Nous voici en présence d’une école littéraire nouvelle. On nous l’assure du moins. L’enfant s’appelle le naturalisme. Il fait son entrée dans le monde à la façon ordinaire des enfants, en criant beaucoup. Si une forte voix est signe d’une bonne constitution, celui-ci paraîtrait doué d’une constitution robuste. Pour l’instant, on n’entend guère que lui. J’imagine que, si le petit Jupiter de la fable avait fait autant de tapage, les corybantes ne seraient pas venus à bout de couvrir sa voix et de cacher son existence au vieux Saturne. La comparaison est d’ailleurs assez inexacte, selon la coutume des comparaisons. Le Saturne actuel n’a nullement envie de dévorer son fils et ne paraît avoir nulle crainte d’être détrôné par lui. Il est très fier au contraire de sa progéniture et très désireux de lui voir faire son chemin. Il se constitue le chantre de ses vertus et le trompette de sa renommée. Sans médire des poumons de l’enfant, on peut bien ajouter qu’il occuperait moins nos oreilles sans le concours que lui prête le trombone puissant et infatigable de monsieur son père.
M. Zola eût pu, tout comme un antre, se borner à faire des romans, les meilleurs qu’il eût dépendu de lui. Il était né avec assez de talent pour se conquérir ainsi une place parmi ses contemporains et exercer par son exemple une réelle influence. Mais cette gloire n’était pas pour lui suffire. Son ambition était d’être un chef d’école et sa prétention d’apporter au monde la formule complète, — et jusqu’à lui vainement cherchée, — de la vérité littéraire moderne. À côté de l’artiste, il avait senti en lui dès sa jeunesse un critique et un théoricien. Depuis le grand succès de L’Assommoir, Gusman ne connaît plus d’obstacle. Du haut de ses soixante-deux éditions, — c’est le dernier chiffre officiel en attendant la suite, — il regarde en pitié et son siècle et les siècles qui l’ont précédé. Il est venu, il a vu, il a vaincu : il promène un regard hautain sur le passé, un regard triomphant sur l’avenire. Les temps du naturalisme sont venus ; une voix a été entendue annonçant que le règne des faux dieux était passé et que le grand Pan est mort.
Pourtant il est des morts qu’il faut qu’on tue encore, et M. Zola s’y emploie consciencieusement. Oncques ne vit-on iconoclaste plus intrépide. C’est merveille de le voir s’escrimer de sa lourde masse d’armes et briser les idoles que le peuple avait naguère la folie d’adorer. Sans doute il n’a point empêché la foule de courir à la reprise de Ruy Blas, mais du moins il a dit vertement leur fait à M. Victor Hugo et au romantisme ; si l’on ne voit pas après cela que les pieds du colosse sont d’argile, l’apôtre a accompli son devoir et sa conscience n’a rien à lui reprocher. En même temps que d’une main M. Zola détruit, de l’autre il édifie. S’il est l’ange terrible qui chasse de l’Éden ceux dont la présence le souillait, il est aussi le bon saint Pierre qui ouvre la porte du paradis à ceux qui sont dignes d’y pénétrer. Hors du naturalisme point de salut, ni pour les écrivains ni même pour les gouvernements. Mais avec le naturalisme tout change. Recevez le baptême et vous serez sauvés. Ce n’est pas sans doute qu’il n’y ait des degrés parmi les élus. J’imagine que là même le talent personnel gardera quelques droits. Il y aura les petits saints et les grands. Tout le monde ne pourra pas prétendre à une place d’honneur : on distinguera jusqu’en cet olympe nouveau les grands dieux et les demi-dieux ; mais en tout cas, au noble banquet, ceux-là seuls seront admis à s’abreuver du nectar qui auront communié d’abord ici-bas dans la formule sacro-sainte de l’art nouveau.
Je ne voudrais pas plaisanter plus qu’il ne convient. C’est le métier de la critique de prendre au sérieux tout ce qui autour d’elle est pris sérieusement. Or tel est incontestablement le cas du naturalisme. D’abord il se prend lui-même effroyablement au sérieux ; il n’admet pas le moindre mot pour rire, et c’est pour de bon qu’il pontifie. Ensuite il a trouvé force gens qui l’ont pris comme il se donnait ; si le temps était encore au martyre, il se pourrait qu’il trouvât des martyrs. Parlons donc raison et raison seule ; voyons clair, s’il se peut.
Et d’abord qu’est-ce que le naturalisme et qu’ordonne cet évangile récent ? À vrai dire, c’est ce qu’il n’est pas toujours bien aisé de découvrir. Ce n’est pas que le messie nouveau ait épargné ses « sermons sur la montagne ». Tout au contraire ; il est né sermonnaire et, depuis quelque temps surtout, il ne perd aucune occasion de prêcher. Si le clou n’entre pas, ce ne sera pas du moins la faute du marteau. Études littéraires, volumes de critique, journal, supplément de journal, brochure, tout sert également à M. Zola, tour à tour ou à la fois. Il se redit sans se fatiguer et nous croit tous infatigables. Une douzaine de fois
déjà pour le moins il a refait sa « préface de Cromwell ». Quelque sujet dont il parle, il n’a jamais qu’un but, qu’une pensée. Il fait flèche de tout bois ; il ramène tout à ses fins, la politique, la philosophie, l’art, la littérature ; il se multiplie, il fait à lui seul l’illusion d’une foule. Je ne suis pas de ceux qui lui reprochent cette persévérance et pour ainsi dire cette ubiquité. Il n’est pas donné à tout le monde d’avoir ainsi son
Delenda est Carthago
et de s’y tenir résolument. Si ce n’est pas le signe d’une nature très souple, c’est au moins celui d’une nature puissante, et la volonté est ici-bas la première des forces. J’aime à voir cet apôtre, occupé du matin au soir de sa mission, appliqué sans relâche à secouer les indifférents, à ranimer les tièdes, à convaincre les incrédules. C’est là le symptôme d’une foi vaillante ou tout au moins d’une énergie peu commune.
Ce que je regrette, c’est, après avoir lu consciencieusement les manifestes de M. Zola, innombrables comme les étoiles du ciel, de n’avoir pu bien comprendre encore ce que c’est que le naturalisme. Est-ce le prédicateur, est-ce moi qu’il faut accuser ? La modestie m’ordonnerait sans doute de m’accuser si j’étais seul embarrassé ; mais je vois beaucoup d’honnêtes gens embarrassés comme moi ; et M. Zola nous rendrait bien grand service à tous en voulant bien mettre une fois les points sur les i pour les pauvres d’esprit qui en ont besoin▶.
Parfois il semble que le naturalisme soit surtout une réaction contre la forme de l’art romantique, contre l’alliance systématique du tragique et du comique dans une même œuvre, contre les trappes et les trucs du mélodrame de la Porte-Saint-Martin, contre les inventions bizarres et compliquées multipliant à plaisir les invraisemblances pour en faire sortir ce que l’on a appelé des « situations ». Si c’était là le fond du naturalisme, il faudrait avouer qu’il vient bien tard. La porte qu’il prétend enfoncer est ouverte depuis longtemps. Il y a déjà tout près de quarante ans qu’Alfred de Musset, dans cette Revue même, se moquait, sans que le lecteur protestât, de ces gros mélodrames où l’intrigue
enroulée en festonTourne comme un rébus autour d’un mirliton.
La formule du drame romantique est aujourd’hui presque aussi vieille que sa grande ennemie la formule de la tragédie classique. Au moment même où l’on applaudit une reprise d’Hernani ou de Ruy Blas au lendemain d’une reprise d’Andromaque, de Zaïre ou de Phèdre, nos jeunes poètes ne songent pas plus à refaire d’autres Ruy Blas ou d’autres Hernani qu’ils ne songent à refaire Zaïre, ou Phèdre, ou Andromaque, en se conformant aux rigoureuses unités de temps et de lieu. Le ridicule des déclamations retentissantes, des tirades à effet, des grands sentiments étalés à faux, nous le connaissons depuis longtemps, il n’est personne qui ne s’en moque aujourd’hui ; et si l’on veut chercher qui a tué le mauvais romantisme, ce n’est pas à nos novateurs littéraires qu’en revient l’honneur : c’est l’opérette qui a fait cette besogne salutaire. Le « sabre de mon père » a tué « la croix de ma mère. » J’aimerais à voir M. Zola, qui se plaît à parler de Balzac, de M. Flaubert, et de MM. Edmond et Jules de Goncourt, faire une place dans l’histoire littéraire de ce siècle à ces railleurs impitoyables qui ont écrit Orphée aux enfers, La Belle Hélène et Les Brigands. Leur œuvre assurément n’a pas été louable de tout point ; mais, s’il s’agit de dire qui a porté les coups redoutables aux recettes sentimentales et artificielles de 1830, il ne faut point oublier les vrais démolisseurs de la convention romantique. Ils en ont fait justice avec l’arme la plus mortelle en France, la moquerie.
M. Zola se plaint que le romantisme obstrue le siècle : il se trompe de vingt années. Le romantisme aujourd’hui n’obstrue rien et ne gêne personne. Il en reste simplement les hommes qui ont eu du génie ; ce serait dommage qu’il n’en fût pas ainsi, car nous y perdrions tous. Je souhaite aux naturalistes de faire de même et de tâcher eux aussi d’avoir, de temps en temps, du génie. Il pourrait alors leur arriver, à eux aussi, de durer, même quand la mode du naturalisme aura passé. Le plus sûr est encore de faire de belles choses, suivant une formule médiocre ou bonne. L’humanité ne croit plus à Vénus ni à Minerve ; mais elle admire toujours la Vénus de Milo et les frises du Parthénon ; elle pourrait cesser de croire au christianisme sans moins admirer pour cela La Dispute du Saint-Sacrement de Raphaël, ou La Création de l’homme de Michel-Ange.
Quand on cherche un enseignement positif dans les manifestes de M. Zola, en dehors de ses critiques contre le romantisme, on n’y trouve guère qu’une recommandation : l’étude de la nature et du « document humain »
. C’est l’alpha et l’oméga des sermons du maître. Le « document humain »
est le terme auquel il revient sans cesse pour définir son esthétique. J’avoue que le mot est de lui ; je ne crois pas que l’Académie française lui en ait grande jalousie. J’avoue encore qu’en ce temps d’études scientifiques, le mot a un petit air savant fait pour réjouir les gens spéciaux et pour imposer à la foule toujours respectueuse. Mais si le terme est neuf, la doctrine l’est beaucoup moins. Je crains que M. Zola n’ait, après beaucoup d’autres, découvert l’Amérique. Il s’est vanté quelque part de n’être rien, pas même bachelier. Il n’y a sûrement nulle honte de n’être pas bachelier, et maint bachelier n’est parfois qu’un sot. Mais ce que maint bachelier pourrait lui dire, c’est que les artistes aussi bien que les écrivains, depuis qu’il y a au monde des écrivains et des artistes, ont toujours eu la prétention de faire usage du « document humain »
, et de s’inspirer de la réalité. C’est tout justement à cause de cela que l’art et la littérature sont les plus précieux entre
les documents de l’histoire. M. Zola n’était pas encore au temps où Mme de Staël écrivait : « La littérature est l’expression de la société. »
Avant Mme de Staël, La Bruyère avait commencé son livre des Caractères par cette phrase charmante en sa douce malice : « Je rends à mon siècle ce qu’il m’a prêté. »
Les Grecs et les Latins, avant La Bruyère, avaient plus d’une fois dit à peu près la même chose. Homère, Sophocle, Platon, Térence et Virgile, avant Shakspeare, Racine et Molière, passent aux yeux de beaucoup pour avoir su faire un emploi assez intelligent du « document humain »
. Depuis de longs siècles, les générations passent devant leurs ouvrages et se figurent y retrouver leurs sentiments et leurs passions ! Il n’est pas jusqu’aux productions les plus illustres de l’école romantique, des drames de M. Hugo aux romans de George Sand, où l’humanité moderne ne croie retrouver à un degré plus ou moins éminent les mêmes mérites, et c’est de cela justement qu’elle les admire.
Si donc M. Zola a voulu simplement dire que l’artiste devait ouvrir les yeux, regarder autour de lui et s’efforcer de peindre l’humanité telle qu’elle est, il n’a fait que répéter le conseil que formulent tous les critiques depuis qu’il y a des critiques, et qu’ont pratiqué instinctivement tous les artistes depuis qu’il y a des artistes : voilà sa grande découverte réduite à une vérité de la Palisse, et il va rendre jaloux l’ombre de Joseph Prudhomme. Ce n’était pas la peine de forger un mot nouveau dans une langue déjà trop riche de mots pour redire ce que tout le monde entendait fort bien. S’il a voulu ajouter que l’humanité qu’il fallait observer et peindre était l’humanité contemporaine, vivante, et qu’il importait pour cela de s’affranchir aussi complètement que possible de toutes les conventions des écoles et de tous les pastiches du passé, d’être surtout et avant tout naïf et sincère : tout en approuvant fort ce programme, je ne vois pas bien encore où serait la grande innovation. Voilà cinquante ans passés qu’en France on ne recommande guère autre chose. L’art est fort libre au temps où nous vivons ; l’écrivain fait ce qu’il veut sans avoir à se soucier des formules, ni même des traditions : s’il fut un âge où des conventions de rhétorique l’opprimaient, cet âge est loin, et c’est tout justement à la génération romantique de 1830, — M. Zola a tort de l’oublier, — que nous sommes surtout redevables de cette pleine liberté dont il profite avec beaucoup d’autres. M. Zola fait son 89 littéraire quand il n’y a plus de Bastille à prendre.
Loin d’être un précepte nouveau que de recommander l’étude du « document humain »
, ce n’est même pas un précepte bien clair. Tant que l’on reste dans cette généralité vague, on n’a rien dit. Car enfin il est partout, le document humain, ondoyant et divers comme l’humanité elle-même. Tout le monde s’est servi du « document humain »
, et
chacun en a tiré des choses différentes. Joubert, « cette âme qui avait rencontré un corps et qui s’en tirait comme elle pouvait »
, est un document humain aussi bien que Mme Bovary, ce corps qui a rencontré une âme et qui s’en débarrasse comme elle peut. Il y a toujours eu, il y aura toujours des Joubert et des Mme Bovary. Il s’est trouvé à tous les âges de l’humanité, il ne cessera pas d’y avoir des bons et des médians, des simples et des raffinés, des êtres nobles et des êtres pervers, des gens d’esprit et des sots, des natures froides et calculatrices et des tempéraments passionnés. Les romantiques eux aussi avaient en leur temps la prétention de représenter l’humanité, et leurs admirateurs pensaient qu’ils y avaient réussi. Si donc le naturalisme apporte réellement, ainsi qu’il l’affirme, quelque chose de nouveau et d’original, ce n’est pas, comme il le dit, ce précepte éternel et vieux comme l’art lui-même de l’observation de la réalité, c’est une certaine façon de faire cette observation, c’est une certaine méthode pour la diriger. Il regarde sous un angle particulier et dans une certaine perspective et les caractères et la vie humaine ; il considère de parti pris une série de faits en éliminant tous les autres : il fait son choix systématique et exclusif dans l’immense variété du « document humain »
.
Disons le vrai mot : le naturalisme sort bien moins de la nature elle-même que de l’esprit de messieurs les naturalistes. Plus que l’expression de la réalité, il est l’expression de leur esthétique, de leur éducation, de leur philosophie, de leur tempérament, de la constitution de leurs organes. Leur œil est fait de telle façon, leur sensibilité est exercée de telle sorte qu’ils voient uniquement certains faits, qu’ils reçoivent uniquement certaines impressions, et j’accorderai volontiers qu’ils sont parfaitement sincères et qu’il ne dépend pas d’eux de considérer autrement et le monde, et la vie ; ils imaginent de la meilleure foi possible que la nature est exactement telle qu’elle leur apparaît et que rien n’existe en dehors de ce qu’ils aperçoivent. Ils ont leur candeur touchante. Il est parmi les insectes certaines espèces, comme les abeilles, qui n’ont de flair que pour les fleurs où elles vont butiner leur miel ; d’autres espèces ont des curiosités différentes. Peut-être chez les hommes aussi n’y a-t-il le plus souvent, qu’ils aillent ici ou là, qu’obéissance à l’instinct naturel. La chose du moins devrait les rendre modestes. Il n’est sage à aucun d’eux de prétendre qu’il embrasse la réalité tout entière et que rien n’existe hormis ce qui l’attire et ce qu’il découvre. C’est cet important facteur de toute œuvre humaine, la personnalité propre et spéciale de l’individu, que la théorie nouvelle a le grand tort de méconnaître, c’est là même au fond le facteur essentiel dans tous les ouvrages de l’esprit. Quoi que l’on assure, l’artiste ne sera jamais un instrument passif, semblable à l’appareil du photographe qui, mis une fois en face du monde, en reproduit l’image servile : il a beau vouloir abdiquer son individualité, son intelligence, cette intelligence et cette individualité persistent malgré ses efforts ; aucune impression ne pénètre dans un cerveau humain qui n’y soit aussitôt déviée et transformée par ce cerveau même, et le plus tyrannique de tous les systèmes est peut-être de se persuader qu’on n’obéit à aucun système.
Essayons donc de voir quel est le système de l’école naturaliste et de quelle interprétation de la réalité, volontaire ou inconsciente, elle procède. Et ici je demande la permission de laisser de côté le chef de l’école lui-même pour jeter un regard sur ses disciples. L’Évangile a dit qu’il fallait juger les arbres d’après leur fruit. Traduit dans le langage de la critique, ce sage précepte peut s’énoncer ainsi : « C’est aux œuvres des disciples que se voit la valeur des théories littéraires. » Quel que soit en effet le système auquel s’arrête et que recommande un artiste supérieur, on peut dire que lui-même n’en est jamais complètement l’esclave : ses doctrines ne représentent qu’une partie de lui-même et pas toujours la plus originale. Tout homme éminent porte en lui plusieurs âmes, on l’a dit, et c’est cette contradiction intérieure même qui fait sa force : si appliqué qu’il soit à réfléchir et à transformer en règles générales ses aptitudes personnelles, une partie de lui-même échappe toujours à sa réflexion, et ce qui lui échappe le plus c’est cette faculté intime, toute inconsciente et intuitive, qui est proprement son génie. Elle a précédé tout système, et aucun système, si faux qu’il puisse être, n’arrive jamais à la gâter entièrement. Un don secret et précieux retient le vrai talent sur la pente, alors même qu’il est tenté d’y glisser ; il se garde, même en ses entraînements logiques, d’aller aux derniers excès.
Les disciples n’ont point de ces retenues, ou si l’on veut de ces inconséquences. Comme ce qui les a séduits d’abord et a déterminé leur vocation, c’est le système, une fois emportés par lui, ils poussent jusqu’au bout. Leur petit doigt pris dans l’engrenage, ils y passent tout entiers. Plus une conséquence de telle ou telle esthétique est terrible et faite pour effrayer, plus ils sont fiers d’avoir été jusqu’à cette conséquence ; du moment où elle était nécessaire, le principe une fois admis, ils se font gloire de ne pas reculer devant elle ; ils soutiendront, ils estimeront même de bonne foi, que ce qui révolte le plus doit être ce qu’il y a de plus admirable. On ne connaît bien une doctrine philosophique ou sociale que lorsqu’on voit le dernier terme auquel elle a abouti : ainsi l’on ne connaît bien une formule littéraire que lorsqu’on a lu les ouvrages auxquels elle a servi de patron. Rien sans doute n’est à tirer de là contre le talent personnel de M. Zola romancier, talent robuste, qui étonne tour à tour par de grandes qualités et de graves défauts. Mais c’est notre droit de critique d’interroger ceux qui le suivent et se réclament de lui, qu’il encourage et protège, pour juger ce que valent ses théories, pour montrer ce qu’elles préconisent, d’où elles partent, où elles conduisent. Les disciples ne sont pas des traîtres qui travestissent méchamment les doctrines du maître pour les rendre ridicules ; ils sont simplement des naïfs qui dans leur sincère admiration en font un usage innocent, et nous les montrent dans leur ingénuité sans voiles.
Parcourons donc quelques-uns de nos récents ouvrages naturalistes. Ici l’on nous montre un homme qui vit de ressources inavouées, il exploite au profit de sa paresse les sens maladifs de créatures déchues. Passons vite. Voici une autre histoire. Une jeune fille douce, calme, sensée et bonne, a épousé sans amour, sans répugnance non plus, un homme qui l’adorait, et qu’un héritage a rendu tout à coup millionnaire. Ils ont hôtel au faubourg Saint-Germain et château à la campagne. Un fils leur est né après quelques années de mariage : ils sont heureux. Ce fils est mis au lycée ; il est bon élève, appliqué, content de son maître d’étude, qui est content de lui. Un dimanche, le maître d’étude est invité à venir passer la journée au château. Ce maître d’étude a une large carrure, des épaules solides, de grosses lèvres, des mains velues : un physique parfait de brute vulgaire ; le moral est exactement à la hauteur du physique. Jamais âme plus basse n’habita un corps moins poétique. N’importe : à peine la mère a-t-elle vu le maître d’étude de son fils qu’elle est conquise, séduite, fascinée : elle le compare avec le médiocre mari que la fortune lui a donné ; elle n’a de cesse qu’elle n’ait retiré son fils du lycée pour appeler chez elle le maître d’étude comme précepteur. Son fils meurt, et c’est alors son neveu qu’elle retire du lycée pour avoir un prétexte à garder le précepteur à la maison. Lui voit le jeu, mais se garde d’en profiter ; car c’est précisément en résistant qu’il espère tirer meilleur parti de la faiblesse de madame. Plus il s’obstine à ne pas sembler comprendre, plus elle s’irrite et s’enflamme : elle sollicite des rendez-vous ; une nuit enfin elle n’y tient plus : elle se lève, quitte le lit conjugal, grimpe à la chambre du maître, le surprend dans son sommeil, va déposer un baiser bridant sur la poitrine velue du lourdaud qui ne s’éveille même pas. Cependant le mari averti congédie le précepteur et emmène sa femme à la campagne. Mais le précepteur l’y rejoint, ou plutôt la femme trouve moyen de l’y ressaisir. Elle combine un rendez-vous dans une vieille tour voisine du château où sa passion a enfin la promesse d’être satisfaite. Mais elle a le tort de remettre au misérable une donation qui lui assure les deux cent mille francs que son mari lui avait reconnus à elle-même par contrat de mariage. Le misérable se dit qu’il serait bien long d’attendre pour en jouir l’arrivée de la mort naturelle. Il graisse les gonds de la porte de la vieille tour et, quand la femme y pénètre, la porte se referme sur elle. Elle s’est faite belle et provocante ; elle attend en vain, la peur la prend, puis le désespoir, puis la faim. Elle meurt. Lui alors vient pour s’assurer que sa victime est bien morte : mais surpris dans son examen par le garde-chasse du château, il tire son revolver et menace de le tuer ; le garde-chasse riposte, et d’un coup de fusil étend le drôle raide mort. Au bruit le mari est accouru : il aperçoit ce cadavre, il aperçoit celui de sa femme, il comprend tout, et se suicide.
Quelques initiés prétendent que les deux auteurs dont je viens de parler ne possèdent pas, absolument pures de tout alliage, les vraies traditions du vrai naturalisme. En voici deux autres du moins qui se présentent avec les plus complètes garanties : ils peuvent exhiber la marque de fabrique la mieux authentiquée, le diplôme le plus certifié.
L’un ne s’est pas senti une ambition médiocre. Il a entrepris de refaire, suivant la formule perfectionnée et désormais définitive, La Recherche de l’absolu de Balzac, « notre maître à tous ». Excusez du peu ! Balthasar Claës cherchait, après les alchimistes, la pierre philosophale, le secret suprême de la matière ; son émule plus moderne se contente de poursuivre la direction des ballons. Enfant perdu de Paris, élevé par charité dans une famille d’ouvriers, il est, à quatorze ans, entré comme apprenti dans une maison d’horlogerie. Il s’est juré aussitôt d’épouser la fille de la maison et de faire fortune. Il a réussi à l’un comme à l’autre. Depuis sa femme est morte, et il s’est retiré, riche de 300,000 francs, aux environs de Paris. Mais le dada des ballons à diriger l’a pris : ses 300,000 francs ont été déjà dépensés en expériences qui n’ont pas abouti. Il a deux filles : la cadette va se marier avec un pharmacien de Clamart ; l’aînée, nature douce et triste, faite pour les sacrifices, aime en secret le prétendu de sa sœur. Un oncle leur a laissé par testament à chacune 50,000 francs. Il faut de l’argent au père pour continuer ses expériences qui seront demain la fortune : ses amis l’ont refusé ; il s’adresse à l’aînée de ses filles et lui demande ses 50,000 francs ; elle aussi refuse, car ces 50,000 francs c’est le moyen d’assurer le pain de la vieillesse de son père qu’elle sait ruiné. Celui-ci prie, s’emporte, frappe ; rien n’y fait. Dès lors son parti est pris. Avec quelques sous d’arsenic il empoisonne celle de ses filles qui allait se marier et la tue ; puis il accuse la sœur aînée de l’empoisonnement. De cette façon il héritera de ses deux filles, il aura leurs 100,000 francs à lui seul pour continuer ses expériences. Tout lui réussit également, poison et dénonciation. Sa fille, innocente, est condamnée à mort, et si, dans une conversation suprême, elle découvre que son père est l’assassin de sa sœur et l’auteur de sa propre mort, ce n’est pas elle qui le dénoncera. La veille du jour où l’on doit trancher la tête de la malheureuse, le père va passer sa soirée aux Cloches de Corneville. C’est en prenant sa tasse de café sur le boulevard qu’il lit bientôt, non sans satisfaction, les détails de l’exécution et s’assure qu’il n’a désormais aucune révélation à redouter. Rien ne lui gâterait cette journée heureuse, s’il n’avait la tête un peu lourde, et si, le soir, en rentrant chez lui, il n’était surpris par une grosse averse qui le trempe jusqu’aux os. Un municipal lui apprend le lendemain, par un pli cacheté, que le secours qu’il a sollicité du ministère eu faveur de son invention ne lui est pas accordé. Mais qu’importe ! Le voilà bien tranquille maintenant jusqu’à la fin des 100,000 francs. Voilà certes un inventeur bien possédé par son idée fixe.
L’autre roman est l’histoire de deux sœurs, toutes deux employées dans un atelier de brocheuses, et dont la famille demeure quelque part vers le prolongement de la rue de Sèvres. L’une, l’aînée, a jeté depuis longtemps son bonnet par-dessus les moulins. C’est une fille qui ne sait que suivre son plaisir et n’est point capable de faire fortune, même dans le vice. Elle est née pour être exploitée par les hommes plus que pour les exploiter. C’est à l’hôpital qu’elle finira ; elle suit la grande route qui y mène. Sa jeune sœur, témoin depuis l’enfance de ses désordres, de ses brouilles, de ses raccommodements méprisables, de ses désespoirs, y a pris l’horreur de la débauche ; elle est sage par bon sens et par tranquillité de tempérament bien plutôt que par principes et par vertu. Elle rencontre un ouvrier paisible, de mœurs honnêtes, d’une intelligence médiocre, d’une force physique moyenne, qui gagne des journées passables ; elle suppute tout cela, elle discute le pour et le contre d’un établissement avec lui. Un moment, ils sont tout près d’être amoureux l’un de l’autre ; mais l’étincelle ne jaillit pas : leur petit roman sentimental se dénoue languissamment comme il avait commencé. Le jeune homme trouve un parti plus avantageux, elle fait de son côté une rencontre plus profitable. Ils se disent adieu dans une dernière poignée de mains, tandis que la sœur aînée, après avoir un moment essayé de forcer sa nature en cherchant auprès d’un homme du monde et d’un artiste les bénéfices et les élégances du vice entretenu, se lasse des contraintes qu’il lui faut s’imposer dans une vie sociale plus relevée, revient aux amans de sa classe et retourne avec joie au ruisseau qui, bien décidément, est sa vraie patrie.
J’ai raconté sans commentaires. Et maintenant il me semble que le problème dont nous poursuivons l’examen est fort avancé et approche de la solution. Nous pouvons voir ce que c’est que le naturalisme ; c’est-à-dire quels sont, dans l’infinie variété des « documents humains »
, ceux qu’il recherche et de quelle façon il s’applique à les mettre en œuvre. Il n’est point exact, ainsi qu’il le prétend, qu’il ait le premier essayé de se mettre en face de l’humanité réelle et vivante ; mais ce qui est exact, et il convient de lui accorder cette originalité, c’est qu’il a sa psychologie et son observation particulières, qu’il voit la vie contemporaine et s’efforce de la représenter à sa manière, avec un parti pris, brutal si l’on veut, mais décidé.
Deux traits caractérisent proprement la littérature naturaliste. D’un côté, elle s’attache surtout à la peinture du vice, à la laideur morale, à la maladie répugnante à voir du corps ou de l’âme ; de l’autre, elle emprunte de préférence les sujets de ses peintures aux classes inférieures de la société.
De la peinture du vice, j’ai peu de chose à dire. Le vice et le crime ont toujours été, hélas ! des éléments de la réalité ; ils sont par conséquent des éléments de l’art. On peut défier les naturalistes eux-mêmes de jamais produire des monstres plus horribles, plus abominables qu’une Agrippine, un Néron, une Athalie, une lady Macbeth ou un Richard III. Leur originalité a été de mêler, dans la peinture de ces monstres, la physiologie à la psychologie, ou plutôt de supprimer la psychologie au profit de la physiologie. La littérature s’était appliquée jusqu’ici à montrer les ravages de la passion et les désordres s’accomplissant dans la conscience, les luttes du moi intérieur, les tentations, les faiblesses, les entraînements et les remords ; on nous étale aujourd’hui les troubles et les révoltes des sens, on nous montre la domination tyrannique des tempéraments, l’humanité esclave de la chair. Jadis on nous faisait voir des criminels, on nous fait voir aujourd’hui des malades, et le roman est devenu une clinique d’hôpital. Ce n’est pas le moment d’examiner la grande question philosophique de l’esprit et de la matière ni celle de la liberté et de la responsabilité humaines ; redoutables problèmes qui ne sont pas faits pour être tranchés en quelques lignes. Mais à supposer même qu’en effet l’homme ne soit rien qu’un animal, et que nos sentiments, nos désirs, nos pensées mêmes et nos convictions soient uniquement les résultats nécessaires du jeu de nos organes, de notre constitution, je répondrai que la physiologie doit être laissée aux physiologistes ; méfions-nous de la physiologie littéraire autant que de la musique d’amateurs. Un écrivain n’est pas devenu un savant pour s’être barbouillé de quelques livres de médecine qu’il a compris par à peu près et dont il a retenu quelques termes baroques qu’il place ensuite, au hasard le plus souvent. Il n’a ni compétence pour parler physiologie, ni qualité pour le faire ; et je voudrais voir, je l’avoue, quelqu’un de nos médecins illustres, ayant du goût et sachant écrire, — c’est le cas de plus d’un, — se donnant un de ces jours la peine d’examiner et de réduire à sa valeur vraie la soi-disant physiologie des matérialistes, arrachant à ces prétendus savants la robe de docteur dont ils s’affublent pour imposer à une galerie ignorante. Quel déchet ce jour-là dans la théorie des tempéraments, dans les « innéités »
, dans les « élections du père ou de la mère »
, dans les « hérédités en retour »
, dans les « mélanges-fusion »
, dans les « mélanges-équilibre »
, et dans les « mélanges-dissémination »
sans parler de tout le reste, et que je sais de gens qui riraient de bon cœur, et d’autres qui ne riraient pas ! Mais ce n’est pas aux critiques littéraires à faire cette besogne.
Ce qu’ils ont à dire le voici. Que l’homme ait une âme ou non, qu’il soit libre ou non, il a en tout cas l’illusion de l’âme et l’illusion de la liberté. Que ses passions soient ou non les conséquences de son tempérament, il éprouve des passions, il leur cède ou leur résiste. La peinture de ces mouvements intérieurs, leurs effets, les rencontres comiques ou terribles des caractères, des intérêts, des passions, voilà le vrai domaine du romancier comme de l’auteur dramatique. Que m’importe à moi, spectateur, que Phèdre soit atteinte ou non d’une maladie hystérique ? C’est l’affaire du médecin chargé de sa santé. Ce qui me préoccupe moi, c’est de savoir quels effets vont sortir de son amour furieux, quels ravages cet amour exercera sur sa conscience, et si l’innocent Hippolyte périra. Que m’importe à moi lecteur de savoir si Claude Frollo est fou ou non, si son vœu imprudent de chasteté a amené peu à peu à l’état d’idée fixe chez lui, jusqu’à obstruer son cerveau, l’obsession de la luxure ? Ce qui m’intéresse c’est de savoir si la pauvre Esmeralda va être la victime de sa haine. L’artiste n’est pas un savant qui recherche les causes ; sa tâche à lui c’est de peindre les effets, de faire jaillir de son œuvre l’émotion, douce ou terrible, qui tour à tour nous prend en face de la vie elle-même, de remuer nos cœurs, de nous attendrir, de nous faire sourire ou frémir. Hé ! sans doute je sais bien que ce sont des muscles et des tendons qui déterminent chacun de nos mouvements ; que les corps se composent d’os et de chair, de globules sanguins qui incessamment vont et viennent portés par la circulation. Mais que me font ces os, ces tendons, ces muscles et ces globules quand je regarde L’École d’Athènes, Les Noces de Cana, ou l’Entrée des croisés à Constantinople. Sont-ce leurs attaches et leurs mouvements que j’y viens étudier ; ou bien est-ce une impression de beauté et d’harmonie, ou la représentation puissante de quelque grand drame de l’histoire que je suis venu demander à l’œuvre d’art et que je lui suis reconnaissant de m’avoir donnée ?
Je ne reproche pas aux naturalistes de nous peindre le vice ; mais je leur reproche de ne guère nous montrer sous ce nom que la maladie physique. Ce que je leur reproche ensuite, c’est de ne voir guère dans la réalité que le vice. J’accorde qu’il existe, qu’il tient même dans l’humanité une large place. Mais est-il donc vrai qu’il tienne toute la place ? Le romantisme avait peut-être peint les hommes et les femmes plus beaux qu’ils ne le sont. Est-ce une raison, quand on se donne comme programme l’étude fidèle de la réalité, de passer à l’autre extrême, et de les peindre plus laids que nature ? Notre société française, notre société parisienne même, — la seule que nos naturalistes semblent connaître d’ailleurs, — n’est pas sans doute une perfection idéale, ni même relative. Elle n’est pourtant pas aussi pourrie qu’on nous le dit. Nous y connaissons tous, sans nous compter, bon nombre d’honnêtes gens. Il s’y accomplit tous les jours des actes de dévouaient et d’héroïsme. On en pourrait trouver la preuve jusque dans les faits divers de la troisième
page des journaux, qui n’ont pas cependant pour mandat de rapporter surtout les belles actions. Pourquoi ne pas voir le bien comme on voit le mal ? Pourquoi se boucher volontairement, en face de la réalité, un des deux yeux, celui qui apercevrait la vertu à côté du vice ? Je ne sais quel plaisir on peut trouver à représenter comme si profondément dégradée une humanité à laquelle, quoi que l’on fasse, on appartient, et une société où l’on vit volontairement. Il n’est pas jusqu’à leurs monstres, j’allais dire leurs héros, que ces messieurs ne peignent plus noirs qu’ils ne sont. Je ne sais si l’on a jamais vu une femme, même arrivée à cette crise redoutable de la quarantième année, tombant tout d’un coup, sans transition, sans explication, sans cause, après une vie honnête et régulière, à une aussi lamentable dégradation que celle dont l’un d’eux nous a dit l’histoire. Je ne crois pas que l’on ait jamais vu un père, même possédé de l’idée fixe de diriger les ballons, imaginant une combinaison aussi méchante et compliquée que celle que nous avons vue ailleurs pour se débarrasser de ses filles et hériter d’elles. J’imagine qu’on aurait quelque peine à nous montrer le « document humain »
dont on s’est servi en ces occasions. Les dramaturges romantiques à l’imagination sombre et dont on se moque, n’ont jamais rien inventé de plus horrible. Quand on a la prétention de « faire vrai », il ne faudrait charger personne, pas même les scélérats.
Si les romans naturalistes étaient l’exacte peinture de la société française, en vérité il serait bien inutile d’essayer de sauver cette société ; on n’y trouverait pas les cinq justes qui eussent suffi au salut de Sodome. Elle tomberait d’elle-même en dissolution, à moins que le feu du ciel ne se chargeât d’en faire bonne et prompte justice. Le bon Dieu heureusement a d’autres moyens d’information que les romans naturalistes, et s’il les lit, ce dont il est permis de douter, il sait ce qu’ils valent. Mais on les lit ailleurs qu’au ciel, en des endroits où l’on est moins en état de les contrôler et où du reste on ne demande pas mieux que de les croire sur parole. Il y a sur la terre des gobe-mouches qui prennent au pied de la lettre tout ce qu’il plaît à des écrivains français d’écrire sur la société française, ou plutôt contre elle, et il y a de sa-vans politiques qui trouvent leur compte à entretenir ces gobe-mouches dans leur douce candeur. Ils signalent à leur vertueuse indignation ces portraits comme autant d’exactes photographies ; ils leur demandent ce qu’il faut penser d’une société qui inspire de tels livres et de celle qui les admire. Tout le vocabulaire des prophètes, tout celui de l’Apocalypse est réédité et enrichi même pour qualifier la nouvelle Babylone. J’avoue que c’est une des choses que je pardonne le moins aisément à nos romanciers nouveaux. Nous savons ici à quoi nous en tenir sur la vérité générale de leurs portraits, et eux-mêmes au fond savent bien qu’ils n’ont représenté, en les exagérant, que certaines exceptions monstrueuses. Mais ils ne doivent point espérer d’être lus au dehors, où ils sont goûtés, assure-t-on, plus même qu’ils ne le sont chez nous, avec cette discrétion clairvoyante. Ils cèdent plus que de raison à cette tentation toute française de frapper fort quand on frappe sur les siens, et de forcer la couleur de la satire. Peut-être autrefois encore la manie était excusable ; mais depuis quelques années les choses ont changé. L’amour-propre des vaincus a le droit d’être un peu susceptible ; le seul bien qui leur reste, c’est leur réputation : elle ne saurait leur être trop précieuse. Je ne demande pas aux Français de ne plus médire de leur pays, mais je crois qu’il serait patriotique à eux de ne pas le calomnier.
J’arrive au second caractère de l’esthétique naturaliste, à sa préférence marquée pour les personnages populaires ; il serait plus juste de dire pour les ouvriers et ouvrières de nos ateliers parisiens : car en fait de peuple on ne nous a guère montré jusqu’ici que cela. Le cercle d’observation naturaliste s’arrête volontiers à l’enceinte des fortifications ; ses romanciers n’ont guère regardé, et le plus souvent ne paraissent même pas soupçonner, les millions d’êtres qui au-delà labourent, sèment et récoltent, et qui sont en réalité le vrai peuple français, le fond solide où sans cesse la race se renouvelle.
Je conviens que les classes populaires ont leur droit de cité tout comme les autres dans la république de l’art. Je conviens encore qu’on ne leur a pas toujours fait leur juste place. Le drame et la comédie sont partout : partout où il y a des hommes ils aiment, ils sentent, ils souffrent. Les pleurs d’une cuisinière valent celles d’une grande dame. J’accorde que les romanciers nous ont plus d’une fois fatigué avec leurs marquises et leurs comtesses ; il en est que la qualité entête tout simples bourgeois qu’ils soient nés, et qui, comme tel personnage de Molière « ne parlent jamais que duc, prince ou princesse »
. Ce n’est pourtant pas une raison, ici non plus, d’aller à l’excès contraire et de ne nous montrer désormais que des ruelles de faubourg, des mansardes ou des loges de portier. Si les drames humains se passent surtout dans la conscience, si c’est là qu’est le véritable intérêt littéraire, ces drames sont particulièrement attachants là où la conscience est la plus complexe et la plus développée. Ce sont les êtres auxquels leur éducation et leurs loisirs permettent le mieux de se regarder vivre et de s’analyser eux-mêmes qui seront toujours, en thèse générale, les mieux faits pour offrir des sujets d’étude aux romanciers comme aux auteurs dramatiques. L’un des instigateurs du mouvement naturaliste, M. Edmond de Goncourt, effrayé de la direction à peu près exclusive qu’a suivie ce mouvement, a fini tout dernièrement par se fâcher presque rouge, et par dire assez vertement son fait à la jeune école. Il l’a avertie que ce n’était pas tout l’art et toute l’humanité que la Cité-Dorée, la Boule-Noire ou la rue de la Goutte-d’Or, qu’il y avait autre chose dans Paris que Belleville ou le quartier Mouffetard, et que le roman contemporain n’aurait
vraiment donné sa mesure que lorsqu’il aurait su représenter une Parisienne de nos jours avec toute l’élégance de sa vie et toute la délicatesse de ses sensations. M. Edmond de Goncourt s’est même du coup frappé quelque peu la poitrine : il est convenu que si son frère et lui avaient donné le mauvais exemple qu’on avait trop suivi et commencé par écrire Germinie Lacerteux, c’est qu’ils avaient succombé à la tentation de traiter d’abord les « sujets faciles ».
« Sujets faciles » est bien dit. Il ne faut pas en effet un bien grand effort ni même un travail bien long pour découvrir quelque chose d’inédit sinon de nouveau dans les rayons de la grande ruche ouvrière parisienne, et se figurer que l’on enrichit son siècle de précieux « documents humains »
. Depuis L’Assommoir de M. Zola, les lavoirs de Paris n’ont plus de mystères, la profession de zingueur et celle de soudeur en métaux n’ont plus de secrets, comme depuis Le Ventre de Paris l’arrière-boutique du charcutier où l’on fait le boudin, et le sous-sol du coin des Halles où l’on plume la volaille, n’en avaient plus. Nous voici maintenant initiés à tout ce qui passe dans un atelier de brocheuses. On peut continuer quelque temps encore avant d’avoir épuisé la série des corps de métiers. Attendons de précieuses révélations, qui ne sauraient manquer de venir, sur la tannerie, la corroirie, les égouts et les abattoirs. Quand on nous aura, par le menu, fait connaître la fabrication de tous les articles de Paris, quand on aura passé en revue tous les travailleurs du jour et de la nuit, il faudra cependant trouver autre chose en fait de « documents humains »
, à moins qu’on n’aime mieux se redire. Nos romans modernes forment ainsi comme une rallonge au livre de M. Maxime Du Camp sur Paris et ses organes. On pourra extraire de chacun des détails précis sur l’exercice des professions. Ils pourront servir à composer quelque Dictionnaire de la conversation, une nouvelle collection de « manuels Roret », à moins que précisément ils n’aient commencé par sortir de ces dictionnaires et de ces manuels.
Si je trouvais dans ces livres nouveaux une profonde sympathie pour les humbles et les déshérités de notre société, je me sentirais disposé à leur égard à une certaine indulgence ; mais je l’avouerai franchement, j’y trouve plus de curiosité que d’intérêt véritable. J’entends bien ce que l’on nous dit : nous vivons dans une démocratie, et la France est une république. Le souverain actuel a nom : sa majesté le suffrage universel, et le suffrage universel est peuple surtout ; c’est donc du peuple surtout que doit s’occuper une littérature démocratique. Ah ! le beau mot et qu’il fait bien dans un programme ! Mais hélas ! nous avons été si souvent payés de mots que nous nous défions aujourd’hui de cette monnaie ; avant de l’accepter pour bon argent, nous demandons à l’essayer d’abord. Quoi vraiment, messieurs, vous êtes des démocrates et des amis du peuple ! En vérité, à vous lire, on ne s’en douterait pas. Le vrai peuple de Paris seulement, avec ses enthousiasmes, irréfléchis mais généreux, sa soif de justice, sa charité simple et touchante, sa vaillance à la besogne si rude qu’elle soit, ses vertus de famille solides, malgré bien des irrégularités d’état civil et jusqu’en ces irrégularités, nous l’avez-vous jamais montré ? Votre peuple à vous, c’est une bête tour à tour brute ou féroce, proie livrée d’avance à toutes les convoitises, à toutes les contagions, à tous les vices. Si votre peuple était le vrai peuple, il n’y aurait plus qu’à quadrupler le nombre des hôpitaux et à décupler celui des sergents de ville. Une seule chose le pourrait consoler : c’est que le reste de la société, quand vous y touchez, ne paraît pas valoir mieux que lui.
Non, ce n’est pas le vrai peuple que l’on peint ; ce n’est pas davantage pour lui que l’on écrit. On n’est pas ému de ses misères et désireux d’y porter remède. On n’a point été conduit par une pensée philanthropique et populaire. Ce n’est pas au peuple que s’adressent les livres où il est en scène. Ils sont faits au contraire pour un public appartenant à ces classes que l’on appelle les classes supérieures, qui s’intitulent elles-mêmes les classes dirigeantes. Pour piquer leur curiosité blasée, on leur offre un nouveau ragoût. Les belles dames du xviiie siècle, lasses de la poudre et des paniers, trouvaient une distraction à se déguiser en bergères : Florian leur arrangeait des idylles enrubannées. On promenait à Trianon des agneaux bien lavés ; la cour y allait boire du lait en grande pompe. La mode est inverse aujourd’hui, mais non pas différente : les ennuyés et les raffinés ont ◀besoin▶ de quelque régal étrange pour réveiller leur appétit languissant. Voici le piment attendu. On leur montre des filles de trottoir, des mauvais lieux, des ouvriers ignobles et des souteneurs. On fait danser devant eux des ilotes ivres, on les mène voir des descentes de la Courtille. Pour que rien ne manque au spectacle, l’argot dans ce qu’il a de plus sot, de plus abject même, est mis de la partie. On s’ingénie à recueillir, non seulement les vulgarités, mais les indécences qui peuvent tomber des bouches déchues et dégradées. C’est un spectacle comme un autre, comme celui de ces arènes de barrière où certaine belle société allait voir il y a quelques années un bull cassant les reins à des douzaines de rats. Le spectacle est nouveau, il émoustille, il plaît. On est ravi et l’on bat des mains : voilà l’une des causes, et non la moins puissante, de ce succès dont on est si fier, de ces éditions innombrables que l’on fait sonner si haut.
Il faut conclure, et la chose n’est pas malaisée. Le naturalisme, au point de vue de la doctrine littéraire, a inventé peu de chose. Il y a deux cents ans passés que Boileau, l’homme qui certes prétendit le moins à l’honneur d’avoir inventé quoi que ce soit, disait en son Art poétique aux auteurs comiques ses contemporains :
Que la nature donc soit votre étude unique.
Au point de vue du fait, il en est un peu différemment. Parmi les
phénomènes de la nature, parmi les « documents humains »
, le naturalisme a opéré, comme l’on dit aujourd’hui volontiers, sa « sélection » à lui, et c’est cette sélection que nous demandons la permission de ne pas admirer sans réserve. Nous lui reprochons d’avoir systématiquement exclu toute une partie de la réalité, et la plus noble, la plus intéressante, celle qui enferme le plus de vérité humaine et générale. Ayant le choix, il a eu la main assez malheureuse pour préférer la part de Marthe et délaisser celle de Marie.
Même à cet égard, la moins justifiée de ses prétentions, c’est de se présenter à nous comme une école nouvelle. Il n’est pas un point de départ, il est un point d’arrivée. Ce n’est pas une évolution qui commence : il nous montre au contraire le dernier terme d’une évolution qui finit. Il se trompe singulièrement sur lui-même quand il se croit l’avènement de la méthode scientifique dans la littérature ; il se trompe quand il se croit jeune ; il a tout au contraire et les impuissances et les raffinements de la vieillesse. Son précurseur ce n’est pas, comme il le dit, Balzac. Qu’il laisse en paix cette grande mémoire. C’est M. Flaubert, c’est Ernest Feydeau, ce sont MM. de Goncourt, c’est M. Alexandre Dumas fils, qui lui ont ouvert la voie où il marche. C’est de ces maîtres qu’il a reçu son impulsion ; c’est d’eux qu’il tient ses curiosités et ses méthodes d’observation. Au début il s’est appelé, il y a vingt-cinq ans, le réalisme ; il aime mieux s’appeler aujourd’hui d’un nom nouveau. Il n’a changé ni d’humeur, ni de tempérament en changeant d’état civil. Il a beau se dire et se croire peut-être républicain, il est, à prononcer le vrai mot, la littérature du second empire qui survit à Sedan et achève son mouvement logique et fatal. Il en est aujourd’hui à sa dernière incarnation ; je ne vois vraiment pas comment il s’y pourrait prendre pour se transformer encore, aller plus loin qu’il n’est allé et trouver désormais le moyen de nous étonner. Il n’est pas d’avatars qui n’aient un terme, et je crois que si quelque chose est proche, c’est une réaction.
Aussi ai-je entendu sans grande émotion la sommation hautaine qui nous a été récemment adressée : « La république sera naturaliste ou elle ne sera pas. »
Non, le naturalisme n’est point le jeune officier d’avenir destiné à être bientôt général. Il ne fera pas de 18 brumaire ; il ne gagnera point de bataille d’Austerlitz. J’ai peu de goût pour les prophéties, et cependant je formulerais volontiers celle-ci : « La république sera autre chose que naturaliste ou elle ne sera pas. » Ce n’est pas du fond d’où est sortie La Marseillaise qu’est sorti le naturalisme. Quand je regarde les paysans de Millet, de M. Jules Breton ou de M. Bastien Lepage, les statues de M. Antonin Mercié ou de M. Delaplanche, je sens qu’il y a là une façon saine et robuste de regarder la nature ; il me semble pressentir là comme un art nouveau, plein d’espérances et de promesses, original sans renier les traditions, déjà grand et qui doit grandir encore ; celui-là fortifie les cœurs et les
intelligences. Rien de semblable ne m’apparaît dans les œuvres littéraires de l’école naturaliste. Elle trouble, inquiète, irrite tour à tour ; elle ne connaît ni la paix ni la sérénité : elle peint des malades, elle est une malade elle-même. Elle est l’incarnation d’une époque tourmentée et fiévreuse ; elle a la fièvre et s’applique à nous la donner à tous. Hélas ! depuis vingt-cinq ans, nos nerfs n’ont été que trop agités, nos consciences aujourd’hui ne sont que trop ébranlées. Ce que demande notre société, c’est le calme ; ce dont elle a ◀besoin, c’est la santé. Les écrivains utiles à la France, ceux aussi qui prendront sur elle un durable empire, ceux qui l’aideront à se relever et auront place dans sa reconnaissance, ce sont les écrivains qui lui referont une âme virile. Ceux-là ne lui viendront pas de l’école naturaliste. Ils seront des naturalistes au sens vrai du mot, des observateurs de la réalité, mais occupés d’autre chose que de décrire les verrues des visages ou d’observer complaisamment de vilains cas pathologiques. La république n’a pas de raison d’être, si elle n’est pas le gouvernement où les âmes sont le plus vraiment fières et libres : une démocratie qui n’aurait pas la passion de la beauté et de la grandeur morale serait la plus honteuse déchéance de l’humanité. Les artistes de la démocratie athénienne, celle qui est restée la gloire du monde, s’appelaient Ictinus, Phidias, Myron, Scopas, Praxitèle ; ses poètes s’appelaient Sophocle, Euripide, Ménandre ; ses orateurs Périclès et Démosthène : ils auraient désavoué les naturalistes, et les naturalistes le leur rendent.
Attendons et laissons passer le sabbat. Le naturalisme a un ennemi plus redoutable que ses adversaires, à savoir lui-même. Quand il aura péri sous ses propres excès et n’appartiendra plus qu’à l’histoire, les critiques feront alors du récit de sa grandeur et de sa décadence un curieux chapitre des livres que lira le xxe siècle. Ils montreront pour quelles raisons la mode l’a tour à tour subi, acclamé, puis abandonné. Ils auront quelque peine peut-être à faire comprendre à leurs lecteurs et les colères et les enthousiasmes qu’il a soulevés, Ils diront qu’avec tous ses défauts il a cependant rendu quelque service aux lettres françaises, qu’il a achevé la ruine de certaines conventions déjà fort ébranlées, qu’il a déblayé le terrain pour d’autres qui sont venus après et préparé la voie à un art plus libre. Peut-être y aura-t-il alors encore, après le désastre du système littéraire, un écrivain que le grand naufrage n’aura point emporté, auquel les amis de la littérature, presque également attirés et repoussés par lui, feront une place dans leurs bibliothèques. On continuera cependant de le lire, non à cause de ses théories, mais en dépit d’elles, pour la vigueur de ses peintures, pour la puissance de ses conceptions, pour la façon magistrale dont il a souvent manié la langue française. C’est la grâce que je lui souhaite, et malheureusement la seule que je puisse lui souhaiter.