FRERON, [Elie-Catherine] des Académies d’Angers, de Montauban, de Marseille, de Nancy, d’Arras & des Arcades de Rome, né à Quimper en 1719, mort à Paris en 1776.
Est-il permis d’espérer que ce Journaliste puisse jamais trouver d’autres défenseurs, que M. son fils, après les anathêmes lancés contre lui, durant sa vie & depuis sa mort, par nos Littérateurs les plus célebres ? Seroit-on bien reçu à dire que personne n’étoit plus capable de remplacer l’Abbé Desfontaines ; que, né avec autant d’esprit que son prédécesseur, il l’a emporté sur lui du côté du talent de la Poésie, & qu’on peut en juger par son Ode sur la Journée de Fontenoy, & par d’autres Pieces connues ; que les Auteurs Grecs & Latins lui étoient aussi familiers que ceux du siecle de Louis XIV ; qu’il a réuni la connoissance de plusieurs Langues étrangeres au mérite de bien écrire dans la sienne ; qu’il s’est montré supérieur dans l’art de faire l’analyse d’un Ouvrage, & sur-tout d’une Piece de Théatre, quand il a voulu s’en donner la peine ? Seroit-il permis d’ajouter, que peu de Littérateurs ont eu le coup-d’œil plus juste pour découvrir les défauts d’un Livre, le tact plus fin pour en sentir les négligences & les beautés, qu’il a été long-temps le seul des Journalistes qui relevoit les fautes de langage aujourd’hui si communes, & qui, en matiere de style, ait su plus finement distinguer le simple du bas, le naturel du recherché, le sublime de l’enflure, le vrai du faux ?
Par respect pour les nouveaux Oracles de notre Littérature, nous nous garderons bien d’avancer des assertions si absurdes. C’est assurément sans intérêt, comme sans ressentiment, qu’ils ont débité, M. de Voltaire, entre autres, que Maître Freron n’étoit qu’un Polisson, un Sicophante, un Ivrogne, un Ane, un Insecte, une Chenille, un Vermisseau. Quels autres noms pouvoit-il lui donner, en voyant que, parmi les cent cinquante volumes qui composent le Recueil de son Journal, il n’y en a pas un où il n’ait l’audace de critiquer ceux qui passent pour nos meilleurs Ecrivains ? Il a eu beau dire que le goût & la gloire des Lettres étoient intéressés à cette sévérité ; que les défauts des Auteurs célebres sont beaucoup plus dangereux que ceux des Auteurs médiocres, qu’on n’est jamais tenté de prendre pour modeles ; qu’il est essentiel d’arrêter les usurpations des Tyrans littéraires, qui abusent de leur réputation pour renverser les Loix & faire respecter jusqu’à leurs écarts : de pareilles raisons ne sauroient justifier ces attentats toujours impardonnables, si on fait attention aux génies qu’ils attaquent.
De quel crime de leze-Majesté poétique ne s’est-il pas rendu coupable, par exemple, en s’acharnant sans relâche contre M. de Voltaire ! A-t-il pu imaginer qu’on adopteroit ses decisions, lorsqu’on l’a vu vingt fois s’efforcer de prouver que ce premier Poëte de notre Nation n’est pas si infaillible qu’on le pense ; que ses Ouvrages ne sont pas exempts de fautes contre la Langue & le goût ; qu’il a avancé des erreurs & des mensonges ; qu’il est injuste dans presque toutes ses critiques, indécent & atroce dans ses diatribes ; que tous ses Opéra sont détestables ; que plusieurs de ses Comédies n’ont d’autre mérite que celui de la versification ; que quelques-unes de ses Tragédies sont médiocres ; que ses Histoires sont remplies de faussetés, ses Satires de calomnies, ses Romans d’impiétés ?
Mais ce n’est encore là qu’un des moindres crimes de feu M. Freron. Pour achever de nous convaincre de sa folle témérité, il n’a laissé échapper aucune occasion de fronder les Encyclopédistes & les Philosophes. Quoiqu’on n’ait cessé de lui dire qu’il ne sauroit trop respecter ces hommes qui honorent notre Nation par leur Littérature, autant que par leurs lumieres & leurs vertus ; il n’a pas craint de les qualifier d’Ecrivains bizarres, de les accuser d’être vindicatifs, intolérans, orgueilleux, égoïstes, pleins de morgue. Il leur a reproché de corrompre le goût par des paradoxes & des exemples, les mœurs par des principes qui tendent à troubler & à renverser toute société. Qui ne sait cependant que ce sont les plus ardens Prédicateurs de la modération, de la tolérance ; qu’ils n’ouvrent la bouche que pour recommander la modestie, & jamais pour parler d’eux-mêmes ; que tous leurs Ecrits déposent en faveur du respect qu’ils ont pour la Religion, la Nation, les Loix, & toute autre espece d’autorité ?
Le moyen, après cela, que la raison soit de son côté !
La justice y est-elle davantage ? Lisez ses Feuilles, & vous verrez que M. Diderot, qui a tant écrit, tant écrit, n’a pas fait encore un bon Livre ; que M. d’Alembert, Traducteur de plusieurs morceaux de Tacite, n’entend pas le Latin, & que ses Mélanges de Littérature, si estimés de tous ses amis, sont écrits avec sécheresse & avec froideur ; que de tous les Ouvrages de M. Marmontel, on ne lit plus que quelques uns de ses Contes ; que M. Thomas est moins éloquent que boursoufflé, plus compilateur & copiste, que censeur & original ; que M. de la Harpe, qui a traduit Suétone, a besoin d’étudier encore la Langue des Césars ; que les Extraits qu’il a fournis au Mercure, sont plus apprêtés que savans ; que son égoïsme enfin le rend d’abord insupportable & ensuite ridicule Comment s’expliquer de la sorte, & avoir le sens commun ?
Ajoutons qu’incapable de sentir combien le siecle des lumieres doit l’emporter sur le siecle du goût, il a eu la simplicité de prendre la défense des Corneilles, des Racines, des Crébillons, contre MM. de Voltaire & de Saint-Lambert ; celle de Despréaux & de J. B. Rousseau, contre MM. Diderot, d’Alembert, Marmontel, Condorcet, &c. qui cependant ont fait leurs efforts pour demontrer, que l’un n’étoit pas Poëte, & que l’autre n’étoit qu’un Versificateur.
Après de si lourdes méprises, quel contraste ! Des éloges prodigués
aux
Littérateurs les plus minces ; de
l’indulgence pour des Productions foibles ; de l’encens pour des
minuties. M. Freron nous apprend, il est vrai,
« qu’il avoit à craindre le mécontentement de plusieurs
puissans Mécènes pleins d’entrailles pour leurs
chers petits Rimailleurs, ou leurs insipides Romanciers ; que
ses amis ont été cent fois le trouver lorsqu’il paroissoit un
Ouvrage nouveau, pour l’engager à n’en pas dire du mal, parce que
l’Auteur étoit vivement protégé par tel Prince, ou tel Duc, ou telle
Dame, qui ne manqueroit pas d’employer contre sa personne & son
Journal toutes les ressources du crédit* »
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Que ne s’étoit-il fait Philosophe, ce M. Freron ! il auroit pu alors impunément attaquer les Grands Hommes, donner des Brevets d’honneur aux petits, en obtenir un pour lui-même, & espérer de figurer, après sa mort, dans le Calendrier des véritables Gens de Lettres.
Sans doute que M. Freron le fils est peu jaloux de ces prérogatives, puisque dans la continuation de l’Année Littéraire, il s’efforce de marcher constamment sur les traces de feu M. son pere.