Relativité généralisée présente des particularités qui ne sont pas simplement conçues, qui seraient aussi bien perçues. Elles concernent le système où habite le physicien.

Mais les particularités de temps et notamment la pluralité des Temps, dans la théorie de la Relativité restreinte, n’échappent pas seulement en fait à l’observation du physicien qui les pose : elles sont invérifiables en droit. Tandis que l’Espace de la Relativité généralisée est un Espace où l’on est, les Temps de la Relativité restreinte sont définis de manière à être tous, sauf un seul, des Temps où l’on n’est pas. On ne pourrait pas y être, car on apporte avec soi, partout où l’on va, un Temps qui chasse les autres, comme l’éclaircie attachée au promeneur fait reculer à chaque pas le brouillard. On ne se conçoit même pas comme y étant, car se transporter par la pensée dans un des Temps dilatés serait adopter le système auquel il appartient, en faire son système de référence : aussitôt ce Temps se contracterait, et redeviendrait le Temps qu’on vit à l’intérieur d’un système, le Temps que nous n’avons aucune raison de ne pas croire le même dans tous les systèmes.

Les Temps dilatés et disloqués sont donc des Temps auxiliaires, intercalés par la pensée du physicien entre le point de départ du calcul, qui est le Temps réel, et le point d’arrivée, qui est ce même Temps réel encore. Dans celui-ci l’on a pris les mesures sur lesquelles on opère ; à celui-ci s’appliquent les résultats de l’opération. Les autres sont des intermédiaires entre l’énoncé et la solution du problème.

Le physicien les met tous sur le même plan, les appelle du même nom, les traite de la même manière. Et il a raison. Tous sont en effet des mesures de Temps ; et comme la mesure d’une chose est, aux yeux de la physique, cette chose même, tous doivent être pour le physicien du Temps. Mais dans un seul d’entre eux — nous pensons l’avoir démontré — il y a succession. Un seul d’entre eux dure, par conséquent ; les autres ne durent pas. Tandis que celui-là est un temps adossé sans doute à la longueur qui le mesure, mais distinct d’elle, les autres ne sont que des longueurs. Plus précisément, celui-là est à la fois un Temps et une « ligne de lumière » ; les autres ne sont que des lignes de lumière. Mais comme ces dernières lignes naissent d’un allongement de la première, et comme la première était collée contre du Temps, on dira d’elles que ce sont des Temps allongés. De là tous les Temps, en nombre indéfini, de la Relativité restreinte. Leur pluralité, loin d’exclure l’unité du Temps réel, la présuppose.

Le paradoxe commence quand on affirme que tous ces Temps sont des réalités, c’est-à-dire des choses qu’on perçoit ou qu’on pourrait percevoir, qu’on vit on qu’on pourrait vivre. On avait implicitement admis le contraire pour tous — sauf un seul — quand on avait identifié le Temps avec la ligne de lumière. Telle est la contradiction que notre esprit devine, quand il ne l’aperçoit pas clairement. Elle n’est d’ailleurs attribuable à aucun physicien en tant que physicien : elle ne surgira que dans une physique qui s’érigerait en métaphysique. À cette contradiction notre esprit ne peut pas se faire. On a eu tort d’attribuer sa résistance à un préjugé de sens commun. Les préjugés s’évanouissent ou tout au moins s’affaiblissent à la réflexion. Mais, dans le cas actuel, la réflexion affermit notre conviction et finit même par la rendre inébranlable, parce qu’elle nous révèle dans les Temps de la Relativité restreinte — un seul d’entre eux excepté — des Temps sans durée, où des événements ne sauraient se succéder, ni des choses subsister, ni des êtres vieillir.

Vieillissement et durée appartiennent à l’ordre de la qualité. Aucun effort d’analyse ne les résoudra en quantité pure. La chose reste ici distincte de sa mesure, laquelle porte d’ailleurs sur un Espace représentatif du Temps plutôt que sur le Temps lui-même. Mais il en est tout autrement de l’Espace. Sa mesure épuise son essence. Cette fois les particularités découvertes et définies par la physique appartiennent à la chose et non plus à une vue de l’esprit sur elle. Disons mieux : elles sont la réalité même ; la chose est cette fois relation. Descartes ramenait la matière — considérée dans l’instant — à l’étendue : la physique, à ses yeux, atteignait le réel dans la mesure où elle était géométrique. Une étude de la Relativité généralisée, parallèle à celle que nous avons faite de la Relativité restreinte, montrerait que la réduction de la gravitation à l’inertie a justement été une élimination des concepts tout faits qui, s’interposant entre le physicien et son objet, entre l’esprit et les relations constitutives de la chose, empêchaient ici la physique d’être géométrie. De ce côté, Einstein est le continuateur de Descartes.